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"Il n'y a pas de séparation à faire entre le 'mauvais cinéphile' qui regarde ses films chez soi et 'le bon' qui se déplace au cinéma."
Si un film n'est pas diffusé en salle, il ne peut être en compétition : c'est la règle au Festival de Cannes. Et vous, vous êtes plutôt cinéma en salle ou chez vous en streaming à la maison ? #Cannes2023

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Transcription
00:00 L'expérience de voir un film en salle, c'est une expérience qui est avant tout partagée.
00:03 Collectivement, avec 20, 200, 2000 personnes.
00:06 Alors que voir un film chez soi, a priori, c'est plus individualiste comme expérience.
00:10 Mais ils subissent quand même, selon moi, plus de points communs que ce qu'on pense entre les deux expériences.
00:15 Par exemple, le cinéma, on n'y va pas toujours pour voir le film.
00:18 Pour être honnête, parfois on y va pour inviter une personne, pour de la drague,
00:22 pour rencontrer des amis dans un autre cadre.
00:24 Et ça, ce qui est assez marrant à noter, c'est qu'on voit que ces rituels-là se transposent aussi chez soi.
00:28 Puisque maintenant, on voit l'émergence du Netflix and Chill,
00:31 où on va inviter des personnes pour "regarder un film",
00:35 mais on sait au fond que le but de l'expérience n'est pas forcément là.
00:38 Mais donc tout ça, c'est des invariants, finalement, qui se retrouvent, comme l'obscurité aussi.
00:42 Évidemment, le cinéma, c'est un lieu clos, fermé, isolé par rapport au reste du monde, et sombre.
00:47 Et de plus en plus de personnes, s'ils en ont les moyens, tentent d'installer des home cinéma chez eux,
00:51 ou de reproduire cette obscurité très typique du cinéma chez eux,
00:56 pour finalement faire une sorte de cinéma à domicile et garder les mêmes codes et les mêmes cérémoniaux.
01:01 Est-ce que ça pose pas aussi la question, finalement, de ce qu'on attend du cinéma ?
01:05 Est-ce que le cinéma, c'est juste voir un film ?
01:07 Ou est-ce que le cinéma, c'est la sortie du samedi après-midi, du mercredi soir, et que c'est plus qu'un film ?
01:13 Exactement, en fait, le cinéma, c'est plus qu'un film, dans le sens où c'est une expérience, c'est un rituel.
01:18 Et le sociologue et philosophe Jean Baudrière en parle très bien dans une de ses interviews,
01:23 où il raconte à quel point, quand il va au cinéma aux États-Unis,
01:27 et qu'il va voir "La Guerre des étoiles" entouré de 4000 personnes avec le popcorn,
01:31 il se prend ce qu'il appelle une "bouffée de cinéma".
01:33 Pour Baudrière, l'image, c'est pas juste une projection technique sur un écran,
01:36 mais c'est d'abord et avant tout un décorum, un fast, un mythe.
01:40 Et pour lui, d'ailleurs, la télévision, et donc, on peut l'imaginer, les plateformes de streaming ou autres,
01:44 ne sont pas des images, parce qu'elles sont finalement juste des projections pures,
01:49 sans passion, sans fast, sans décorum, et il leur manque toute cette mythologie classique du cinéma.
01:55 – Alors c'est intéressant ce que vous dites, parce qu'effectivement,
01:58 avant les plateformes, il y avait la télévision.
02:00 Finalement, ce débat qu'on a, cette conversation qu'on a,
02:05 on aurait pu la voir quand les films ont été diffusés à la télévision.
02:08 Oui, plutôt que de regarder les films au cinéma, on les regardait à la télé.
02:10 – Oui, exactement, sauf qu'à la télévision, il y avait peut-être encore cet élément
02:14 qu'on n'était pas totalement libre, parce qu'il y avait une programmation déjà imposée en avance,
02:17 on savait qu'on avait le film du dimanche soir en prime time, etc.
02:21 Alors que peut-être le changement le plus important, le changement majeur de notre époque,
02:25 c'est le fait qu'aujourd'hui, on pense en tout cas avoir le pouvoir,
02:28 quand on est spectateur chez soi et qu'on regarde des plateformes de streaming.
02:31 On choisit librement le film qu'on veut, on peut l'arrêter,
02:34 alors évidemment la télévision aussi, mais là on peut vraiment l'arrêter,
02:37 le remettre en arrière, changer, et donc il y a cette fluidité dans les choix
02:40 qui peut-être nous permet d'avoir encore plus de liberté par rapport à la télévision.
02:45 Il y a un réalisateur qui a fait beaucoup de films diffusés en salle
02:49 et quelques-uns diffusés sur des plateformes, c'est Martin Scorsese.
02:53 Et lui, récemment, il a un peu critiqué finalement les plateformes,
02:58 notamment sur un angle assez précis, il parlait de l'usage du terme "contenu".
03:04 Il disait que c'est devenu un terme commercial qui finalement englobait toutes sortes d'images.
03:08 C'est qu'on dit un contenu vidéo, quand on parle des plateformes,
03:11 c'est valable à la fois pour une pub que pour un film, que pour une vidéo de chat.
03:16 Et précisément, il dit "Cela a créé une situation dans laquelle
03:20 tout est présenté au spectateur sur un pied d'égalité,
03:23 ce qui semble démocratique, mais ne l'est pas".
03:25 – Oui, mais je trouve que c'est très intéressant cette position
03:28 parce qu'on a tendance, c'est ce qu'on disait finalement,
03:30 on a tendance, nous en tant que spectateur, à avoir l'illusion de la liberté.
03:33 Quand on est devant Netflix, on se dit "Bon, je peux regarder tous les films que je veux,
03:37 j'ai ce choix, alors qu'avec le cinéma, je suis soumis au calendrier des sorties, etc."
03:42 Sauf que, et en ça, je partage complètement cette vision de Scorsese,
03:46 c'est une illusion cette liberté, parce qu'elle est complètement dictée par des algorithmes,
03:49 elle est complètement dictée par nos choix précédents,
03:52 et finalement cet aspect de curation et de sélection par une autorité n'existe plus.
03:57 Tout est placé plus ou moins sur la même échelle.
04:00 – Ce dont on se parle là, est-ce que finalement,
04:03 est-ce qu'on ne parle pas de quelque chose qui dépasse le cinéma ?
04:05 On regarde un film chez soi, parce qu'on fait tout un tas d'autres choses chez soi.
04:08 – Oui, il y a aussi de ça, on est habitué à notre espace domestique,
04:11 on travaille chez nous, on commande à manger chez nous,
04:14 que ce soit bien ou non, on le fait,
04:16 et maintenant, on se recrée des petits cinémas chez nous, avec nos amis, c'est clair.
04:20 Je pense qu'il y a un changement de comportement, mais qui est assez général,
04:24 et ça c'est que mon opinion bien sûr, mais qui ne se résume pas aussi qu'aux plus jeunes.
04:27 Il y a une fracture aussi sociale, qui est peut-être importante à prendre en compte,
04:30 avec le prix du cinéma, qui a aussi eu un changement d'usage global de la société,
04:35 et que ces comportements-là, finalement, sont partagés d'une génération à l'autre.
04:38 – Est-ce qu'il n'y a pas un biais dans le débat ?
04:40 C'est-à-dire qu'en fait, on a tendance à opposer
04:42 ceux qui vont voir un film en salle et ceux qui le regardent sur une plateforme,
04:45 alors que peut-être qu'en fait, il faudrait opposer
04:47 ceux qui vont voir des films et ceux qui n'y vont pas.
04:49 – Oui. – Parce qu'en fait, ceux qui voient des films sur les plateformes,
04:51 en fait, se déplacent par ailleurs, parfois en salle.
04:53 – Oui, tout à fait, et d'ailleurs, il n'y a pas de typologie de consommateur,
04:56 toutes les personnes que je connais, en tout cas,
04:58 ce sont des personnes qui vont au cinéma de temps en temps
05:00 et qui aussi regardent plus de films chez soi.
05:03 À mon avis, ce que les plateformes de streaming ont fait de bon au cinéma,
05:07 c'est qu'elles ont mis les cinémas dans les foyers de tout le monde,
05:09 elles ont mis les films dans les espaces domestiques,
05:12 et ainsi, elles donnent envie, peut-être, c'est une porte d'entrée
05:14 pour aller plus en salle et pour s'intéresser aussi à des sorties.
05:18 Par exemple, ma petite sœur est génération Netflix,
05:20 elle a regardé tous ses premiers films sur Netflix,
05:22 et maintenant, elle apprécie d'aller au cinéma
05:24 parce que justement, elle va pouvoir retrouver des réalisateurs
05:27 qu'elle a découvert grâce aux plateformes.
05:29 Donc pour moi, il n'y a absolument pas de dichotomie,
05:32 de séparation à faire entre le mauvais cinéphile
05:35 qui regarde ses films que chez soi et le bon qui se déplace.
05:38 Il y a des vases communicants qui sont très forts,
05:40 et à mon avis, il y a des courroies de transmission aussi
05:41 entre ces deux expériences qui sont importantes à noter.
05:45 Techniquement, en général, on est dans son lit, sous sa couette,
05:49 avec un ordinateur sur les genoux à moitié brin de ballon,
05:51 avec un son à peu près pourri.
05:53 Finalement, c'est donc ça le cinéma,
05:55 il y a des gens qui passent un temps fou à peaufiner leur cul,
05:58 et puis nous, on les mate comme ça.
05:59 Ça ne rend vraiment pas honneur à toute la variété des métiers
06:01 qu'il y a dans le cinéma, ça c'est clair.
06:03 Par contre, c'est vrai que ça crée une nouvelle expérience
06:05 plus intime avec le film,
06:07 on est plus proche de lui, même physiquement.
06:09 Il y a un auteur qui s'appelle Francesco Casetti qui en parle,
06:11 c'est un spécialiste en études cinématographiques
06:14 à l'université d'Yell,
06:15 et il raconte que justement, cette proximité avec l'image qu'on a,
06:19 finalement, quand on regarde un film chez soi,
06:20 elle crée une forme de bulle qui finalement n'est pas si mauvaise que ça
06:24 et qui nous invite aussi à avoir une forme de rapport très proche,
06:27 très intime avec l'écran,
06:29 et donc finalement beaucoup moins impersonnel que dans une grande salle.
06:32 Donc, c'est cette forme de bulle existentielle dont il nous parle.
06:35 Mais effectivement, ça ne rend absolument pas hommage à toutes les spécialités
06:40 et toutes les variétés de métiers qu'il y a dans le monde du cinéma.
06:43 *Bruit de tonnerre*
06:45 Merci à tous !

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