Mazarine Pingeot reçoit la philosophe Claire Marin afin d'évoquer la maladie comme symptôme du vivant.
Selon Claire Marin, nous assistons à un double paradoxe. D'une part, la vie est sacralisée malgré les violences qu'elle comporte. D'autre part, la santé est sacralisée comme si elle était synonyme de la vie, tandis que la maladie, qui brise le fantasme de l'individu autonome, est reléguée. La philosophe retrace l'évolution de notre rapport à la maladie et sa visibilité. « Nous voyons moins les malades. C'est notre luxe, la maladie est devenue une forme de moment qu'on identifie à la fin de la vie. On s'est défamiliarisé de la maladie ». Cependant, elle remarque que cette tendance tend aujourd'hui à s'inverser. Les patients deviennent plus visibles et il est banal de révéler nos vulnérabilités ou les maladies dont nous souffrons.
Au cours de cet entretien, Claire Marin précise aussi la manière dont la philosophie peut dialoguer avec la médecine. Elle présente ainsi l'apport d'une philosophie du soin à l'expérience de la vie du malade et à l'identification de son vécu douloureux, et ses potentialités en matière d'appréhension des gestes thérapeutiques ressentis comme des violences, des annonce de diagnostics, ou encore concernant la dénonciation des idéaux obsolètes véhiculés par le transhumanisme.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
Selon Claire Marin, nous assistons à un double paradoxe. D'une part, la vie est sacralisée malgré les violences qu'elle comporte. D'autre part, la santé est sacralisée comme si elle était synonyme de la vie, tandis que la maladie, qui brise le fantasme de l'individu autonome, est reléguée. La philosophe retrace l'évolution de notre rapport à la maladie et sa visibilité. « Nous voyons moins les malades. C'est notre luxe, la maladie est devenue une forme de moment qu'on identifie à la fin de la vie. On s'est défamiliarisé de la maladie ». Cependant, elle remarque que cette tendance tend aujourd'hui à s'inverser. Les patients deviennent plus visibles et il est banal de révéler nos vulnérabilités ou les maladies dont nous souffrons.
Au cours de cet entretien, Claire Marin précise aussi la manière dont la philosophie peut dialoguer avec la médecine. Elle présente ainsi l'apport d'une philosophie du soin à l'expérience de la vie du malade et à l'identification de son vécu douloureux, et ses potentialités en matière d'appréhension des gestes thérapeutiques ressentis comme des violences, des annonce de diagnostics, ou encore concernant la dénonciation des idéaux obsolètes véhiculés par le transhumanisme.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
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NewsTranscription
00:00 (Générique)
00:02 ---
00:20 -Claire Marrin, vous êtes philosophe
00:22 et vos travaux, tout au moins dans leur ancrage académique,
00:26 se portent sur la maladie comme symptôme du vivant.
00:29 Vous partez de la maladie pour interroger le vivant,
00:32 car la maladie et l'expression est le révélateur du vivant.
00:36 C'est parce qu'on est vivant qu'on est malade,
00:38 comme le disait Montaigne, que vous citez
00:41 "tu ne meurs pas de ce que tu es malade,
00:43 "tu meurs de ce que tu es vivant".
00:45 Or, le vivant est intrinsèquement violent,
00:48 destructeur, voire autodestructeur.
00:51 Pourtant, aujourd'hui, on a une forte tendance à l'occulter,
00:54 et même au contraire, il est un peu porté au nu,
00:57 notamment à travers la pensée écologique.
01:00 Et on assiste à un double paradoxe.
01:02 D'un côté, la vie est sacralisée,
01:05 malgré les violences qu'elle recène,
01:07 et de l'autre, la santé est sacralisée également,
01:11 comme si elle était justement le synonyme de la vie,
01:14 comme si la maladie devait être reléguée
01:16 dans l'ombre et dans les hôpitaux.
01:19 Alors, pourquoi la santé est-elle devenue
01:22 une maladie obsessionnelle,
01:24 pour reprendre l'expression de Georges Canguilhem ?
01:27 Alors...
01:28 C'est vrai que notre rapport à la maladie
01:32 et à sa visibilité a changé.
01:34 C'est lié notamment, évidemment, aux progrès médicaux,
01:38 mais aussi sans doute au changement des structures familiales,
01:42 où on est moins proche de ceux qui vieillissent,
01:47 de ceux qu'on voit malades.
01:49 Donc, la maladie, et c'est notre luxe,
01:52 est devenue une forme...
01:56 de moment qu'on identifie, peut-être, à la fin de la vie.
02:01 On a, d'une certaine manière, un peu...
02:04 On s'est défamiliarisés de la maladie,
02:07 alors qu'elle reste toujours très fréquente,
02:10 qu'on souffre de nouvelles maladies qui sont liées à notre mode de vie.
02:14 Et en ce sens, je crois que la période
02:17 du confinement ou du Covid a été assez révélatrice,
02:21 parce qu'on s'est rendu compte de tous ceux qui étaient malades
02:26 sans le dire, de tous ceux pour qui la maladie est invisible,
02:30 de toutes ces vulnérabilités, et on a vu à quel point, oui,
02:34 les êtres vivants sont vulnérables,
02:36 et que la dynamique de la vie, c'est d'être créatrice,
02:40 mais aussi d'être destructrice
02:44 ou d'être une épreuve pour le sujet.
02:46 Être vivant, c'est aussi éprouvant.
02:49 -Et pourquoi on l'occulte, ça ?
02:51 -Parce que c'est quelque chose qui est angoissant.
02:55 Tout simplement, c'est notre manière de nous divertir
02:59 de ce qui fait partie de notre finitude,
03:01 d'être sensible et donc d'être potentiellement touchée
03:05 par la douleur, par la destruction ou la moindressement du corps.
03:09 -C'est un oubli qui est lié au divertissement,
03:12 au sens pascalien du terme, mais c'est aussi une occultation
03:15 qui est liée, finalement, à la civilisation contemporaine.
03:19 On ne la voit plus, la maladie, on ne la voit plus, la mort.
03:22 Elle n'est plus visible au sens où, dans l'espace public,
03:25 ou même à l'intérieur de la maisonnée,
03:27 on pourrait la rendre visible.
03:29 Comment faire pour renouer avec cette évidence de la maladie
03:33 sans non plus sombrer dans une forme de tristesse
03:36 ou de nihilisme ou je ne sais quoi ?
03:38 -Je crois que les choses changent un peu,
03:41 d'abord parce que les patients deviennent visibles,
03:44 parce qu'on reconnaît la valeur de leur expérience.
03:47 Ca devient de plus en plus banal de parler de sa maladie,
03:52 de révéler la maladie dont on souffre.
03:55 Donc il y a peut-être quelque chose
03:57 qui est en train de se transformer.
03:59 Il y a juste un biais qui me semble inquiétant,
04:03 c'est quand la maladie devient, fait de nous,
04:05 une espèce de héros, ou quand elle devient
04:09 le centre même de notre existence.
04:11 Là, c'est un biais qu'on voit, par exemple,
04:15 dans le vocabulaire qui est parfois utilisé dans...
04:19 C'est très clair, aux Etats-Unis,
04:22 on va parler de combattants,
04:24 on va parler de guerre contre la maladie.
04:26 Toutes ces métaphores, elles...
04:30 Elles passent à côté, je crois,
04:32 de ce que c'est que l'expérience de la maladie.
04:34 C'est aussi reconnaître qu'on est affaibli,
04:38 qu'on est vulnérable, qu'on dépend des autres,
04:40 et c'est pas une humiliation d'être dans une relation
04:44 de dépendance ou d'interdépendance.
04:46 Donc la maladie, en tant qu'elle brise
04:48 l'espèce de fantasme de l'individu autonome,
04:52 elle est un peu dérangeante
04:54 pour une société qui aime
04:56 cet individualisme un peu glorifié.
04:59 Mais je crois qu'aujourd'hui,
05:01 on commence à réagir contre cette atomisation
05:06 et cette solitude, en fait, des sujets.
05:09 Parce qu'on voit ce que ça produit
05:11 comme violence dans les EHPAD, par exemple,
05:15 mais aussi la violence qu'on impose à des familles
05:19 qu'on laisse seules avec des enfants
05:21 lourdement handicapés,
05:23 le fait que la société manque
05:25 de ces structures d'accompagnement
05:27 et de banalisation du handicap ou de la maladie
05:30 dans le domaine du travail
05:32 ou dans le domaine social,
05:34 où vraiment rien n'est facilité
05:36 pour les malades et les personnes
05:38 qui souffrent d'un handicap.
05:39 Ca, c'est l'élément qu'il faut repenser
05:43 et qu'il faut retravailler, je pense.
05:45 -Et comment arriver à changer la vision de la maladie,
05:49 que ce soit du coup ni héroïsée,
05:51 à travers les métaphores que vous rappelez
05:54 du combattant, où effectivement,
05:56 quand on est malade, on n'a pas le choix,
05:58 ni de l'autre côté, ce discours de la performance,
06:01 ce discours de la réussite,
06:03 où la maladie, où ceux qui seraient plus lents,
06:06 ceux qui n'y arriveraient pas, sont au contraire relégués
06:09 du côté de l'ombre et du silence.
06:11 Comment changer les mentalités ?
06:13 -Ca peut commencer très tôt,
06:15 c'est-à-dire par une plus grande intégration
06:19 dès l'école d'enfants qui ont des difficultés
06:22 qui peuvent être liées à un état du corps,
06:25 à une pathologie.
06:26 A partir du moment où la maladie devient infamilière,
06:29 elle est moins inquiétante, je crois.
06:31 Et puis, on se rend compte aussi
06:33 de ce qu'on peut faire en étant malade.
06:35 C'est pas parce qu'on est malade
06:37 qu'on a perdu toutes ses compétences.
06:40 Donc, en ce sens-là,
06:42 il y a peut-être aussi une méconnaissance
06:45 qui peut être travaillée
06:48 dans des lieux de sociabilité.
06:51 Je pense que dès l'enfance,
06:52 on voit bien que des enfants qui sont habitués
06:55 à jouer avec des enfants porteurs de handicap,
06:59 ils vont s'adapter quand il le faut,
07:02 ils vont être assez solidaires, plutôt généreux,
07:05 sans idéaliser les choses,
07:07 mais ça peut très bien fonctionner
07:09 si on a des bâtiments
07:11 adaptés, ce qui est un vrai problème,
07:14 quand même, aujourd'hui,
07:16 et si on a aussi un personnel
07:19 qui est rassuré
07:21 et qui est un peu formé
07:23 à comprendre et à accepter les différences
07:26 que les enfants malades ou les adolescents
07:29 ou les salariés de l'entreprise,
07:33 les différences dont ils peuvent souffrir.
07:35 -La politique, la formation, l'éducation,
07:38 mais également le rôle de la philosophie,
07:41 la philosophie s'est toujours intéressée aux soins,
07:44 aux soins de l'âme, tout au moins.
07:46 Elle a un peu relégué la question de la maladie
07:49 à d'autres disciplines,
07:50 et c'est peut-être la médecine qui s'en est emparée,
07:53 avec le plus de légitimité,
07:55 mais ça pose également un problème.
07:57 Que peut la philosophie, aujourd'hui ?
08:00 Comment peut-elle réintervenir dans ce débat
08:03 et comment peut-elle reprendre du terrain sur la médecine ?
08:06 -Je crois que c'est une question de dialogue
08:09 avec la médecine.
08:10 Ce dialogue, on en voit la fécondité,
08:13 par exemple, quand on lit les textes de Kang Yen,
08:16 qui était à la fois philosophe et médecin,
08:19 et qui pose finalement un peu les bases
08:21 d'une philosophie du soin, déjà, dans son analyse.
08:24 C'est aussi à la psychologie ou à la psychanalyse
08:27 que la philosophie du soin va emprunter.
08:30 Donc, elle se nourrit à la fois d'une philosophie du corps,
08:34 qu'on trouve dans la phénoménologie au XXe siècle,
08:37 mais qui s'enracine, en fait, sans doute,
08:40 plus en avant dans l'histoire de la philosophie.
08:46 Le souci du corps, finalement, il est déjà chez Montaigne,
08:49 que vous citiez tout à l'heure.
08:51 Et là où la philosophie a un rôle à jouer,
08:55 c'est dans l'identification des vécus douloureux,
09:01 c'est-à-dire dans le fait d'ajouter un souci
09:04 de la subjectivité du sujet, de la personne,
09:07 dans le soin médical,
09:10 et le soin n'étant pas réduit à la thérapie.
09:15 C'est-à-dire qu'il y a toute une dimension
09:20 de l'expérience du malade qui sort évidemment du cabinet,
09:24 qui sort de l'hôpital,
09:26 et on peut continuer à se sentir malade
09:29 ou avoir peur de retomber malade,
09:32 même si on est officiellement biologiquement guéri.
09:36 Donc le vécu de la maladie, en fait,
09:38 est dans la mesure où il s'étend bien au-delà
09:41 des sphères où il est traité.
09:43 Il interroge nécessairement,
09:45 et c'est là que la philosophie a un rôle à jouer,
09:48 l'identité du sujet, la manière dont l'épreuve de la maladie
09:52 le transforme, voire parfois le détruit ou le démolit.
09:56 On emploie parfois le terme "défondrement",
09:58 et je pense que ça correspond
10:00 à un vécu subjectif très fort.
10:03 Et la philosophie peut être là pour accompagner
10:07 celui qui, justement, a l'impression
10:10 d'être dans un dénuement et aussi une forme de solitude,
10:13 parce que ce que fait la maladie, c'est de mettre à mal
10:16 et parfois de briser les liens qui jouaient un rôle important
10:20 dans la manière dont on s'identifiait jusqu'alors.
10:23 -Et dans la construction de soi. -Tout à fait.
10:26 -Le sujet n'étant pas isolé, mais également en relation.
10:29 Vous montrez bien les ambivalences à la fois de la vie,
10:33 qui porte en elle une violence,
10:35 mais également, justement, du soin.
10:37 On a parlé du caire, de la philosophie du soin,
10:40 qui prend une importance de plus en plus considérable,
10:43 à juste titre, aujourd'hui.
10:45 Néanmoins, vous montrez aussi que le soin peut receler
10:48 une forme de violence.
10:49 Peut-on parler de cette tension inhérente au soin ?
10:53 -Oui, il y a nécessairement,
10:55 dans les techniques thérapeutiques,
10:59 des gestes qui font violence,
11:02 qui sont une forme de violation de l'intégrité
11:05 ou de la sacralité intime du corps.
11:09 Donc, il y a des violences qui sont sans doute nécessaires.
11:12 Et les médecins ont ce droit,
11:16 c'est ce que dit Paul Valéry dans son discours chirurgien,
11:19 les médecins ont le droit de faire ce qu'aucun d'entre nous
11:23 n'a le droit de faire, c'est-à-dire ouvrir un corps.
11:26 Et ce geste-là,
11:30 il prend aussi un sens violent
11:34 s'il est mal accompagné.
11:36 La mise à nu du patient,
11:39 au sens littéral comme au sens symbolique,
11:42 puisque quand on est soigné,
11:45 on est amené à raconter des choses de soi
11:48 qui peuvent être très intimes,
11:50 cette mise à nu,
11:52 elle peut être vécue comme humiliante.
11:54 Il y a des gestes très simples,
11:56 ou il y a même des objets très banals
11:59 qui peuvent être ressentis comme humiliants,
12:02 des positions, le simple fait
12:05 de ne pas être à la hauteur du patient,
12:07 c'est-à-dire de le regarder de haut
12:09 quand il est allongé sur son lit.
12:11 Donc, il y a des violences
12:14 qui sont parfois absolument pas conscientes, je crois,
12:19 qui ne sont pas volontaires.
12:21 On met entre parenthèses l'idée d'un sadisme
12:25 qui existe dans toutes les professions
12:27 et qui existe aussi ici, mais en dehors de ça,
12:30 il y a des vécus, des ressentis de violence
12:34 qui, sans doute, pourraient disparaître
12:36 quand on réfléchit
12:39 en se plaçant dans la peau du patient.
12:42 C'est ce qui se passe dans certaines facs de médecine,
12:45 où les étudiants en médecine, en fait,
12:47 sont confrontés à des équivalents de jeux de rôle
12:51 avec des acteurs de théâtre qui, finalement,
12:53 les mettent un peu face à des situations
12:56 où, malgré eux, ils pourraient,
12:58 les étudiants en médecine, finalement,
13:00 dire quelque chose de violent ou d'agressif.
13:04 Et c'est tout ce qui est pensé en ce moment.
13:07 La question de l'annonce,
13:09 comment on annonce une pathologie sévère
13:12 ou une maladie avec laquelle il faudra vivre toute sa vie.
13:18 Tous ces éléments-là, de langage,
13:20 de langage corporel, de relation,
13:23 et d'endroit, aussi.
13:26 A quel endroit ça se passe ?
13:29 Avec qui ?
13:30 A quel moment ?
13:32 Faut-il pas répéter des choses qui ne seront pas comprises
13:35 parce qu'on est sidéré par le diagnostic ?
13:37 Tout ça, ça mérite d'être réfléchi
13:40 pour que l'approche médicale soit aussi une approche de soins.
13:44 -Une approche globale.
13:46 Il est à noter que dans les facs de médecine,
13:48 la philosophie et la médecine travaillent ensemble.
13:51 On a mis une image de radio,
13:53 précisément un peu en lien avec ce que vous dites,
13:56 à savoir cette relation médecin-patient,
14:00 qui a aussi pâti d'une certaine représentation du corps,
14:04 du corps mécanisé, du corps machine,
14:07 dissocié de la personne,
14:08 cette espèce de dualisme, de dichotomie
14:12 entre l'âme et le corps.
14:13 C'est vrai que la technicité, la technique,
14:17 le progrès technique en médecine
14:19 ne favorise pas nécessairement une approche globale,
14:23 puisque lorsque le patient peut être découpé en morceaux,
14:26 scanné ou photographié,
14:28 c'est vrai que ça n'aide pas
14:30 à une vision plus humanisée, peut-être, du patient.
14:35 -Non, c'est sûr. L'un des supports
14:37 qu'on utilisait autrefois, c'était les écorchés.
14:40 Bon, ça dit quelque chose, en fait.
14:42 C'est-à-dire vraiment, on ouvre ce qui, d'habitude,
14:47 d'abord est un et pas coupé ou divisé,
14:51 et puis on regarde à l'intérieur,
14:53 et puis on voit de la matière.
14:56 C'est-à-dire, là, on a une image,
14:59 c'est ce que disent certains étudiants en médecine,
15:02 on a une image qui est plane, qui est lisse.
15:05 Le patient idéal, il est compliant,
15:09 dans le vocabulaire médical, c'est-à-dire,
15:11 il va être propre, il va comprendre
15:13 tout ce qu'on lui dit, il va faire ce qu'on lui demande de faire,
15:17 il va suivre son traitement à la lettre, etc.
15:20 Ça n'existe pas. Donc, les images, en fait,
15:22 elles faussent la relation, à la fois...
15:25 Elles font écran, d'une certaine manière.
15:29 On passe par les images
15:31 avant d'atteindre le patient,
15:34 et c'est pour ça que je crois
15:37 qu'il faut qu'une relation
15:41 qui soit humaine et humanisante
15:45 doit être préalable à la confrontation de l'image.
15:49 Mais la logique
15:51 d'un temps de plus en plus accéléré,
15:53 la logique de la rentabilité à l'hôpital,
15:56 qui est une pure aberration,
15:58 font qu'effectivement, ce temps-là,
16:02 qui est du temps de l'écoute du patient
16:07 et de son ressenti,
16:08 souvent est réduit,
16:10 parce qu'on va aller plus rapidement
16:12 vers le geste technique, qui lui aussi est nécessaire,
16:16 mais qui ne prendra sens pour le patient
16:18 ni expliquer.
16:19 -La technique et le progrès technique
16:21 vont même jusqu'à favoriser un imaginaire transhumaniste,
16:25 qui va complètement à l'opposé de ce que vous développez là.
16:29 L'idée d'un homme qui serait réellement augmenté,
16:32 mais augmenté non pas par son humanité
16:35 ou son coeur ou sa compassion,
16:39 ou que sais-je, mais par la technique.
16:41 -Oui, mais je crois qu'une lecture un peu réaliste
16:44 du moment présent,
16:47 c'est de voir qu'il faut que l'homme soit simplifié,
16:50 pas augmenté, qu'il va falloir réduire nos besoins,
16:54 nos habitudes, nos manières de vivre,
16:56 et que ce délire,
16:59 toujours plus cette démesure,
17:01 on pourrait dire, cette hubris de la technique,
17:04 avec tous les fantasmes
17:06 de puissance et d'éternité
17:09 ou de quasi-éternité ou de jeunesse
17:11 que le transhumanisme véhicule,
17:13 ces idées, elles sont déjà obsolètes,
17:16 elles sont complètement déconnectées
17:18 de la vie qui doit devenir la nôtre,
17:23 c'est-à-dire avec un retour à des éléments,
17:26 c'est-à-dire plus modestes, plus vivants, plus biologiques.
17:31 Et en ce sens, j'ai l'impression
17:34 que ces modèles ne fonctionnent plus
17:37 que pour ceux qui sont déjà hors sol.
17:39 -Je vais passer de l'autre côté.
17:41 Pour revenir à l'action de l'image,
17:44 je trouve intéressant, justement,
17:46 cette médiation par l'image pour se découvrir soi-même.
17:49 C'est un soi un peu particulier,
17:51 puisque c'est un soi matériel, en quelque sorte.
17:54 Au fond, est-ce qu'on peut pas étendre
17:57 cette idée au-delà même de l'hôpital,
17:59 à savoir qu'on a besoin, aujourd'hui,
18:01 de l'image pour attester d'une forme de réalité ?
18:04 On a besoin de se prendre en selfie
18:06 pour se rendre compte qu'on a vécu quelque chose
18:08 au lieu d'être dans une forme d'immédiatité
18:11 ou de présence à soi-même ?
18:13 Est-ce que c'est pas quelque chose de global
18:15 et qui ne touche pas seulement l'hôpital ?
18:17 -Si, sans doute.
18:18 Oui, ce qui fait écran, c'est-à-dire à la fois
18:21 qui peut nous donner l'impression de nous protéger,
18:24 qu'on peut avoir l'illusion de maîtriser,
18:28 là où, en fait, évidemment, ça nous échappe beaucoup,
18:32 et puis les choses se renversent,
18:35 c'est comme dans des formes de narcissisme,
18:38 c'est-à-dire que l'image, finalement,
18:42 va prendre le dessus sur nous jusqu'à engendrer,
18:46 puisqu'on parle de maladies,
18:48 des pathologies de représentation fausse
18:52 ou de distorsion de l'image de soi.
18:55 Donc, on voit comment l'usage de filtres
19:00 fait perdre l'image de soi véritable
19:04 avec tout ce qu'elle a de vivant, d'irrégulier, d'asymétrique,
19:09 mais c'est ça, le vivant, c'est pas quelque chose
19:12 qui pourrait être dessiné par un ordinateur.
19:15 -Est-ce que la douleur, sans vouloir la sacraliser,
19:18 évidemment, mais est-ce qu'il n'y a pas aussi
19:21 un petit rappel de cette question du vivant,
19:24 qui n'est pas exportable vers uniquement une mise en image
19:28 ou une perfection par la chirurgie esthétique,
19:32 je sais pas, mais enfin, l'idée que la douleur,
19:34 finalement, nous ramène à la vulnérabilité
19:37 à notre corps propre ?
19:38 -Oui, elle est un signe
19:41 de, justement, cette corporité du sujet,
19:46 de sa sensibilité, et puis, évidemment,
19:50 toute une vie de douleur,
19:53 c'est insupportable,
19:55 mais certains sont dans cette épreuve-là,
19:58 mais la douleur, c'est aussi le contraste,
20:01 enfin, il y a aussi cette idée-là,
20:04 qu'il y a des douleurs qui sont heureuses.
20:07 Si j'ai couru un marathon,
20:10 et peut-être que c'est assez fictif,
20:12 oui, je vais souffrir, mais dans cette douleur,
20:15 il y a aussi, parfois, de la même manière
20:18 qu'il y a une bonne fatigue, une fatigue heureuse,
20:21 comme dit Merleau-Ponty, il y a aussi une douleur
20:24 que je surmonte, parce qu'elle s'inscrit
20:26 dans un but qui est le mien.
20:28 Si je fais de la danse classique,
20:30 je vais éprouver des douleurs assez fortes
20:33 à cause des postures, des positions, etc.
20:35 Mais la douleur qui est subie, qui est infligée,
20:38 qui s'inscrit pas dans un but qui la dépasse,
20:41 elle est vaine et insupportable pour cela.
20:44 -Elle est scandaleuse. -Tout à fait.
20:46 -On a un autoportrait de Zoran Muci,
20:48 qui lui a connu la douleur, pour le coup,
20:50 et qui l'a peinte de manière merveilleuse,
20:53 mais il n'y a pas que ça qu'on voit dans ce tableau.
20:56 C'est un peintre que vous affectionnez.
20:58 -Oui, tout à fait. Ce qui est intéressant,
21:01 pour faire le lien avec la radio précédente,
21:04 c'est qu'il peint aussi
21:07 des cadavres dans les camps de concentration,
21:10 et quand on est loin du tableau et qu'on ne sait pas,
21:13 ça a l'air, effectivement, d'être de la matière.
21:16 Ca a l'air d'être des bouts de bois dépouillés, blanchis,
21:21 avec, en arrière-fond, vaguement, une forêt.
21:24 Et donc, il y a cette réification, en fait,
21:28 du corps, qui est aussi la marque des bourreaux,
21:33 qui ne respecte pas la sacralité du corps du défunt,
21:37 qui ne l'enterre pas, mais juste qu'il l'entasse.
21:40 Donc, réduire un homme à la matérialité de son corps,
21:43 c'est aussi ce que font les pires idéologies.
21:46 -Pour revenir à la vieillesse qu'on a évoquée au début,
21:51 et qui, en effet, est parfois identifiée à une maladie,
21:54 vieillesse qui a une double actualité
21:58 à travers la réforme des retraites
22:01 et la question de la fin de vie,
22:03 comment vous vous positionnez
22:05 par rapport à cette question de la fin de vie ?
22:07 -Alors, sur cette question...
22:12 Disons que ma réflexion est encore en cours.
22:17 Et...
22:18 D'un point de vue personnel,
22:22 j'aurais tendance à penser
22:25 qu'on devrait pouvoir choisir le moment où on met fin à sa vie.
22:31 Mais ce qui m'a beaucoup troublée,
22:33 c'était une discussion avec des soignants québécois
22:36 qui pratiquaient l'accompagnement
22:39 de personnes qui souhaitaient mourir.
22:43 Et certains d'entre eux disaient
22:45 que les gens qui vont mourir,
22:48 donc avec des pratiques de suicide assisté
22:51 ou d'euthanasie,
22:52 leur pathologie la plus grande, c'est la solitude.
22:55 C'est-à-dire que s'ils étaient bien entourés,
22:59 s'ils étaient moins seuls,
23:00 peut-être que leur envie de mourir serait moins vive
23:04 et n'irait pas jusqu'à cette décision-là.
23:07 Donc je pense qu'il faut bien distinguer, en fait,
23:12 dans la manière dont on aborde
23:15 la possibilité de cet accompagnement.
23:19 Ca peut être un soin,
23:20 un soin presque simplement humain,
23:25 parce que la situation dans laquelle se trouve le patient
23:28 peut être insupportable, intolérable,
23:31 elle est invivable au sens propre du terme,
23:33 en termes de souffrance, psychique et physique.
23:37 Et dans ce cas, ça peut être un geste humain
23:39 de mettre fin à ces souffrances.
23:41 Et par ailleurs, il faut comprendre, en fait,
23:46 si dans sa souffrance, il n'y a pas des choses
23:49 qui sont encore de notre ressort
23:52 et qui pourraient diminuer
23:55 cette envie de mettre fin à sa vie.
23:58 -Alors, pour parler de choses un petit peu plus gaies,
24:01 on parle de la faim, mais bon, la faim,
24:04 c'est un sujet de grande importance
24:06 et en effet, qui convoque toutes les dimensions,
24:09 politique, médicale, affective.
24:11 Vous parlez de solitude,
24:12 qui est l'un des grands mots de notre société.
24:15 Évoquons plutôt les débuts,
24:17 puisque vous avez écrit un livre qui traite des débuts.
24:21 Racontez-nous quelques débuts joyeux.
24:24 -Quelques débuts ?
24:25 C'est la naissance, par exemple.
24:28 C'est le début de quelque chose
24:31 qui sera à la fois très joyeux et très...
24:34 -Douloureux aussi. -Douloureux.
24:36 Epuisant.
24:37 Mais ce qui m'intéressait dans cette question des débuts,
24:41 c'est l'intensité.
24:43 Il me semble que si on a la nostalgie des débuts,
24:47 c'est parce qu'il y a quelque chose dans l'intensité
24:50 du sentiment de vivre,
24:51 qui est quelque chose qui nous ranime.
24:54 C'est le retour d'un élan.
24:58 C'est une forme de ponctuation, de rythme de l'existence.
25:02 Quand quelque chose débute,
25:04 que ce soit la vie d'un enfant, une nouvelle relation,
25:08 qu'on s'adonne à une nouvelle activité,
25:11 quelle qu'elle soit,
25:12 il y a quelque chose de ce retour de l'élan
25:15 que je trouve toujours à la fois émouvant et surprenant,
25:19 y compris quand on pense que ça n'arrivera plus.
25:23 Donc, en fait, la question des débuts,
25:25 elle croise aussi des thématiques qui sont parfois tragiques.
25:29 Comment on peut connaître de nouveaux débuts
25:33 alors qu'on a pu croire, à cause de son âge,
25:36 à cause de la catastrophe
25:39 qu'on vient de vivre,
25:41 que jamais on retrouvera cet élan,
25:44 ce désir d'être en vie, de nouer des liens,
25:48 ce sentiment amoureux avec cette intensité ?
25:51 Donc, il y a quelque chose de toujours un peu miraculeux
25:54 dans le fait de revenir à la vie
25:56 quand on a l'impression d'en être radicalement sorti.
26:00 -Merci, Clermarin,
26:02 pour ces derniers mots qui nous donnent de l'espoir.
26:05 -Merci.
26:07 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
26:10 Générique
26:12 ...