• l’année dernière
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:18 Bonjour à tous, le Club accueille aujourd'hui la journaliste Annabelle Perrin et l'écrivain Mohamed Boukarsar.
00:24 Auteur de la plus secrète mémoire des hommes pris Goncourt il y a deux ans.
00:28 L'apparition au seuil de "Tout doit disparaître", "Lettre d'un monde qui s'efface".
00:33 Un projet éditorial qui vient prolonger un étrange objet, un média épisodique et épistolaire.
00:39 Depuis un an en effet, des abonnés, des lecteurs reçoivent deux fois par mois des lettres de la disparition,
00:45 des récits sur les traces d'un monde finissant pour ouvrir les voies d'autres possibles.
00:50 L'absence repeuple le vide rempli et la disparition.
00:55 Bienvenue à tous jusqu'à midi et nuit.
00:57 *Musique*
01:02 *Tic-tic-tic-tic-tic-tic*
01:04 Une émission programmée par Henri Leblanc avec Laura Dutèche-Pérez,
01:07 avec l'aide très précieuse d'Anouk Delphineau et de Sacha Matéi.
01:11 Réalisation Félicie Fauger, technique Alex Dang.
01:14 Et bonjour à vous Annabelle Perrin.
01:16 Bonjour.
01:17 On attend Mohamed Boukarsar qui va pas tarder à nous rejoindre, qui est en route.
01:21 Peut-être qu'on le prendra par téléphone en attendant que les transports collectifs le guident jusqu'à nous.
01:27 Vous avez choisi, Annabelle Perrin, et c'est une aventure collective,
01:31 vous avez choisi de consacrer un média à la disparition avec un grand D.
01:36 C'est un thème assez en phase avec l'époque mais qui vous rattache, vous, à quel courant d'idées ?
01:42 Décliniste ou utopiste ?
01:44 Oh là là, je pense que la petite musique réactionnaire est bien assez présente dans les médias aujourd'hui
01:51 pour que nous, deux jeunes journalistes, François Demonais et moi, nous inventions, nous fabriquions un média décliniste.
01:59 L'idée n'est pas du tout celle-là.
02:01 Peut-être je peux revenir sur la genèse du projet.
02:04 Nous étions confinés, alors c'est drôle.
02:08 Vous n'étiez pas la seule.
02:10 Je me suis dit il y a seulement quelques semaines, c'est peut-être idiot, qu'en fait on avait imaginé ce média qui s'appelait La Disparition
02:18 alors qu'on était tous collectivement enfermés et que nous avions disparu du monde d'une certaine manière.
02:26 Quoi qu'il en soit, nous voulions avec François raconter ce qui n'est plus et ce qui reste,
02:35 ce qui s'efface, les traces que laisse ce qui disparaît.
02:40 En fait, nous tournions autour de cette idée sans vraiment savoir comment la mettre en forme, qu'en faire.
02:49 Et puis pendant le confinement, du coup, est arrivé l'attestation de déplacement et c'est ça qui nous a fait une sorte de choc.
02:58 Et on s'est dit que finalement, même si c'était un moment vraiment très particulier, une pandémie, nous étions enfermés, il y avait cette maladie.
03:07 Sur décision du gouvernement, on pouvait de manière assez rapide quand même mettre en place une attestation de déplacement
03:13 et donc nous enlever notre droit à la mobilité.
03:17 Donc cette idée de disparition est arrivée de cette manière.
03:22 Et puis après, évidemment, on a compris que le thème de la disparition était englobant.
03:27 Évidemment, les espèces, mais évidemment nos services publics ou encore nos libertés individuelles.
03:33 Donc évidemment, non, il n'y a rien de réactionnaire, bien au contraire.
03:37 Mais ce qui est intéressant, c'est que justement, maintenant, vous êtes dans l'après.
03:40 On a beaucoup interrogé au moment de cette pandémie, au moment du confinement,
03:46 ce nouveau monde qui était peut-être en train de s'écrire avec le sentiment vraiment vif d'une disparition nette et claire.
03:53 Et pourtant, est-ce que le monde a tellement changé depuis ?
03:56 Je ne sais pas si c'est à moi de dire s'il a changé ou pas.
04:02 Et je ne pense pas non plus que ce soit aux journalistes en général de le dire.
04:06 Peut-être qu'on est là finalement pour poser une question.
04:09 Car c'est ça, la disparition finalement, ce n'est que ça.
04:13 - Et la grande question ? - Est-ce que vous voulez vraiment que ces choses-là disparaissent ?
04:19 Quand nous racontons dans ce livre, par exemple, il y a une lettre que j'aime beaucoup,
04:25 qui a été écrite par Imane Ahmed, qui raconte la disparition des pépins dans les fruits.
04:30 Alors ça peut paraître anecdotique finalement, mais partant de cette disparition,
04:34 elle raconte l'agriculture intensive, elle raconte nos modes de nutrition, nos modes de consommation.
04:41 Et elle pose la question de cette petite chose qui glissait sous la langue
04:46 et qui nous faisait perdre un tout petit peu de temps quand on mastiquait.
04:50 Êtes-vous vraiment bien sûr de vouloir que ces pépins disparaissent ?
04:54 - Mais c'est peut-être plutôt une bonne chose, ça nous évite d'avoir des arbres qui poussent au ventre.
04:58 - Est-ce que je peux lire un tout petit passage ? Je trouve très joli.
05:02 Elle dit "Je pense pourtant que si le pépin énerve tant que ça, s'il est si agaçant,
05:08 ce n'est pas parce qu'il est imprévu, c'est parce qu'il freine un désir de glisse.
05:12 Alors même que le mouvement est à la disparition des aspérités, il impose sa matérialité.
05:18 De la livraison à domicile d'agrafe, au paiement par entrepreinte digitale,
05:22 en supprimant chaque intermédiaire, le numérique lubrifie le réel.
05:27 Le fruit est l'extension de cette vie salive.
05:30 Comme on aime Amazon parce qu'il supprime la friction du point de vente,
05:34 on apprécierait désormais le fruit parce qu'il se gobe."
05:37 - Et cette aventure éditoriale, justement, commence avec le choix du papier contre le numérique,
05:42 de l'imprimerie contre le virtuel, la renaissance de Gutenberg contre Mark Zuckerberg.
05:48 - Rien que ça !
05:50 Oui, alors, pour être tout à fait franche, vraiment ce qui nous intéressait,
05:54 c'était le thème de la disparition, de dresser cet inventaire.
05:58 Et que toutes ces disparitions forment finalement un espèce d'espace, ou une espèce d'espace.
06:06 - Mais c'est joli cette idée du papier, d'envoyer quand même à vos abonnés, à vos lecteurs, à vos lectrices,
06:11 des lettres en papier, et même des cartes postales.
06:14 - Mais, si vous voulez, cette idée est venue plutôt d'un manque...
06:19 Enfin, en fait, on n'avait pas d'argent, nous étions vraiment deux jeunes journalistes pigistes,
06:25 aucune maison d'édition derrière, vraiment rien du tout,
06:27 et on s'est dit que faire un site internet, c'était pas terrible,
06:31 avec la ligne éditoriale de ce qui disparaît quand même,
06:33 et puis faire une revue qui serait distribuée en kiosques ou en librairies,
06:37 c'était beaucoup trop compliqué.
06:38 Puis un jour, en relevant notre courrier, on s'est dit,
06:40 "mais à l'évidence, on ne reçoit plus de correspondance,
06:43 pourquoi ce ne serait pas une autrice, un auteur, une journaliste, un auteur,
06:46 qui nous écrirait et cette lettre arriverait directement dans la boîte aux lettres ?"
06:50 Et ce qui me fait penser que...
06:51 On a appelé ces médias "La disparition",
06:53 et il y a évidemment un clin d'œil à Pérec, à Georges Pérec,
06:57 mais ce que Pérec fait quand il écrit "La disparition",
07:02 qui est un roman où il se prive de la lettre E,
07:05 et donc d'à peu près 80% des mots du vocabulaire français,
07:10 en fait il se met une contrainte,
07:12 et c'est de cette contrainte que va jaillir un langage,
07:17 la force de la littérature,
07:20 et il racontera plus tard qu'en fait c'était son livre qu'il juge le plus beau,
07:25 alors la difficulté d'écrire sans la lettre E a créé quelque chose.
07:30 Avec ce thème de la disparition, mais aussi en rajoutant une autre difficulté,
07:35 une autre contrainte, les lettres,
07:37 on crée aussi quelque chose d'un petit peu nouveau.
07:40 Et derrière la disparition de ce E de Pérec,
07:43 de cette lettre devenue le E-U-X de ses parents,
07:47 disparu, on écoute Georges Pérec au micro de Jacques Chancel.
07:50 Le problème d'une certaine manière c'était de retrouver la douleur que j'aurais eue,
07:55 qui m'avait été dérobée,
07:58 parce que finalement quand mon père est mort j'étais trop petit pour m'en rendre compte,
08:02 quand ma mère est morte je ne l'ai pas su, c'était en 1943,
08:05 j'étais dans les Alpes,
08:08 et il a fallu que, je ne sais pas,
08:12 que je les enterre, d'une certaine manière, que je les...
08:16 Et après ?
08:17 Après, je me suis, disons,
08:23 retrouvé avec cette...
08:28 Ce vide ?
08:32 Oui, mais...
08:34 Quelque chose que j'ai appelé ensuite, dans un recueil de poèmes,
08:38 que j'ai appelé "La clôture".
08:40 La clôture est un ensemble de poèmes et de photographies
08:44 sur la rue où je suis pratiquement né,
08:48 dans le 19e arrondissement, Paris, la rue Villain,
08:51 qui est une rue qui est en train d'être détruite.
08:53 Et depuis des années c'est une rue avec des façades aveugles,
08:57 les fenêtres ont été bouchées,
09:01 et j'ai fait une série de textes
09:08 sur cet enterrement du passé.
09:14 Georges Perrecq, "L'enterrement du passé",
09:17 "La disparition du E et du E",
09:19 mais justement c'est étonnant,
09:20 comment vous pensez pouvoir lutter
09:23 contre la disparition du "nous"
09:25 en réhabilitant le jeu des lettres ?
09:28 Parce que toutes ces lettres sont écrites à la première personne du singulier,
09:30 à Nabel Perrin.
09:32 Oui, bonjour.
09:37 Il avait essayé de faire une entrée discrète,
09:39 c'est complètement raté.
09:41 On croyait qu'il allait pousser jusqu'au bout
09:43 la disparition de l'auteur.
09:45 Voilà.
09:47 Pardon.
09:48 Vous savez, l'écriture journalistique assèche.
09:52 Je donne des cours parfois,
09:56 j'interviens dans les écoles de journalisme,
09:57 et j'aime bien faire un truc avec les étudiants,
10:00 c'est de leur demander un article lambda
10:02 de type "Presse quotidienne régionale",
10:04 de me raconter un fait qui s'est passé dans la journée,
10:09 et de me rendre un article conventionnel,
10:11 comme on peut lire dans la presse en général.
10:14 Et il faut dire, si ils m'écoutent,
10:16 je suis désolée les gars,
10:18 mais c'est souvent très mal écrit,
10:21 on a du mal à comprendre ce qu'ils veulent dire,
10:24 et je leur demande, avec le même matériel,
10:26 de m'écrire une lettre,
10:28 mais exactement avec le même reportage.
10:30 Et tout d'un coup, tout devient plus compréhensible,
10:33 plus fluide, plus joli.
10:35 Ils créent des images avec leurs mots.
10:39 Et le jeu permet ça.
10:41 Je ne sais pas si nos lettres permettent de l'intime,
10:46 et d'ailleurs, je n'aime pas beaucoup dire ça,
10:48 mais les intimes et journalisme,
10:50 parce qu'en général, c'est toujours les mêmes écueils,
10:52 on parle de ses parents, ou alors de son milieu social.
10:55 Je crois que le jeu et la correspondance
11:00 permettent de mettre ce qu'on ne mettrait pas forcément
11:05 dans un article qui serait publié ailleurs,
11:07 c'est-à-dire des pensées, des petites pensées,
11:12 des souvenirs, le souvenir d'une petite musique,
11:15 le souvenir de quelqu'un qu'on a rencontré la veille.
11:18 Et c'est ça qui crée quelque chose d'assez joli, il me semble.
11:22 - Et bonjour Mohamed Moukarsa.
11:24 - Bonjour et pardon pour mon retard.
11:27 - Vous venez de loin en plus,
11:28 on est ravi de vous avoir avec nous aujourd'hui
11:30 autour de ce projet "Tout doit disparaître,
11:32 lettres d'un monde qui s'efface",
11:34 dont vous êtes l'un des correspondants,
11:36 l'un des signataires d'une de ces lettres
11:38 envoyées aujourd'hui au monde.
11:40 Même question peut-être qu'à Annabelle Perrin,
11:42 pour vous entendre,
11:43 est-ce qu'il peut y avoir du "nous" derrière le jeu ?
11:46 Puisque c'est la forme aussi que prennent ces lettres,
11:51 que prend cette correspondance.
11:53 C'est la contrainte, presque olympienne.
11:55 - C'est la contrainte,
11:57 et d'ailleurs je n'ai pas vraiment obéi à la contrainte,
12:00 j'ai préféré passer à côté.
12:02 - Ça commence à faire beaucoup de mal.
12:04 - Annabelle et François ont tout à fait bien rectifié la chose.
12:07 Je crois qu'il y a toujours évidemment du "nous" derrière le jeu.
12:13 Je pense d'ailleurs que le jeu n'a de sens qu'au miroir du "nous", toujours.
12:18 Dans le texte que j'ai écrit,
12:22 je pense que je le dis,
12:23 je pense que je ne l'aurais pas écrit
12:24 si c'était une expérience que j'avais vécue tout seul.
12:27 Ça n'a pas eu de sens.
12:28 Je crois que l'idée de l'écriture a commencé à germer
12:31 au moment où j'ai vu que j'étais au milieu
12:35 d'un certain nombre d'autres personnes.
12:37 Sans aller jusqu'à dire que c'était leur voix,
12:40 parce que ce n'est pas vrai,
12:41 ce n'est jamais que ma propre voix que j'essaie d'incarner là.
12:45 Je savais tout de même que tenter de réfléchir à la tension
12:49 entre l'expérience collective et l'expérience individuelle
12:52 est toujours ce qui maintient l'écriture,
12:55 c'est même ce qui la met en branle, toujours.
12:57 Et le fameux concept d'Ubuntu,
13:01 dont on parle beaucoup ces derniers temps,
13:03 n'a de sens que cela.
13:04 Je suis parce que nous sommes.
13:06 Et je crois que c'est un principe à la fois moral et éthique
13:09 qui vient de la philosophie africaine,
13:12 et d'Afrique centrale en particulier,
13:13 que beaucoup de gens ont repris,
13:15 surtout dans ce moment où on parle beaucoup des philosophies africaines
13:18 ou des philosophies décoloniales.
13:19 Eh bien, il me semble que dans l'écriture,
13:21 ça peut devenir un principe esthétique à part entière.
13:25 Je suis parce que nous sommes.
13:26 Et c'est ce qui a guidé en tout cas l'écriture de mon texte.
13:30 - Alors, vous êtes le parrain, vous, de cette...
13:32 - Non.
13:33 - Ah si, ça a été désigné comme tel.
13:34 Moi, j'aime bien, c'est juste que parrain.
13:35 - Je réfute ce terme.
13:36 - Pourquoi ?
13:37 - Bon, je...
13:38 - Je l'accepte.
13:39 - En tout cas, Annabelle Perrin et François de Monnès
13:41 m'ont fait l'amitié de me confier un texte.
13:45 - Oui.
13:46 - Mais je leur ai dit dès le départ
13:48 qu'il n'y avait pas de parrainage.
13:50 Sinon, disons qu'il y a un meilleur parrain
13:53 que l'on a trouvé pour cette aventure-là.
13:55 - C'est vrai.
13:56 - À l'heure.
13:57 - Mais j'ai beaucoup aimé,
13:59 parce que j'ai aimé leur...
14:01 - Voilà.
14:02 - J'ai aimé la démarche, tout simplement.
14:03 - Vous êtes en train de rougir,
14:04 donc on va poser la question à Annabelle Perrin.
14:06 Pourquoi vous l'avez choisie non pas comme parrain,
14:08 mais comme contributeur, vous le rappelez quand même aussi.
14:10 Il y a cette idée que dans son roman, à lui,
14:13 "La plus secrète mémoire des hommes",
14:15 il y a aussi cette comète de la disparition
14:18 qui traverse l'entièreté du roman.
14:21 Déjà avec la figure de cet écrivain disparu
14:25 qui hante les pages du livre.
14:27 - Oui, c'est exactement pour ça.
14:30 Au moment où on fabriquait "La disparition",
14:34 on a lu "La plus secrète mémoire des hommes"
14:36 et on s'est dit qu'il ne pouvait pas y avoir de hasard.
14:41 D'ailleurs, tu dis très bien que le hasard
14:43 est un destin qui s'ignore.
14:44 Et je crois qu'on a senti cette même force.
14:50 Nous étions tous ensemble,
14:53 enfin tous les trois,
14:54 happés vers le thème de la disparition
14:56 et les traces que laisse la disparition.
14:59 Et pour le rappeler, vous l'avez fait,
15:02 mais effectivement, "La plus secrète mémoire des hommes"
15:04 raconte la quête d'un écrivain qui a disparu,
15:08 T.C. Elliman.
15:10 Et cette recherche, cette quête,
15:15 c'était aussi ce qu'on essayait de faire modestement.
15:19 Et on a eu l'impression que nous habituons
15:22 à peu près au même endroit,
15:24 dans cet endroit de la disparition.
15:26 - Quelle est votre définition à vous,
15:27 Mohamed Boukarsar, de la disparition ?
15:30 Ça commence peut-être par là,
15:31 la manière dont vous avez pu réfléchir
15:33 à cette question qui vous était posée,
15:36 en tout cas cette envie
15:38 qu'avaient Annabelle Perrin et François de Monnès
15:41 de vous faire écrire sur ce thème-là ?
15:43 - Je crois que le motif de la perte
15:47 est un puissant motif d'écriture.
15:49 Je crois même que toute écriture
15:51 naît aussi à partir de ce moment-là
15:53 où quelque chose est perdu.
15:55 Évidemment, la perte peut se décliner
15:57 en plusieurs thèmes.
15:59 Cela peut être un deuil,
16:01 cela peut être un passé perdu, une mémoire,
16:06 mais cela peut aussi se décliner
16:08 sous la forme de la disparition.
16:09 C'est peut-être le thème
16:10 qui est le plus synthétique en la matière.
16:13 C'est ce qui permet de commencer une quête
16:17 dont on sait parfois,
16:18 avant même de l'avoir commencé,
16:20 qu'elle est vouée à l'échec.
16:22 C'est peut-être cela, finalement,
16:24 la pure disparition.
16:25 C'est le paradoxe d'une quête
16:28 qui est vouée à ne jamais trouver son objet,
16:32 mais qui désigne un autre objet en commençant.
16:35 Ce que l'on pense chercher au début,
16:38 ce que l'on pense avoir disparu,
16:40 n'est jamais vraiment ce qui a disparu.
16:42 Ou en tout cas, du moins, on découvre
16:44 en se lançant dans une quête
16:45 qu'autre chose a disparu.
16:47 - Et c'est là où cela fonctionne bien,
16:48 cela correspond bien à cette forme épistolaire.
16:51 Parce que là encore, on commence des lettres,
16:53 on commence un échange,
16:55 chaque lettre peut se terminer,
16:57 mais en fait, elle en appelle une autre,
16:58 elle appelle une réponse.
17:00 Et la réponse appelle elle-même une autre réponse.
17:03 Voilà ce que permet peut-être cette forme épistolaire.
17:04 - C'est pour ça que j'ai trouvé cette idée si belle
17:06 de ce média épistolaire là,
17:08 c'est que cela permet énormément de choses,
17:11 y compris des réponses parfois réelles
17:14 ou parfois juste tout à fait imaginaires.
17:16 - Alors, qui écrit ?
17:17 À qui on écrit ?
17:19 Et d'où on écrit ?
17:20 Chacune des lettres de "Tout doit disparaître"
17:22 pose aussi cette question.
17:24 On va revenir en littérature,
17:26 parce que c'est un genre à part entière aussi,
17:28 ces correspondances,
17:29 avec Violette Leduc, 1970.
17:32 - Pour qui j'écris ?
17:34 Pour un témoin invisible,
17:37 un lecteur invisible,
17:38 je pense que c'est le lecteur à naître,
17:41 qui est dans mon dos.
17:43 J'exagère peut-être un peu, mais il y a de ça.
17:46 J'ai son haleine sur ma nuque.
17:50 Je pense qu'également dans ce cas-là,
17:52 c'est parce qu'on écrit pour quelqu'un qu'on aime.
17:55 Sans ça, on n'écrit pas pour 50 000 personnes à la fois,
18:01 20 000 personnes à la fois.
18:03 Je n'y crois pas quand on dit qu'on écrit pour son public.
18:06 Ce n'est pas vrai.
18:07 On écrit pour quelqu'un,
18:09 et puis au fond, on écrit également
18:11 sur cette page blanche,
18:13 qui est un être cher,
18:15 qui est un être très proche de vous.
18:19 Ce n'est pas un amant,
18:21 mais c'est presque un amant abstrait,
18:23 une page blanche,
18:24 puisque c'est un combat avec elle,
18:26 c'est de l'amour avec elle,
18:27 c'est de la haine avec elle,
18:29 ce sont des difficultés prodigieuses avec elle.
18:32 - Vous avez correspondu, vous, pour écrire ce texte,
18:36 Mohamed, avec une page blanche d'abord,
18:38 ou vous saviez à qui vous vouliez adresser ce récit ?
18:42 - Cet extrait est très intéressant.
18:44 Je suis à peu près d'accord avec tout ce qu'elle vient de dire.
18:46 Je crois qu'on écrit d'abord dans son esprit
18:50 pour quelqu'un de très précis, dans son esprit.
18:53 Mais cette personne, évidemment, doit rester...
18:55 l'identité de cette personne doit rester secrète,
18:57 doit n'être connue que de nous.
18:59 Et puis, évidemment, il y a une adresse plus collective,
19:04 mais qui n'est pas précise au départ,
19:06 c'est-à-dire qui se crée à la lecture.
19:10 Il y a ce grand historien de la littérature,
19:14 critique littéraire,
19:15 qui s'appelait Jean Starobinsky,
19:17 qui, dans un de ses essais, écrit
19:20 qu'il écrit comme on tire une flèche,
19:24 mais c'est la flèche qui crée sa cible,
19:26 et d'une certaine manière, on écrit aussi
19:28 en se disant que c'est le texte qui va,
19:30 en un sens, créer son lectorat, le choisir.
19:33 Mais ce qui n'entre pas du tout en contradiction
19:35 avec le fait que parfois on est un ou quelques visages
19:39 qui sont très précis dans notre esprit,
19:42 auxquels on adresse secrètement tout ce que l'on écrit.
19:47 - Tout ce que l'on écrit.
19:48 Alors votre récit, votre nouvelle, presque,
19:51 vous s'appelle "Les Possédés de la Frontière",
19:53 et c'est l'histoire d'une disparition
19:55 celle d'un passeport.
19:57 Est-ce que vous nous diriez les premières lignes ?
19:59 - Oui.
20:00 À deux reprises, ces dernières années,
20:07 pour de coupables raisons de négligence
20:09 ou d'ignorance administrative,
20:11 mais cela revient au même,
20:12 on m'enferma dans des aéroports,
20:14 à l'intérieur d'une espèce d'espace
20:16 que la plupart des voyageurs ne connaissent pas
20:19 et ne connaîtront jamais.
20:20 Je veux dire par là qu'ils n'entreront jamais en ces lieux
20:23 s'ils ont des papiers absolument en règle,
20:25 s'ils ont un peu de chance ou, c'est toujours utile,
20:28 un passeport indubitable.
20:30 Le seul que je possède est sénégalais,
20:32 ce qui signifie qu'il n'appartient pas
20:34 à la seignerie des passeports indubitables de la planète.
20:37 - Et vous nous plongez, en fait, assez rapidement
20:40 à travers cette nouvelle, ce récit que vous avez écrit,
20:44 vous avez choisi de raconter cette expérience vécue
20:46 de la disparition pour vous.
20:48 Vous nous plongez dans une espèce d'espace
20:51 dont vous dites qu'il s'appelle
20:53 une zone d'attente pour personnes en instance.
20:56 Le ou la ZAPI, en réalité.
21:00 Et cet espace-là, c'est là justement
21:03 où ce jeu va rencontrer ce nous
21:05 dont vous parliez tout à l'heure.
21:07 Cet espace extrêmement étrange
21:08 où une nouvelle identité se définit.
21:11 - Oui, c'est un endroit vraiment très étrange.
21:15 On y entre en sachant qui on est,
21:18 mais au bout de quelques heures,
21:19 on doute tout de même de ce qu'on est en train de devenir.
21:24 Et on en doute d'autant plus fortement
21:26 qu'on voit les autres aussi changer petit à petit.
21:29 Et les changements prennent différentes formes.
21:31 Cela peut être une forme tout à fait comique,
21:34 mais cela peut aussi être dans le drame.
21:36 On voit des personnes se liquéfier,
21:38 perdre une part finalement de ce qui faisait leur dignité
21:43 pour ne pas parler d'humanité,
21:44 parce que tout cela reste de l'humanité en mouvement.
21:47 Mais au moins quelque chose qui était un masque
21:49 d'une forme de dignité.
21:51 Et ce qui était intéressant,
21:53 c'est que ce n'était pas la première fois pour moi que cela arrivait.
21:56 C'était déjà arrivé auparavant,
21:57 je le raconte dans le texte,
21:58 mais la façon dont j'ai vécu cette expérience-ci,
22:01 la dernière donc au Mexique,
22:02 est tout à fait différente de la première fois
22:04 où c'était en France.
22:05 - Voilà, les deux fois où vous aviez oublié votre passeport.
22:07 - Non, je ne l'avais même pas oublié,
22:09 je l'avais avec moi, c'était ce qui était pire.
22:11 Mais je ne rentrerai pas dans le détail
22:14 de ces histoires de passeport-là,
22:16 mais disons que c'est quand même très compliqué.
22:19 C'est très compliqué,
22:20 mais évidemment,
22:23 parce qu'on m'a posé la question
22:25 si c'était quelque chose à revivre,
22:27 je le revivrai évidemment et mille fois encore.
22:30 Parce que ce que j'y apprends,
22:32 de moi, dans certaines circonstances,
22:35 et puis d'autres,
22:36 est absolument fondamental.
22:40 Et je disais que je n'avais pas oublié la contrainte,
22:43 c'est que mon texte n'est pas une adresse.
22:45 A quelqu'un.
22:47 Même si j'ai quelqu'un à l'esprit,
22:49 mais je peux dire que d'une certaine manière,
22:51 c'est un texte qui est adressé aux quelques personnes,
22:54 à la dizaine de personnes, 15 personnes,
22:56 que j'ai croisées dans cette espèce d'espace
22:59 à la frontière du Mexique.
23:02 - Oui, cette espèce d'espace.
23:03 Et vous dites aussi que quand on vous rend d'ailleurs votre passeport,
23:05 le jeu, tout à coup, redevient "on".
23:08 Dans cette formule plus indéfinie.
23:10 C'est intéressant ce qu'on évoquait tout à l'heure
23:12 avec Annabelle Perrin,
23:13 cette idée qu'avec ces lettres,
23:15 les disparus deviennent des revenants.
23:17 Ça va aussi pour le passeport finalement,
23:19 dans l'histoire que vous racontez.
23:21 Et ça nous rappelle que ceux qui partent,
23:23 reviennent toujours d'une manière ou d'une autre.
23:25 Peut-être différemment.
23:27 L'objet a pu être métamorphosé,
23:29 changer, prendre un autre sens,
23:30 ou une autre valeur.
23:32 Une disparition médiatique, Annabelle Perrin.
23:34 Une sortie de scène, récemment, vous a touchée.
23:37 Celle d'Adèle Haenel.
23:38 Alors vous lui avez écrit une lettre.
23:40 Elle a été diffusée sur Nova.
23:42 "Chère Adèle Haenel,
23:44 je ne sais pas comment naissent les pieuvres,
23:46 mais je sais maintenant comment disparaissent les héroïnes.
23:49 Disparaître, mais pas mourir,
23:52 s'annuler sans partir,
23:54 être au monde en se cassant.
23:56 De ta lettre magnifique,
23:58 je retiens une impression de faux départ,
24:00 ou plutôt de départ inversé.
24:02 Un seul être vous manque et tout est dépeuplé,
24:04 écrivait Lamartine, mais c'est faux,
24:06 il se trompe.
24:07 L'absence repeuple, réorganise l'imaginaire,
24:10 prend toute la place.
24:12 Quand quelqu'un n'est plus là,
24:14 se vide et partout,
24:15 c'est la plus puissante des présences."
24:17 Alors, naissance des pieuvres,
24:22 clin d'œil à la réalisatrice,
24:24 Céline Sciamma.
24:26 Qu'est-ce qui vous a marquée dans cette disparition ?
24:28 J'ai trouvé très beau qu'elle écrive une lettre.
24:34 En fait, c'est une actrice, quoi.
24:37 Et c'est ce que je raconte un petit peu plus tard,
24:39 dans cette chronique.
24:41 Et ce qu'on attend d'elle, c'est principalement
24:43 sa voix et son physique, quoi, sa chair.
24:46 Et elle décide vraiment de s'extraire
24:49 en ne mettant que de la pensée.
24:51 En disant, de toute façon, ce système,
24:53 je le sais, est plus fort que moi.
24:55 Ça, c'est certain.
24:56 Mais au moins, ma peau et ma présence physique,
25:00 ça, vous ne l'aurez pas.
25:01 Et j'ai trouvé ça, j'ai trouvé que c'était
25:03 une disparition volontaire absolument magnifique.
25:06 La disparition d'une présence, c'est aussi
25:08 la renaissance d'une pensée.
25:09 À travers ces mots, ce que vous évoquez,
25:11 il y a d'autres disparitions en ce moment
25:12 dans le monde du cinéma.
25:13 Celle notamment d'un de vos cinéastes préférés,
25:15 fétiche, le niçois Abdelatif Kéchiche.
25:17 Trois ans de silence, quand il est de retour,
25:19 il est chahuté à Montpellier
25:21 par des militantes féministes.
25:23 Il appartient peut-être lui aussi à l'ordre bourgeois
25:26 ou patriarcal du cinéma, le même que celui
25:30 dénoncé par Adèle Haenel dans sa lettre.
25:34 C'est une affaire de disparition,
25:36 mais aussi de renaissance pour chacun.
25:38 - Et de prise de parole aussi.
25:42 Vous savez ce qu'a fait Justine Trier
25:45 quand elle reçoit la Palme d'Or à Cannes.
25:49 De dénoncer, enfin pas vraiment de dénoncer,
25:52 justement pas de dénoncer, de dire
25:55 "Je suis issue d'un système magnifique
25:58 de ce qu'on appelle l'exception culturelle,
26:00 qui est un mode de financement et d'aide
26:02 à la création du cinéma français".
26:04 - Elle a dit qu'elle redoutait justement la disparition.
26:06 - Qu'elle en redoutait sa disparition.
26:08 Et elle est conspuée quand même dans les médias,
26:12 et en gros on lui dit qu'elle est une ingrate,
26:15 alors qu'en fait, elle fait exactement ce qu'on fait
26:17 avec la disparition, c'est de tirer la sauveté d'alarme
26:21 et de dire "Attention, ça pourrait disparaître".
26:23 Et vous savez les choses, quand elles disparaissent,
26:25 elles ne reviennent plus, c'est fini.
26:27 Un quart des oiseaux, des espèces d'oiseaux
26:31 ont disparu ces 40 dernières années en Europe.
26:34 C'est fini. Les services publics, c'est fini.
26:36 Si le système qui a permis à Justine Trier
26:39 aujourd'hui de gagner une palme d'or
26:41 et donc de faire des films qui n'étaient pas rentables
26:44 à la base disparaît, c'est fini.
26:46 Et c'est ça qu'elle dit, c'est ça qu'elle exprime.
26:48 - Imaginez un autre monde possible,
26:50 c'est l'endemain possible que vous racontez aussi
26:53 à travers ces récits de disparition.
26:55 Un dernier mot avec vous, Mohamed Atmouk Karsar,
26:58 et on regrette que ce soit si court.
27:00 Si tout devait disparaître,
27:01 quelle est la seule chose que vous voudriez sauver ?
27:03 - La mer.
27:08 - M-E-R ou M-E-R-E ?
27:12 - Ah oui, c'est vrai que j'oublie qu'on est…
27:14 j'ai pris un R dramatique,
27:16 mais pour signifier que je parlais de la mer, M-E-R.
27:19 - Et pourquoi ?
27:21 - Parce que je crois que, fondamentalement,
27:24 c'est l'identité de la planète.
27:26 Et c'est là que la planète est aussi le plus en danger.
27:32 Et que finalement, ça rejoint la mer M-E-R-E.
27:36 - La terre à soif, disait Éric Orsenat.
27:38 - C'est ça.
27:39 - Il faut qu'elle boive.
27:40 Et la mer est peut-être la source de tout ça.
27:42 Tout doit disparaître, l'être d'un monde qui s'efface au seuil.
27:44 Annabelle Perrin, Mohamed Atmouk Karsar,
27:46 merci beaucoup à tous les deux.
27:47 - Merci.

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