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00:00 Vous en côtoyez peut-être, mais espérez surtout ne pas leur ressembler.
00:03 Le beauf est né dans les années 70 sous le trait de Cabu.
00:06 Il désigne un individu vulgaire et étroit d'esprit.
00:08 Archétype bien franchouillard, il fleure souvent le mépris de classe.
00:12 "Voilà qui a le gros lot nous."
00:13 "Hmmm..."
00:15 En 1972, Cabu, jeune dessinateur, esquisse un nouveau personnage pour les journaux satiriques Arakiri puis Charlie.
00:21 Cabu dit s'être inspiré de son propre beau-frère qu'il contracte en beauf,
00:25 mais aussi de l'ancien maire de Nice, Jacques Médecin pour le physique,
00:28 et d'un patron de bistrots atypique croisé dans sa jeunesse à Châlons en Champagne.
00:32 "On a tous une part de beauf, quoi."
00:34 "C'est le type qui... qui assène des vérités, ses vérités, et il réfléchit absolument pas."
00:40 "Il est porté par les lieux communs, par le bon sens."
00:47 L'irrévérencieux Cabu insuffle dans son personnage tout ce qu'il déteste dans cette société polissée des Trente Glorieuses.
00:53 Son beauf est mes uniformes, l'armée, l'ordre, les centrales nucléaires.
00:57 Il incarne aussi les travers de son époque.
00:59 Il est misogyne, réactionnaire et raciste.
01:02 Le beauf de Cabu incarne un nouveau regard de la gauche intellectuelle sur la classe ouvrière.
01:07 Un regard sévère après les espoirs déçus de mai 68,
01:10 les rêves brisés de la révolution du prolétariat et le retour à l'ordre.
01:14 "72, c'est le moment où l'espoir révolutionnaire s'efface, s'essompe dans les univers gauchistes,
01:21 où les anciens militants gauchistes entreprennent de se reclasser dans l'espace social."
01:27 "Il a raison, ce qu'on a fait en mai, on peut le refaire."
01:29 "Mettre une usine en grève pour 3 heures sub-hebdo."
01:31 "Ali, si tu arrêtes, c'est toute la chaîne qui est bloquée."
01:33 "Ferme ta gueule !"
01:34 Les mêmes, qui l'instant d'avant glorifiaient la figure ouvrière, l'homme de marbre,
01:40 vont entreprendre de destituer, en quelque sorte, la mission culturelle et politique dont était investi l'ouvrier.
01:48 D'une certaine façon, c'est suggéré par un ensemble de traits physiques, en particulier du personnage du beauf,
01:54 dont on voit bien qui il désigne.
01:56 "C'est pas un étudiant de la Sorbonne."
01:58 "On attend pas Patrick !"
02:00 Le beauf de Cabu est immédiatement reconnaissable.
02:02 Moustachu, beaudonnant, hirsute, autant d'attributs qu'on associe aux hommes d'une certaine France populaire
02:07 et à la classe ouvrière, comme la pétanque, la chasse ou les bistrots.
02:11 "Allez viens, prends tes coups à la maison !"
02:14 Le beauf de Cabu est aussi un lointain cousin du BOF, autre archétype bien français.
02:19 Les beurres, oeufs, fromages désignent péjorativement les petits commerçants
02:23 qui se sont enrichis pendant l'occupation grâce au marché noir.
02:26 C'est ce que l'académicien Jean Dutour raconte dans son roman "Au bon beurre" en 1952
02:31 avec l'orépilante famille Poissonnard, des petits crémiers parisiens vulgaires, profiteurs et délateurs, tendance collabos.
02:38 "Qu'est-ce que vous voulez ? Le français, il s'est régalé pendant 20 ans !"
02:42 Cabu invente en parallèle du beauf un autre archétype qui fonctionne comme un miroir.
02:46 Le grand Duduche est un lycéen rêveur et idéaliste qui ressemble à un autoportrait du dessinateur.
02:51 Duduche incarne ce que le sociologue Pierre Bourdieu nomme la petite bourgeoisie nouvelle,
02:55 une avant-garde post-68ard, libérale, instruite et bohème
03:00 qui veut absolument se distinguer des classes populaires sur le plan de la culture et des valeurs.
03:04 "C'est exactement l'inversion, quoi. Le beauf a les cheveux courts, Duduche a les cheveux longs.
03:08 L'un a des pulls déjinguandés, l'autre a des marcelles.
03:12 Duduche est féministe, l'autre est machiste. Duduche est antiraciste, lui il est raciste."
03:17 Dans cette France des années Giscard, le beauf devient une sorte d'épouvantail,
03:21 un bouffon comique rétrograde dont certains se moquent avec condescendance.
03:25 C'est aussi une figure cathartique nationale, un emblème comique popularisé par des humoristes comme Coluche.
03:31 "Qu'est-ce que nous dans les manifs, on est obligés de taper, hein ?"
03:34 Le mot beauf rentre dans le Larousse en 1988 et Cabu modernise son personnage peu après.
03:39 Le beauf des années Chirac a amélioré son niveau de vie.
03:42 Il travaille dans la publicité, incarne un mode de vie bling-bling, branché et américanisé où l'argent est roi.
03:48 "Là, je viens d'acheter des tableaux des artistes pas connus encore, mais qui vont me rapporter un maximum de pognon."
03:54 "Parce que le beauf aime le progrès."
03:56 "Ah oui, alors il veut surtout pas être en retard d'un progrès, alors il avale tout."
04:00 "Et il respecte quand même par moments aussi, il est pas d'accord."
04:02 "Ah oui oui oui, mais c'est poujadiste et c'est uniquement parce qu'il paye trop d'impôts."
04:06 Cabu finira par reconnaître que le beauf, c'est aussi un peu tout le monde, à commencer par lui-même.
04:10 "Surtout n'oubliez pas, on est tous le beauf de quelqu'un."
04:13 Mais peut-être que le beauf en dit surtout long sur le regard de la personne qui le juge,
04:17 et sur un certain complexe de supériorité bien français lui aussi.
04:21 *Rires*
04:23 *Musique*