• l’année dernière
Transcription
00:00 *Tic Tic Tic Tic Tic Tic*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au club !
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, cet été, au rencontre de la photographia Arles, Charles Fréget va faire entrer l'Inde et ses divinités dans la chapelle Saint-Martin.
00:25 Quatrième pierre posée à son édifice de tradition et de mascarade, de ces mondes en costume ou en uniforme,
00:32 qu'il ne cesse d'explorer et d'encadrer depuis plus de 20 ans.
00:35 Charles Fréget dit "J'aime l'idée de photographier l'immuable, un travail pas seulement documentaire, un jeu d'incarnation",
00:42 ajoute-t-il, au plus près des hommes et des femmes qu'il photographie.
00:45 Démarche sensible et rigoureuse, œil de l'Anxe, passionné du détail, Charles Fréget est aujourd'hui notre invité.
00:52 *Musique*
01:05 Une émission programmée par Henri Leblanc avec Laura Dutèche-Pérez et Sacha Mathéi, préparée par Marie Friboulé, réalisée par Daphné Leblanc.
01:12 Et bonjour à vous Charles Fréget !
01:14 Bonjour !
01:15 Bonjour, comment allez-vous ?
01:16 Plutôt bien.
01:17 Plutôt bien ? Bon, prêt pour Arles ?
01:19 Pas encore.
01:20 La valise n'est pas faite ?
01:21 Pas complètement.
01:23 Mais vos photos sont, on l'imagine déjà, accrochées après avoir...
01:26 Et ben non !
01:27 Non ? Bon alors ça va pas du tout.
01:29 Non, ça prend du temps tout ça.
01:30 Elles sont déjà au moins réalisées et tirées peut-être ces photographies ?
01:34 Oui, oui, ça c'est sûr.
01:35 Bon ça va, nous voilà rassurés, il n'y a plus qu'à tout mettre dans le portfolio et puis partir avec et les accrocher sur les murs de la chapelle Saint-Martin.
01:41 Après avoir célébré le sauvage avec Wilderman en 2013, puis l'esprit des campagnes japonaises dans Yokai-No-Shima,
01:48 puis la mémoire des ancêtres avec les descendants d'esclaves en Amérique dans une troisième série, "Symarron",
01:54 l'Inde aujourd'hui est dans votre objectif.
01:58 Pourquoi ? Quelle tradition vouliez-vous raconter ? Pourquoi vous êtes tourné vers ce pays-là ?
02:03 L'Inde c'est un pays que j'avais pas mal visité déjà pour d'autres projets.
02:07 Et je voulais embrasser le pays dans sa totalité si j'ose dire.
02:12 Donc affronter les mascarades indiennes, les danses, c'était aller vers un projet conséquent.
02:20 Et puis aussi essayer d'échapper à certains poncifs, à une culture de la fascination pour l'Inde justement.
02:31 Donc d'essayer de regarder ça en gardant la tête froide.
02:34 Oui, c'est pas facile de lutter contre les poncifs et notamment contre sa propre fascination
02:40 parce que c'est vrai que ces photos, en tout cas que vous nous en rapportez,
02:44 tous ces costumes, ces objets, ces rites que vous racontez et décrivez à travers vos photographies
02:49 sont réellement séduisantes et fascinantes.
02:52 Fascinantes sûrement, c'est-à-dire que de prime abord, quand on fait face à ces hommes qui se griment,
03:00 qui se costument, on est impressionné.
03:03 Puis ensuite avec le temps, on s'habitue et le regard change.
03:07 - Votre regard a changé beaucoup sur place, vous le sentez ? Vous pouvez l'expliquer ?
03:12 - On s'habitue à tout en fait.
03:14 C'est-à-dire que le travail, le fait d'être dans une production en Inde,
03:20 fait qu'on finit par avoir un rapport au sujet qui est différent.
03:26 On n'est pas comme un touriste qui débarque au temple, c'est complètement différent.
03:30 - C'est complètement différent. Vous y avez passé combien de temps ?
03:33 - C'est des séries de voyages, c'est cinq voyages d'une vingtaine de jours,
03:38 mais avec des temps de préparation assez longs qui permettent de localiser,
03:42 de trouver ces gens qu'on va photographier.
03:45 - Qu'est-ce qu'une mascarade, Charles Fréjet ?
03:48 - Ça dépend d'où on se situe. Il n'y a pas une définition universelle de la mascarade.
03:55 Mais une mascarade, par exemple en Europe, souvent c'est une forme de transformation,
04:01 d'un changement d'identité par le masque.
04:05 Et le masque, ça peut se décrire de façon très différente.
04:09 Une mascarade, dès qu'on commence à aller sur l'Asie, l'Inde,
04:15 on rentre dans des formes de théâtralité.
04:18 On n'est pas forcément dans le changement d'identité,
04:21 mais on va jouer et à certains niveaux, incarner,
04:25 et là, dans Amasta, incarner un dieu.
04:28 - Qu'est-ce que ça veut dire Amasta ?
04:30 - Ça veut dire les dévotions communes.
04:33 Ça part un peu de l'idée, d'une sorte de constat.
04:38 Les gens que je photographiais pour ce projet, c'était souvent des gens des castes très basses,
04:44 dont le job était d'incarner les dieux.
04:48 Et il y avait l'idée de quelque chose de commun, au sens commun,
04:52 que c'était du quotidien pour eux d'incarner les dieux.
04:56 Donc les dévotions communes, quelque chose qu'on trouve aussi dans toute l'Inde,
05:01 quelque chose de collectif.
05:03 - Il y a toujours cette idée de vouloir faire tomber le masque pour certains photographes,
05:07 notamment de montrer la vérité, la vérité nue d'un visage.
05:12 Au contraire, vous, vous remettez les masques,
05:14 ou vous leur demandez à vos sujets de garder ces masques-là.
05:17 C'est une autre vérité que vous exprimez à travers eux ?
05:19 - Oui, mais vous avez raison, parce que sur le sujet des mascarades,
05:24 pour moi, la question de photographier quelqu'un qui pose le masque,
05:27 ça ne m'a jamais intéressé.
05:30 Comme l'envers du décor, ce n'est pas du tout mon truc.
05:33 Ce qui m'intéresse, c'est de faire face à la personne au moment où elle tente d'incarner.
05:40 Et le masque en soi, c'est presque une ficelle de faire baisser le masque.
05:46 Moi, ça ne m'intéresse pas.
05:49 - Membre de l'agence Magnum, le photographe indien Raghurai,
05:52 l'œil de ce pays, parle, lui, de sa photographie
05:55 comme d'une possibilité d'être en connexion au monde,
05:58 et pas que, on l'écoute.
06:01 - Ce qui me différencie des photographes étrangers qui viennent en Inde,
06:09 c'est que moi, j'ai grandi dans ce pays.
06:12 J'en connais les odeurs, j'en connais les énergies.
06:16 Et il me suffit de fermer les yeux pour respirer et sentir l'odeur de mon pays.
06:23 Donc, tous les détails intuitifs, ces aspects de nos vies, sont inscrits dans mon corps.
06:35 Je peux les reconnaître très facilement.
06:38 Tous ces détails intimes et ces nuances, peut-être que je peux les capturer mieux parce que je suis Indien.
06:48 Chacun d'entre nous, à mon avis, est habité par une musique, une poésie, un rythme personnel.
06:58 C'est cela qui entre en jeu lorsque l'on regarde le monde.
07:06 - Et où situez-vous, Charles Fréget, votre poésie ?
07:11 Parce qu'il y en a beaucoup dans vos photos.
07:14 - Peut-être, je ne sais pas.
07:16 C'est intéressant ce qu'il dit parce qu'il parle presque d'une légitimité à ressentir,
07:21 d'être de la culture, d'avoir presque un instinct.
07:27 Mais on peut prendre la position juste littéralement opposée.
07:33 Je me dis qu'il y a des gens qui n'ont jamais vu la mer et qui vous parleront mieux de la mer qu'un marin.
07:39 C'est quelque chose sur lequel je bute assez souvent.
07:46 Moi, je me projette dans ce que je photographie.
07:52 J'arrive avec mon œil européen, évidemment.
07:55 Et on sent instinctivement aussi comment on aimerait photographier et ce à quoi on fait face.
08:02 Justement, la distance qu'on a à ce moment-là, elle nous préserve aussi du rapport aux odeurs, du parfum.
08:11 Vous voyez, on n'est plus à cet endroit-là, dans cette photographie-là.
08:17 - En même temps, vous dites que vous butez, mais vous y allez quand même.
08:20 C'est ce que souligne Anuradha Roy dans le livre qui paraît chez Actes Sud et qui rassemble vos photos, Charles Fréget,
08:28 à propos de vos clichés indiens. C'est cette défense de votre démarche, qualifiée aussi de subversive,
08:36 bien distinguée aussi de celle des dominants à l'époque coloniale.
08:40 Et il est dit que vous ne vous vivez pas, et en tout cas que vous n'y allez pas dans une logique d'appropriation,
08:47 qu'on ne peut pas vous reprocher ça. Cette question quand même de la légitimité, vous vous l'êtes posée, on l'entend.
08:53 Qui suis-je pour les photographier ?
08:55 - Évidemment, c'est la question d'aller ailleurs. Pourquoi on décide de partir pour aller photographier ?
09:06 Et moi, je pense que la photographie, ça a été ça dès le départ.
09:10 Et après, je ne sais pas trop vous répondre. En tout cas, je ne me sens pas illégitime à le faire.
09:20 Je pense que ce qui est beau, c'est qu'on a la curiosité des uns envers les autres.
09:25 Et que sur tout ça, on le maintient, on le perpétue.
09:30 - Alors c'est Ragouraï qui dit aussi à propos de ses photos, je vis à New Delhi,
09:34 une ville qui est saturée de pollution et qui a perdu ses couleurs.
09:38 La façon de maîtriser les couleurs, selon lui, c'est de passer au noir et blanc.
09:42 Vos photos, c'est tout le contraire là encore. Elles mettent en avant un répertoire assez inépuisable de couleurs et de formes.
09:49 Mais c'est vrai que ce n'est pas une photographie en ville in situ, c'est une photographie pensée, cadrée, composée ou recomposée.
09:57 Celle que vous réalisez, Charles Frégez. Pourquoi ce retour à la couleur ou cette explosion de couleurs dans vos choix ?
10:04 - La couleur, elle est... Bon, alors Delhi, ça reste une ville quand même colorée.
10:08 Ce qui est très beau en Inde, c'est ces murs qui sont encore des murs peints avec des couches de texte qui sont superposées.
10:18 Des affiches, c'est un vocabulaire intarissable.
10:22 Et plutôt que de dire qu'on fait volte-face par rapport à la couleur, c'est de la prendre à bras-le-corps.
10:31 Mais sans fascination, justement, sans se dire...
10:34 Justement, le point de départ, on n'est pas en train de parler de la magie indienne.
10:40 C'est tout le contraire. On parle d'un quotidien, d'un réel.
10:44 La couleur, elle est réelle. Là-bas, on la prend à bras-le-corps, c'est tout.
10:48 - Sans mascarade, pour le coup.
10:50 - Voilà, pour le coup, oui. Mais ce n'est pas une affaire d'authenticité.
10:53 Ça ne fait pas un travail plus authentique.
10:56 Je n'entretiens pas de mythologie sur le choix de la couleur, du noir et blanc.
11:02 C'est un rapport même assez simple avec un projet.
11:06 - Choisissez-nous une photo dans ce livre.
11:09 Une de vos nombreuses photos que vous apporterez, amènerez peut-être avec vous à Arles cet été.
11:14 Vous allez exposer, je le disais, dans la chapelle Saint-Martin de Méjean.
11:19 Cette photographie qui pourrait nous raconter un peu votre démarche.
11:24 - J'étais allé en 2013 pour photographier des éléphants.
11:29 Des éléphants peints dans le Rajasthan, à Jaipur.
11:33 Dans ma stage, j'ai pris le parti de ne pas photographier d'éléphants, sauf un seul.
11:40 Qui est dans le Rajasthan, justement, dans un petit village.
11:44 Où les hommes fabriquent, sont un éléphant.
11:49 Là, il y a sept hommes qui portent une sorte de grande toile couverte, une toile noire avec des fleurs.
11:57 Et puis sur le dos de cet éléphant, il y a un mahout qui pose le mieux possible en essayant de ne pas tomber.
12:05 Et ça, c'est une photo, c'était presque une conclusion par rapport à mon projet sur les éléphants.
12:12 - Voilà, et ça, c'est à l'occasion d'une fête de 40 jours intitulée "Gavry".
12:16 C'est bien ça, célébré à l'été, sur la fin de l'été, pour nos saisons à nous.
12:21 Par des tribus qui veulent dire quoi, qui honorent qui avec cette fête ?
12:27 - Il y a une diversité de divinités.
12:31 Alors, vous dire précisément quoi, c'est assez compliqué pour moi.
12:35 Ça aussi, c'est la façon dont je vais y échapper.
12:39 C'est que quand j'essayais de me pencher sur le sujet religieux, j'ai eu des difficultés.
12:47 Je ne me suis pas trop posé la question du divin, mais plus de ces hommes et ces femmes qui, à un moment, cherchent à incarner le divin, et le mieux possible.
13:00 Ce que je peux vous raconter, c'est comment ce groupe de jeunes hommes, à un moment, s'est structuré pour devenir un éléphant.
13:13 C'est marrant, parce que finalement, c'est ça mon rapport à ces festivités.
13:20 C'est de faire face à des gens qui, à un moment, essayent de le faire le mieux possible pour cette photographie.
13:26 - Ils l'ont fait naturellement ? Ils l'ont fait pour eux, pour la fête ? Ou ils l'ont fait pour vous ?
13:31 - Non, ils l'ont fait pour moi.
13:32 - C'est une reconstitution ?
13:33 - Toujours.
13:34 Toujours, ou presque toujours en tout cas.
13:37 Mais c'est parce que c'est une façon de travailler.
13:40 Parce qu'une photographie comme ça, il me faut trois quarts d'heure, une heure pour la faire.
13:44 Pour la positionner dans l'espace, pour que tout le monde soit à sa place.
13:48 Et puis, il y a sûrement un moment où on savoure ça aussi.
13:54 C'est-à-dire qu'on a un temps, ça ne marche pas à tous les coups, mais il y a un moment quand on fait cette photographie, quand on fait image,
14:01 on fait face à une sorte de tableau qui, parfois, a un peu de perfection.
14:07 Et puis là, on regarde en se disant, quand même, c'est quelque chose.
14:10 - Oui, on imagine que c'est aussi, pour eux, un jeu, un plaisir, une fierté.
14:16 Comment vous qualifieriez leur réponse à votre proposition ?
14:21 - Ça dépend, mais c'est à la fois du travail, de la préparation pour eux.
14:28 Et puis, la fierté. Ce qui m'a marqué en Inde, c'est la nervosité.
14:34 Pour maintenant, travailler dans d'autres régions, l'Inde, c'est vraiment particulier pour le côté super tendu et nerveux dans la mascarade,
14:45 qui est vraiment beau et qui amène de l'énergie dans la photographie, dans le moment où ça se passe.
14:53 Les yeux grands ouverts, le corps tendu, c'est vraiment mon souvenir de ce projet.
15:00 - Voilà, ce n'est pas une photographie volée, capturée, que vous réalisez, Charles Frégez,
15:06 mais ce sont des projets de cadrage, de recadrage aussi de ces traditions, de ces vies qui existent encore,
15:14 de ces mondes qui ne sont pas en voie de disparition, en réalité, contrairement à ce qu'on dit souvent.
15:18 - Alors en Inde, pas en voie de disparition, non. La chance de l'Inde, c'est que c'est encore un pays avec une vie rurale,
15:30 un milieu agricole, beaucoup d'agriculteurs en Inde, et encore des campagnes où on voit du monde dans les champs.
15:40 Et ça, ça génère aussi toutes ces traditions autour de l'agriculture, toutes ces festivités.
15:47 Donc, ce qui se passe par contre en Inde, à mon avis, c'est qu'il y a un pouvoir qui distribue une imagerie
16:00 par le biais des téléphones portables, du cinéma, des livres scolaires, et que cette imagerie-là finit par glisser
16:12 à l'intérieur des traditions tribales, comme si c'était petit à petit ingéré.
16:19 Et là, effectivement, on sent que ça peut s'homogénéiser un peu, mais je leur fais confiance pour trouver encore des ficelles,
16:28 pour ne pas complètement se faire manger.
16:30 - Il y a six ans, je recevais le photographe Olivier Kuhlmann de l'agence Tendances Flou.
16:36 Il rentrait justement d'Inde avec un projet, "The Others", les autres. On l'écoute.
16:41 - "The Others" est né d'une réflexion sur la photographie, où habituellement, quand on part quelque part,
16:48 on part avec sa propre culture photographique, sa propre pratique, et on va photographier les autres,
16:54 et on en ramène une image dans notre propre pays.
16:56 Pour "The Others", j'ai pris le parti d'inverser le processus, c'est-à-dire d'aller là-bas, d'utiliser les pratiques locales,
17:02 et notamment populaires, et celles de beaucoup de photos de studios de quartier,
17:06 qui comprend aujourd'hui l'utilisation du numérique et du Photoshop à outrance,
17:12 et de ramener ensuite une image complètement transformée,
17:18 et surtout de ne pas photographier les gens, réellement les Indiens,
17:22 mais simplement ce que j'arrivais à en percevoir à travers des photos,
17:26 qui sont comme vous l'avez dit, des autoportraits.
17:28 C'est-à-dire que j'observe les Indiens au quotidien,
17:30 je prends éventuellement des petites photos pour avoir des repères,
17:34 et après je fabrique sur moi-même leur apparence,
17:37 je refabrique sur moi-même leur apparence, et je me photographie.
17:40 - Voilà, et il n'hésite pas parfois à jouer aussi, Olivier Kuhlmann,
17:42 avec les poncifs, comme vous disiez, avec les stéréotypes, avec les clichés,
17:46 il s'en amuse aussi, il les détourne.
17:49 Là, votre démarche est évidemment différente, je ne sais pas si vous connaissez,
17:52 Charles Fréchet, le travail d'Olivier Kuhlmann, ce travail et ce projet,
17:55 notamment qu'il avait rapporté d'Inde,
17:57 votre démarche est différente, puisque ce sont réellement les autres,
18:00 et pas vous-même, que vous prenez en photo dans vos séries.
18:05 Néanmoins, qu'est-ce qu'il y a de vous, dans vos photographies ?
18:09 - Peut-être...
18:13 Peut-être une attitude.
18:18 Pour moi, la photographie, c'est plutôt une affaire d'attitude,
18:21 d'une manière d'être au moment où on fait la photographie.
18:26 C'est-à-dire une manière de prendre les choses en main, si j'ose dire.
18:30 Ma photographie, elle a une certaine verticalité,
18:35 et puis aussi, comme elle est très protocolaire,
18:41 on peut mettre côte à côte une photographie d'une série à une autre,
18:47 on peut les faire vivre ensemble.
18:49 C'est sûrement ça, ma photographie.
18:55 Cette verticalité, je crois...
18:57 - Mais c'est étonnant de le dire, parce qu'en prenant, forcément,
19:01 vous donnez quand même aussi.
19:03 Il y a un échange qui se fait dans la photographie.
19:07 - Oui, c'est vrai.
19:08 - Vous devez donner de vous.
19:09 - Oui, oui, oui.
19:10 Mais vous comprenez l'interaction qu'on a avec les gens qu'on photographie.
19:14 On observe, mais c'est différent.
19:19 Je n'arrive pas dans une petite ville ou un village
19:22 avec l'idée de faire un reportage ou littéralement de documenter.
19:27 J'arrive déjà avec un projet qui est en cours et que je continue.
19:32 C'est plutôt de faire rentrer ces photographies dans la suite d'un projet.
19:39 Et donc, j'ai quelque chose à composer avec ces gens que je photographie,
19:44 avec ces modèles, mais qui se mettent dans une position de modèle dans ce moment.
19:50 Donc, la rencontre, elle se passe là.
19:52 Je pense qu'ils comprennent assez vite qu'on a quelque chose à faire,
19:58 que ça ne va pas être rattrapé au petit bonheur et à la chance, à la volée.
20:03 Que tout ça se structure et se prépare.
20:06 Et puis, tout d'un coup, il y a un monde qui se met en route pour que les choses se fassent.
20:11 - Je parlais d'ailleurs de sujet, c'est peut-être plutôt le mot modèle qui serait plus juste.
20:16 - Les deux.
20:17 - Oui, les deux.
20:18 - Et c'est intéressant parce qu'on vous rapproche souvent d'une photographie documentaire.
20:21 Et vous le dites, pas uniquement.
20:23 Vos photos, elles sont entre l'archive et le document.
20:25 Elles figent peut-être, ou en tout cas, elles proposent une mémoire pour demain,
20:32 mais en même temps, en y faisant entrer une part de subjectivité.
20:35 - Oui, mais le côté documentaire, pour moi, ce n'est pas fondamental.
20:43 C'est de faire des portraits, mais c'est aussi de réussir des photographies, de faire bien.
20:49 Si je m'arrêtais strictement à l'aspect documentaire,
20:55 j'aurais une façon de photographier qui serait bien plus désinvolte.
20:59 Je n'ai pas dit que photographier sans trépied, c'est désinvolte,
21:06 mais une manière de saisir qui est différente.
21:11 Je m'arrêterais plus tôt, je ne sculpterais pas mes photographies.
21:14 Je serais dans une photographie où, dès que j'aurai le document dans l'appareil, je passerais à autre chose.
21:20 - 12h22 sur France Culture avec notre invité, le photographe Charles Frégez.
21:24 Et à la technique aujourd'hui, Jordan Fuentes.
21:27 - Est-ce qu'il y a une méthode, Frégez ?
21:36 On a commencé à l'appréhender, des portraits saisis, aussi au flash, sur fonds souvent neutres, ou devant des paysages.
21:44 Il paraît que vos séances sont très cadrées, qu'elles sont dirigées aussi.
21:48 Vous n'aimez pas le mot "maniac" ? Minutieux ?
21:50 - Moi, juste... - Pointilleux ?
21:52 - Je ne suis pas maniaque, mais je range ma chambre.
21:55 - Voilà, une photographie maîtrisée, cadrée, pensée jusqu'aux moindres détails avec vous, Charles Frégez.
22:00 Tout le contraire de la ligne défendue par les pères fondateurs de la photographie humaniste française.
22:04 Les quartiers Bresson, les Douanaux, les Willy Ronis.
22:07 Vous allez aller les défier cet été en Terre Sainte, à Arles, lors des rencontres.
22:12 Ça vous intéresse, ces débats autour de la photographie ?
22:15 Certains y voient des luttes de chapelle, d'autres, des débats qui sont vivifiants
22:19 pour une discipline qui n'arrête pas d'évoluer, de grandir, de se questionner.
22:23 La photographie, un art aussi.
22:25 Autrement dit, vous aimez parler, vous aimez débattre, photo, Charles Frégez ?
22:29 - Oui, on le fait tous les jours.
22:31 Mais moi, je trouve que la photographie, c'est un médium qui a ses limites,
22:34 qui passe son temps à faire face à ses limites.
22:38 C'est drôle, hier soir, on avait un dîner, on avait une discussion autour de ça,
22:43 et on cherchait les dernières expos qu'on avait vues et qui nous avaient fait quelque chose.
22:50 - Et vous, c'était quoi ? Ou laquelle ?
22:53 - Moi, j'ai été subjugué quand on a visité le musée, là, qui est au Trocadéro,
22:59 le musée du patrimoine de l'architecture.
23:03 Je sais pas, de voir tous ces moulages en plâtre, de façades d'églises et tout, ça m'a remué.
23:13 Et il m'arrive souvent de rentrer dans une exposition de photos
23:16 et de faire demi-tour au bout de cinq minutes.
23:18 Pas parce que je n'aime pas la photographie en soi,
23:21 mais parce que ce que je cherche, ça se passe au-delà de ce médium.
23:25 - Le déclic, en tout cas pour vous, a eu lieu avec "Les marins".
23:28 Vos premiers sujets en uniforme, série que vous avez poursuivie au début des années 2000,
23:32 avec un inventaire intitulé "Portrait photographique et uniforme".
23:36 On dit que les femmes sont attirées par les hommes en uniforme,
23:39 c'est un stéréotype ou une réalité, j'en sais rien.
23:41 En tout cas, elles ne sont pas les seules puisqu'ils exercent aussi là encore une fascination particulière auprès de vous,
23:47 Charles Fréjus, quelle est la différence entre l'uniforme et le costume ?
23:51 - En fait, la frontière, elle est vraiment ténue.
23:57 L'uniforme et le costume, quand vous allez voir un grenadier à Buckingham Palace,
24:03 on est à cheval sur les deux.
24:06 - On est à cheval sur les deux.
24:07 Suivrons les identités régionales bretonnes, basques, alsaciennes,
24:11 qui posent une question très sérieuse au fond.
24:13 A quoi ça tient, les identités ? Comment les représenter ?
24:15 Quelle est la part visible de nos identités ?
24:19 Vous arrivez justement avec un nouveau livre, "Souvenirs d'Alsace",
24:23 où vous questionnez l'image de l'Alsace aujourd'hui.
24:26 - Sur "Souvenirs d'Alsace", comme sur la suite basque, comme sur les bretonnes,
24:32 on pose la question de la construction d'une identité,
24:35 notamment par le biais des traditions, qui sont aussi souvent créées.
24:41 Et puis, on se pose aussi la question de comment une identité comme l'identité alsacienne
24:50 s'est aussi déployée entre deux guerres, entre 71 et 14,
24:56 pour alimenter la revanche contre l'Allemagne.
25:04 - D'où l'aspect plus sombre de ces photos, d'où cette part d'ombre que vous mettez en avant ?
25:08 - C'est inévitable en Alsace de faire face à cette part d'ombre.
25:13 C'est sûr que l'alsacienne, ce n'est pas Bécassine, c'est autre chose.
25:18 Et puis, parce que tout ça, ça produit des millions de morts.
25:24 Donc, on ne peut pas prendre le sujet de l'Alsace à la rigolade
25:28 en se disant que tout ça, c'est du folklore à mettre au fond des assiettes.
25:31 - Non, c'est exactement ce que j'allais vous dire. On est loin du folklore.
25:34 C'est-à-dire que l'identité, ça ne tient pas juste à une gastronomie,
25:38 ni même d'ailleurs à une langue, puisque ça, vous ne pouvez pas la photographier.
25:42 Ça tient à quoi, en fait ?
25:44 - L'identité ? - Oui.
25:45 - Ça, c'est pas mon... - C'est pas votre calme ?
25:47 - Non, mais sur l'Alsace, ce qu'on voit, c'est...
25:50 Il y a eu une quantité colossale, une production gigantesque
25:55 autour de la silhouette de l'alsacienne.
25:58 L'alsacienne comme une sorte de muse,
26:01 une muse de l'entre-deux-guerres,
26:03 qui ressort de temps en temps devant les monuments aux morts et les rassemblements nationaux.
26:08 Mais ça pose vraiment cette question-là.
26:12 Pourquoi, à un moment, on s'est approprié cette silhouette de l'alsacienne
26:16 pour envoyer des gens aux casse-pipes ?
26:18 - Il y a une dernière question que je souhaitais vous poser,
26:21 ou peut-être un dernier point que j'aimerais éclaircir avec vous, Charles Frégey.
26:25 Pourquoi vous êtes un sérial photographe ?
26:27 - Oh non, il ne faut pas dire ça !
26:29 - Pourquoi vous fonctionnez en série, tout le temps ?
26:32 - Bah, la série... - Vous l'avez dit sur l'Inde, hein ?
26:34 Ça rentre dans une histoire, dans une série, quand vous partez sur un projet.
26:39 Il y a un avant, il y a un après.
26:40 - La série, c'est un mot qui est très mal utilisé par les photographes.
26:44 Ils disent "ma nouvelle série", mais une série, c'est...
26:47 Il y a un protocole derrière une série, il y a une forme.
26:50 Vous voyez, moi je m'intéressais à des peintres qui travaillaient aussi en série.
26:56 Le travail sériel, c'est enfoncer un clou.
26:59 C'est la Sainte-Victoire chez Cézanne, c'est les cathédrales de Meunier, ça c'est des séries.
27:06 C'est d'aller au bout de quelque chose, à l'usure.
27:10 Et bah voilà, moi je fais série.
27:11 - Donc vous êtes un obsessionnel, au sens positif du terme.
27:15 - Non, encore une fois, non.
27:16 C'est juste de faire les choses bien, le mieux possible.
27:19 - Voilà, on termine et je vous ai agacé sur la fin.
27:22 - Non, pas du tout.
27:23 - Mais elles sont magnifiques vos photos, je vous remercie mille fois à vous Charles Fréjet d'être venu nous en parler.
27:27 On vous retrouvera donc cet été pour cette exposition "Am Asta", si je prononce bien, à la Chapelle Saint-Martin.
27:34 Merci à Saint-Martin du Méjean, du 3 juillet au 24 septembre, parce que c'est la chance avec ces rencontres.
27:39 C'est qu'elles durent, elles durent, même jusqu'à la rentrée.
27:42 Et puis on peut vous retrouver en livre avec vos souvenirs d'Alsace,
27:45 avec aussi cette série "Cimarron, mascarade et liberté", Charles Fréjet chez Actes Sud,
27:51 ainsi que le livre qui accompagnera l'exposition.

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