Anne Fulda reçoit Philippe Delerm pour son livre «Les Instants suspendus» dans #HDLivres
Category
🗞
NewsTranscription
00:00 - Bienvenue à l'heure des livres, Philippe Delerme.
00:02 - Merci.
00:02 - Alors, on ne vous présente plus depuis la première gorgée de bière
00:05 et autres plaisirs minuscules qu'on oublie souvent dans le titre.
00:08 Vous êtes devenu, c'est vrai, le chantre des petits bonheurs,
00:12 le "sang-pédémo" a écrit un confrère du Figaro, assez joliment.
00:17 Et ce dernier livre, "Les instants suspendus", qui est paru au Seuil,
00:22 confirme cette réputation, avec en exergue cette phrase,
00:25 cette jolie phrase d'Alain de Botton,
00:26 "Ne vous contentez pas de regarder la campagne romaine,
00:29 les fêtes vénitiennes ou le visage fier de Charles Ier sur son cheval,
00:32 mais jetez aussi un coup d'œil au saladier sur la dessert,
00:35 aux poissons dans la cuisine et à la miche de pain croustillant dans l'entrée."
00:39 Alors, depuis quand observez-vous le saladier sur la dessert ?
00:44 C'est quelque chose que vous avez depuis longtemps ?
00:46 - C'est déjà un impriori, puis une disposition d'esprit que j'ai,
00:50 de bien garder les choses les plus minuscules possibles.
00:54 Pour le coup, je reprends l'adjectif minuscule.
00:56 Par exemple, au début de ce recueil, de ce dernier recueil,
00:58 il y a un texte sur l'oursin qui me paraît assez symptomatique,
01:01 c'est-à-dire une carapace d'oursin sur une plage,
01:03 c'est une chose qu'on ne voit même pas, qui est rare d'ailleurs,
01:06 et qui n'est pas belle,
01:07 parce que c'est recouvert de poils un peu dégueulasses,
01:10 qui sont en fait les piquants des oursins,
01:12 qui paraissent tellement beaux quand on les voit dans un restaurant,
01:14 et qui deviennent une espèce de chevelure immonde
01:16 quand ils sont à l'abandon sur une plage.
01:18 Puis en fait, quand on passe le doigt dessus,
01:19 on voit qu'en dessous, il y a une structure
01:20 qui est toute petite et parfaitement belle,
01:22 et dans laquelle on peut voir n'importe quoi.
01:24 Moi, j'y vois à la fois une cathédrale, une mosquée,
01:26 et pour moi, c'est emblématique un peu de ma démarche,
01:28 c'est-à-dire essayer de faire du beau avec du moche,
01:31 et essayer si possible de faire un peu de grand avec du petit.
01:34 - Alors ce que vous faites en 43 nouvelles
01:37 qui se lisent avec beaucoup de bonheur,
01:40 c'est quoi pour vous un instant suspendu ?
01:42 - C'est quelque chose comme ça,
01:44 à cause de quoi on passe finalement sans s'en rendre compte,
01:47 et dont on se rend compte après rétrospectivement
01:49 qu'il est resté présent et que peut-être il est partageable.
01:52 Alors parfois, ce sont des choses qui sont un peu anciennes,
01:55 comme par exemple à l'âge où on peut être convalescent,
01:57 c'est-à-dire plutôt à l'enfance ou à l'adolescence.
01:59 Après, quand on devient adulte, la convalescence,
02:01 ça dure moins longtemps,
02:02 mais très souvent, on est dans une chambre
02:04 et puis vous n'avez pas le droit de sortir encore,
02:06 mais on ouvre la fenêtre dans la pièce à côté,
02:08 et tout d'un coup, vous entendez cet appel du dehors
02:10 sans avoir le droit de sortir,
02:12 et il a une saveur extraordinaire.
02:14 On plane vraiment dans l'instant,
02:15 et puis après, on peut le garder toute sa vie,
02:18 et puis en écrire éventuellement.
02:20 - Alors ce qui est intéressant, c'est que dans cette eau,
02:22 d'eau petite d'éternité, comme vous dites,
02:24 on sent toujours un amour fou de la langue française,
02:26 en fait, des mots, vous les caressez, vous les savourez.
02:31 Vous étiez un très grand lecteur,
02:32 enfant, j'imagine, c'est quelque chose qui ne date pas d'hier.
02:35 - Oui, c'est sûr.
02:36 J'étais surtout un très grand lecteur de romans,
02:39 ce qui fait que je suis un très mauvais lecteur de romans désormais,
02:42 parce que j'ai eu le sentiment d'avoir tellement vibré à des lectures
02:46 comme "L'île au trésor", "Crin blanc",
02:48 tout ce qu'on lit quand on est petit,
02:49 et d'avoir tellement vécu ça
02:51 que c'est d'une intensité telle dans ma mémoire
02:53 que j'attends un peu autre chose de l'écriture aujourd'hui.
02:56 Et heureusement, j'ai fait des rencontres d'écrivains
02:58 comme Marcel Proust, évidemment, le patron de ces petites choses,
03:03 lui qui a écrit tellement long,
03:04 mais finalement, il a écrit beaucoup, tellement long,
03:05 mais sur les toutes petites choses.
03:07 Et puis des gens comme Nathalie Sarraute ou Roland Barthes
03:10 ou Francis Manche, par exemple,
03:11 sont des écrivains aussi de l'intime et du minuscule
03:14 qui m'ont beaucoup marqué.
03:15 - Alors vous qui avez été professeur de lettres,
03:17 j'ai envie de vous demander,
03:18 quels sont les mots que vous aimez le plus dans la langue française ?
03:21 Est-ce qu'il y a des mots qui vous sont...
03:23 qui caressent l'oreille et d'autres qui vous irritent ?
03:26 - Ah oui, certainement.
03:28 Je trouve que le mot "mélancolie",
03:30 c'est certainement un des plus beaux.
03:32 J'ai eu le plaisir à utiliser, par exemple,
03:33 dans ce recueil, le mot "cranquignolet",
03:35 qui était un adjectif que je trouvais
03:37 dans le guide du retard, souvent,
03:39 quand souvent la personne qui allait dans un pays lointain
03:42 évoquait ce pays en disant
03:43 "il y a une atmosphère un peu cranquignolette",
03:45 alors on voit un petit peu un truc assez curieux, assez original.
03:50 Oui, c'est vrai que la sonorité du mot,
03:52 c'est quelque chose qui me fascine assez,
03:55 tellement que, bon, j'ai une collection sur les mots
03:57 qui s'appelle "Le goût des mots",
03:58 et donc j'ai invité des écrivains,
04:00 et dont Anne-Sylvestre, par exemple,
04:02 qui est une chanteuse qui a fait son premier recueil,
04:04 son premier livre à 80 ans, dans cette collection,
04:07 sur le bonheur comme ça d'aimer des mots,
04:09 de savourer des mots.
04:11 - Alors votre première nouvelle s'appelle "Sortir du tunnel".
04:13 Bon, alors il y a aussi le côté métaphorique,
04:16 passer de l'ombre à la lumière, bien sûr.
04:18 Et justement, cette possibilité de capter la lumière,
04:21 est-ce qu'elle est donnée à tout le monde ?
04:22 C'est une capacité particulière, une aptitude particulière ?
04:26 - Peut-être, peut-être.
04:27 C'est amusant parce que dans un livre récemment,
04:30 j'ai vu qu'à propos de cinéma muet,
04:32 on utilisait l'expression "doublure lumière",
04:34 à propos des gens qui venaient pour prendre la lumière,
04:37 mais qui n'étaient pas du tout dans le film,
04:38 ils n'étaient même pas figurants,
04:39 ils étaient là juste pour prendre la lumière.
04:41 Je me disais que ça serait un bon titre pour moi,
04:43 peut-être tout à fait à la fin de ma vie.
04:45 C'est-à-dire m'effacer un petit peu,
04:47 devenir quelqu'un qui va s'effacer,
04:49 mais qui laisse, j'espère, le souvenir d'une certaine lumière,
04:52 de quelque chose d'un petit peu lumineux,
04:54 un regard un peu lumineux porté sur la vie.
04:55 - Alors il y a une de vos nouvelles qui est consacrée à la rentrée,
04:58 ça vous fait toujours quelque chose, la rentrée ?
05:00 - Ah oui, parce que forcément ça me fait quelque chose,
05:03 parce que d'abord j'habite dans un petit village en Normandie,
05:05 mais à côté d'une école, et pas plus tard qu'hier matin,
05:09 je vois les parents qui accompagnent les enfants,
05:11 et c'est extraordinaire, quand ils arrivent
05:13 près de la porte d'entrée de l'école,
05:15 on sent qu'il y a quelque chose de sérieux qui se joue,
05:17 chez les enfants bien sûr,
05:18 parce que ça met en cause toute l'année qui va se passer,
05:20 mais chez les parents aussi,
05:21 on sent que c'est quelque chose qui rappelle des souvenirs,
05:24 mais parce qu'aussi ils aiment leurs enfants,
05:26 ils craignent quelque chose, et c'est important.
05:28 Et après on voit rentrée littéraire,
05:29 rentrée cinématographique, rentrée musicale,
05:31 mais toutes les rentrées sont des ersatz
05:33 de la vraie rentrée qui est la rentrée des classes.
05:34 - Qui reste la rentrée des classes.
05:36 En tout cas, vraiment, je vous conseille de lire,
05:38 c'est un bonheur de lecture,
05:40 les Instants Suspendus, c'est paru au seuil.
05:42 Merci beaucoup Philippe de Lerz.
05:43 - Merci à vous.
05:45 (Générique)
05:49 [SILENCE]