• l’année dernière
Les reporters photographes font encore rêver. Aventuriers, baroudeurs, artistes, ils ont leurs grandes figures et parmi celles-ci, on trouve le nom de Patrick Robert. Ce photographe de guerre a couvert la plupart des conflits de ces 40 dernières années. Il a travaillé pour les plus grands journaux de Time à Paris Match en passant par Newsweek, Le Figaro Magazine, le Point etc. Il a reçu une douzaine de prix internationaux et vient de publier le récit haletant de sa vie de grand reporter dans un livre-choc intitulé : "Chaque heure compte, la dernière tue".
Dans l’ouvrage, il y a la date charnière de 2003. Cette année-là, Patrick Robert est au Libéria pour suivre des combats près de Monrovia. Lors d’échanges de tirs, il est grièvement blessé par balles. A la suite de ce reportage réalisé pour Time Magazine et où il a failli perdre la vie, le journaliste va se plonger dans une introspection sur les dangers et l’utilité de ce métier. Un métier qu’il reprend et qui lui permet d’avoir suivi, en plusieurs décennies, les grands conflits du monde actuel : Iran, Irak, Afghanistan, Libye, Corée du Sud, Tchad, Algérie, Israël et la Palestine… Patrick Robert les explique de manière pédagogique et offre des éléments de réflexion pour tous les passionnés de géopolitique.
En complément de cet entretien exclusif, chacun pourra découvrir les remarquables photos du journaliste sur le site patrick-robert.com.

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Transcription
00:00 Les reporters photographes ont encore rêvé,
00:07 aventuriers, bourlingueurs, surtout artistes.
00:09 Ils ont leurs grandes figures et parmi celles-ci,
00:11 on trouve le nom de Patrick Robert.
00:13 Ce photojournaliste a couvert la plupart des conflits
00:16 de ces 40 dernières années.
00:18 Il a travaillé pour les plus grands journaux du Time à Paris Match,
00:21 en passant par Newsweek, Figaro Magazine, Le Point L'Express.
00:24 Il a reçu une douzaine de prix internationaux.
00:27 Bonjour, Patrick Robert.
00:28 Bonjour. Merci d'être à TVL.
00:30 Et vous venez de publier le récit de votre vie de grand reporter
00:33 dans un ouvrage intitulé Chaque heure compte la dernière tu
00:37 aux éditions Éric Bogné et en vente sur le site TVL.fr
00:41 sur la rubrique de TV Liberté.
00:44 On connaît le vieil adage "Vulnerate omnes ultima necat",
00:48 c'est-à-dire "Toute blesse la dernière tu".
00:51 Vous, vous préférez dire "Chaque heure compte la dernière tu".
00:54 Pourquoi ce titre ?
00:56 C'est la réflexion que je me suis fait au moment où j'ai été blessé,
00:59 gisant dans le caniveau sans espoir de voir venir une ambulance.
01:04 Et là, évidemment, c'est un lieu commun, mais enfin c'est la vérité.
01:09 Votre vie vous apparaît en raccourci.
01:13 Et en fait, ce sont surtout des regrets qui me sont...
01:16 J'ai surtout perçu des regrets.
01:18 Donc je me suis dit que j'ai pris conscience du temps qui passe.
01:23 J'ai pris conscience du fait qu'un jour ça s'arrête
01:25 et qu'à ce moment-là, il faut être prêt.
01:27 Et voilà, je me suis souvenu à ce moment-là de cette phrase
01:32 qu'on voit sous certaines horloges,
01:35 que j'avais vu moi sous une horloge en Savoie, un cadran solaire.
01:38 Et j'ai préféré "Chaque heure compte" plutôt que "Blesse"
01:44 parce que je pense qu'il y a aussi des heures agréables.
01:47 Toutes les heures ne blessent pas.
01:50 C'est une version "Chaque heure blesse la dernière tu".
01:53 C'est une version catholique très ancienne,
01:56 qui date des premiers temps de la religion,
02:00 où la religion était très doloriste.
02:02 Et après la Révolution française, il y a eu une version plus athée.
02:07 Et on a vu apparaître la formule "Chaque heure compte" et "La dernière tu".
02:11 Et donc, c'est une version disons plus récente, moins doloriste
02:14 et plus affranchie de la religion, en fait.
02:18 – Vous avez évoqué cette blessure, cette grave blessure barbale.
02:21 C'est dans votre récit "Une année charnière", ce moment-là, c'est en 2003.
02:26 Vous êtes au Liberia pour suivre les combats près de Moravia.
02:29 Et vous êtes effectivement grièvement blessé.
02:32 Vous êtes à ce moment-là, vous travaillez pour le Time magazine.
02:34 Et vous avez appelé ce chapitre "La blessure initiatique".
02:38 Je me suis posé la question, pourquoi le terme "initiatique" ?
02:42 – Parce que c'est une expérience véritablement initiatique
02:45 qui m'est arrivée, le fait d'être blessé.
02:49 Pour quelqu'un qui fait un métier exposé, un métier à risque,
02:52 j'imagine comme les militaires ou les policiers, ou les pompiers peut-être,
02:57 on espère toujours y échapper, mais quand ça nous arrive,
03:01 finalement on découvre des choses qu'on ne soupçonnait pas.
03:03 C'était mon cas.
03:04 Et cette blessure a ouvert en moi
03:10 une perspective de compréhension différente des choses.
03:13 J'ai vu le monde autrement.
03:14 – Comment ça se passe là, concrètement ?
03:16 Vous êtes près de Moravia, il y a des combats…
03:18 – Oui, le détail n'est pas beaucoup d'importance,
03:22 c'est simplement qu'il y a des combats entre deux mouvements, factions rivales.
03:28 Et je suis avec une des factions qui avance sur deux fronts, sur deux axes,
03:35 séparés par une sorte de rivière, et puis il y a deux ponts.
03:41 Je suis avec ceux qui sont devant un pont,
03:45 on traverse ce pont et en arrivant de l'autre côté,
03:48 je m'attends à voir arriver les gens qui sont de notre camp,
03:54 ceux qu'on est en train de suivre parce qu'on est trois journalistes,
03:59 prenant ce deuxième pont.
04:02 Et donc je m'attends à ce danger, je me suis dit,
04:04 si jamais on avance trop, si les autres avancent,
04:07 ils vont nous voir devant eux, ils vont nous prendre pour les autres,
04:09 ils vont nous prendre pour les rebelles et donc ils vont nous tirer dessus.
04:13 Donc j'avais ce souci en tête.
04:14 Et en fait c'est ce qui est arrivé.
04:15 Je suis arrivé, on est arrivé avec les combattants avec qui on était de l'autre côté,
04:20 les combattants avec qui j'étais,
04:23 arrosé l'avenue en direction des rebelles qui fuyaient,
04:26 et moi je me suis tourné dans l'autre direction
04:29 pour surveiller l'arrivée de l'autre flanc en fait,
04:33 et c'est là que j'ai été blessé de face.
04:35 Donc j'ai été blessé de face en tournant le dos au front.
04:38 Donc c'était bien une configuration de tir contre son camp,
04:41 "tyramie" on dit, voilà, donc c'est comme ça.
04:46 – Et on considère que vous êtes perdu ?
04:50 – Alors moi je sais que je n'emmène pas l'âge,
04:53 parce que je sais que ma vie est vraiment en sursis.
04:57 J'ai vu des gens mourir pour moins que ça.
05:00 Donc j'analyse tout de suite ma blessure et je sais que c'est très grave
05:04 et que ma vie est comptée, enfin là maintenant…
05:09 – Elle compte.
05:10 – Et voilà, c'est comme ça que j'ai pris conscience.
05:12 – Et par un concours de circonstances, vous allez réussir à être sauvé,
05:16 vous en sortez quand même deux arrêts cardiaques,
05:18 avec, c'est raconté dans l'histoire,
05:19 il y a beaucoup de pudeur, un rein en moins, un morceau d'intestin en moins,
05:22 vous expliquez la bravoure des personnels soignants.
05:25 Alors ce que je retiens de tout cela,
05:26 c'est qu'avant de vous préoccuper de votre sort,
05:30 ce qui vous préoccupe c'est votre matériel photo.
05:32 – Oui parce que tant que je n'étais pas mort,
05:36 je me dis que mon matériel pourrait peut-être me resservir,
05:38 mais surtout, il y avait dedans les images qu'on avait faites toute la matinée.
05:42 Parce que depuis 6h du matin, on avait beaucoup travaillé,
05:45 il était à peu près 2h, si je ne me souviens pas, 14h,
05:49 et donc on avait toutes les images qu'on avait faites le matin,
05:52 il y avait beaucoup d'images, il s'était passé beaucoup de choses.
05:55 Donc je pensais à mes images et je pensais aussi à mon matériel
05:57 qui a une valeur de toute façon,
05:59 et que je n'avais pas envie de laisser comme ça,
06:01 abandonné bêtement sur le terrain.
06:04 – Alors c'est quand même une épreuve qui est, une nouvelle fois,
06:06 bien racontée dans l'ouvrage, et on se dit que cette grave blessure,
06:10 ça aurait dû vous plonger, ou ça aurait pu vous plonger
06:13 dans une grande introspection sur les dangers et l'utilité de votre métier.
06:18 Et en fait, vous coupez court à tout cela avec une seule idée en tête,
06:20 je vous cite "reprendre le reportage pour vérifier que ma tête",
06:23 nous y voilà, "est toujours très bien connectée avec mon corps".
06:27 – Oui parce que…
06:28 – Et vous n'avez pas douté un instant,
06:29 qu'une fois que j'étais remis sur pied, à peu près, il fallait redémarrer.
06:32 – Non, non, c'est une péripétie, pour un journaliste,
06:34 c'est quelque chose qui… on s'y attend,
06:36 on espère que ça n'y arrivera pas.
06:37 – C'est un cas cardiaque, un rein en moi.
06:38 – Oui mais bon, voilà, ça arrive.
06:40 Vous savez, quand on assume les risques qu'on prend,
06:44 on en accepte les conséquences.
06:45 Et moi, j'estime que je m'en étais bien sorti,
06:47 enfin, je n'ai pas d'invalidité, vraiment, je m'en suis bien sorti.
06:51 Donc, pour moi, il n'y avait pas de débat, il n'y avait pas de raison d'arrêter.
06:58 Mais ce n'est pas du tout particulier,
07:02 c'est simplement le fait que je pense vraiment, sincèrement,
07:06 qu'une blessure pour un journaliste, c'est une péripétie,
07:09 c'est un incident de parcours, c'est tout, on se remet en selle, on repart.
07:12 – Vous repartez sur du reportage de guerre, à nouveau ?
07:15 – Ben oui.
07:15 – Il aurait pu être, je ne sais pas, paparazzi, photographe, aux zones de…
07:21 – Non mais la guerre, ce n'est pas toujours extrêmement dangereux,
07:25 ça se gère, le danger, vous voyez, quand vous sentez que c'est dangereux,
07:29 vous pouvez reculer, vous pouvez vous mettre à l'abri.
07:32 Donc on peut couvrir la guerre en prenant pas trop de risques,
07:34 il y a des façons de gérer ça.
07:37 Mais surtout, c'est tout, c'est ce que je sais faire en fait,
07:43 c'est là où je suis le plus à l'aise pour travailler.
07:46 Donc, je n'ai pas de raison de me priver de ça,
07:48 si je m'enlève ça, je vais faire quoi ? Non.
07:51 – Vous dessinez par petits points le métier de journaliste,
07:53 mais je reste sur cette notion-là du journalisme
07:58 qui doit concevoir l'acceptation du risque.
08:00 – Oui.
08:00 – Et vous ajoutez que ce métier impose le consentement à exposer sa vie,
08:04 c'est ce que vous venez de dire à l'instant d'ailleurs.
08:06 Et moi j'ai envie de vous dire, à l'exposer mais pas à la jouer sa vie.
08:09 Exposer sa vie mais pas jouer sa vie parce que, par exemple, vous expliquez,
08:13 je ne porte pas de gilet pare-balle, je ne prends pas d'assurance,
08:16 d'assurance de vie, c'est des assurances ponctuelles,
08:18 comme on peut en prendre quand on est en déplacement à l'étranger,
08:21 à titre individuel.
08:22 – Ça joue avec la vie ?
08:24 – Non, les assurances c'est une question d'argent, ça coûte beaucoup trop cher,
08:28 les reportages ne sont pas assez rentables pour prendre une assurance.
08:35 Si on prend une assurance, on n'a aucune chance de rentabiliser le temps qu'on y passe.
08:41 Donc pas d'assurance.
08:43 – Le gilet pare-balle.
08:44 – Le gilet pare-balle, c'est très simple, c'est trop lourd.
08:47 Soit, moi je porte déjà beaucoup de matériel, un peu d'eau,
08:51 je marche des kilomètres, si jamais il y a un danger qui survient,
08:56 je préfère courir ou me mettre à l'abri
08:58 plutôt que d'être écrasé par le gilet pare-balle qui va me clouer sur place.
09:02 Mais aussi, je n'aime pas l'idée, soit de protection, de confort
09:10 que le gilet procure, d'une façon totalement artificielle,
09:13 et je n'aime pas non plus avoir l'air abrité alors que les gens autour de moi,
09:17 les femmes, les enfants, les civils, sont exposés.
09:20 Je me sens extrêmement mal à l'aise.
09:22 Donc, pour toutes ces raisons, je n'aime pas porter le gilet pare-balle.
09:26 En revanche, quand le risque principal, c'est les tirs d'artillerie,
09:31 comme par exemple en Ukraine, en Ukraine, je porterais un gilet pare-balle
09:34 parce que le risque principal, c'est les tirs d'artillerie,
09:37 c'est-à-dire que les obus tombent, on ne sait pas d'où, on ne sait pas quand,
09:39 on n'a pas le temps de se mettre à l'abri,
09:41 et il y a des éclats qui volent dans tous les sens.
09:44 Donc là, sincèrement, vous ne pouvez pas travailler sans gilet pare-balle,
09:47 c'est vraiment suicidaire pour le coup.
09:50 Mais il y a toujours moyen, quand on fait un conflit,
09:52 de mesurer le risque et de ne pas s'exposer bêtement, je veux dire.
09:58 En fait, il n'y a aucune photo qui mérite qu'on prenne une balle dans la peau
10:01 ou un éclat d'obus.
10:03 Donc, il faut savoir gérer ça, il faut savoir être raisonnable,
10:06 il faut gérer le risque en fonction des enjeux.
10:09 Et donc, il y a moyen de se mettre à l'abri.
10:13 – Toujours dans la définition du rôle de photojournaliste,
10:18 c'est-à-dire la vision que vous en avez, vous dites,
10:19 le photographe est toujours seul à décider.
10:21 – Oui, personne ne peut décider à votre place.
10:26 D'abord, quand vous êtes sur le terrain, vous êtes physiquement seul,
10:32 mais même au moment de partir, aucun rédacteur en chef
10:36 ne peut vous imposer d'aller risquer votre vie, d'aller faire une guerre
10:39 si vous n'avez pas envie d'y aller, si vous ne le sentez pas, vous n'y allez pas.
10:42 Enfin, vous avez le droit de ne pas y aller, personne ne vous le reprochera.
10:45 Personne ne vous reproche de ne pas avoir envie de faire la guerre
10:48 ou de faire une guerre ou de partir,
10:50 en tout cas c'était comme ça qu'on fonctionnait à Sigma,
10:53 c'était vraiment une règle,
10:56 on n'impose jamais à un photographe de faire un sujet.
11:01 – Vous avancez toujours dans cette notion,
11:02 vous dites qu'il y a encore deux choses,
11:05 je veux dire presque des principes non négociables de votre point de vue,
11:09 deux notions sur lesquelles j'aimerais insister.
11:12 Un, vous dites, je ne suis pas un journaliste engagé.
11:15 Et ça, je trouve que dans un cas d'un conflit,
11:18 comment on fait pour ne pas prendre parti pour l'un ou pour l'autre ?
11:21 – C'est très simple. – Pour l'agresseur et l'agressé souvent.
11:23 – C'est ça, il suffit de montrer les points de vue de tout le monde
11:26 et surtout il s'agit de rapporter les documents, images, sons, vidéos,
11:33 pour ceux qui font de la vidéo, textes pour les écrivains,
11:38 de rapporter les éléments de compréhension qu'on doit livrer au public,
11:43 c'est le public qui décide par la suite.
11:46 Mais le journaliste sur place, je pense qu'il n'a pas besoin de s'engager,
11:50 parce que d'abord les choses sont évidentes,
11:52 on voit bien de quel côté sont les victimes,
11:56 on voit bien comment la mécanique de la guerre fonctionne,
12:04 et donc il n'y a pas besoin de s'engager, c'est enfoncer les portes ouvertes.
12:08 En revanche, on a besoin d'avoir la tête froide
12:12 et d'avoir le souci de bien comprendre ce qui se passe
12:16 de façon à bien le transmettre.
12:19 Voilà, il n'y a pas besoin d'engager.
12:20 – Et ça c'est la deuxième leçon,
12:21 je me dois de reproduire la réalité qui a été perçue.
12:23 – Absolument, la réalité que j'ai perçue,
12:26 mais c'est attention, on peut se tromper, c'est ça la délicatesse du truc,
12:30 c'est que le journaliste sur place, il peut être très sincère,
12:34 il peut montrer très sincèrement une version de l'histoire
12:40 sans savoir qu'il n'a pas tout vu, qu'il se passe autre chose ailleurs, etc.
12:43 Il ne sait pas tout.
12:44 Mais en revanche, Aminima, il a l'obligation de comprendre ce qui se passe
12:51 et de traduire ce qu'il a compris.
12:54 – Vous savez que ça va à contresens un peu d'opinion publique
12:56 qui considère aujourd'hui que les photographes sont des gens
12:58 qui aident à faire percevoir une réalité qu'on cherche souvent à leur imposer.
13:02 – Malheureusement, c'est un peu le cas aussi chez beaucoup de confrères,
13:06 pas seulement les photographes d'ailleurs.
13:08 Mais ce n'est pas si grave parce que de toute façon,
13:12 les informations finissent toujours par passer.
13:17 Les photographes professionnels, c'est-à-dire ceux qui sont journalistes,
13:21 qui ont une carte de presse, qui travaillent pour une organe de presse identifiée,
13:26 n'ont pas la volonté de tricher sur l'histoire.
13:29 Je n'ai jamais vu ça, jamais.
13:32 Les rares fois où ça s'est vu, ils ont été écartés très vite par leur rédaction
13:36 ou alors ils ont été boycottés par les diffuseurs
13:38 et donc ils n'ont jamais été plus publiés.
13:41 Donc contrairement aux idées répandues,
13:44 il y a une certaine rigueur et de surveillance dans le métier
13:49 qui surveille tout ça, on est conscient des problèmes.
13:53 – C'est-à-dire que la notion de sincérité reste présente ?
13:56 – Oui, c'est pour ça que moi je me donne l'obligation
13:59 de bien m'informer sur l'historique des conflits.
14:03 C'est pour ça que dans mon livre, j'ai pu facilement
14:07 retraduire le contexte historique du conflit.
14:11 Il faut les chercher très très loin, quelques fois plusieurs siècles en arrière
14:14 pour comprendre comment les gens en arrivent aujourd'hui à s'entretuer
14:20 et cette démarche, finalement, elle m'est absolument indispensable
14:25 pour bien analyser ce qui se passe
14:27 et donc pour bien rapporter l'événement dans sa complexité.
14:31 – Vous êtes le témoin à cheval sur deux siècles
14:34 des conflits et des drames qui ont secoué la planète.
14:36 Il y a souvent beaucoup d'horreurs, mais aussi des rencontres avec des peuples,
14:40 de l'Afghanistan au Rwanda en passant par l'Algérie, la Roumanie,
14:43 le Libéria bien sûr on en parlait.
14:45 Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans votre carrière ?
14:48 Question difficile forcément.
14:51 – Mais tout m'a intéressé parce que ma démarche était d'être là partout
14:59 où l'histoire s'écrivait, dans mon siècle,
15:01 pas dans mon siècle, dans ma période, dans mon temps.
15:04 Et donc c'est ça que j'ai essayé de faire,
15:07 j'ai essayé d'être là où des événements
15:11 qui allaient compter pour notre postérité se déroulaient.
15:15 Et donc c'est valable pour les conflits
15:17 parce que c'est là où c'est le plus spectaculaire,
15:19 mais aussi dans tous les domaines, dans la politique,
15:23 la politique intérieure, la politique internationale,
15:25 dans les événements culturels, artistiques.
15:29 J'ai adoré faire des tournages de films,
15:30 des premières de grands spectacles, des portraits de personnalités,
15:35 j'ai beaucoup aimé faire tout ça et j'avais vraiment l'impression,
15:38 en le faisant, que je faisais du news.
15:41 Vous voyez pour moi la culture ça fait partie du news,
15:43 je le mets dans le même genre journalistique, c'est de l'actualité.
15:50 Et c'est comme ça, c'est l'actualité de notre époque,
15:52 c'est en ça que ça m'intéressait.
15:53 Je vais tourner un peu ma question,
15:54 parce que j'ai essayé d'avoir une réponse.
15:56 Dans ce cas-là, quelle est une personnalité qui vous a la plus marquée ?
15:59 Après tout, vous avez été en Libye rencontrer Kadhafi,
16:03 vous êtes allé en Afghanistan rencontrer le commandant Massoud.
16:05 Quelles sont ces personnalités qui vous ont la plus marquées,
16:08 en bien ou en mal, mais qui étaient extraordinaires ?
16:13 Je ne peux pas dire, je ne peux pas mettre une hiérarchisation de ces personnes.
16:17 J'ai rencontré tous les grands chefs d'État,
16:19 je n'ai pas eu de discussion personnelle avec eux,
16:25 je les ai croisés dans leur vie politique,
16:27 moi j'étais journaliste, j'étais photographe, je les ai observés.
16:31 Enfin, je n'ai pas eu de relation personnelle avec eux pour la plupart.
16:34 Donc c'est quand même une vision un peu distante que j'ai avec eux.
16:38 Mais quand même, dans la durée, au cours des années,
16:41 on finit par suivre les évolutions des gens, des personnalités.
16:46 Et moi, toutes les personnalités historiquement intéressantes
16:50 m'ont intéressé, tout simplement, parce que ça fait partie de mon intérêt.
16:55 Mais sincèrement, j'aurais du mal à hiérarchiser.
16:57 Est-ce que Kadhafi, vous en parlez longuement,
16:59 il propose des personnages hors normes ?
17:02 Ah oui, on peut le dire, oui.
17:03 On peut le dire, oui.
17:05 Il était à l'image de ce qu'on s'en faisait ?
17:07 Kadhafi, mais Salam Hussein, beaucoup de gens.
17:12 Ce sont des personnages charismatiques
17:16 qui ont été extrêmement cruels, sévères, des dictateurs,
17:22 avec des régimes totalitaires.
17:25 Et donc, c'est intéressant d'étudier le mécanisme
17:29 d'asservissement des peuples, d'une certaine façon,
17:32 et comment, même encore aujourd'hui,
17:38 il y a des tentatives de réhabilitation de Kadhafi ou de Salam Hussein.
17:41 Et ça, c'est fascinant.
17:44 Vous n'avez pas, dans l'ouvrage,
17:48 évoqué les différents conflits entre Israël et les Palestiniens.
17:52 Et je pensais à ça parce qu'il y a le ministre israélien de la Défense
17:57 qui a accusé plusieurs photojournalistes indépendants
17:59 d'avoir été prévenus en amont des massacres
18:02 qui allaient être perpétrés par le Ramas.
18:04 Il dit "ce ne sont que des terroristes
18:06 qui devraient être traités comme tels".
18:09 Là, il y a une mise en cause, avez-vous pas le problème ?
18:12 Mais voyez, cette mise en cause des photojournalistes,
18:14 c'est quand même quelque chose de très fort, d'un seul coup.
18:16 Oui, attention.
18:19 Aujourd'hui, j'en parle dans le livre,
18:21 on n'en voit plus de photographe depuis Paris ou depuis Londres ou New York
18:27 couvrir des... enfin très peu, ça arrive encore,
18:29 mais bon, très très peu à la marge, couvrir des conflits comme ça.
18:32 On utilise des photographes locaux,
18:34 car le numérique a mis la photographie accessible
18:38 à des gens qui sont démunis de tous moyens chimiques
18:46 ou vous voyez, pour faire la photo,
18:48 qui était le problème qu'on avait avant avec l'argentique.
18:50 Aujourd'hui, avec le numérique,
18:52 tout le monde peut faire des photos et les envoyer.
18:54 On fournit à ces photographes du matériel,
18:57 des ordinateurs, des appareils photo
18:59 et on récupère leurs images.
19:00 Le problème de la bande de Gaza,
19:04 c'est que les photographes qui travaillent pour notre presse,
19:07 ils sont enfermés dans la bande de Gaza
19:10 avec tous les groupes qui s'y trouvent,
19:12 les groupes armés qui s'y trouvent.
19:14 Et donc, forcément, on ne sait jamais
19:17 s'ils prennent parti pour leur camp ou pas.
19:20 Et on peut imaginer qu'ils n'ont pas trop le choix,
19:22 ils sont obligés de montrer la réalité qu'on leur donne à voir.
19:26 Et donc, c'est pour ça qu'il y a une confusion.
19:30 Et évidemment, s'il y avait des photographes professionnels
19:33 qui travaillent pour nos agences étrangères,
19:36 Reuters, AFP, etc., du côté du Hamas
19:40 et qu'ils suivent le Hamas,
19:43 sont-ils membres du Hamas ou sont-ils des sympathisants
19:46 ou sont-ils juste des journalistes neutres qui font leur travail ?
19:50 Devraient-ils, étant informés qu'ils allaient massacrer
19:54 des civils israéliens en dehors de la bande de Gaza,
19:57 auraient-ils dû prévenir les autorités israéliennes ?
20:01 Tout ça, c'est des questions importantes,
20:03 mais un journaliste n'a pas à prévenir des autorités
20:05 qu'il va se passer quelque chose, normalement.
20:07 C'est ce qu'on appelle la confidentialité des sources.
20:12 Maintenant, est-ce que les journalistes palestiniens
20:16 qui travaillent à Gaza, donc qui sont des Gazaouis eux-mêmes,
20:21 est-ce qu'ils sont des supporters du Hamas ?
20:23 On ne sait pas, en fait, c'est tout le problème.
20:28 – On peut penser qu'ils ne sont pas des supporters d'Israël.
20:31 – Non, on peut le dire, on peut le dire certainement.
20:34 Mais c'est toute la difficulté.
20:36 Comment reconnaître un vrai journaliste d'un militant ?
20:39 C'est pour ça qu'il ne faut pas être militant,
20:41 parce qu'après, on ne sait plus où s'arrête la limite du militantisme
20:44 et on met en cause la sincérité de la presse, du journalisme.
20:53 C'est un vrai problème.
20:54 – Au cœur de ces reportages de guerre,
20:57 donc que l'on survole, plus qu'on survole,
21:01 qu'on évalue au fur et à mesure de l'ouvrage,
21:04 vous précisez qu'il y a des moments de respiration, quand même,
21:08 dans votre métier, j'en ai retenu deux.
21:10 C'est quand même là, à la soirée des victoires des Bleus en 1998,
21:15 mais là c'est sous la pluie à Copacabana.
21:18 C'est une erreur de destination ?
21:21 – Non, pas du tout.
21:22 Je raconte l'histoire, je ne voulais absolument pas courir la Coupe du Monde.
21:26 Moi, je déteste faire photographier le sport, je ne comprends pas les règles,
21:30 donc je ne sais pas anticiper les actions,
21:32 je rate toutes les actions importantes, donc je ne suis pas bon pour le sport.
21:37 Et puis en plus, je n'aime pas les sports d'équipe,
21:38 je n'aime pas les phénomènes de foule, bon, tout ça, ce n'est pas pour moi.
21:43 – Surtout alors, d'un coup, vous faites le mondial de football,
21:46 puisque vous n'avez pas de sport.
21:47 – Voilà, donc je m'étais dit, j'avais dit à la rédaction
21:51 que je ne voulais rien faire sur le mondial à Paris.
21:56 Mais pour la finale, les Français se trouvent en finale,
22:01 et on se rend compte qu'on n'a personne à Rio,
22:06 au cas où les Brésiliens gagnaient, finalement,
22:09 ce qui était probable, enfin, ce qui était une éventualité.
22:13 Et donc, je n'ai pas pu dire non, on m'a envoyé à Rio,
22:17 et puis c'était une catastrophe, parce qu'il pleuvait tout le temps.
22:20 Je raconte ça d'une façon un peu humoristique,
22:24 parce que ça fait partie des péripéties de ce métier
22:28 où, quelquefois, on a raison de se moquer de soi-même.
22:33 – Avec l'arrivée du numérique, vous en parliez à l'instant,
22:35 des smartphones, de l'intelligence artificielle,
22:37 qui permet de retoucher, recréer des photos,
22:39 on le voit même dans les publicités.
22:41 Je vous pose la question crûmeur, est-ce que vous avez encore une utilité ?
22:44 – Moi, je crois, le problème, il y a deux choses,
22:49 c'est l'utilité, et puis, est-ce que notre activité est viable ?
22:54 Parce qu'en fait, on a un problème, l'économie de la presse va tellement mal
22:59 qu'on ne sait pas comment financer le photojournalisme.
23:03 C'est une des raisons pour lesquelles on fait appel largement aux photos extérieures,
23:06 parce que c'est gratuit ou pas cher.
23:09 Je pense qu'on aura toujours besoin de quelqu'un dont c'est le métier,
23:16 qui connaît les règles, qui connaît les contraintes,
23:21 et qui sait ce qu'il ne faut pas faire.
23:23 C'est surtout ça, en fait, pour avoir une information qui soit incontestable.
23:29 Donc ça, je pense qu'on aura toujours besoin de professionnels pour faire des images.
23:33 Mais c'est vrai que par le numérique,
23:37 on a la tentation de diffuser des images dont on ne connaît pas les sources,
23:42 et même quand on connaît les sources,
23:43 on n'est jamais sûr que la personne qui a fait la photo
23:46 n'a pas pris position pour son camp,
23:47 ou qu'il ne soit pas manipulé par les autorités qu'il y a autour de lui.
23:53 Et donc, c'est des documents dangereux dans le cadre de la liberté de la presse.
24:02 – Il y a une très belle photo de vous qui est sur votre site,
24:04 on va essayer de la montrer,
24:06 de ces Afghans à cheval et avec des tanks qui sont derrière eux,
24:11 le choc de deux civilisations, de deux époques.
24:14 Et on se dit, aujourd'hui, je peux vous la recréer ici ?
24:20 – Recréer ?
24:21 – Avec l'intelligence artificielle, je vous la refais ?
24:22 – Ah oui, c'est ça.
24:24 L'intelligence artificielle pose plusieurs problèmes qui sont sur la table.
24:29 Tout le monde en est conscient, on ne sait pas encore trop comment les résoudre.
24:31 Le premier problème, c'est le pillage.
24:33 C'est-à-dire qu'une photo reconstituée par l'intelligence artificielle,
24:38 c'est une photo qui prend ailleurs des extraits de plusieurs images
24:42 qui fait avec 3-4 images qu'en fait une autre.
24:45 Et donc, ça pose un problème du pillage des droits
24:48 de ces autres photos qui sont utilisées et détournées.
24:51 Pour dire autre chose que ce que l'auteur a voulu dire.
24:54 Ça, c'est le premier problème.
24:56 Le deuxième problème, c'est la rémunération, en effet.
24:59 C'est-à-dire que du pillage, c'est du pillage.
25:00 C'est-à-dire que ceux qui ont, malgré eux,
25:03 fourni ces images à l'intelligence artificielle ont été spoliés.
25:08 Et puis surtout, l'autre raison la plus grave, c'est que
25:15 on ne saura plus bientôt distinguer une photo authentique
25:21 d'une photo recrée.
25:23 Ça, c'est grave, évidemment.
25:24 – Vous observez tout ça, la perte du prestige du photojournalisme,
25:28 les mutations profondes de la presse et de l'image
25:31 que vous avez évoquées d'ailleurs avec moi à l'instant.
25:33 Et vous parlez même de la fin d'un système.
25:35 Et puis, là encore, dans une toute dernière ligne,
25:37 c'est la fin, c'est la mort.
25:38 Et puis, je suis quand même prêt à repartir.
25:41 – Oui, parce que c'est…
25:42 – Il n'y a pas de retraite chez les photojournalistes, c'est pas ?
25:45 – Pas chez moi.
25:47 Non, mais je crois que c'est une vocation, c'est un sacerdoce.
25:56 Non, et puis c'est quand même passionnant.
25:58 Vous voyez, quand vous faites une chose passionnante,
26:00 on ne peut pas vous dire "Coco, c'est fini, t'es à la retraite".
26:03 Il y a quand même une chose qui change,
26:05 c'est qu'au bout d'un moment, physiquement, vous courrez moins vite.
26:09 C'est mon cas, je cours un peu moins vite.
26:11 Et donc, ça, ça peut quand même vous retenir.
26:13 J'aurais des scrupules à couvrir à certains conflits aujourd'hui,
26:19 parce que je sais que je ne cours plus assez vite.
26:22 Mais il y a toujours des façons de faire sans être obligé de courir.
26:29 – J'ai utilisé pour vous dessiner auprès de nos téléspectateurs
26:31 le terme "un peu aventurier".
26:33 Vous n'avez pas réagi.
26:34 Mais finalement, vous avez entre vos mains un métier qui reste
26:37 un des derniers métiers hors normes, extraordinaire.
26:41 J'ai l'air des personnages de romans, avec des péripéties,
26:44 avec, on le voit bien, des femmes, avec de l'adrénaline.
26:47 Un personnage, on pourrait dire, pour les plus anciens de nos téléspectateurs,
26:52 à la Malco dans un roman de Gérard Devilliers.
26:54 Et ça tombe bien d'ailleurs, parce que vous avez prêté vos traits
26:57 à un roman de Gérard Devilliers, "Mission Kaboul".
27:00 – Absolument, c'est amusant.
27:02 J'étais à Kaboul au moment du retrait des soldats soviétiques.
27:08 Et ma rédaction m'appelle en me disant, ils ont eu l'information
27:11 que Gérard Devilliers venait enquêter pour faire un nouveau livre.
27:16 Et donc, ils m'ont suggéré de le suivre pour faire un sujet sur lui.
27:21 Donc, je l'ai accompagné en Afghanistan, on s'est bien amusé,
27:24 parce qu'il était très drôle.
27:25 Et puis, je lui ai présenté toutes les figures de Kaboul, les personnages,
27:30 les gens qui comptent, et même les endroits que je lui ai montrés.
27:34 Ils sont dans le livre, on les retrouve dans le livre,
27:36 avec d'autres traits, d'autres non, mais ils sont là, c'est assez amusant.
27:40 – Un métier d'aventurier, vous signez ?
27:43 – Oui, je ne sais pas, oui, ça se fait comme ça.
27:45 – Quand vous l'avez commencé, vous vous êtes dit,
27:46 c'est un métier d'aventurier, j'aurais l'adrénaline des femmes,
27:49 et pas la fortune, j'ai bien compris.
27:50 – Non, non, non, pas du tout, pas du tout, je ne me suis pas dit ça.
27:53 Non, j'avais envie de… je ne savais pas quoi faire,
27:55 sincèrement, si j'avais su quoi faire, je n'aurais pas fait ce métier,
27:58 mais je ne savais pas quoi faire.
28:00 J'étais, par nature, intéressé par tout, tout m'intéresse en fait,
28:06 c'est un peu mon drame, comment choisir un métier quand tout vous intéresse.
28:10 Mais je ne me voyais nulle part à ma place,
28:12 et j'ai trouvé par un concours de circonstances cette activité, ce métier,
28:18 et je n'y suis plus parce que, en fait, c'est vraiment l'occasion
28:22 de tout voir dans tous les domaines, le spectacle, les conflits, la politique,
28:30 et des tas de choses partout, et c'est ça qui m'intéressait.
28:34 Je me suis beaucoup dispersé d'ailleurs,
28:36 c'est pour ça que ce livre parle un peu de tout, pas seulement des conflits,
28:40 parce que c'est ce qui m'intéressait,
28:41 ce qui m'intéressait c'était, ce qui fait l'intérêt, en quelque sorte,
28:46 de ma carrière, si on peut dire ça comme ça, c'est sa dispersion finalement.
28:51 – Et qu'on retrouve dans chaque heure compte la dernière Rtu,
28:53 40 années de conflits à travers le monde,
28:55 et pas que, merci beaucoup d'être passé jusqu'à TVL pour nous en parler.
28:59 Merci à vous. – Merci à vous.
29:01 [Générique]

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