la chasse aux lions

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00:00:00 La chasse au lion, livre audio gratuit, un roman de Alfred Asselan, lu par Amina Grobis pour le compte de audocité.net sous licence créatif.commone
00:00:11 Chapitre 1 A la cantine
00:00:14 Lui c'était Pitou, moi c'était Dumanet. Lui ne reculait jamais, moi j'avançais toujours.
00:00:21 A nous deux nous faisions la paire, comme disait le capitaine Chambard de Montpellier, qui s'y connaissait.
00:00:28 Le jour donc que nous étions assis tous les deux, Pitou et moi, dans la cantine de l'aveuille Mouillotrou du 7ème de ligne, pour l'heure en garnison à Baccarat, pas loin d'Alger, 200 km,
00:00:38 voilà que je me mets à bailler comme une nuit trop fonde de la mer.
00:00:42 Pitou, qui roulait sa cigarette entre ses doigts, la pose sur la table et me regarde d'un air étonné.
00:00:48 « Vous n'avez jamais vu Pitou étonné ? C'est ça qui vous étonnerait.
00:00:53 » Alors ça ne lui arrive presque jamais, oui, mais quand ça lui arrive, il écarte ses dix doigts, qui sont faits comme dix boudins.
00:00:59 Il ouvre sa bouche en forme de four de boulanger et ses yeux presque ronds comme la lune dans son plein.
00:01:05 C'est sa manière de laisser entrer les idées. Il me dit « Dumanet ». Moi je lui répliquais « Pitou, tu t'ennuies ? »
00:01:14 « Oui, Pitou. » « Ah ! » Il réfléchit pendant cinq minutes. Le temps de fumer sa cigarette est repris.
00:01:21 « Pitou, tu t'ennuies donc ? » « Ah ! pour sûr. Et toi ? » « Pas moi. »
00:01:25 « Pitou, tu es bien heureux. C'est que tu es philosophe. »
00:01:29 Il me dit encore « Dumanet, qu'est-ce que c'est que ça, un philosophe ? »
00:01:33 « Parbleu, tu le vois bien. C'est un qui s'amuse quand les autres s'ennuient. »
00:01:37 Il secoua la tête. « Dumanet, je ne m'amuse pas. »
00:01:40 « Alors tu t'ennuies ? » « Non. » « Qu'est-ce que tu fais donc ? »
00:01:44 « Je vis. Et toi ? » « Moi aussi, Pitou. Mais je voudrais quelque chose de mieux. »
00:01:50 « Quoi donc ? » « Je voudrais faire parler de moi dans les gazettes. »
00:01:53 « Comme Napoléon à Sainte-Hélène ? » « Tout juste, Pitou. Comme Napoléon à Sainte-Hélène et aussi à Austerlitz. »
00:01:59 « Tu veux être empereur, alors ? » « Non, non, Pitou. Mais je voudrais qu'on parle de moi comme d'un empereur. »
00:02:05 « Ça ferait plaisir au père Dumanet qui mettrait ses lunettes là-bas, au coin du feu, pour lire dans les papiers publics que je suis un homme fameux. »
00:02:12 « Dumanet, Dumanet, l'ambition te perdra. »
00:02:16 « Je dis encore, Pitou, mon ami, ce n'est pas tout ça. »
00:02:19 « Ah ! » dit Pitou, « je m'en doutais bien. » « Qu'est-ce qu'il y a encore, Dumanet ? »
00:02:23 « Il y a mon vieux Pitou que je veux me signaler. »
00:02:26 « Eh bien, signale-toi. Ça te fera honneur et ça me fera plaisir. »
00:02:30 « Oui, mais je ne veux pas me signaler tout seul. Je veux que tu te signales aussi, Morbleu. »
00:02:35 « Ça, » dit Pitou, en appuyant son manteau sur sa main, « c'est à voir. »
00:02:39 « Qu'est-ce que tu feras pour nous signaler ? »
00:02:42 Ce pauvre Pitou, c'était un ami, et un bon, un vrai, un solide, un sûr,
00:02:47 mais qui n'avait pas pour cinq centimes de devinette.
00:02:50 Il fallait tout lui expliquer, depuis A jusqu'à Z.
00:02:53 Je lui dis, « Pitou, regarde devant toi. »
00:02:55 « Là, tu vois bien à droite des orangers et des citronniers,
00:02:58 à gauche des champs de tabac et des vignes, et au milieu la ville,
00:03:01 et plus loin encore la plaine jusqu'aux montagnes bleues. »
00:03:04 « Eh ! ça, c'est beau, ça ! »
00:03:06 « Oui, dit Pitou, c'est magnifique tout ça, mais ça n'est ni à toi ni à moi.
00:03:11 C'est à des bourgeois qui n'ont pas envie de nous en faire cadeau. »
00:03:14 Alors je répliquai, voyant qu'il venait de lui-même, où j'avais voulu l'amener.
00:03:18 « Pitou, la terre est grande, et les bourgeois ne l'ont pas prise toute entière.
00:03:22 De l'autre côté des montagnes, là-bas, au sud, il y a un pays superbe qui n'a pas de propriétaire. »
00:03:28 « Oh ! dit Pitou étonné, pas de propriétaire ? Est-ce Dieu possible ?
00:03:33 Et nous pourrions l'avoir pour rien du Manet ? »
00:03:35 « Presque rien, la peine de le prendre. »
00:03:38 « C'est le désert, alors, du Manet, et tu dis que c'est grand ? »
00:03:41 « Douze cents lieues de long et trois cent cinquante lieues de large. »
00:03:45 « Quinze fois la France. C'est le capitaine Chambard qui me l'a dit. »
00:03:48 Pitou réfléchit et dit, « Le capitaine Chambard, ça n'est pas tout à fait l'évangile, mais c'est tout comme.
00:03:55 Pour l'or, qu'est-ce qu'il y a dans ce pays qui est quinze fois grand comme la France ? »
00:03:58 « Il y a de tout, et encore autre chose. Par exemple, des lièvres. »
00:04:03 « Connu, ça ! »
00:04:05 « Des perderies. »
00:04:07 « Connu. »
00:04:08 « Des sangliers. »
00:04:10 « Des outardes. »
00:04:12 « Qu'est-ce que c'est que ça ? »
00:04:14 « Ça, c'est des oies, très grosses. »
00:04:16 « Bon, ça va bien. Et encore ? »
00:04:18 « Mais s'il y a tant de bonnes choses dans le pays, pourquoi donc est-ce qu'on ne nous y mène pas tout de suite, du Manet ? »
00:04:22 Je répondis, « Pitou, je ne sais pas. Je le demanderai au capitaine Chambard. »
00:04:26 Il reprit, « Mais tout ça, c'est très bon. Le bon Dieu a mieux traité les moricaux que nous. »
00:04:31 « C'est pas possible. Le bon Dieu est juste.
00:04:35 Si il y a mis là-bas tant de lièvres, de perderies, de lapins, d'outardes et de sangliers, c'est qu'il y a mis autre chose, comme la fièvre, la gale et la peste.
00:04:43 « Ni la fièvre, ni la gale, ni la peste, mon vieux Pitou. Tout au plus quelques chacals. »
00:04:48 Pitou répliqua, « Ah, les chacals ! Ça ne vaut pas la peine d'en parler. Je les renverrai à coups de pied. Il n'y a pas d'autres vilaines bêtes ?
00:04:56 Une hyène par-ci, par-là. Bon, l'affaire d'un coup de fusil. Il n'y aurait pas aussi quelques panthères ?
00:05:03 « Il y en a, mais si petites que je ne sais pas si ça peut compter. »
00:05:05 Pitou prit un air grave. « Les panthères du Manet, ça compte toujours. Te souviens-tu du sergent Boutavoine ?
00:05:12 « Le sergent Broutavoine ? » « Connais pas. »
00:05:14 « Comment tu n'as pas connu le sergent Broutavoine ? »
00:05:17 « Qui t'a fiché quatre jours de salle de police pour avoir manqué à l'appel, trois semaines avant d'aller à Zalcha ? »
00:05:23 « Broutavoine, un petit, maigre, roux, large des épaules, qui grognait matin et soir, et qui est mort lieutenant, avec la croix, l'année dernière, à l'assaut de Malakoff, en Crimée.
00:05:33 « Ah ! Broutavoine, le Rousseau Broutavoine, un qui disait toujours à l'exercice, qu'est-ce qui m'a fichu les conscrits pareils ? »
00:05:41 « Ça tient son fusil comme un bâton de sucre d'orge. »
00:05:43 « Eh bien, qu'est-ce qui lui arriva au sergent Broutavoine ? »
00:05:46 Alors Pitou répondit. « Il lui arriva du Manet qu'un soir d'été, tiens, un soir comme celui-ci, le ciel était bleu.
00:05:53 « Il alla tout seul derrière une haie pour comme qu'il irait réfléchir, vu que son notaire l'en avait prié par le moyen de ce que sa tante était morte, et lui avait laissé un pré là-bas dans l'Aveyron, loin, bien loin de Paris, pas loin de Rodez. Fallait-il vendre, fallait-il pas ? »
00:06:10 « Il réfléchissait, le nez sur sa lettre, couché sur le ventre et dans l'herbe. Voilà qu'il sent tout à coup quelque chose comme une fourche, à sept ou huit dents, qui se serait plantée dans le côté opposé à la figure, mais plus bas, et qui est enlevée en l'air à une hauteur de trente-quatre à trente-cinq centimètres. Tu vois ça d'ici ? »
00:06:27 « Lui, pas content du tout, se retourne pour regarder celui qui lui faisait cette mauvaise farce, car enfin ce n'est pas honnête de prendre ainsi un sergent par le fond de la culotte. Pas du tout, ce n'était pas un farceur, c'était une belle panthère de deux pieds et demi de haut, grosse comme un veau de six semaines. Ah ! fichtre ! »
00:06:45 « Là-dessus, mon sergent Broutavoine était mal à l'aise, comme tu peux croire. Il cherche de la main droite son briquet, de la gauche il attrape la panthère par les cheveux, ou si tu préfères, par une oreille et par les poils tout autour. Il tire de son côté, elle tire du sien. Finalement, elle emporte le morceau, qui n'était pas bien gros, par bonheur, et pousse un cri fait comme le miaulement de trois cents chases en colère. »
00:07:08 « Le sergent saute debout sur ses pieds, tire son briquet et le met dans la gorge en criant. « À moi, mes amis ! » On court, on arrive, on le trouve couché sous elle et couvert de sang. Elle l'avait jeté par terre et voulait le dévorer. Lui, pas bête, lui tenait la gueule en l'air en s'érrant de toutes ses forces. Et après, après, eh bien, pendant que la panthère le griffait et le mordait, Couscaillou est venu par derrière et lui a brûlé la cervelle d'un coup de fusil. »
00:07:34 « Au sergent ? Mais non, Dumanet, tu ne comprends donc rien, pas au sergent, à la panthère. » Je répliquais. « Pitou, tu vois bien que le sergent Broutavoine s'en est tiré, puisqu'il est devenu lieutenant et qu'il a fallu un coup de mitraille pour le tuer en crimé. »
00:07:48 « Pitou secoua la tête. Il s'en est tiré, dit-il. Oui, si l'on veut. Mais pendant plus de six semaines, il ne pouvait pas s'asseoir ni se coucher, excepté sur le côté gauche, et encore. Pour l'or, Pitou, tu as peur de rencontrer des panthères ? » Il hésita. « Mon Dieu, j'ai peur, et je n'ai pas peur, ça dépend. » A dit pas avec mon fusil bien épaulé, le doigt sur la détente, en plein jour. « Qu'est-ce que tu ferais ? »
00:08:13 « Je sais, moi, je ferais de mon mieux. Et si c'était le soir, couché dans l'herbe comme le sergent Broutavoine, alors, oh ! alors je rentrerais avec plaisir dans la caserne pour me coucher. » Je levai les épaules et je lis. « Pitou, tu es mon ami, mais tu me fais de la peine. »
00:08:28 « Pourquoi, Dumanet ? » « Parce que, mon vieux Pitou, si tu as peur des panthères, qu'est-ce que tu feras donc quand tu te trouveras né à Muffles avec les lions ? » Il me dit bonnement. « Je ferais avec les lions ce que je ferais avec les panthères. Je rentrerais dans la caserne. »
00:08:43 « De quoi, Dumanet ? Quand on rencontre un mauvais gueux sur sa route qui a quatre pistolets à cinq coups chacun et quarante fusils chargés à balles, qu'est-ce qu'on va lui chercher, querelle ? Est-ce qu'on va se faire tuer ou estropier ? »
00:08:56 « Oui, mais le lion… » Le lion dit Pitou avec force à quatre pattes et cinq griffes à chaque patte et quarante-deux dents au fond de la gueule. « C'est comme s'il était toujours prêt à faire feu de soixante cartouches à bout portant. Tu aimerais ça, Dumanet ? »
00:09:10 « Moi, oui, assez. »
00:09:12 « Eh bien, pas moi, Dumanet. Et tu dis qu'il y a des lions dans ton désert ? » « Ce n'est pas moi qui dis ça, c'est le capitaine Chambard. » « Et encore, il dit approximativement, tu sais. »
00:09:21 « Hier, par exemple, en prenant son absinthe, il racontait au capitaine Caron que les lions gardent les portes du désert. » « Oh ! s'écria Pitou, est-ce que le désert a des portes ? »
00:09:31 « Je répondis, faut croire, puisque les lions les gardent. » « Est-ce que tu as jamais vu une porte sans portier ? » « Ça, jamais, dit Pitou. J'aurais plutôt vu un portier sans porte. » « Comme ça, Dumanet, c'est donc les lions qui ferment la porte du désert ? » « Comme tu dis. »
00:09:45 « Mais alors, Dumanet, c'est donc pas des lions dans ce pays, c'est donc des cloportes ? » Il se mit à rire, et moi aussi, et aussi la mère Mouillot de Cou, qui nous écoutait. Je lui dis, « Pitou, je ne t'avais jamais vu faire de calembours. Où as-tu pris celui-là ? »
00:10:00 « C'est vrai, dit modestement Pitou. Le calembour n'est pas de moi. Il a du capitaine Chambard. » Je dis encore, « Ça ne fait rien, Pitou. Il est très bon, le calembour. » « C'est le capitaine Chambard qui l'a fait. Mais le général voulait bien en faire autant. »
00:10:15 Pour conclure, veux-tu venir avec moi prendre le désert ? Malgré les panthères et les lions, dit Pitou, ça demande réflexion. Et comme il réfléchissait, nous entendîmes tout à coup des cris épouvantables, et nous vîmes plus de trois cents Arabes ou Moricaux de toutes espèces, hommes, femmes et enfants, qui venaient en courant de toutes leurs forces dans la rue, et criant, « Le lion ! Voici le lion ! »
00:10:38 Chapitre 2 Ibrahim
00:10:41 De tous côtés, on s'assauvait. Le caïd en tête et le chahouch en queue. On fermait les portes des boutiques, on avoquait Allah, on se cachait comme on pouvait. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient. Tout le monde avait l'air sans ce dessus-dessous.
00:10:57 La veuve Mouilletrou elle-même prit la parole et dit, « Mes enfants, c'est pas tout ça. Le lion va venir. Vous ne comptez pas sans doute que j'avais laissé ma boutique ouverte pour lui offrir un médicace ? Allez-vous en tout à fait ou rentrez, je vais fermer la porte. »
00:11:11 Pitou répondit, « Madame Mouilletrou sait bien parler. Je rentre et nous allons fermer. »
00:11:16 « Mais moi, ça m'humilia, je dis à mon tour. Pitou, tu peux rester. Moi, je vais voir comme c'est fait un lion. »
00:11:22 « Pas possible ! » cria Pitou étonné.
00:11:25 Je répliquai, « Si possible, Pitou, que c'est vrai. »
00:11:28 Il me dit encore, « Tu me lâches donc ? »
00:11:31 « Ce n'est pas moi qui te lâche, Pitou, c'est toi qui me lâche. »
00:11:34 Et l'on dira dans tout l'univers, quand on saura ce qui s'est passé, « Ce n'est pas Dumanet qui a lâché Pitou en face du lion, c'est Pitou qui a lâché Dumanet. »
00:11:42 Pitou serra les points. « Alors, ça serait donc pour dire que je suis un lâche, Dumanet ? »
00:11:48 « Ah ! vrai ! je n'aurais jamais cru ça de toi. Mais non, Pitou, tu ne seras pas un lâche, mais un lâcheur. C'est bien différent. »
00:11:55 Il se jeta dans mes bras.
00:11:57 « Ah ! tiens, Dumanet, c'est toi qui n'as pas de cœur de dire de pareilles choses à un ami. Alors, tu viens avec moi ? » pardit.
00:12:04 À ce moment, un bruit qui ressemblait à celui du tonnerre se fit entendre dans la vallée du côté de la montagne.
00:12:11 La veuve mouilleux de trou, toujours pressée de fermer sa porte, nous dit, « Ah ! ça voyons ! Entrez-vous ou sortez-vous, père de Blambec ? »
00:12:17 « Vous n'entendez donc pas l'érogissement du lion ? »
00:12:20 En effet, c'était bien ça.
00:12:22 « Pour l'or, dit Pitou, rentrons. »
00:12:24 Mais il était trop tard. La mère mouilleux de trou avait fermé sa cambuse et ne l'avait pas ouverte pour trente sacs de pommes de terre.
00:12:31 « Alors, je dis, Pitou, le gueux va descendre. Allons chercher nos fusils à la caserne. »
00:12:36 Il me suivit. Nous chargeâmes nos fusils et nous remontâmes jusqu'au bout du village.
00:12:41 On n'entendait plus rien, rien de rien. Oh ! mais ce qui s'appelle rien !
00:12:46 Le gueux qui avait fait peur à tout le monde ne disait plus rien.
00:12:50 Quant aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, il ne remuait pas plus que des marmottes en hiver.
00:12:55 « Alors, Pitou me dit, la nuit va venir, Dumanet, rentrons. »
00:12:59 Je répondis, « Pitou, le sergent, nous a vu charger nos fusils pour tuer le lion.
00:13:03 Si nous rentrons sans l'avoir tué, on dira, ce Pitou, ce Dumanet, ça fait de l'embarras, ça veut tuer les lions comme des lapins. »
00:13:09 Et ça revient au bout d'un quart d'heure. Ça se donne pour des guerriers de fort calibre.
00:13:14 Et c'est tout bonnement des farceurs, des propres Ariens, des rien du tout, des rossards, quoi.
00:13:18 Et nous serons déshonorés.
00:13:21 Pitou soufflait comme un phoque, mais il ne disait rien.
00:13:24 Je l'entreprise encore. « Pitou, ça ne te ferait donc rien d'être déshonoré ? »
00:13:29 Oh ! tiens, ne me parle pas de ça, Dumanet. Ça me fait monter le sang aux yeux.
00:13:34 Déshonoré, moi, Pitou, et toi, Dumanet ? »
00:13:36 Et la mère Pitou, tu ne la connais pas.
00:13:39 Mais je la connais, moi. Et c'est une brave femme, va.
00:13:42 La mère Pitou qui m'a nourri de son lait quand je ne lui étais de rien.
00:13:45 Car ma mère est morte le jour de ma naissance, et mon père, qui s'appelait Pitou, n'était qu'un cousin germain.
00:13:50 Et il est mort trois mois auparavant en coupant un arbre qui lui tomba sur la tête et le tua raide.
00:13:56 La mère Pitou dirait, « Il est déshonoré, mon Pitou, mon petit Pitou que j'aimais tant,
00:14:01 que j'avais élevé avec les miens, que je voulais donner en mariage à ma petite Jeanne,
00:14:05 quand il serait revenu d'âger et qu'il aurait pris Abdelkader.
00:14:09 Ah ! tiens, Dumanet, ce n'est pas beau ce que tu dis là.
00:14:12 Et si ce n'était pas toi, oh ! si ce n'était pas toi ! »
00:14:15 Il serra les poings, et il avait envie de pleurer.
00:14:18 Je lui dis, « Tout va bien, Pitou. Tu ne pourrais pas vivre si tu étais déshonoré.
00:14:22 Eh bien ! qu'est-ce qu'il faut faire pour ne pas être ce que tu dis ? »
00:14:26 Je répliquai, « Pitou, le lion nous attend, c'est certain. La preuve, c'est qu'il ne dit plus rien.
00:14:31 Eh bien ! dit Pitou, s'il veut nous attendre, qu'il attende.
00:14:34 Est-ce que nous sommes à ses ordres ?
00:14:36 Pitou, mon petit Pitou, encore cinq cents pas hors du village.
00:14:39 Cinq cents, pas un de plus ?
00:14:41 Je t'en donne ma parole, fouette de Dumanet, puisque c'est comme ça, marchons. »
00:14:46 Et de fait, nous marchâmes comme des braves que nous étions,
00:14:49 car il ne faut pas croire que Pitou, parce qu'il s'arrêtait de temps en temps pour réfléchir,
00:14:53 ne fut pas aussi brave qu'un autre. Ah ! non, au contraire.
00:14:56 Seulement, comme disait le capitaine Chambard, il n'était pas téméraire.
00:15:00 Que voulez-vous ? Tout le monde ne peut pas être téméraire.
00:15:03 Et si tout le monde était téméraire, la terre ne serait pas habitable, et la lune non plus,
00:15:08 parce que les téméraires, qu'il y aurait de trop sur la terre, voudraient monter dans la lune.
00:15:12 Pour l'or, Pitou et moi nous prîmes le chemin de la vallée et de la montagne.
00:15:17 Moi, j'allais en avant comme un guerrier.
00:15:19 Pitou, lui, comptait les pas, comme un conducteur des pans et chaussées.
00:15:23 On n'entendait rien.
00:15:24 Toutes les bêtes de la nature dormaient ou faisaient semblant de dormir.
00:15:28 La lune se levait dans le ciel, derrière la montagne.
00:15:31 Pitou, qui avait compté ses cinq cents pas, s'arrêta sous un vieux chêne et me dit tout bas,
00:15:36 comme s'il avait eu peur d'éveiller quelqu'un.
00:15:38 — Dumanet, c'est fini. Allons-nous-en. Il n'y a personne.
00:15:41 Je lui répondis bien haut.
00:15:43 — Pitou, encore un kilomètre.
00:15:45 — Non, un petit kilomètre, le plus petit de tous les kilomètres.
00:15:48 Il répliqua d'une voix ferme.
00:15:50 — Pas même un décamètre, Dumanet. Pitou n'a qu'une parole.
00:15:53 Et Pitou-Jacques a donné sa parole à Jacques-Pitou de ne pas le mener plus loin que cinq cents pas.
00:15:58 Tout à coup, dans le haut du chêne, une voix cria.
00:16:01 — Allah, Allah, Allah.
00:16:03 — Allons, bon, dit Pitou, encore une autre affaire.
00:16:06 Voilà quelques moricaux en détresse.
00:16:08 Au même instant, nous entendîmes un bruit de feuilles froissées et de branches cassées.
00:16:12 Un arabe vint tomber à nos pieds.
00:16:14 Il tomba, je veux dire, qu'il descendit de branche en branche.
00:16:17 Mais si vite que Pitou eut à peine le temps de s'écarter, autrement il lui aurait cogné la tête.
00:16:22 L'arabe se releva et dit en montrant la forêt.
00:16:25 — Il est parti. — Qui ? demanda Pitou.
00:16:28 — Celui que vous cherchez, le brigand qui a mangé ma femme et mes deux vaches, le sidillon, enfin.
00:16:33 Je demandai. — Comment sais-tu qu'il est parti ?
00:16:36 L'arabe se roula à la face contre terre en s'arrachant la barbe.
00:16:40 — Ah ! dit-il, je l'ai vu et je l'ai suivi pendant qu'il tenait ma pauvre femme Fatma dans ses dents.
00:16:45 — Allah, Allah, comme elle criait.
00:16:47 Et il nous raconta son malheur.
00:16:49 Je revenais avec Fatma et le bricaud qui portait chacun sa charge de bois.
00:16:53 Pitou prit la parole. — Et toi, qu'est-ce que tu portais ?
00:16:56 L'arabe le regarda très étonné et répondit. — Moi ? je ne portais rien.
00:17:00 — Ah ! tu étais comme l'autre dans la chanson de Malbrouck ?
00:17:03 — Malbrouck ? je ne connais pas. — Un roumi peut-être ?
00:17:06 — Oui, un seigneur roumi que ses amis enterrèrent dans le temps.
00:17:09 L'un portait son grand casque, l'autre portait son grand sabre.
00:17:12 L'autre portait sa cuirasse et l'autre ne portait rien.
00:17:15 — Ah ! va toujours. Alors tu suivais Fatma et le bricaud ?
00:17:19 — Je ne le suivais pas, dit l'arabe. Je les faisais marcher devant moi.
00:17:22 — Ça, dit Pitou, c'est bien différent. Alors le lion est venu et il a emporté ta femme et ton bricaud ?
00:17:28 — Oh ! ma femme seulement, parce que le bricaud a jeté sa charge de bois et s'est sauvé dans la forêt.
00:17:33 Mais le brigand saura bien l'y retrouver demain.
00:17:35 — Pauvre bricaud ! pauvre bon bricaud ! je l'aimais tant.
00:17:39 Je l'avais appelé Ali, du nom du gendre du prophète.
00:17:42 Ali, mon pauvre Ali ! je l'avais acheté cinq duros et il m'en rapportait deux par semaine.
00:17:48 L'arabe pleurait et criait. Alors je demandais, mais toi, qu'est-ce que tu as dit quand tu as vu qu'il emportait ta femme ?
00:17:55 — Moi, ce que j'ai dit, je suis monté sur le chêne et je lui ai crié à travers tes branches,
00:18:00 « Coquin ! scélérat ! assassin ! »
00:18:02 Et pendant que j'entendais craquer sous ses dents les os de ma pauvre Fatma,
00:18:06 j'ai prié Allah d'accorder à son fidèle serviteur que le brigand fût étranglé par un de ses os bien-aimés.
00:18:12 Qu'est-ce que je pouvais lui faire avec mon bâton ?
00:18:14 — Sadipitou, c'est vrai, on fait ce qu'on peut, on ne fait pas ce qu'on veut.
00:18:18 Allons, Dumanet, allons-nous-en.
00:18:20 Mais moi, je n'étais pas pressé.
00:18:22 Pendant que l'arabe parlait, j'avais senti, comme dit l'autre, pousser une idée sous mon képi.
00:18:27 Les idées, vous savez, ça ne pousse pas tous les jours.
00:18:30 C'est comme le blé, il y a des saisons pour ça, mais quand elles sont mûres, il faut les cueillir tout de suite.
00:18:35 Au bout d'un mois, elles ne valent plus rien.
00:18:37 Je dis donc à l'arabe, « Comment t'appelles-tu ? »
00:18:40 — Ibrahim, de la tribu des Oulad Ismail.
00:18:43 — Eh bien, Ibrahim, qu'est-ce que tu vas faire maintenant que tu as perdu ta femme et ton bourriko ?
00:18:48 L'arabe le vint les mains au ciel.
00:18:50 — Est-ce que je sais, moi ? — Ce qu'elle la voudra.
00:18:52 Pauvre Fatma ! Pauvre Ali !
00:18:55 Elle m'avait coûté 25 d'ouros, et lui, 5 seulement, mais il faisait autant d'ouvrages qu'elle.
00:19:00 Seulement, elle valait mieux pour le couscoussou.
00:19:02 Je dis encore, « Pitou, qu'est-ce que tu as d'argent dans ton sac ? »
00:19:07 — 7 francs, Dumanet.
00:19:08 — Les mêmes 7 francs que la mère Pitou et sa fille t'envoyèrent le mois dernier ?
00:19:11 — Les mêmes, Dumanet, avec deux portraits.
00:19:14 — Le sien et celui de sa fille ?
00:19:16 — Mais non, Dumanet, mais non que tu aies bête.
00:19:18 Le portrait de Louis-Philippe sur la pièce de 5 francs, et le portrait de Charles X sur la pièce de 40 sous.
00:19:23 — Tu regardes donc le portrait de tes rois ?
00:19:26 — Parbleu !
00:19:27 — Quand j'ai fini d'astiquer, qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
00:19:29 — J'observe.
00:19:31 — Alors, tu observes ?
00:19:32 — Ah, bigre ! Tu ne m'avais jamais dit ça, Pitou.
00:19:35 — Parce que tu ne me l'avais jamais demandé.
00:19:37 — Alors, Pitou, puisque tu es un observateur, tu dois avoir observé que j'ai quelque chose à te proposer.
00:19:43 Il secoua la tête.
00:19:45 — Dumanet, Dumanet, je me méfie.
00:19:47 Toutes les fois que tu m'as proposé quelque chose, c'était un nouveau moyen de nous casser le coup.
00:19:52 Te rappelles-tu le jour où tu voulais faire avec moi le tour du Panthéon à Paris, debout sur la balustrade, qui est à 650 pieds du bavé ?
00:19:59 — 650 pieds, Pitou ?
00:20:02 — Oui.
00:20:03 — Ou 350 ?
00:20:04 — Est-ce que je sais, moi ?
00:20:06 Enfin, on mettrait 150 Pitous bout à bout, chacun le pied droit sur la tête d'un autre Pitou,
00:20:11 et les bras étendus comme le génie de la Bastille, avant que le dernier Pitou puisse poser sa main sur la balustrade.
00:20:17 Ça suffit, n'est-ce pas ?
00:20:19 Enfin, tu dis qu'il fallait monter, que les autres n'y montaient pas,
00:20:22 que le sergent Merleuchon du 6e Léger n'avait jamais osé qu'il fallait oser ce que n'osait pas Merleuchon,
00:20:27 qu'il fallait monter au 6e Léger, ce que le 7e de ligne savait faire.
00:20:31 Est-ce que je sais, moi ?
00:20:33 Quand il s'agit de faire une bêtise, tu parles comme un livre.
00:20:37 Alors, moi, qui suis bon enfant, j'ai voulu faire comme toi, et pas comme le sergent Merleuchon.
00:20:42 Nous montâmes tous deux sur la balustrade, et nous commençâmes la tournée.
00:20:46 Jolie tournée, ma foi ! Mont Dumanet, dès le premier pas, faisait le seigneur et l'homme d'importance.
00:20:51 On aurait dit un colonel de carabinier.
00:20:53 Il chantait de toutes ses forces la jolie chanson,
00:20:56 « Il y avait un conscrit de corbeilles qui n'eut jamais son pareil ».
00:20:59 Moi, pendant ce temps, je regardais la place du Panthéon,
00:21:02 où les hommes me faisaient l'effet d'être gros comme des rats et les chevaux comme des chats,
00:21:06 et je pensais entre moi, tonnerre de mille bombardes, que c'est haut.
00:21:10 Les trois cent cinquante pieds que tu dis me faisaient l'effet d'avoir soixante pouces de hauteur.
00:21:15 Tout à coup, je vois Mont Dumanet, qui chantait toujours,
00:21:18 en regardant de quel côté la lune se léserait le soir,
00:21:21 et qui va poser son pied dans le vide.
00:21:23 Ah ! tiens, Dumanet, ça me fait frémir quand j'y pense.
00:21:26 Je répliquais, « Oh, toi, Pitou, quand tu frémis, ça ne compte pas.
00:21:30 Tu es par nature aussi frémissant qu'une langouste.
00:21:32 Et même j'ai connu des langoustes qui ne te valaient pas pour la frémissure.
00:21:36 Et puis veux-tu que je te dise la fin de ton histoire ?
00:21:39 Eh bien voilà, tu n'as fait ni une ni deux,
00:21:41 et comme j'allais tomber au dehors sur la place et m'écraser comme un fromage au bout,
00:21:45 tu m'as poussé si fort en dedans contre la muraille
00:21:48 que je me suis cogné le nez qui en a saigné pendant cinq minutes,
00:21:51 et que ma tunique s'est déchirée au coude,
00:21:53 ce qui m'a fait donner quatre jours de salle de police en rentrant,
00:21:56 voyant en quoi tu as sauvé la vie d'un chrétien et d'un ami, mon vieux Pitou.
00:22:00 Eh bien, qu'est-ce que tu en as, des regrets ? »
00:22:03 Pitou répondit, « Je ne regrette rien, Dumanet.
00:22:06 Tu es à mauvais cœur de me dire que je regrette d'avoir fait saigner le nez d'un ami et déchiré sa tunique.
00:22:11 Ce n'est pas moi qui t'aurais jamais dit ça, Dumanet.
00:22:14 D'ailleurs, ce n'est pas pour toi que j'ai fait ça. »
00:22:16 « Et pour qui donc, Pitou ? »
00:22:18 Il se gratta la tête d'un air embarrassé.
00:22:20 « Pour moi, Dumanet, pour le fils de la mère Pitou.
00:22:23 Est-ce que tu crois que ça aurait été une chose à dire en rentrant à la caserne ?
00:22:27 J'ai perdu Dumanet. »
00:22:28 « Qu'est-ce que tu en as fait ? »
00:22:30 « Je l'ai laissé tomber du haut du panthéon sur la place. »
00:22:32 « Tu ne pouvais donc pas le retenir ? Tu es donc une moule ? »
00:22:35 « Tu comprends, ça m'aurait embêté.
00:22:37 Toute ma vie, j'aurais pensé, c'est vrai, je suis une moule.
00:22:40 Et Dumanet, qui est là-haut en purgatoire,
00:22:42 où certainement il doit s'ennuyer sans moi, doit se dire, c'est la faute de Pitou.
00:22:47 Si Pitou n'était pas une moule, je ne serais pas là, tout seul,
00:22:50 à tourner mes pouces en l'attendant. »
00:22:52 « Tu comprends, Dumanet, savoir qu'un ami va tourner ses pouces 24 heures par jour
00:22:56 en vous attendant pendant 30 ans, et peut-être davantage,
00:22:59 ce n'est pas régalant, pas vrai ? »
00:23:01 « Je dis encore. »
00:23:03 « Mon vieux Pitou, je l'appelais vieux parce qu'il eut 25 ans comme moi.
00:23:07 Mon vieux Pitou, tu es une vieille bête. »
00:23:09 Il répondit tranquillement.
00:23:11 « Je le sais bien, Dumanet. »
00:23:13 « Oui, une vieille bête, mais la meilleure des plus vieilles bêtes de tout le septième de ligne. »
00:23:18 « Je le sais bien, tu me l'as dit assez souvent, mais ce n'est pas tout ça, Dumanet.
00:23:22 Il est tard, il faut rentrer. »
00:23:24 « Alors moi ? »
00:23:25 « Oui, mon vieux Pitou, il faut rentrer. »
00:23:27 « Mais comme tu dis, ce n'est pas tout ça. »
00:23:29 « Nous sommes sortis pour nous couvrir de gloire, Pitou, et nous allons rentrer. »
00:23:33 « Couverts de pluie, » ajoute à Pitou.
00:23:35 En effet, il pleuvait déjà un peu, et le tonnerre commençait à rouler dans les montagnes.
00:23:40 « Ça te suffit ? Mais Dumanet, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?
00:23:44 Est-ce que je peux parer la pluie en faisant le moulinet avec mon briquet ? »
00:23:47 « Ça non, je t'obtempère. »
00:23:49 « Je ne peux qu'aller me sécher à la caserne. »
00:23:51 « Je t'obtempère encore plus. »
00:23:53 « Eh bien, dis, Pitou, puisque c'est ainsi, et que tu m'obtempères deux fois, j'y va. »
00:23:57 Il y allait, le bon garçon, en prenant son chemin par pointe et marchant d'un pas relevé.
00:24:02 Mais je le retins et lui dis.
00:24:04 « Écoute-moi, Pitou, et comme il continue de marcher, après tu feras ce que tu voudras.
00:24:09 Oui, oui, tu dis ça, et après tu me fais faire tout ce que tu veux. »
00:24:13 Cependant, il ralentit le pas.
00:24:15 « Tu vois, mon vieux Pitou, nous avons promis de tuer le lion, et nous ne l'avons pas tué. »
00:24:19 Pour ça répliqua Pitou, il aurait fallu d'abord le voir.
00:24:22 « Tu as raison, Pitou, toujours raison. »
00:24:24 « J'ai toujours pensé que tu étais un observateur. »
00:24:27 « Eh bien, Pitou, si nous ne voyons pas le lion, c'est parce qu'il se cache. »
00:24:31 « Crois-tu ? Je en suis sûr. Et s'il se cache, c'est parce qu'il a peur. »
00:24:35 « Oh, peur ? »
00:24:37 « Oui, peur. Il a entendu dire dans son quartier que Pitou et Dumanet allaient se mettre à sa poursuite. »
00:24:42 « Il s'est sauvé. »
00:24:44 « Laisse le faire. Nous n'avons pas besoin de courir après la mauvaise société. »
00:24:48 « Enfin voilà. Mais si l'on raconte chez la mère Mouillotrou que la mauvaise société, comme qui dirait le lion, a couru sur nous et que nous sommes revenus au galop, nous devant et lui derrière, sais-tu que ça ne nous ferait pas honneur ? »
00:25:01 Pitou réfléchit et répliqua.
00:25:03 « Bon Dieu, Dumanet, tu m'impatientes. Courir, courir devant, courir derrière, courir dessus, courir dessous, courir à droite, courir à gauche, c'est toujours courir. Manger à midi, manger à trois heures, c'est toujours manger. »
00:25:15 « Comme ça, tu veux qu'on se moque du fils de la mère de Pitou ? »
00:25:19 Il se redressa.
00:25:21 « Qu'il vienne donc un peu, celui qui voudra se moquer du fils Pitou. Qu'il vienne. »
00:25:24 Et je lui envoie sur le nez la plus belle gifle de tout le septième de ligne.
00:25:28 Il était tout à fait en colère.
00:25:30 « Où est-il donc ? Fais-le-moi voir un peu, ce malin. Je vais te lui aplatir le nez sur les joues de façon qu'il ne pourra plus prendre une prise de toute sa vie. »
00:25:38 « Quand même, il vivrait sept cent cinquante ans et vingt-sept jours, comme le vieux Matusalem, qui la connaissait dans les coins. »
00:25:45 Je dis encore.
00:25:46 « Eh bien, Pitou, en cherchant bien, je ne vois plus qu'un moyen de couper la langue au bavard. C'est de retourner demain à la recherche du lion. »
00:25:53 Mais puisqu'il s'est sauvé, Dumanet.
00:25:55 « Il s'est sauvé sans se sauver, mon vieux Pitou, comme faisait Abdelkader. »
00:25:59 « Il faisait semblant de se sauver, mais il ne se sauvait pas du tout. Le gueux ! »
00:26:04 « Il allait et venait d'Oran à Constantine, en passant tout le long d'Alger, voilà tout. »
00:26:08 « Et tu dis qu'à moins de ça, nous n'en serons pas quittes et que les camarades croiront que nous sommes des... »
00:26:13 « Justement, mon vieux Pitou, est-ce que tu serais homme à souffrir ça ? »
00:26:17 Moi, Dumanet...
00:26:19 « Ah ! tonnerre et tremblement ! Tu ne me connais pas. »
00:26:22 « Au contraire, je le connaissais bien, » il ajouta.
00:26:25 « Mais si le lion va et vient, comment le trouverons-nous ? »
00:26:28 « Est-ce que nous allons passer toutes les nuits à l'attendre ? En hiver, les nuits sont froides. »
00:26:32 Je répondis, et c'était l'idée qui avait poussé un quart d'heure auparavant sous mon képi.
00:26:36 « Ibrahim nous montrera le chemin. »
00:26:38 L'arabe, qui n'avait rien dit depuis longtemps, répliqua.
00:26:41 « Non ! »
00:26:42 « Comment non ? Tu ne veux pas venir tuer le lieu qui t'a mangé ta Fatma ? »
00:26:46 Il poussa un soupir et dit.
00:26:48 « Pauvre Fatma ! Elle avait des yeux de gazelle, et elle faisait si bien le couscoussou ! »
00:26:53 Puis après réflexion.
00:26:55 « Mais c'est justement parce qu'il a mangé Fatma que j'ai peur qu'il ne me mange moi aussi à mon tour ! »
00:27:00 « Titu ! » me dit Touba.
00:27:02 « Ibrahim a peur qu'il n'ait pris goût à la famille. »
00:27:04 « Ça, c'était bien possible ! »
00:27:06 Je tournais, je retournais, l'arabe de tous les côtés.
00:27:09 Je ne pus jamais le décider.
00:27:11 À la fin, je lui dis.
00:27:12 « Ibrahim, et ton bourricot ? Est-ce que tu vas le laisser là, dans la forêt ? »
00:27:16 Alors il se roula par terre, arracha son turban, couvrit sa tête debout et s'écria.
00:27:20 « Ali, Ali, mon pauvre Ali ! Je ne te reverrai plus ! »
00:27:24 « Ali de mes yeux, Ali de mon cœur, Ali miséricordieux, Ali, fils des étoiles ! »
00:27:29 « Pauvre Ali qui chantait le matin comme le rossignol le chante le soir, »
00:27:32 « et dont la voix retentissait dans les montagnes, »
00:27:35 « comme celle du bézine sur le haut de la mosquée quand il invite les fidèles à la prière ! »
00:27:39 Tout à coup, il s'interrompit.
00:27:42 Nous entendîmes brèrent au loin.
00:27:44 On aura dit un appel du pauvre âne à son maître.
00:27:46 Ibrahim cria.
00:27:47 « Le voilà, le voilà ! Je l'entends galoper de ce côté.
00:27:50 Venez avec moi ! »
00:27:51 J'allais courir avec lui, mais Pitou me rattaint par la manche.
00:27:54 « Attends un peu, dit-il. Je suis sûr que le bourricot n'est pas seul. »
00:27:58 Il posa l'oreille à terre, se releva doucement,
00:28:01 fit signe à l'arabe qui s'était arrêté pour le regarder,
00:28:04 et nous dit à tous deux dans l'oreille.
00:28:06 « Il y a quelqu'un derrière le bourricot. »
00:28:08 Je répondis. « Ah, il y a quelqu'un ? »
00:28:10 Et je m'arrêtais net, comme si j'avais vu un mur de 300 pieds de hauteur sur 40 km de largeur.
00:28:16 Vous savez, quand on se promène à une demi-lieue de Clermont,
00:28:19 qui est une jolie ville, on voit le puits de Dôme d'en bas.
00:28:22 Quand il fait nuit et qu'on entend brèrent et galoper un âne, vous dites « Voilà qui est bon ! »
00:28:26 L'âne a cassé sa corde et s'est sauvé, et le propriétaire court après.
00:28:30 Il n'en est que ça.
00:28:31 Vous attendez l'âne au passage pour le ramener au propriétaire,
00:28:34 si vous êtes bon enfant, ou pour rire de bon cœur en les entendant galoper l'un derrière l'autre.
00:28:38 Ça va bien, vous pouvez rire pendant un heureux quart sans vous faire de mal.
00:28:42 Mais si vous êtes en Afrique, dans la forêt, à 50 lieues d'Alger,
00:28:46 si vous savez qu'à l'endroit où vous allumez votre cigarette le lion a passé il n'y a pas une heure,
00:28:51 si l'arabe vous dit qu'il a mangé sa femme,
00:28:53 si l'ami pitu qui ne s'évraille pas facilement, quoi qu'il prenne toujours ses précautions,
00:28:58 mais l'oreille à terre et vous dit « J'entends bien brèrent l'âne, mais j'entends quelqu'un derrière lui. »
00:29:03 Alors, oh alors, on a beau être le fusillé du manet de la deuxième, troisième, du fameux septième de ligne,
00:29:08 surnommé par son colonel le régiment de bronze, on est taquiné dans le fond des entrailles.
00:29:14 Pendant que je pensais à ça et que j'écoutais brèrent le bourricaud,
00:29:18 voilà que tout à coup la pauvre bête ne dit plus rien et continue à courir.
00:29:22 Alors j'entendis les pas lourds de celui qui trottait derrière.
00:29:25 Il ne pleuvait plus. Le nuage qui courait de la lune s'écarta,
00:29:28 et pitu met ses renforts fortement le bras, me dit à voix basse en armant son fusil,
00:29:32 « Tiens du manet, tu as voulu le voir, le voilà. »
00:29:35 C'était bien lui. Il descendait la côte à trente pas,
00:29:38 mais séparé de tous par un précipice de plus de six cents pieds,
00:29:42 coupé aussi droit qu'un i dans la montagne.
00:29:45 Pour descendre au bas de la côte et remonter jusqu'à nous, de l'autre côté,
00:29:49 il avait plus d'un quart d'heure de lieu à faire, presque une demi-lieue.
00:29:53 Ça c'était rassurant pour nous, mais pas pour le bourricaud, qui ne braillait plus.
00:29:57 Oh non, mais qui galopait, galopait, galopait !
00:30:00 Je n'aurais jamais cru, choix de du manet, qu'un bourricaud fût si galopeur que ça.
00:30:04 Quant à l'autre, celui qui courait derrière, il ne galopait pas, lui.
00:30:08 Il trottait seulement à la façon des gros chevaux boulonnais
00:30:11 qui traînent les camions hors des gares, et qui ressemblent à des locomotives à quatre pattes.
00:30:16 Personne ne voudrait se mettre en travers, de peur d'être brisé d'un coup le poitrail.
00:30:21 On entendait ces lourdes pattes tomber, deux par deux, sur les feuilles sèches.
00:30:25 Au clair de lune, on le voyait faire des pas énormes, de six pieds chacun pour le moins.
00:30:30 Je me retournais pendant une seconde et je demandais,
00:30:33 « Ibrahim, est-ce bien ton lion ? »
00:30:35 Mais l'Arabe ne répondit pas.
00:30:37 Il grimpait dans le chêne, le bon bourricaud, et il allait être aux premières loges,
00:30:41 pour voir comment nous nous tirerions d'affaire, Pitou et moi.
00:30:44 Voyant ça, je fus indigné et je lui criai,
00:30:46 « Olaé, Ibrahim, est-ce qu'ils sont tous faits comme toi dans le pays des Oulades d'Ismaïl ? »
00:30:51 Pitou me dit tranquillement, « Tais-toi donc, Dumanet, tu veux avertir l'autre que nous sommes là ? »
00:30:57 Quant à l'Arabe, il cria du haut de son arbre,
00:30:59 « Visez bien le gueux et surtout tâchez de ne pas le manquer et de ne pas attraper mon pauvre bourricaud.
00:31:05 Il m'a coûté cinq duros, le cher ami, cinq duros, cinq duros, cinq duros. »
00:31:10 Je crois qu'il pleurait dans le haut du chêne, mais je n'eus pas le temps d'aller voir.
00:31:14 Je dis à Pitou, « Du train dont ils vont, le lion et le bourricaud, nous allons les voir paraître dans trois minutes. »
00:31:20 « À peu près, rétorque à Pitou. Si j'avais ma montre, je te le dirais, mais elle est en réparation chez l'horloger de la rue aux Ours à Paris. »
00:31:27 Je répondis, « Ce ne fait rien, Pitou. Suffit de savoir que ta montre est en réparation.
00:31:32 Moi, la mienne est au clou, chez un juif d'Alger. »
00:31:35 « Au clou ? »
00:31:36 « Ou en pension chez le juif, si tu préfères. »
00:31:38 « Absolument comme une jeune personne. Il faudra payer dix francs pour la retirer. »
00:31:42 « Dix francs, Dumanet ? »
00:31:43 « Dix francs, mon vieux Pitou. Et il m'a prêté trois francs pour trois mois. »
00:31:47 « Oh ! » dit Pitou indigné.
00:31:49 « Et quand je pense que le grand-père de ce vieux juif a crucifié notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem,
00:31:54 ah ! tiens, ça me fait encore plus de peine de donner mes dix francs. »
00:31:58 « Mais ne parlons plus de ça. Camarade va venir. Il devrait déjà être là. »
00:32:03 « À propos, je n'entends plus rien. Est-ce qu'il serait déjà occupé à manger le bourricaud, là-bas, dans le fond ? »
00:32:09 « Probable, répondit Pitou. »
00:32:11 Je répliquai, « Oui, probable, mais pas sûr. »
00:32:14 « Allons voir. »
00:32:15 « Salut, Pitou, c'est interdit, par les règlements. »
00:32:17 « Nous sommes bien sur le plateau. Nous voyons clair. Nous pouvons viser. Restons-y. »
00:32:22 Je commençai.
00:32:23 « Pitou, il n'y a pas d'heure ni de règlement pour les braves. Si le capitaine Chambard était là... »
00:32:28 Mais avant que je puse dire ce qu'aurait fait le capitaine Chambard,
00:32:31 un rugissement terrible remplit toute la vallée, comme sur la montagne, et me glaça dans la moelle des eaux.
00:32:38 « Oh ! mon Dieu ! oui, me glaça. Ne riez pas, vous autres. »
00:32:41 « Le fusilier du manet de la deuxième, du troisième, du septième léger avait froid. »
00:32:45 « Mille millions de tonnerres et cent trente-cinq mille bombardes. Vous n'auriez pas eu chaud. C'est moi qui vous le dis. »
00:32:51 Pitou fit simplement, « Attention du manet. Change ta capsule. Mets un genou en terre. »
00:32:56 « Appuie-toi bien contre le chêne. Dans une minute, ça sera fini. »
00:33:00 On aurait cru, sur ma parole, que nous allions nous faire arracher chacun une dent.
00:33:05 Pitou me dit encore, « Veux-tu tirer le premier ? »
00:33:08 Je rétorquais, « Ça, mon vieux Pitou, je n'osais pas te le demander. Je suis si sûr de mon coup qu'à trente pas,
00:33:14 si je voyais clair, je parierais de l'attraper dans l'œil droit. »
00:33:17 « Ah ! dit Pitou, c'est étonnant. »
00:33:19 Je répliquai, « Nous sommes tous comme ça dans la famille des Dumalais, du village des Dardenacs, tout près de Libourne.
00:33:25 Eh bien, dans la famille des Pitou près d'Histoire, on n'est pas comme ça. On est sûr de son coup qu'à trois pas.
00:33:30 C'est un don de nature, ça, mon vieux Pitou. Faut croire. »
00:33:34 Tout à coup, un second rugissement se fit entendre près de nous.
00:33:38 Au même instant, la lune écarta les lunages et nous vîmes sur la côte, en face, le bouricot qui remontait au petit pas,
00:33:44 d'un air fatigué, comme un élève de l'école primaire qu'on ramène malgré lui en classe.
00:33:49 Ibrahim, qui le voyait, comme nous, du haut de son arbre, lui cria, « Ali, Ali ! »
00:33:54 Le pauvre bouricot essaya de brayer, mais il n'eut pas plutôt crié, « Ihan, Ihan ! »
00:34:00 Et toute sa voix s'arrêta dans son gosier, comme si on lui avait tiré les oreilles pour l'avertir de se taire.
00:34:05 « Pas naturel, ça, dit Pitou, pas naturel du tout. Quand on a une si belle voix, on aime à se faire entendre. »
00:34:11 Je répondis, « Faut croire qu'il est modeste. Avec tout ça, je ne vois pas le lion. »
00:34:15 Alors Ibrahim cria, du haut de son arbre, « Je le vois, moi, ce coquin, ce brigand, ce scélérat, ce cafir.
00:34:21 Je le vois. Il marche à côté de mon pauvre bouricot, et il l'emmène chez lui pour le manger demain. »
00:34:26 C'était vrai, le lion marchait à côté du bouricot comme l'année à côté de l'âne.
00:34:30 On aurait cru qu'il lui parlait à l'oreille et qu'il lui donnait des conseils.
00:34:34 La pauvre bête faisait semblant d'écouter et s'en allait doucement au petit trou, remontant la côte.
00:34:40 Je mis le lion en joue et j'allais tirer.
00:34:43 Tout à coup Ibrahim cria, « Ne tire pas, tu vas tuer mon pauvre Ali. »
00:34:47 Et Pitou ajouta, « Tiens, voilà que l'obscurité revient. Tu vas tirer au hasard ? »
00:34:52 Les nuages recouvraient la lune. Je dis, « Pitou, j'allais me signaler. Tu m'en empêches, ce n'est pas bien. »
00:34:58 Il me rétorqua, « Dumané, tu te signaleras un autre jour. Suffit que nous savons où est le lion,
00:35:04 et que nous viendrons le chercher demain ou après-demain, n'est-ce pas, Ibrahim ? »
00:35:07 Alors l'arabe, à qui la vue de son bouricot avait rendu l'envie de tuer le lion, descendit de son arbre et nous dit,
00:35:13 « C'est moi qui vous conduirai. » « Quand ça ? » demanda Pitou.
00:35:16 « Demain, » répondit l'arabe, « demain, nous viendrons ensemble dans la forêt.
00:35:19 J'appellerai mon pauvre Ali. Il connaît ma voix, comme je connais la sienne. S'il est vivant, il me répondra. »
00:35:25 Je demandai en riant, « Que vas-tu lui dire ? » Il me répliqua, « Je lui dirai, Ali, où es-tu ?
00:35:31 Qui est-ce qui t'a emmené comme un esclave ? Où est-il, le brigand ? »
00:35:34 « Il te répondra, oui, par Allah, s'il n'est pas mort. Et tu le comprendras ? »
00:35:39 Ibrahim me regarda en allère fier, « Il n'y a donc pas de bouricots chez vous autres, Rumi, puisque vous ne savez pas les comprendre. »
00:35:46 Pitou répondit bonnement, « Nous en avons, et beaucoup. Justement, nous appelons ânes et bouricots, chez nous, ceux qui ne comprennent rien. »
00:35:53 Ibrahim fut si étonné que ses bras en tombaient, comme dit la mer Mouillotrou, quand elle voit que sa lessive a mal tourné.
00:36:00 « Ah ! » cria-t-il en colère, « vous n'êtes que des chiens de Rumi, puisque vous insultez les meilleures bêtes de la nature. »
00:36:06 Il était déjà tard, peut-être trois heures du matin, et Pitou commençait à s'ennuyer. Il me dit tout à coup, « Partons du manet. »
00:36:14 Moi, pour ne pas le contrarier, je lui rétorquais, « Partons. » Et je fais signe à Ibrahim de nous suivre.
00:36:20 Comme le pauvre arabe avait perdu sa femme, et son âne, et ne possédait plus rien, il ne se fit pas prier.
00:36:26 Je lui promis de lui trouver une petite place dans la caserne jusqu'au lendemain.
00:36:30 Quand nous fûmes à cinquante pas de la ville, Pitou s'arrêta tout à coup et me demanda, « Dis donc du manet, pourquoi donc voulais-tu savoir tout à l'heure si j'avais de l'argent ? »
00:36:39 « Parce que je n'en avais pas, mon vieux Pitou, et parce que je voulais t'en emprunter, si tu en avais. »
00:36:44 « Ça dit, Pitou, c'est une raison. Eh bien, j'ai sept francs, les voici. Merci. »
00:36:48 Il ajouta d'un air embarrassé, parce qu'il était toujours embarrassé, « Mon vieux Pitou, quand il avait rendu service à un ami, qu'est-ce que tu veux faire de tout cet argent ? »
00:36:57 Je répondis, « Pitou, je n'ai pas de secret pour toi. Je veux acheter un pistolet, le charger avec soin, venir avec toi chasser le lion, lui tirer un coup de fusil, lui casser quelque chose,
00:37:07 et quand il viendra sur moi, lui brûler la cervelle, à bout portant, avec mon pistolet. Comprends-tu ça, mon vieux Pitou ? »
00:37:13 Il m'embrassa et dit, « Je ne te comprends pas du manet. Tiens, je t'admire. Il n'y a que toi pour avoir des idées comme ça. Toi et le capitaine Chambard. »
00:37:22 Puis le graton le front, « À propos, il faudrait bien aller voir le capitaine et lui demander une permission de deux jours pour chasser le lion. »
00:37:29 « Oh, il ne peut pas nous refuser ça. »
00:37:32 « Certainement, dit Pitou. D'ailleurs, il aura peut-être un bon conseil à nous donner. C'est qu'il a vu bien des choses, le capitaine Chambard. Il la connaît dans les coins, le gaillard. À quelle heure le trouverons-nous ? »
00:37:43 Je répondis simplement, « À l'heure de l'absente du matin. »
00:37:46 « Et nous allons nous coucher, Pitou et moi, dans la caserne, et l'arabe sur une botte de paille que Pitou alla chercher. »
00:37:53 Chapitre 3 Le capitaine Chambard
00:37:58 « Vous avez connu le capitaine Chambard de la 6e, du 5e, du 7e léger, le plus beau régiment de France, celui que le vieux Bugeaud qui s'y connaissait appela « Fer et Bronze » le soir de la bataille d'Isly ? Vous savez pourquoi ?
00:38:13 « Si vous ne le savez pas, je vais vous le dire. Comme le fusillé Brosse-à-poil, le plus ancien de la compagnie, me l'a raconté lui-même, trois jours après mon arrivée au corps. Ça me coûta deux litres de la mer Mouilletrou, la cantinière, femme cupide qui vendait neuf sous son vin qu'elle achetait quatre sous. Mais je ne regrette pas mes deux litres, dont Brosse-à-poil avala les trois quarts, ni mes dix-huit sous, qu'il me laissa payer tout seul.
00:38:39 « La science, voyez-vous, la science, ça ne veut jamais se payer trop cher. »
00:38:44 Donc, ce jour-là, celui de la bataille d'Isly, plus de trente mille Marocains à cheval vinrent se jeter au galop sur le 7e de ligne. Une vraie fantasia, quoi !
00:38:54 Chacun tirait son coup de fusil ou de pistolet sur notre carré sans visée, faisait demi-tour et se sauvait à un quart de lieu de peur d'être embrochés par nos baïonnettes. Nous, sur trois rangs, sans nous inquiéter de rien, le premier faisant feu à trente pas, à coup sûr, le second tenant la baïonnette au nez des chevaux, le troisième chargeant les fusils et les passant aux camarades du premier rang. Nous en a bâtis plusieurs centaines.
00:39:19 Quand cet exercice eut duré une heure ou deux, nos cavaliers à nous, s'ennuyant de ne rien faire, prirent le galop à leur tour. Enfin, vous savez le reste, les Marocains s'en allèrent plus vite qu'ils étaient venus.
00:39:31 On prit leur tente, leur bagage et le parapluie du fils de l'empereur du Maroc. On l'a montré aux Parisiens, et on l'appelait Parasol, pour leur faire croire qu'il ne pleut jamais dans ce pays de Moricco. Mais tu vois bien toi-même qu'il pleut tout comme ailleurs, et même davantage quand ils plaident à Dieu.
00:39:49 Le soir, le vieux Bugeaud, un que je regretterai toujours, passa dans les tentes et nous dit, mes enfants, vos camarades ont fait leur devoir, et très bien, comme c'est leur habitude, mais vous, ah, vous ! Nous attendions, inquiets, de ce qu'il allait dire.
00:40:04 Je suis tout à fait content de vous. Je vous ai regardé opérer, pas un abroché. C'est plaisir de conduire des gaillards de cette espèce. Vos anciens de l'armée d'Égypte n'ont pas fait mieux. Eux qui faisaient si bien ! Tous fers et bronzes. Je vais l'écrire en France. Vos pères seront contents, et vos mères aussi. Le maire le fera afficher à la porte de la mairie, et le curé en parlera aux prônes.
00:40:27 Il se fit donner un verre de vin, l'éleva en l'air, et le vida en disant, Je bois à votre santé, camarades, à la santé du brave septième léger du régiment de Fers et Bronzes.
00:40:38 Et depuis ce temps-là, le nom nous en est resté. Tâchez de le garder, tas de blanbecs ! Mais le capitaine Chambard, est-ce qu'il en était ? S'il en était, le gaillard, mais c'est là qu'il fit ses premières armes. Il sortait de Saint-Cyr et venait d'arriver depuis six semaines au régiment, grand, mince, maigre, avec un petit air riant qui faisait plaisir à voir.
00:40:59 Bon enfant, tout à fait, pas punisseur du tout, pas assez même au commencement, parce qu'il faut se faire craindre des mauvais sujets et des coureurs de bordée, qui sans ça vous mangeraient dans la main et finiraient par taper sur le ventre au colonel.
00:41:12 Mais le premier qui voulut s'émanciper n'y est jamais revenu. Son affaire fut faite en dix secondes. Un fameux homme, le capitaine Chambard en ce temps-là, sous lieutenant, et qui sera général quand il voudra, ou quand les ronds de cuir de Paris auront du bon sens.
00:41:27 On l'avait mis ce jour-là, le jour d'Isly, tout à fait au coin, à droite et en tête du régiment. C'est lui qui devait recevoir le premier choc des Morico. Comme il n'avait qu'un soupçon de barbe au coin de la lèvre, les voisins le regardaient en riant un peu.
00:41:42 Ils avaient l'air de penser « comment ce blancbeig va-t-il se tirer de là ? » Lui riaient aussi de ces terres, bon enfant, qui donnent confiance à tout le monde. Pourtant il ne parlait pas et faisait sa cigarette en regardant la plaine.
00:41:55 Tout à coup on entend galoper une dizaine d'officiers. C'était le vieux et son état-major. Tout le monde crie « vive le maréchal Bugeau ! » Ils saluent et nous dites en riant « eh bien, les enfants, c'est pour ce matin. Êtes-vous bien disposés ? »
00:42:09 « Oh ! pour ça, oui, répond le sergent. Avez-vous bien déjeuné ? Ça, dit le sergent, ça dépend des goûts. Pour du chevreau et du mouton, nous en avions notre suffisance. Pour le café, le vin et l'eau de vie, ces coquins de mercanti nous les font payer six fois plus cher que ça ne vaut.
00:42:24 « Ah ! dit le vieux, tu sais bien qu'il n'y a que de l'eau du ciel ou de la rivière qui ne coûte rien. Mais n'importe, je vais vous envoyer de quoi boire un bon coup à la santé de la France. » Ce qu'il fit tout de suite.
00:42:36 Comme il avait été simple soldat, il savait mieux que personne de quoi les soldats ont besoin en campagne. Il nous dit même en se moquant de nous « de mon temps, on n'était pas si difficile.
00:42:46 « En Espagne, j'ai passé trois semaines sans goûter ni pain ni viande et malgré tout, il fallait poursuivre dans les montagnes, tantôt Mina, tantôt Lampessinado, des gaillards qui vivaient d'une once de riz par jour, d'un oignon, d'une gousse d'ail et d'une demi-douzaine de cigarettes.
00:43:01 « Mais vous autres à présent, il vous faudra du pain, de la viande, du café, du vin, de l'eau de vie, comme à des milleurs anglais ou à des seigneurs de trente mille livres de rente. Eh bien, soyez contents, vous en aurez aujourd'hui, parce que c'est jour de fête. »
00:43:15 Tout le monde cria « Bravo, bravo, vive Bugeaud ! »
00:43:19 Il fit signe de se taire, regarda le sous-lieutenant qui se tenait debout d'un air respectueux et lui demanda « Où donc est le capitaine Bouteiller ? »
00:43:27 « À l'ambulance. Il a eu la jambe cassée d'une balle avant hier, répondit l'autre. »
00:43:31 « Et le lieutenant ? »
00:43:33 « Pris de la fièvre typhoïde, il y a cinq jours. On l'a laissé à Mostaganem. »
00:43:37 « Tant pis, ce sont deux braves officiers, dit le maréchal. Alors c'est vous qui commandez la compagnie ? »
00:43:43 « Comme vous voyez, mon maréchal. »
00:43:45 « Et vous vous appelez Chambard ? Vous êtes bien jeune. »
00:43:49 « Monsieur le maréchal, je ferai de mon mieux, dit Chambard. D'ailleurs, mes hommes ont vu le feu, presque tous. »
00:43:55 « Bien, bien, mon garçon reprit l'autre. Je vous regarderai. On fait bien d'à tout âge, quand on a la bonne volonté. »
00:44:01 Chambard ne s'était pas vanté. L'Oufim m'a foi si bien, et lui aussi surtout, quand la cavalerie marocaine se souvent on se forma en colonne pour s'emparer de leur camp.
00:44:12 Le colonel nous en félicita le soir. Le vieux Bugeaud serra la main au Blambec et le fit lieutenant d'emblée, en attendant le brevet du ministère de la guerre.
00:44:22 Enfin, nous fûmes tous très contents, excepté, bien entendu, trois ou quatre qui avaient des balles en divers endroits.
00:44:29 Et depuis ce temps, Chambard a bien fait son chemin. On l'a ramené de Sébastopol-Capitaine avec la croix, à vingt-neuf ans, et voilà !
00:44:37 Avec ça, ça vends comme tout. Qui connaît la terre et la mer, les arbres et les poissons, qui parle arabe comme un harbi, et qui monte à cheval comme s'il était vissé sur sa bête ?
00:44:48 « Si tu en connais un plus fort que ça, Pitou, tu me feras plaisir de me l'indiquer. »
00:44:52 « Je n'en connais pas, » répliqua Pitou.
00:45:01 Comme ça, vers l'heure de l'absinthe du matin, qui est le meilleur moment de la journée pour causer la bâ, voilà que le capitaine Chambard, homme d'élite à pied et à cheval,
00:45:11 était en train de s'y rôter avec le capitaine Bonivet, de la cinquième du septième léger, le lieutenant Caron, de la sixième du septième, le sous-lieutenant Bardet, de la troisième du cinquième, et quelques autres que je ne me rappelle pas.
00:45:25 Suffit de savoir qu'ils étaient plusieurs et qu'ils parlaient du capitaine Corbeville, qui venait de Permuter pour entrer en France vu qu'il avait attrapé la fièvre et la colique au Sénégal,
00:45:35 et qu'il ne les avait pas perdus en Algérie, où rien ne se perd, tant la police est bien faite, de ce côté-là du moins.
00:45:42 Les uns disaient qu'il aurait mieux fait de ne pas Permuter et que Pierre qui roule n'amasse pas mousse, d'autres qu'il avait besoin d'aller à Vichy et de là voir son père, qui était très vieux et qu'il n'avait pas vu depuis sept ans.
00:45:55 Pendant qu'on causait, voilà que nous arrivons, Pitou et moi, pour raconter notre histoire et demander un congé de deux jours.
00:46:02 Naturellement, c'est moi qui fus chargé de porter la parole, qui est une chose si lourde, au dire de Pitou, qu'il n'y a pas plus lourd que ça dans la nature.
00:46:10 D'ailleurs, comme il dit, tu es orateur du manet, tu parlerais cinq heures de suite sans débrider, vois donc de l'avant, ce que tu feras sera bien fait, ce que tu diras sera bien dit.
00:46:21 Voyant ça, et que je ne risque pas d'être blâmé par mon Pitou, je dis à M. Chambard, mon capitaine, lui se retourne, c'est toi du manet ?
00:46:29 Oui, mon capitaine, c'est moi et Pitou.
00:46:31 Eh bien, qu'est-ce que vous me voulez ?
00:46:33 Un congé de deux jours, mon capitaine, si c'était un effet de votre bonté.
00:46:37 Pourquoi faire ?
00:46:38 Ah ! voilà, je me grattais la tête, et Pitou aussi, c'est-à-dire, il grattait la sienne et moi la mienne.
00:46:44 Si nous disions notre idéau capitaine, Chambard, il était capable de nous la prendre.
00:46:49 Dans un pays comme celui-là, où les lions ne se passent aussi commun que les perdreaux en France, ça pouvait le tenter, lui et ses amis, une chasse aux lions.
00:46:56 Il demanda encore.
00:46:58 Dis tes raisons du manet.
00:47:00 Mon capitaine, voilà, Pitou et moi, nous avons une fameuse idée, mais nous avons peur, si quelques camarades venaient à le savoir, qu'il voulut nous la voler.
00:47:09 Ça fait que nous avons de la peine à nous confesser.
00:47:12 Eh bien, confessez-vous, ne vous confessez pas, ça m'est égal, mais si vous ne dites pas pourquoi, vous n'aurez pas de congé.
00:47:18 Voyant ça, je dis tout bonhomme en autre affaire, que nous avions vu et entendu le lion, qu'il était dans la montagne, enfin, tout ce que j'ai déjà raconté.
00:47:26 Les officiers m'écoutaient comme si j'avais débité l'histoire la plus intéressante, et le capitaine Chambard les regardait du coin de l'œil, pour les avertir qu'il lui poussait une idée à lui aussi.
00:47:37 Malheureusement, c'était justement celle que je craignais.
00:47:40 Quand j'eus fini, il demanda aux autres en riant.
00:47:43 Eh bien, qu'en pensez-vous, voulez-vous en être ?
00:47:46 Tous fiers signent que ça leur faisait plaisir.
00:47:49 Alors, se tournant vers moi, il dit, eh bien, Dumanet, c'est convenu, tu auras tes deux jours de congé, même quatre si c'est nécessaire.
00:47:56 Vous nous attendrez, toi et Pitou, et nous partirons ce matin à dix heures, tous ensemble.
00:48:01 Vous deux et l'Arabe, Ibrahim, vous nous servirez de guide.
00:48:05 Chapitre 5 Ardi-Projet
00:48:09 Quand nous fûmes seuls, à trois cents pas de là, sur la promenade, je dis à Pitou, eh bien, c'est une fameuse idée que tu as eu là, de consulter le capitaine Chambard.
00:48:18 Pitou me regarda tranquillement et répondit, après, vous savez, je ne pouvais pas résister au regard de Pitou.
00:48:25 Il avait l'air si doux, si bon, si sûr de lui et de moi, que je ne pouvais pas me fâcher avec lui, ni lui donner jamais tort.
00:48:32 Mais qu'est-ce que vous voulez ? Il n'y a jamais eu de Pitou, comme il n'y aura jamais qu'un Dumanet.
00:48:38 Du moins, je m'en flatte.
00:48:40 Cette fois, cependant, je lui dis, Pitou, je ne veux pas aller à la chasse aux lions avec le capitaine Chambard.
00:48:45 Dis-moi, répondit Pitou.
00:48:48 Il amènerait trois ou quatre officiers avec de belles carabines et beaucoup d'Arabes pour abattre le gibier.
00:48:53 Le lion, qui est plus malin qu'on ne le croit, irait à cinquante lieues d'ici et nous ne le reverrions plus jamais.
00:48:59 Possible, dit Pitou, en roulant sa cigarette.
00:49:02 Et si par hasard il nous attendait et qu'on le tua, comme on aurait tiré tous ensemble, on dirait que le capitaine Chambard,
00:49:08 qui est un balin et qui a une belle carabine à deux coups, et ses amis qui sont bien armés comme lui, ont abattu le lion.
00:49:15 Et nous, je veux dire, toi, Pitou et moi, Dumanet, nous passerions pour rien.
00:49:20 Probable, dit Dumanet.
00:49:22 Est-ce que ça peut convenir au fils de la mère Pitou ?
00:49:24 Jamais de la vie, dit Dumanet.
00:49:26 Est-ce que ça ferait plaisir au père Dumanet qu'on vienne lui dire que son fils s'est mis en troupe avec cinquante mille autres
00:49:32 pour attaquer un brave dans les bois et qu'il ne l'a même pas tué, mais regardez, tué par le capitaine Chambard ?
00:49:37 Pitou répliqua, non, ça ne lui ferait pas plaisir au père Dumanet, pas plus de plaisir que s'il était assis toute la journée
00:49:44 sur un sang d'épingle, la pointe en l'air.
00:49:47 Tu vois donc bien, Pitou, qu'il faut partir sans attendre les officiers.
00:49:51 Pour sûr.
00:49:52 Eh bien, partons.
00:49:53 Et alors nous allâmes chercher Ibrahim.
00:49:56 L'arabe n'était pas loin.
00:49:58 Il finissait de déjeuner d'une soupe que les soldats du septième léger lui avaient donné cinq minutes auparavant
00:50:03 et s'essuya la bouche avec la manche de son burnou graisseux et troué.
00:50:07 Quand il nous vit, il se prosterna le visage contre terre en invoquant Allah et criant de toutes ses forces
00:50:13 "Louange à Dieu, maître de l'univers, les infidèles roumis font de bonnes soupes."
00:50:18 Et ajoute à Pitou, ils n'ont pas peur de la partager avec les fidèles de la tribu des Ouled Ismail,
00:50:24 qui sont d'immobilables gredins de père en fils.
00:50:26 Es-tu prêt à partir, Ibrahim ?
00:50:29 Il était prêt.
00:50:30 Quant à nous, nos fusils étaient nettoyés et chargés avec soin.
00:50:33 Et Pitou, qui pensait à tout, acheta six livres de pain qu'il partagea comme un frère en trois portions égales
00:50:40 et dont il offrit la seconde à Ibrahim.
00:50:42 La première, ça va sans dire, était pour moi.
00:50:44 Alors je dis, partons maintenant, mais toi, Ibrahim, connais-tu bien la route ?
00:50:49 Si je la connais, répondit l'arabe, j'y suis retourné ce matin
00:50:52 et j'ai retrouvé les traces de mon pauvre allée et celles du lion.
00:50:55 Ah ! dit Pitou, tu me feras voir ça.
00:50:58 Mais nous n'allâmes pas bien loin.
00:51:00 À une demi-lieue, dans la vallée, presque au même endroit où nous nous étions rencontrés la veille,
00:51:04 Ibrahim s'arrêta tout à coup et s'écria, « Le voilà ! Le voilà ! »
00:51:08 À ce cri, Pitou arma son fusil.
00:51:10 J'armai pareillement le mien et nous regardâmes devant nous.
00:51:13 Pitou était calme comme à la parade.
00:51:15 Moi, j'étais… comment faut-il dire ?
00:51:18 J'étais content, si vous voulez, puisque j'étais venu là pour rencontrer le lion et que j'allais le rencontrer.
00:51:23 Cependant, je pensais aussi qu'il y a des moments dans la vie qui sont plus agréables les uns que les autres.
00:51:28 Et si le capitaine Chambard avait été là avec tous ses amis,
00:51:32 eh bien, j'aurais partagé volontiers avec lui le plaisir de tuer le lion.
00:51:36 Quant à l'arabe, il avait l'air content, il avait l'air effrayé,
00:51:46 il avait l'air transporté de quelque chose que je ne pouvais pas deviner,
00:51:49 comme qui dirait d'une envie de pleurer et d'une envie de rire,
00:51:53 d'une envie de chanter et de danser,
00:51:55 et aussi d'une autre envie d'arracher son burnou et de le déchirer au charpie.
00:51:59 Où est-il ?
00:52:00 L'arabe montra du doigt quelque chose à terre et répondit « là ».
00:52:03 Pitou se baissa pour mieux voir et répliqua « pas possible, j'en suis sûr » dit l'arabe.
00:52:08 Pitou reprit « regarde donc du manet ».
00:52:11 Moi, pendant ce temps, je regardais la montagne pour voir venir le lion de plus loin.
00:52:15 Quand Pitou m'appela, je baissai la tête à mon tour et je regardais.
00:52:19 Qu'est-ce que ça du manet ?
00:52:21 Pare bleu, qu'est-ce que tu veux que ce soit, si ce n'est pas du crottin d'âne ?
00:52:24 Alors Ibrahim levait les mains aussi à Lady.
00:52:27 Vous voyez bien, il a passé par là.
00:52:29 Qui ? demanda Pitou.
00:52:30 Ali, mon pauvre Ali.
00:52:32 Ali ou un autre, reprit Pitou,
00:52:34 qui avait espéré trouver la trace du lion et qui ne voyait que du crottin d'âne.
00:52:38 Il y a plus d'un âne à la foire qui s'appelle Martin,
00:52:41 il y a plus d'un âne aussi qui s'arrête sur le chemin en revenant de la foire
00:52:45 et qui laisse sa carte de visite aux voyageurs.
00:52:48 Oh ! dit Ibrahim, je ne m'y trompe pas, moi.
00:52:51 Ali est un friand qui ne mange que des chardons.
00:52:54 Il n'a jamais voulu goûter l'herbe des champs ni l'orge.
00:52:56 Tenez, voyez plutôt.
00:52:58 Pitou l'interrompit.
00:52:59 Comment ça ?
00:53:00 Nous voyons bien, Ali, puisque tu dis qu'il n'y en a pas d'autre dans la nature
00:53:03 pour s'arrêter comme lui sur le grand chemin.
00:53:05 Mais l'autre, le lion, où est-il ?
00:53:08 Alors le pauvre Ibrahim qui riait tant en reconnaissant le crottin de son âne
00:53:12 que sa figure s'en élargissait comme une pleine lune,
00:53:15 devint tout à coup sombre comme un jour d'orage et s'écria
00:53:18 « Le Dieu, le voilà ! Le brigand, le voilà !
00:53:20 Tenez, voyez-vous ces pattes dont la plus petite est large comme le fond d'une assiette ?
00:53:25 Voyez-vous comme elles sont écartées, celles de derrière surtout ? »
00:53:28 C'est vrai, dit Pitou.
00:53:30 On croirait voir un seigneur à la promenade,
00:53:32 après-dîner, écartant les jambes et marchant le ventre en avant pour digérer mieux.
00:53:36 Je pensais, entre moi, que c'était la pauvre Fatma,
00:53:39 la femme d'Ibrahim que le lion avait dû digérer,
00:53:42 et je fis signe à Pitou de ne pas parler davantage,
00:53:45 de peur de chagriner notre ami.
00:53:47 Pitou, qui est délicat de cœur mais non de structure,
00:53:50 comme disait un Parisien, ouvrier sculpteur et notre camarade de Chambray,
00:53:54 et qui ressemble plutôt à un bloc de pierre de taille
00:53:57 qu'à celui que les bourgeois de Paris appellent un Apollon du Belvédère,
00:54:01 je veux dire un joli garçon monté sur deux flûtes.
00:54:04 Pitou donc se retourna brusquement et dit pour changer la conversation,
00:54:08 « Puisque c'est comme ça, nous le tenons. Il n'y a qu'à suivre les pattes. »
00:54:12 En effet, il n'y avait qu'à suivre.
00:54:14 Pitou avait trouvé ça du premier coup.
00:54:17 « Je vous l'ai dit, il n'y a pas, il n'y a pas, il n'y a pas pareil à Pitou dans toute l'Europe,
00:54:21 ni même dans les deux Amériques et dans l'Océanie. »
00:54:24 Alors Ibrahim s'arrêta et dit, « Il est là ! »
00:54:27 Et il montra du doigt le haut de la vallée.
00:54:30 « Oui, il est là, seigneur, mais il ne dormait pas. »
00:54:33 « Il ne dormait pas ? »
00:54:34 Je répliquai, « Ibrahim, si le lion ne dormait pas, c'est moi qui le ferai dormir pour toujours. »
00:54:39 Alors Pitou, étonné que je ne lui se rien dit de lui,
00:54:42 fit « Oh ! » comme s'il avait eu un étouffement.
00:54:45 Mais je me repris et je dis,
00:54:47 « Oui, Pitou, est-ce que Pitou va d'un côté pendant que Dumanet va de l'autre ?
00:54:50 Est-ce que Pitou lave la vaisselle à la cuisine pendant que Dumanet fait le bout avec les dames au salon ?
00:54:55 Allons donc, allons donc, ça ne serait pas à faire. »
00:54:58 L'ami Pitou vit bien que j'avais compris qu'il n'était pas content.
00:55:02 Il me serra la main et dit, « Tout ça, c'est des paroles.
00:55:05 Ibrahim va toujours. Tu disais donc que le seigneur ne dort pas ? »
00:55:08 « Quel seigneur ? »
00:55:09 « Le lion, » répondit l'Arabe.
00:55:11 « Alors s'il ne dort pas, qu'est-ce qu'il fait ? »
00:55:14 Ibrahim répliqua, « Il dîne. Et quand il a dîné, il va boire à la rivière et il revient par là, chez lui. »
00:55:20 « Eh bien, » dit tranquillement Pitou, « allons l'attendre sur la route. »
00:55:24 Ibrahim secoua la tête.
00:55:26 « Tu ne veux pas, quand il me la Pitou ? »
00:55:27 « Non. »
00:55:28 « Eh bien, nous irons tous les deux, Dumanet et moi. »
00:55:31 L'Arabe reprit, « Vous irez, mais vous ne reviendrez pas. »
00:55:34 « Pourquoi ? »
00:55:35 « C'est dit, Ibrahim, que le seigneur lion n'est pas seul. »
00:55:38 À ce mot, Pitou fit, « Pas seul. »
00:55:40 Et il souffla pour mieux réfléchir.
00:55:42 Alors je pris la parole.
00:55:44 « Combien sont-ils ? »
00:55:45 « Quatre. Le père lion, la mère lionne et deux petits lionceaux. »
00:55:50 « Pfff ! » souffla Pitou.
00:55:52 « Si nous attendions le capitaine Chambard et ses amis, qu'en penses-tu, Dumanet ? »
00:55:56 « C'est vrai que le lion, la lionne et les petits, c'était beaucoup pour une fois. »
00:56:01 « Mais, comme dit le père Dumanet, quand le vin est tiré, il faut le boire. »
00:56:04 Je répondis, « Pitou, si le seigneur lion, au lieu de ses petits et de leur mère, avait à côté de lui ses trois frères, ses deux beaux-frères, ses quatre tantes, ses cinq cousines et trente cousins, et s'ils venaient tous en procession sur cette route, Dumanet, fils, les attendrait, baïonnette en main, et il leur ferait voir ce que c'est qu'un fusilier du septième léger. »
00:56:24 « On est de Dardanac, canton de Libourne, mille millions de marmites, où l'on n'en est pas. »
00:56:29 « Et quand on est du canton de Libourne, on n'a pas le cœur de Neboule. Qu'en penses-tu, Pitou ? »
00:56:34 L'ami Pitou répondit, « Je pense ce que tu penses, Dumanet. »
00:56:38 « Pourquoi donc est-ce que je voudrais penser subséquemment quand tu as pensé précédentement ? »
00:56:43 « J'aime bien mieux obtempérer tout de suite. »
00:56:45 C'est comme ça qu'il était toujours l'ami Pitou.
00:56:47 Quand j'avais parlé le premier, il obtempérait subséquemment. Si j'avais parlé le second, il obtempérait encore.
00:56:54 Mais alors c'était à mon tour de le désobtempérer.
00:56:57 Je dis encore, « Tiens, Pitou, tu n'as pas d'esprit. »
00:57:00 Il répliqua bonnement, « Ça c'est vrai. Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? »
00:57:04 Alors, pour le consoler, parce que je croyais que ça le rendait malheureux de n'avoir pas d'esprit, j'en repris,
00:57:09 « Mais ça ne fait rien, je t'aime bien tout de même. »
00:57:12 Alors Pitou me dit, « Je l'espère bien, mon vieux Dumanet. »
00:57:16 D'ailleurs, à quoi ça sert-il d'avoir de l'esprit ?
00:57:18 Est-ce que ça tient chaud quand on a froid ?
00:57:20 Est-ce que ça donne à manger quand on a faim ?
00:57:22 Est-ce que ça donne à boire quand on a soif ?
00:57:25 Non, Pitou, non.
00:57:27 Est-ce que ça me consolerait si la mère Pitou venait à mourir,
00:57:30 ou la petite Jeanne qui m'a promis de venir avec moi devant le maire et le curé,
00:57:34 et de s'appeler Madame Pitou aussitôt que mon temps sera fini ?
00:57:37 Non, Pitou, non.
00:57:39 Eh bien, alors, pourquoi donc ?
00:57:41 Est-ce que ça me gênerait de n'avoir pas d'esprit, comme le sergent Langlumet,
00:57:44 qui pourrait gagner sa vie à vendre des calembours dans les foires,
00:57:47 trois mille pour un sou à cause de la beauté du papier ?
00:57:50 Est-ce que ça lui rapporte quelque chose ?
00:57:53 Je répondis, « Tu te trompes, Pitou. »
00:57:55 Il a eu l'autre jour une bonne gifle et un coup de sabre pour avoir dit au sergent Frotté,
00:58:00 ceux le plus frotté de tous les sergents du septième léger.
00:58:03 L'autre, qui n'est pas commode, lui a envoyé une gifle de première grandeur,
00:58:07 et le lendemain lui a fait un trou de deux pouces de profondeur dans la cuisse droite.
00:58:12 Il en a eu pour six semaines à ne pas faire le malin sur un lit d'hôpital.
00:58:16 Et voilà ce que c'est, mon ami Pitou, que d'avoir de l'esprit,
00:58:19 et pourquoi je suis content que tu n'en aies pas.
00:58:22 Mais tu as un cœur d'or.
00:58:24 Salut, Pitou, c'est possible.
00:58:26 Je ne sais pas ce que c'est qu'un cœur d'or. Je n'en ai jamais vu.
00:58:29 Mais ce n'est pas la peine de me passer la main dans les cheveux et de me chatouiller l'amour propre.
00:58:34 Tu veux aussi aller à la chasse au lion. J'y va.
00:58:36 La lionne y sera, moi aussi, les petits aussi.
00:58:39 Ça ne fait rien du manet. Si tu en es, j'en suis.
00:58:42 Seulement, prenons nos précautions.
00:58:44 Ne va pas te faire dévorer aujourd'hui. Le père du manet ne serait pas content.
00:58:48 Après un moment de réflexion, il ajouta,
00:58:51 « Ni moi non plus. »
00:58:52 À quoi je répondis, bien sincèrement, je vous assure,
00:58:55 « Ni moi, Pitou. »
00:58:56 Ce qui le fit rire, et moi aussi.
00:58:58 Nous étions alors à l'ombre d'un grand et beau chêne,
00:59:01 le même sous lequel nous nous étions arrêtés la veille.
00:59:04 On voyait de là une grande partie du pays.
00:59:07 Nous nous arrêtâmes pour faire chacun une cigarette.
00:59:10 Tout à coup, Pitou me dit,
00:59:12 « Où donc est passé Ibrahim ? Je ne le vois plus. »
00:59:15 En effet, l'arabe avait disparu.
00:59:17 Au même instant, nous entendîmes une puissante voix d'âne
00:59:20 qui criait de tous ses efforts, « Ihan, Ihan, Ihan ! »
00:59:24 Pitou, entendant cette belle musique, me dit,
00:59:26 « Du manet, l'âne d'Ibrahim n'est donc pas mort ? »
00:59:29 Probable, mon vieux, tout à fait probable, et même conséquent.
00:59:33 Sans quoi il n'ouvrirait pas une si forte gueule.
00:59:35 Alors Pitou ajouta, « S'il chante, c'est que le lion s'est sauvé. »
00:59:39 Pourquoi sauver ? Parce qu'il aura entendu parler de toi et de ton fusil,
00:59:43 qui ne manque jamais son goût à la cible.
00:59:45 Si les lions aient braves, mais il est prudent aussi. »
00:59:48 Nous entendîmes encore une fois, « Ihan, Ihan, Ihan ! »
00:59:52 Mais c'était une autre voix et un autre bourricot.
00:59:55 Celui-ci avait l'air de pleurer et aussi d'appeler au secours.
00:59:58 Presque en même temps suivit l'origissement du lion.
01:00:01 Alors les deux bourricots ne dirent plus rien.
01:00:03 Muet comme des carpes au fond de l'eau,
01:00:05 je vis revenir Ibrahim, qui sans avertir était allé à la découverte
01:00:09 et qui dégrafait son burnou pour courir plus vite.
01:00:12 Il arriva en criant, « Les voilà, les voilà ! »
01:00:15 « Qui ? » demanda Pitou.
01:00:16 Mais l'arabe essoufflé et plus pressé de se mettre en sureté que de répondre,
01:00:20 nous fit signe de la main qu'on le suivait,
01:00:22 et il se hâta de grimper d'abord dans les plus hautes branches du chêne.
01:00:26 De là il nous cria,
01:00:29 « C'est mon pauvre Ali, le lion, la lionne et les petits. »
01:00:32 En effet, c'était bien eux.
01:00:34 Ils étaient à cent pas de nous, au détour du chemin.
01:00:37 Le lion en avant qui courait au grand trou,
01:00:39 Ali, le bourricot derrière lui,
01:00:41 qui portait les deux lions sots dans deux paniers placés des deux côtés du bas,
01:00:45 et la lionne en arrière-garde qui veillait sur ses petits
01:00:48 et qui empêchait Ali de se sauver à droite ou à gauche.
01:00:51 Elle en avait fait son domestique, la vieille coquine,
01:00:54 et elle le menait au marché comme une bonne fermière pour faire ses provisions.
01:00:59 Alors Ibrahim, car c'était lui qui avait poussé le premier Iran pour appeler son âne,
01:01:03 recommença à Brère d'un ton lamentable,
01:01:05 comme s'il avait voulu dire,
01:01:07 « Pauvre ami, tu es bien avant dans la peine,
01:01:09 et moi aussi, mais prends patience,
01:01:11 voici deux roumis que j'ai amenés pour tuer ton persécuteur. »
01:01:15 Le bourricot se mit à Brère à son tour pour répondre,
01:01:18 « Je les connais bien, ces Pitou et Dumanet, deux bons garçons,
01:01:21 mais s'ils ne le tuent pas, c'est moi qui serai mangé vivant. »
01:01:24 Oh, quel triste avenir !
01:01:26 Mais je dis à Pitou, « Cette fois, c'est certain, voilà le gibier.
01:01:30 Qui est-ce qui va tirer le premier ? »
01:01:32 Lui me rétorqua, « Tire quand tu voudras, moi, je ne tire qu'à six pas.
01:01:35 Quand on n'a pas le temps de recharger, il ne faut pas manquer son coup. »
01:01:39 Ça s'était bien pensé d'un côté, mais de l'autre, c'était mal raisonné,
01:01:43 car en tirant d'un peu plus loin,
01:01:45 j'avais la chance de crever un œil au lion au lieu de lui casser une patte
01:01:49 et de le mettre pour quelque temps sur la paille,
01:01:51 en supposant que l'affaire n'alla pas plus loin.
01:01:54 Tout à coup, le lion s'arrêta et poussa à un rugissement.
01:01:57 Ça, c'était pour nous effrayer.
01:01:59 Pitou me regarda. Je regardais Pitou.
01:02:01 Il me dit, « Alors, c'est convenu, tu commences ? »
01:02:04 Je commence, et je mise en joue le lion,
01:02:07 dire que j'étais tout à fait tranquille et content comme un ananas,
01:02:10 ce serait trop, mais enfin, j'étais bien disposé, ça devait suffire.
01:02:14 D'ailleurs, Pitou était là en réserve,
01:02:16 et quand j'ai Pitou à côté de moi, je ne vous dis que ça, mes amis.
01:02:20 Pitou, c'est ma cuirasse et mon bouclier.
01:02:23 Cependant, le lion ne bougeait pas.
01:02:25 Il avait l'air de se consulter avec son épouse.
01:02:28 Enfin, il se décida et poussa à un second rugissement plus fort que le premier.
01:02:33 Puis, il s'avança lentement sur nous.
01:02:35 La lionne, le bourricot et les lionceaux le suivaient à quelques distances.
01:02:39 Quand il fut à vingt pas, il s'arrêta encore,
01:02:42 nous regarda tous les deux en se battant les flancs avec la queue,
01:02:45 et rugit pour la troisième fois.
01:02:48 Brrr, c'était dur à entendre, secondement.
01:02:50 J'en ai encore mal aux oreilles.
01:02:52 Cependant, pour en finir,
01:02:54 plutôt que parce que j'étais sûr de mon coup, je lâchai la détente.
01:02:58 Vrai, il n'était que temps.
01:03:00 Le gredin faisait un bond qui aurait dû l'amener sur moi, du premier coup.
01:03:04 Il s'enleva dans l'air à plus de six pieds de haut et retomba à terre,
01:03:08 tout près de moi, sur trois pattes.
01:03:10 La quatrième de derrière était cassée.
01:03:12 Voici comment.
01:03:13 J'avais bien visé la tête,
01:03:15 mais comme il s'enlevait au même moment pour vendir,
01:03:18 la tête se trouva trop haute pour la balle,
01:03:20 qui n'attrapa que le pied.
01:03:22 Ah, mille millions de mitrailles ! Quel cri !
01:03:24 On aurait dit trois cent douzaines de chats en fureur qui miaulaient en même temps.
01:03:28 Mon fusil était déchargé.
01:03:30 Si Pitou n'était pas prêt, je n'avais qu'à faire mon testament.
01:03:33 Mais Pitou était prêt.
01:03:35 Il s'était à moitié caché derrière un chêne nain
01:03:38 et abaissait son fusil dans la direction du lion,
01:03:40 qui n'était qu'à trois ports et ne pouvait pas le voir.
01:03:43 Il me fit signe de la main de monter sur le rocher en face de lui.
01:03:46 J'y pensais.
01:03:47 Je remis mon fusil en bandoulière et je commençais à grimper.
01:03:51 Ah, comme on grimpe dans des moments pareils !
01:03:53 Les écureuils, voyez-vous, ne vont pas plus vite.
01:03:55 Mes ongles s'accrochaient au rocher comme à des griffes.
01:03:58 Je pensais entre moi, pourvu que Pitou ne perde pas la tête.
01:04:01 Tout à coup, comme j'arrivais sur le haut du rocher
01:04:04 et je m'accrochais au chêne pour ne pas retomber,
01:04:07 voilà que je me sens tiré fortement en bas par le bas de ma capote.
01:04:10 C'est ce gueux de lion qui, malgré sa patte cassée,
01:04:13 avait eu la force de sauter sur bois
01:04:15 et qui m'avait attrapé avec les dents.
01:04:17 Par bonheur, il croyait tenir ma chair,
01:04:19 et il ne tenait que ma capote.
01:04:21 Pas l'âme de mon saint patron l'archange Michel !
01:04:24 J'eus une belle peur à ce moment-là.
01:04:26 Je criai à Pitou, « Tire donc, mais tire donc ! »
01:04:29 Il n'était que temps, car le lion tirait de son côté,
01:04:32 mais avec ses dents,
01:04:34 et si fort que ma capote allait le suivre et m'entraîner avec elle.
01:04:37 Vous voyez comme nous étions tous les quatre.
01:04:39 J'étais accroché au chêne sur le haut du rocher,
01:04:41 le lion était accroché à ma capote,
01:04:43 et Pitou nous regardait et visait de l'autre côté du chemin.
01:04:46 À la fin, quand il se crut sûr de son coup, il fit feu.
01:04:49 Au même instant, le lion me lâche,
01:04:51 ce qui me fit bien plaisir, comme vous pouvez croire,
01:04:54 et tomberai de mort sur le chemin, les quatre pattes en l'air.
01:04:57 Comme il prêtait le flanc à Pitou, la balle l'avait frappée au cœur.
01:05:01 Ça, c'est une chance.
01:05:02 Comme disait plus tard le capitaine Chambard,
01:05:04 en regardant le trou de la peau,
01:05:06 ça n'arrive pas une fois sur trois cent cinquante.
01:05:08 Alors je pus me retourner et regarder,
01:05:11 et je criai dans un transport de joie,
01:05:13 « Toi, Pitou, tu n'as jamais eu et tu n'auras jamais ton pareil. »
01:05:16 Mais lui me répliqua, « Tu m'en es, il n'y a pas pareil à moi.
01:05:20 Je te l'accorde conséquemment.
01:05:22 Mais il y en a de meilleurs, c'est le tout de les connaître. »
01:05:25 J'allai descendre pour l'embrasser quand il me cria tout à coup,
01:05:29 « Attention, prends garde, voici l'autre qui arrive au trou avec les petits.
01:05:32 Arme ton pistolet et donne-moi la main pour m'aider à grimper. »
01:05:35 Alors je vis la lionne qui venait sur nous à son tour.
01:05:40 Chapitre VII. La lionne.
01:05:42 Avez-vous vu la lionne qui était au Jardin des Plantes en l'an 1859 ?
01:05:47 Celle-là, je l'ai vue, moi, du manet, qui vous parle,
01:05:50 ou si je ne l'ai pas vue, c'était sa cousine germaine,
01:05:53 sa fille ou sa nièce, enfin une de la famille.
01:05:56 Elle était grande, mince, allongée,
01:05:59 à peu près comme la fille aînée de M. le Marquis d'Ecorcheville,
01:06:02 qui regarde les hommes de haut, à ce qu'on dit,
01:06:06 parce qu'elle a un demi-pied de plus que les belles femmes
01:06:08 de l'arrondissement de Libourne.
01:06:10 Eh bien, notre lionne, celle que Pitou venait de faire veuve,
01:06:14 était à peu près comme ça, dans son genre.
01:06:17 Quant à sa figure, il y en a peut-être de plus jolies,
01:06:20 vous savez, ça dépend des goûts.
01:06:22 Elle avait un nez carré, par le bout, comme tous ceux de la famille,
01:06:25 des yeux méchants, comme ceux de la mère Cascaroux,
01:06:28 de Béziers, l'aubergiste, qui donne 95 soufflets par an à ses servantes,
01:06:32 et qui en reçoit 30 ou 40 à son tour.
01:06:37 Comme lui dit un jour le juge de paix,
01:06:39 « Ma chère, on ne peut pas toujours donner,
01:06:41 il faut recevoir quelquefois, sans ça, on se ruinerait. »
01:06:44 Au-dessus des yeux, au milieu du front, il y avait une fente terrible,
01:06:50 la même qu'on voit chez toutes les méchantes bêtes de la Création.
01:06:53 C'est la rue de la colère.
01:06:55 Quand une dame vous regarde, et que vous voyez cette rue tracée
01:06:58 entre ses deux yeux, défiez-vous, elle va vous mordre.
01:07:01 Bien entendu, c'est pire encore pour les lionnes.
01:07:04 Celle-là donc, attirée par les deux coups de fusil,
01:07:07 le mien et celui de Pitou,
01:07:09 prit le grand trou pour voir ce que c'était,
01:07:12 et si son mari avait fait bonne chasse,
01:07:14 car il ne faut pas s'y tromper.
01:07:16 Le lion nous chassait comme nous chassions le lion.
01:07:18 La différence, c'est qu'il avait des dents et des griffes,
01:07:21 toujours prêtes à travailler,
01:07:23 et que nous n'avions nous que des fusils qu'il fallait recharger.
01:07:26 Ce qui demande du temps, sans compter qu'on pouvait manquer son coup,
01:07:30 comme je l'avais manqué, moi,
01:07:32 en attrapant une patte de derrière au lieu du front que je visais.
01:07:35 En arrivant, elle fut bien étonnée de voir son lion étendu sur le dos,
01:07:40 les quatre pattes en l'air,
01:07:42 et ne bougeant pas plus que s'il avait été de plomb.
01:07:45 Le sang coulait sur le chemin.
01:07:47 Elle le regarda, le flaira,
01:07:49 lui donna un léger coup de patte sur le mufle,
01:07:52 comme pour savoir s'il était mort, ou faisait semblant.
01:07:55 Vit qu'il ne disait rien, poussa un grognement terrible,
01:07:58 le lécha doucement, comme pour lui dire adieu,
01:08:00 et enfin leva les yeux pour voir qu'il l'avait tué.
01:08:03 C'est alors qu'elle nous aperçut.
01:08:05 Nous la regardions faire, Pitou et moi, toutes étonnées.
01:08:08 Je dis à Pitou, "recharge vite ton fusil, elle va sauter sur nous."
01:08:12 "Recharger avec quoi ?"
01:08:14 "Avec une cartouche pare-bleu."
01:08:16 Pitou me répondit, "je laissais ma cartouchière dans le buisson
01:08:19 pour la voir apporter de la main. Donne-moi la tienne."
01:08:22 Ah ! teneur et quatorze millions de bombardes !
01:08:24 Ma cartouchière était tombée dans le fossé
01:08:26 pendant que je grimpais sur le rocher,
01:08:28 et que le lion tenait ma capote avec les dents.
01:08:31 Je le dis à Pitou.
01:08:33 Il se gratta la tête qui pourtant n'avait pas de démangeaisons.
01:08:36 Non, quand Pitou se gratte, c'est qu'il cherche une idée dans son crâne.
01:08:39 Il y en a autant que de charançons dans un grognablé,
01:08:42 mais elles dorment la plupart du temps, et il faut les réveiller.
01:08:46 Il se grattait donc. C'est sa façon de leur demander,
01:08:49 "Êtes-vous là ?"
01:08:51 A la fin, il en trouva une et me dit, "Du manet, mon ami ?"
01:08:54 "Ni poudre ni balle. Nos fusils, c'est des bâtons."
01:08:57 "Je vais mettre ma baïonnette au bout du mien.
01:08:59 Toi, monte dans l'arbre, fais-en autant pour le tien quand tu seras monté.
01:09:03 Et alors, tu m'aideras à monter aussi, ou plutôt avec ta baïonnette.
01:09:07 Tu garderas mes derrières pendant que je grimperai."
01:09:10 "Mais si elle t'attaque pendant que je vais grimper ?"
01:09:12 Il lui répondit, "Monte donc, bavard."
01:09:15 En même temps, ayant enmanché sa baïonnette,
01:09:18 il se mit en garde pendant que je grimpais.
01:09:20 Le pied droit en arrière, le pied gauche en avant,
01:09:24 le fusil fortement appuyé sur la cuisse.
01:09:26 En garde contre la cavalerie.
01:09:28 Juste au même moment, la lionne fit un bond et sauta sur lui.
01:09:32 J'étais à peine debout sur une grosse branche du chêne
01:09:36 qu'en me retournant, je vis le choc.
01:09:38 Ah ! la mauvaise bête !
01:09:40 Elle bondit de façon que sa gueule allait arriver à la hauteur de mon pauvre pitou.
01:09:44 Si elle lui avait attrapé le nez, c'était fait de lui.
01:09:47 Jamais plus il n'aurait pu se moucher sur la terre.
01:09:50 À peine un jour plus tard dans le ciel,
01:09:52 où nous ressusciterons avec nos enveloppes corporelles,
01:09:54 comme dit M. le curé,
01:09:56 mais Pitou c'était Pitou, un bleu, et lui, ça n'a jamais fait la paire.
01:10:01 Comme elle avançait sa gueule et ses quarante dents,
01:10:04 il avança lui, sa baïonnette, en appuyant son pied droit
01:10:07 et la crosse de son fusil contre le tronc du chêne,
01:10:10 de sorte qu'il ne risquait pas de tomber.
01:10:12 De la pointe de son outil, il lui piqua le mufle,
01:10:15 et si fortement qu'il lui cassa deux dents de devant.
01:10:18 Elle se rejeta en arrière et retomba sur le chemin
01:10:21 en poussant un rugissement affreux.
01:10:24 Après tout, c'était sa faute à elle.
01:10:26 Pourquoi l'avait-elle attaquée ?
01:10:28 Car c'est la lionne qui attaquait Pitou,
01:10:30 ce n'est pas Pitou qui attaquait la lionne.
01:10:32 Pitou est bon enfant, qui ne veut pas de mal à personne,
01:10:35 et qui riait volontiers un brin avec les amis.
01:10:37 Mais là, il ne s'agissait pas de rire.
01:10:40 Elle grognait, elle grinçait des dents,
01:10:42 elle rugissait, elle mordait celle-là.
01:10:45 Elle aurait pu faire un malheur si Pitou n'avait pris garde.
01:10:48 Mais il prenait garde.
01:10:50 Il n'y a pas comme Pitou pour se mettre en garde
01:10:52 contre l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie,
01:10:55 les lions, les sangliers, les tigres, les hippopotames
01:10:58 et les bombes.
01:11:00 Avec sa baïonnette, il fait tout ce qu'il veut.
01:11:02 S'il voulait, par saint Médard,
01:11:04 il empêcherait la pluie de tomber sur son châcaud.
01:11:06 Il ne me l'a jamais dit, mais j'en suis sûr.
01:11:09 Vous voyez où nous en étions.
01:11:16 Ali, le pauvre brico sur le chemin,
01:11:18 broutant ou faisant semblant de brouter l'herbe et les chardons.
01:11:21 La lionne à côté, se léchant le mufle d'où le sang coulait.
01:11:25 C'est sa manière de se moucher.
01:11:27 Sur le rocher, le chêne.
01:11:29 Sur le chêne, moi, dans le bas, debout sur la plus forte branche,
01:11:32 en manchant ma baïonnette au bout de mon fusil,
01:11:34 et tout prêt à piquer la lionne,
01:11:36 si par hasard elle venait à rebondir,
01:11:38 pendant que Pitou allait grimper.
01:11:40 Pitou, enfin, rejetant son fusil sur son épaule,
01:11:43 en grimpant de toutes ses forces,
01:11:45 comme on fait quand on a dans le dos une lionne démuselée.
01:11:48 Dans l'effort, sa culotte se déchira,
01:11:51 et par la déchirure s'ouvrit une porte si grande
01:11:54 que le ciroco, qui est le plus chauveur d'Afrique,
01:11:56 pouvait souffler, à droite et à gauche, dans le corridor,
01:11:59 comme le vent du Nord souffle dans la caverne de Roche-Noire,
01:12:02 entre les deux pics Auvergnats du Ferrand et du Sancy,
01:12:06 qui sont les plus beaux de France.
01:12:08 C'est Pitou lui-même qui me l'a raconté,
01:12:10 et pourtant il n'est pas ventard.
01:12:12 — Voilà ! D'autres pourraient vous faire des discours,
01:12:16 parce que c'est leur métier,
01:12:18 mais moi je vous dis les choses comme elles sont.
01:12:20 C'est ça qui fait que je suis d'une manette et non un autre,
01:12:23 et que la postérité la plus reculée,
01:12:25 comme disait M. le Préfet, en parlant de Napoléon Ier,
01:12:28 en fera des histoires.
01:12:30 Enfin Pitou arriva sur la grosse branche du chêne
01:12:33 où j'étais déjà, et se mit en garde à son tour.
01:12:36 Alors, comme nous avions le temps de respirer,
01:12:39 nous commençâmes à tenir un conseil de guerre.
01:12:41 Jeudi, Pitou, as-tu des vivres ?
01:12:44 Il chercha, ne trouvant rien, il demanda.
01:12:46 — Non, pourquoi faire ?
01:12:48 — Ah ! c'est que nous allons se tenir un siège.
01:12:50 Tiens, voilà Lyon, elle va nous bloquer.
01:12:53 En effet, elle faisait le tour du rocher
01:12:55 en cherchant le moyen d'entrer dans la place.
01:12:57 Elle regardait de tous côtés,
01:12:59 et enfin elle vit un petit sentier étroit,
01:13:02 mais assez large pour elle, qui était haute, longue et maigre.
01:13:05 Elle allait y monter quand tout à coup Ali,
01:13:07 qui d'un air fin la regardait faire,
01:13:09 se mit à prendre le galop du côté de la ville,
01:13:12 en emportant les petits lionceaux.
01:13:14 Elle les avait déposés dans les deux paniers
01:13:16 qu'il portait sur le dos.
01:13:18 Ah ! comme il courait le pauvre bouricot,
01:13:20 vingt kilomètres à l'heure pour le moins !
01:13:22 Si la gueuse ne s'en était pas aperçue tout de suite !
01:13:25 Mais au premier bruit de ses sabots dans le chemin,
01:13:27 elle se retourna, le rattrapa en sept ou huit bons,
01:13:30 et d'un coup de griffe le ramena dardard
01:13:33 juste au moment où je descendais moi-même de mon arbre
01:13:35 pour aller chercher ma cartouche chère sur la route.
01:13:38 Pitoune que le temps ne m'écriait !
01:13:40 Remonte vite, la voilà !
01:13:42 C'est qu'elle arrivait, la vilaine bête,
01:13:44 et plus vite qu'une locomotive !
01:13:46 Si vite même qu'en une minute, elle était partie et revenue.
01:13:49 Sans l'avis de Pitou, j'étais frit comme un goujon dans la poêle.
01:13:52 Alors elle recommença le blocus.
01:13:55 Elle fit monter le bouricot sur le rocher
01:13:57 par le petit chemin creux qui allait jusqu'au pied du chêne.
01:14:00 Et de la patte, elle fit un geste comme pour lui dire
01:14:03 « Toi, reste ici, à moins que tu ne veuilles servir à mon souper. »
01:14:07 Ali comprit bien. Pauvre animal ! Il n'était pas bête.
01:14:11 Il savait ce qu'on doit à ses supérieurs
01:14:13 quand on ne peut pas faire autrement,
01:14:15 c'est-à-dire le respect, la discipline, l'obéissance,
01:14:18 le dévouement et le reste.
01:14:20 Il poussa un grand cri « Iran ! »
01:14:22 C'était sa manière de soupirer.
01:14:24 Et quand il eut crié, ne sachant plus que faire pour se distraire,
01:14:27 il se mit à brouter deux ou trois chardons sur le rocher.
01:14:30 Quant à la lionne, elle regardait.
01:14:32 De quels yeux, vous pouvez deviner !
01:14:34 Tout ce qu'il y a de plus féroce est dans la nature.
01:14:37 Un crocodile à qui vous marchez sur la patte,
01:14:39 non, on n'a pas de pareil.
01:14:41 Ses dents grinçaient en s'aiguisant l'une sur l'autre.
01:14:44 Son poil se hérissait.
01:14:46 Elle fouillait la terre avec ses griffes.
01:14:48 De temps en temps, elle regardait le lion mort coucher dans le chemin.
01:14:51 Et ensuite, Pitou et moi,
01:14:53 comme si elle avait voulu nous dévorer tous deux en même temps,
01:14:55 elle regardait aussi sa lionceau.
01:14:57 Elle avait l'air d'une pauvre veuve
01:14:59 dont le mari vient d'être assassiné par des brigands
01:15:01 et qui crie « Vengeance à Dieu ! »
01:15:03 pour elle et pour les pauvres petits orphelins.
01:15:05 Et nous, ni poudre, ni balles, ni cartouches, ni rien,
01:15:08 excepté nos baïonnettes,
01:15:10 tout ce que nous pouvions faire, c'était d'attendre sur notre arbre
01:15:13 en la surveillant toujours
01:15:15 et de la recevoir à la pointe de la fourchette
01:15:17 si elle voulait sauter sur nous.
01:15:19 Chapitre IX Un coup d'épervier
01:15:23 La lionne faisait donc le tour de l'arbre
01:15:25 et, faisant le tour,
01:15:27 elle regardait tantôt Pitou, tantôt moi
01:15:29 et surtout nos deux baïonnettes,
01:15:31 dont elle connaissait la pointe
01:15:33 pour avoir essayé celle de Pitou
01:15:35 et qu'elle voyait toujours tourner du côté de son mufle roux.
01:15:38 De temps en temps, elle rognonnait
01:15:40 comme un tonnerre qui gronderait sous terre.
01:15:42 C'était sa manière de réflexionner.
01:15:44 Je dis à Pitou
01:15:46 « Est-ce que ça va durer longtemps ? »
01:15:48 Il répondit « Tout le temps qu'elle voudra. »
01:15:50 « Mais j'ai faim, moi. »
01:15:52 « Pour moi, c'est bien différent. J'ai faim et soif. »
01:15:55 « Alors, qu'est-ce que nous allons faire ? »
01:15:57 « Attendons. Elle a peut-être envie de dîner, elle aussi. »
01:16:00 « Oui, mais elle a le bourricot.
01:16:02 Ça lui fait du pain pour trois jours. »
01:16:04 « Pauvre bourricot ! »
01:16:06 « Pauvre nous ! »
01:16:07 Tout à coup, Ibrahim, que nous avions oublié
01:16:09 et qui s'était sauvé au plus haut du chêne,
01:16:11 descendit en entendant que nous parlions du bourricot
01:16:14 et nous dit tout bas comme s'il avait eu peur
01:16:16 d'être entendu de la vieille coquine
01:16:18 « Avez-vous un couteau ? »
01:16:20 « Pourquoi faire ? Vous allez voir. »
01:16:22 Pitou, qui est auvergnat,
01:16:24 a toujours son couteau dans sa poche.
01:16:26 Il le donna à l'arabe qui, tout de suite,
01:16:28 se mit à tailler une branche en forme de crochet
01:16:31 et me souffla dans l'oreille.
01:16:33 « Attention ! Je vois dans le panier mon épervier à pêche.
01:16:36 Nous allons rire. »
01:16:37 Et, pour commencer, il ria lui-même.
01:16:39 « Surtout tâchez d'occuper l'Alione en criant
01:16:42 et en l'appelant de tous les noms.
01:16:44 Si j'attrape mon épervier, nous sommes sauvés.
01:16:46 Et mon pauvre Ali aussi. »
01:16:48 En même temps, il nous expliqua son plan,
01:16:51 qui valait mieux que celui de Trochu.
01:16:53 « Je vous en réponds. »
01:16:54 « Au reste, vous allez voir. »
01:16:56 Pitou se mit à crier.
01:16:58 « Oh la gueuse ! Oh la coquine !
01:17:00 Est-ce qu'elle ne va pas t'en aller, vilaine bête ? »
01:17:02 Et il cracha sur elle pour lui montrer son mépris.
01:17:05 Moi, de mon côté, je lui criai encore plus fort
01:17:07 un tas de choses que je ne voudrais pas répéter devant les dames.
01:17:10 Et je lui jetai des glands dont un l'attrapa sur le nez
01:17:13 à l'endroit même où elle avait reçu le coup de baïonnette.
01:17:16 Ça l'a mis dans une telle rage qu'elle essaya de grimper.
01:17:19 Mais elle ne réussit pas.
01:17:21 Elle bondissait, elle rugissait,
01:17:23 elle mordait le tronc du chêne.
01:17:25 Et ouais, c'était à faire trembler.
01:17:27 Pendant ce temps, l'arabe se mit à siffler doucement.
01:17:29 « Alli, alli ! »
01:17:31 Le bouricot s'approcha.
01:17:33 Alors l'arabe avec son crochet attrapa un nœud de l'épervier
01:17:36 qui était sur son dos entre les deux paniers.
01:17:39 Le souleva lentement, le saisit avec la main droite
01:17:42 en se retenant de la gauche au tronc du chêne.
01:17:45 Il l'enleva jusqu'à lui, ce qui fit tomber à terre
01:17:48 les deux petits lionceaux qui étaient couchés dessus.
01:17:50 Il cria de joie « Allah, Allah, Allah akbar ! »
01:17:54 comme qui lirait dans la langue de ce sauvage.
01:17:56 « Dieu est vainqueur ! »
01:17:58 Si Dieu était vainqueur, mes moyens ne me permettent pas de le savoir.
01:18:01 Mais Ibrahim était content.
01:18:03 « Et nous aussi, je vous en réponds ! »
01:18:05 Son cri fit retourner la lionne
01:18:07 qui vit l'épervier s'enlever dans l'air comme un oiseau
01:18:10 et les lionceaux tomber à terre comme de fromage mou.
01:18:13 « Tonnerre ! » qu'elle dit.
01:18:15 « Mille millions de tonnerres de bombardes et de buziers réunis ! »
01:18:18 Du moins, c'est ce que je compris
01:18:20 quand elle poussa un rugissement si fort
01:18:22 que Pitou lui-même fut ébranlé,
01:18:24 lui qui ne s'ébranle jamais,
01:18:26 que l'arabe Ibrahim se colla les deux bras aux chaînes comme un lièvre
01:18:29 et qu'Ali, le pauvre bouricot, tomba évanoui sur le rocher.
01:18:33 Elle devint si furieuse qu'elle bondit sur nous
01:18:36 malgré nos baïonnettes
01:18:38 et manqua de s'embrocher toute vive.
01:18:40 Malheureusement, c'est ma broche qu'elle rencontra
01:18:43 qui glissa le long de son flanc
01:18:45 et s'enfonça dans sa cuisse
01:18:47 mais sans entrer profondément
01:18:49 parce que la lionne recula vivement
01:18:51 comme vous pouvez croire quand elle en sentit la pointe.
01:18:54 Elle retomba donc sur le rocher
01:18:56 et, ne sachant sur qui se venger,
01:18:58 elle regarda le pauvre bouricot qui était couché à terre
01:19:01 et qui fermait les yeux de frayeur en attendant la mort.
01:19:04 Il soufflait, pauvre bête, d'une façon terrible,
01:19:07 n'osant pas bouger ni se défendre.
01:19:09 Pareil à un agneau qu'on vient de pendre par les pieds
01:19:11 à un crochet de l'abattoir
01:19:13 et qui voit le boucher s'avancer avec son couteau.
01:19:16 Cette fois, il se croyait à son dernier jour
01:19:18 et même à sa dernière minute.
01:19:20 Mais alors l'arabe lança l'épervier sur la lionne
01:19:23 qui allait dévorer le pauvre bouricot
01:19:25 et fut si adroit que, du coup,
01:19:27 il la couvrit et la mit en prison toute entière.
01:19:30 Elle, de son côté, fut si étonnée
01:19:32 qu'elle voulut bondir,
01:19:34 s'embarrassa les pattes dans le filet et tomba.
01:19:36 Alors l'arabe nous cria
01:19:38 « Sautez vite et tenez-la bien avec vos fusils,
01:19:40 je vais chercher les cartouchières. »
01:19:42 En effet, nous sautâmes à terre tous les trois.
01:19:45 Pitou se tint debout avec son fusil
01:19:47 sur un bout de l'épervier.
01:19:49 Nous nous éloignâmes de l'autre bout
01:19:51 et nous pesions de toutes nos forces avec nos crosses
01:19:53 pour empêcher la vilaine bête de se relever
01:19:55 et de sauter sur nous.
01:19:57 Pendant ce temps, l'arabe glissa dans le chemin
01:19:59 comme un éclair et siffla le bouricot.
01:20:02 Le pauvre Ali, qui n'attendait plus que la mort,
01:20:04 comprit qu'il était sauvé.
01:20:06 Il descendit le sentier et alla rejoindre son maître
01:20:08 qui nous cria en riant comme un gueux d'arbitre qu'il était
01:20:11 « Merci, Rumi, portez-vous bien,
01:20:13 bonsoir, qu'Allah vous assiste. »
01:20:15 Il sauta sur l'âne
01:20:17 et tous les deux, l'un sur l'autre,
01:20:19 descendirent au galop vers la ville.
01:20:21 Ça, c'était un tour de coquin.
01:20:23 Il nous laissait la lionne par les pattes.
01:20:25 Vous pensez comme c'est commode à tenir un animal de cette force
01:20:28 et qui se démenait d'une façon si terrible
01:20:30 qu'à chaque mouvement, elle nous faisait faire des sauts de trois pas
01:20:33 et rugissait à faire fermir.
01:20:35 Nous ne pouvions même pas nous servir de nos baïonnettes
01:20:38 parce que nous changeions de place trente fois par minute
01:20:41 et que nos fusils ne servaient qu'à nous tenir debout.
01:20:44 Parole d'honneur, j'avais vu le feu douze ou quinze fois
01:20:47 et Pitou, pareillement.
01:20:49 Nous avions monté ensemble à l'assaut des villages cabiles
01:20:52 où ces enragés se battaient à coups de fusils,
01:20:54 à coups de sabres, à coups de couteaux, à coups de pierres
01:20:57 et à moitié morts.
01:20:58 Ils se relevaient encore pour nous mordre aux jambes
01:21:00 comme des chiens enragés,
01:21:02 mais nous n'avions jamais rien vu de si épouvantable.
01:21:05 Je dis à Pitou, « Tiens-toi, mon vieux, tiens-toi bien.
01:21:08 Si tu lâches l'épargner, nous sommes fichus.
01:21:11 On se tiendra, répliqua Pitou, on se tiendra.
01:21:14 Me prends-tu pour une moule ? »
01:21:16 Il se tenait ferme, le gaillard, depuis que le monde est monde.
01:21:19 Il n'y a jamais eu personne pour piger avec Pitou.
01:21:22 Je ne vous le cache pas, ça fait plaisir d'avoir un ami comme lui.
01:21:25 Ça vaut mieux que les trois millions placés à la Banque de France.
01:21:28 Un fameux établissement, pourtant, est solide,
01:21:31 ce que je me suis laissé dire.
01:21:32 Eh bien, Pitou était plus solide encore.
01:21:35 Quand je l'ai à côté de moi, coude à coude, je suis sûr de tout.
01:21:38 Pourtant, à force de sauter et de faire des cabrioles
01:21:41 pour ne pas lâcher l'épargner ni l'allium qui était dessous,
01:21:44 je sentais qu'elle finirait par jeter l'un de nous deux par terre
01:21:47 et qu'alors elle serait libre de nous étrangler, chose désagréable.
01:21:51 Elle déchirait et rompait les nœuds de l'épargner avec les dents.
01:21:55 À la fin, elle finit par passer sa tête à travers un grand trou
01:21:58 et se trouve à habiller de l'épargner,
01:22:00 comme une dame qui a mis son châle pour aller à la baisse.
01:22:03 Elle était alors debout sur ses quatre pattes
01:22:06 et s'éloignait de plus en plus fort
01:22:08 en regardant du côté des montagnes de la cabilie.
01:22:11 Elle avait l'air d'appeler sa famille au secours.
01:22:14 Ah ! Dieu du ciel ! Il n'aurait plus manqué que cela,
01:22:17 voir venir à son secours son beau-père et ses beaux-frères,
01:22:20 sans compter ses sœurs et ses cousines.
01:22:22 Nous aurions été dans de jolis draps.
01:22:24 Et justement, là-bas, là-bas, dans la montagne,
01:22:27 de l'autre côté de la vallée,
01:22:29 nous entendions rugir à plus d'un quart de lieu
01:22:31 et de minute en minute, les rugissements se rapprochaient,
01:22:34 envoyés par l'écho des rochers.
01:22:36 Au bout d'un long moment, ah oui qu'il était long,
01:22:39 on n'en fait plus comme celui-là,
01:22:41 voilà que je vois venir à trois cents pas de nous,
01:22:43 deux lionnes et trois lions,
01:22:45 tous grands et forts comme père et mère.
01:22:47 Le plus grand et le plus fort des cinq, un mâle, celui-là,
01:22:50 était en avant et regardait de tous côtés,
01:22:52 comme pour chercher d'où venaient les cris de la lionne.
01:22:55 Enfin, il nous vit.
01:22:56 Franchement, à ce moment-là, j'aurais mieux aimé
01:22:58 que nous fussions, le pitou et moi,
01:23:00 occupés à manger le ratat dans la caserne,
01:23:02 avec les camarades.
01:23:03 Oui, c'était plus sûr et moins trompeur.
01:23:06 Chapitre 10 Il n'était que temps
01:23:10 Vous voyez notre situation, pas bonne, n'est-ce pas ?
01:23:13 La lionne, sous nos pieds, mérageuse comme tout,
01:23:15 et d'ailleurs ayant enfin retiré sa tête de l'épervier
01:23:18 en y faisant un large trou avec les dents.
01:23:20 De ce trou, elle allongeait le cou pour saisir tantôt mes mollets,
01:23:24 tantôt ceux de pitou,
01:23:25 qui se défendait comme un mou à coup de crosse,
01:23:27 ne pouvant pas lui présenter la baïonnette,
01:23:29 parce qu'avant tout, il fallait s'appuyer fortement
01:23:32 et se tenir debout.
01:23:33 S'il n'a de nous deux été tombé,
01:23:35 elle aurait été libre et l'aurait étranglée
01:23:37 dans le temps que le sergent Bridoux
01:23:39 m'ait assifflé un petit verre de tord-boyau.
01:23:41 De l'autre côté, en face de nous, à trois cents pas,
01:23:44 le beau-père de la lionne,
01:23:46 sa belle-mère, ses beaux-frères, ses tantes,
01:23:48 ses cousins, ses cousines, que sais-je encore ?
01:23:51 Je ne voulais pas leur demander leurs actes de naissance.
01:23:53 S'ils avaient le temps de nous rejoindre,
01:23:55 notre affaire était faite.
01:23:57 Je vous en réponds.
01:23:58 Deux fusils déchargés,
01:23:59 contre cinq lions et une lionne,
01:24:01 en fureur.
01:24:02 Ce n'était pas de quoi faire avec plaisir
01:24:04 l'escrime à la baïonnette.
01:24:06 Ou pourtant, je ne suis pas manchot, je m'en vante.
01:24:08 Mais, vous savez, ces vilaines bêtes
01:24:10 ont une escrime à elles qu'on ne connaît pas
01:24:12 et qu'on ne sait comment parer.
01:24:14 Elles sautent en l'air comme des chats
01:24:16 et cinq fois plus haut.
01:24:17 Elles vous tombent sur la tête, sur les épaules.
01:24:20 Elles vous enlèvent d'un coup de dent une livre
01:24:22 ou deux de chair fraîche.
01:24:23 C'est tout à fait insensé.
01:24:25 Par bonheur, quoique les lions ne fussent qu'à trois cents pas
01:24:28 de nous, en ligne droite, et à vol d'oiseau,
01:24:30 ils étaient forcés de faire un détour
01:24:32 d'une demi-lieue pour nous rejoindre.
01:24:34 Et voici pourquoi.
01:24:36 La vallée, comme je vous l'ai dit, était profonde.
01:24:38 Mieux que profonde.
01:24:40 On aurait cru voir un corridor
01:24:42 entre deux murs de rochers de 500 pieds de haut.
01:24:44 Pour passer d'un côté, ou si vous voulez,
01:24:46 d'un mur à l'autre de la vallée,
01:24:48 il fallait remonter beaucoup plus haut.
01:24:50 Pendant ce temps, nous avions le temps
01:24:52 de réfléchir, Pitou et moi.
01:24:54 Je lui dis, "Tu entends les lions ?
01:24:56 Oui. Veux-tu les attendre ?
01:24:58 Ça dépend.
01:25:00 Si nous les attendons, ils seront là dans cinq minutes.
01:25:02 Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?"
01:25:04 répliqua Pitou. "Le vin est tiré, il faut le boire."
01:25:06 Il appelait ça du vin, le bon enfant.
01:25:08 Moi, que ce fût du vin ou du vinaigre,
01:25:10 j'en avais assez, avant même
01:25:12 d'en avoir goûté.
01:25:14 D'autant mieux que je voyais le vieux lion,
01:25:16 le plus gros de tous, le chef de la tribu,
01:25:18 prendre son parti, faire aussi aux autres
01:25:20 de le suivre, et partir en avant
01:25:22 au grand trou, comme un colonel en tête
01:25:24 de sa troue. Et quel pas il faisait !
01:25:26 Des pas de six pieds au moins.
01:25:28 Ces deux fois, nous étions perdus.
01:25:30 Je pensais en moi-même, "Mon ami,
01:25:32 tu ne reverras jamais papa du Manet.
01:25:34 Ah ! s'il savait que dans dix minutes,
01:25:36 nous allons avoir cinq lions sur le dos,
01:25:38 et une lionne dans les jambes, qu'est-ce qu'il dirait
01:25:40 "Seigneur Dieu de la Terre et des étoiles,
01:25:42 mille millions de tonnerres et d'éclairs ?
01:25:44 Il faut sortir de là,
01:25:46 retourner à Dardanac pour embrasser le vieux."
01:25:48 Voilà comment je réflexionnais
01:25:50 en dedans.
01:25:52 Pitou, lui, ne réflexionnait pas.
01:25:54 Il ne m'en a jamais rien dit.
01:25:56 Mais quand la lionne essayait de mordre ses mollets,
01:25:58 ou les miens, il lui donnait sur la tête
01:26:00 un tel coup de crosse qu'il l'aurait brisé
01:26:02 en demi le morceau, si elle aurait été faite
01:26:04 de porcelaine ou de faïence. Malheureusement,
01:26:06 le crâne était plus dur que du fer.
01:26:08 Ça, comme disent les savants,
01:26:10 c'est une propriété du climat d'Afrique.
01:26:12 Et ça fait qu'on ne trouve presque partout
01:26:14 dans ce pays-là que des nègres, des arbises
01:26:16 et des juifs mercantiles,
01:26:18 qui ne sont pas les fleurs de la nature.
01:26:20 Tout à coup, faites bien attention,
01:26:22 je vais vous montrer la vallée. En bas, tout en bas,
01:26:24 voilà que j'entends, tra, tra, tra,
01:26:26 le son du cléron qui s'approche.
01:26:28 Ah ah, je fais signe à Pitou en l'étendant
01:26:30 le bras gauche de ce côté-là,
01:26:32 et je lui dis, nous sommes sauvés,
01:26:34 voilà les camarades.
01:26:36 Quels camarades ? Et par bleu,
01:26:38 ceux de la 3e, du 4e, du 8e, de fer et bronze.
01:26:40 Et tiens, je reconnais le coup de langue
01:26:42 du cléron peint d'avoine.
01:26:44 Ça, c'est vrai, reprit Pitou,
01:26:46 il a un fameux coup de langue, ce peint d'avoine.
01:26:48 Mais voilà, arrivera-t-il assez tôt ?
01:26:50 Si nous sommes encore en vie,
01:26:52 et si tous ces grenins à 4 pattes n'arrivent pas avant lui ?
01:26:54 Ce qu'il y avait de pire dans notre affaire,
01:26:56 c'est que nous voyions bien
01:26:58 les lions faire au grand trou un détour
01:27:00 pour nous rejoindre, mais nous ne voyions pas
01:27:02 les camarades qui venaient du fond de la vallée,
01:27:04 par le chemin opposé, et surtout,
01:27:06 nous avions peur de n'être pas vus.
01:27:08 Aller à eux, pas possible.
01:27:10 La lionne, une fois lâchée, nous aurait sauté dans le dos.
01:27:12 Heureusement, pendant qu'elle rugissait
01:27:14 de colère, de fureur,
01:27:16 et aussi parce qu'elle n'était pas à son aise, la pauvre bête,
01:27:18 voilà Pandavoine qui souffle de plus en plus fort,
01:27:20 comme pour aller au pas de course,
01:27:22 et les camarades qui le suivent en criant
01:27:24 "Pitou, Pitou, du manet, du manet !"
01:27:26 Ma foi, il n'était que temps,
01:27:28 car la lionne, à force de se démener,
01:27:30 allait nous jeter par terre,
01:27:32 et toute sa famille se possipitait
01:27:34 pour l'aider à nous ramasser.
01:27:36 A la fin, je veux dire au bout de 3 minutes,
01:27:38 qui nous parurent plus longues que des heures,
01:27:40 Pitou qui se penchait en arrière,
01:27:42 pour voir plus loin les képis du septième, me crie
01:27:44 "Les voilà, les voilà ! Vive la ligne !
01:27:46 A nous Pandavoine, à nous !"
01:27:48 Et en même temps, la lionne,
01:27:50 qui entendait le cléron comme nous,
01:27:52 et qui savait ce que ça voulait dire,
01:27:54 pousse un rugissement épouvantable.
01:27:56 Fait un bond de 3 pieds de haut,
01:27:58 qui nous jette tous les deux par terre,
01:28:00 les 4 fers en l'air,
01:28:02 saute à bas du rocher, dans le chemin,
01:28:04 et part au triple galop, pour rejoindre son beau-père,
01:28:06 ses beaux-frères, sa soeur, et toute sa famille,
01:28:08 qui venait au-devant d'elle.
01:28:10 En 2 secondes, elle avait disparu,
01:28:12 en emportant notre épargner,
01:28:14 et nous avons réussi à la trouver.
01:28:16 Chapitre 11 Un mouvement tournant
01:28:18 Cette fois, nous étions plus à l'aise.
01:28:20 Je dis à Pitou,
01:28:22 "Mon vieux, prête-moi ton mouchoir,
01:28:24 pour m'essuyer le front. Je suis tout en âge."
01:28:26 Lui, c'était tout le contraire.
01:28:28 Il était couvert de poussière,
01:28:30 étant tombé tout à plat sur le rocher,
01:28:32 qu'on n'avait pas balayé depuis l'an premier
01:28:34 de la création du monde.
01:28:36 Adam l'avait laissé tel qu'il l'avait trouvé,
01:28:38 et ses petits-fils ceux-ci.
01:28:40 Pitou me dit à son tour,
01:28:42 "Je regrette toujours que nous ayons averti
01:28:44 le capitaine Chambard. C'est pourtant lui
01:28:46 qui vient de nous tirer d'affaire,
01:28:48 rien qu'en faisant sonner la charge à Pindavoine."
01:28:50 Je répliquais, car je n'aimais pas avoir tort,
01:28:52 "Es-tu bien sûr que c'est le capitaine Chambard
01:28:54 qui vient nous aider, s'il y a propos ?"
01:28:56 Comme il allait répondre,
01:28:58 "Voilà que le capitaine part lui-même
01:29:00 au détour du chemin, à trente pas de nous."
01:29:02 Et qu'il nous dit de son air, "Bon enfant,
01:29:04 ah ah, mes gaillards,
01:29:06 vous avez voulu nous jouer un tour,
01:29:08 mais qui est-ce qui a manqué de s'y faire prendre
01:29:10 pour rire au déjeuner des lions ?
01:29:12 C'est bon, c'est bon, ne vous excusez pas,
01:29:14 nous nous expliquerons plus tard.
01:29:16 Où est le gibier ?"
01:29:18 Je lui montrais les lions qui venaient à nous,
01:29:20 au grand trou, par la route tracée en forme de V
01:29:22 le long du précipice.
01:29:24 En tête courait la lionne, toujours vêtue
01:29:26 de l'épervier d'Ibrahim, dont elle n'avait pu
01:29:28 se dépêtrer malgré tous ses efforts.
01:29:30 Ils étaient encore à trois cents pas de nous,
01:29:32 mais cette fois nous étions en nombre
01:29:34 pour les recevoir, car leur capitaine Chambard
01:29:36 avait eu soin d'amener tout de la compagnie,
01:29:38 avec une provision de cartouches.
01:29:40 Et voici comment, ainsi que je l'ai appris plus tard.
01:29:42 Ibrahim le très-tarbi,
01:29:44 qui nous avait amenés là pour attraper son âne,
01:29:46 et qui ensuite nous avait si vilainement lâchés
01:29:48 quand il se vit hors de danger,
01:29:50 était de la tribu des Oulet Ben Ismaël,
01:29:52 qui sont si connus dans tout l'univers
01:29:54 que les parisiens ne le sont pas davantage.
01:29:56 Avec sa mauvaise voisin,
01:29:58 toujours en querelle avec quiconque
01:30:00 pour des enlèvements de chevaux,
01:30:02 de moutons, de bœufs, de filles,
01:30:04 de bestiaux de toutes espèces,
01:30:06 et pas du tout payeurs d'impôts,
01:30:08 excepté le pistolet sur la gorge
01:30:10 ou le sabre levé sur la tête.
01:30:12 Justement, une dizaine de jours auparavant,
01:30:14 ils avaient préparé un bon coup
01:30:16 contre les bénis Oqbah,
01:30:18 leurs voisins et nos amis.
01:30:20 Et ils étaient venus camper à cinq lieues de là
01:30:22 pour les surprendre.
01:30:24 Ibrahim était un de leurs espions,
01:30:26 chargé de savoir si nous étions sur nos gardes
01:30:28 et les bénis Oqbah aussi.
01:30:30 C'est en faisant cet honnête métier
01:30:32 qu'il était venu sans le savoir
01:30:34 la femme, la pauvre Fatma,
01:30:36 dans le campement des lions.
01:30:38 La femme y resta et y fut dévorée.
01:30:40 Ali le bouricot eut bien peur,
01:30:42 mais enfin nous lui sauvâmes la vie,
01:30:44 pitué moi comme on l'a vu.
01:30:46 Et le coquin d'Ibrahim se sauva aussi
01:30:48 en emmenant le bouricot et se moquant de nous.
01:30:50 Mais voyez comme le bon Dieu
01:30:52 arrange toutes les choses.
01:30:54 Au moment où les ouelettes bêtes d'Ismaël
01:30:56 se préparaient à faire leur coup sur les bénis Oqbah,
01:30:58 voilà qu'un matin,
01:31:00 ils aperçurent que six vaches leur manquaient.
01:31:02 Ils crurent tout d'abord que les bénis Oqbah,
01:31:04 avertis, avaient pris l'avance
01:31:06 et venaient voler leurs troupeaux.
01:31:08 Mais en suivant la trace des pauvres bêtes
01:31:10 et celle du sang bercé, ils finirent par reconnaître
01:31:12 que les lions n'étaient pas loin
01:31:14 et qu'ils étaient au moins une demi-douzaine.
01:31:16 Que faire ? Se sauver ?
01:31:18 Pas facile quand on traîne derrière soi des femmes,
01:31:20 des enfants, des vieillards et des troupeaux de moutons.
01:31:22 C'est pour le coup qu'ils regrettèrent bien
01:31:24 d'avoir eu l'idée de faire une rasia
01:31:26 chez les bénis Oqbah.
01:31:28 Enfin l'un d'eux, qui était jeune
01:31:30 et pas bête, proposa de s'adresser au Rumi
01:31:32 et surtout au capitaine Chambard,
01:31:34 homme fameux et bon enfant.
01:31:36 Celui-là kifferait une battue avec ses hommes
01:31:38 et mettrait tous les lions du pays en chair à pâter.
01:31:40 On l'écouta
01:31:42 et l'on envoya deux députés au capitaine Chambard.
01:31:44 Lui, voyant leur bonne volonté,
01:31:46 les renvoya sur le champ
01:31:48 en leur disant que le lieutenant Caron,
01:31:50 avec une moitié de la compagnie,
01:31:52 allait les suivre par un sentier détourné,
01:31:54 celui qu'ils avaient pris pour venir,
01:31:56 et que lui, Chambard, avec l'autre moitié,
01:31:58 rejoindrait Pitou et moi
01:32:00 en suivant la grande route et allant au devant des lions.
01:32:02 Nous les prendrions par devant
01:32:04 et Caron par derrière.
01:32:06 C'est ce qu'on appelle un mouvement tournant.
01:32:08 C'est connu des plus fameux guerriers.
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