• il y a 10 mois
Les débatteurs du jour sont les éditorialistes Nicolas Beytout et Thomas Legrand, qui analysent le mouvement de colère des agriculteurs et la manière dont la gère le gouvernement. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mercredi-24-janvier-2024-8882948

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00:00 (...)
00:04 ...débat ce matin sur la colère dans le monde agricole et les actions qui désormais
00:10 se multiplient un peu partout en France, comme l'avait promis le patron de la FNSEA à notre micro lundi.
00:15 Que dit ce mouvement ? Peut-il durer ? Est-il une menace pour le gouvernement ?
00:20 Les agriculteurs sont-ils en train de dire, comme jadis un président de la République,
00:26 "l'écologie ça commence à bien faire" ? On pose ces questions à Nicolas Béthoud,
00:30 le directeur du quotidien L'Opinion, et à Thomas Legrand, éditorialiste au quotidien Libération,
00:36 producteur de l'émission "Enquête de politique sur France Inter".
00:40 - Bonjour à tous les deux. - Bonjour.
00:42 - Merci d'être là ce matin et je vais vous poser la question que vous titrez ce matin dans L'Opinion.
00:46 Les Gilets verts sont-ils les nouveaux Gilets jaunes ? Nicolas Béthoud, puisque c'est votre journal.
00:52 - Oui, merci. Oui et non. C'est-à-dire qu'il y a pas mal de points de ressemblance et beaucoup de divergences.
00:59 Peut-être davantage de divergences que de points de ressemblance. Les points de divergence,
01:03 par exemple, c'est que les Gilets jaunes sont un mouvement qui a démarré en France et non pas en Europe.
01:09 Les Gilets verts, si on peut les appeler comme ça aujourd'hui, c'est l'extension française d'une crise européenne,
01:15 venue essentiellement d'Allemagne, mais qui touche aussi d'autres pays. Ça c'est un point très important.
01:20 L'autre point qui différencie beaucoup les jaunes et les verts, c'est que les Gilets jaunes voulaient renverser le système.
01:28 Ils avaient une haine particulière contre Emmanuel Macron, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
01:32 On ne voit pas aujourd'hui, peut-être ça viendra, mais aujourd'hui on ne voit pas sur les barrages routiers
01:36 ou en tout cas dans les revendications des syndicalistes agricoles, d'appel à la démission d'Emmanuel Macron.
01:42 La troisième différence, c'est que le mouvement des agriculteurs est en tout cas jusqu'à aujourd'hui plus ou moins contrôlé
01:50 par les syndicats agricoles. En tout cas, ils ont des représentants, ce qu'on ne voyait pas du tout chez les Gilets jaunes.
01:57 Et la ressemblance ? Il y a une ressemblance ?
01:59 La ressemblance, oui. Il y a deux ressemblances à mon avis essentielles.
02:02 La première, c'est que les deux mouvements disent "nous voulons vivre de notre travail".
02:09 Et la deuxième ressemblance, qui est très importante aussi, c'est que les deux mouvements rassemblent des gens
02:15 qui se sentent méprisés, oubliés, abandonnés, les victimes du déclin.
02:21 Et puis il y a une autre ressemblance, et c'est pour ça aussi qu'on vous a invité, Thomas Legrand, c'est cette petite musique.
02:27 C'était déjà le cas sur la taxe carbone avec les Gilets jaunes, ça l'est encore plus aujourd'hui avec les agriculteurs.
02:34 C'est la musique anti-écolo. Est-ce qu'il y a quelque chose qui est en train, une fois de plus,
02:40 où on entend dire "l'écologie, ça commence à bien faire, les normes très bien, mais on n'en peut plus", etc.
02:46 Est-ce que c'est ça qui est en train de se jouer aussi ?
02:48 C'est une des ressemblances, même si pendant les Gilets jaunes, cette musique anti-écolo n'était pas très sonore.
02:55 C'était contre l'augmentation de la taxe sur les carburants, qui était motivée par des raisons financières et écologiques, c'est vrai.
03:06 Mais c'est vrai parce que l'agriculture a vécu sur deux injonctions, on en parle beaucoup, contradictoires.
03:15 L'injonction qui était faite aux agriculteurs depuis les années 60 d'affirmer ou de fabriquer une souveraineté agricole en France,
03:26 c'est-à-dire que l'agriculture française devait nourrir tous les Français, et aussi de fabriquer un secteur exportateur très performant.
03:33 C'est très compliqué d'allier ces deux exigences, puisque un secteur exportateur, c'est un secteur qui s'ouvre
03:40 et qui laisse la concurrence rentrer en France et met en péril la première injonction.
03:48 Et est venue une troisième injonction, celle-là environnementale, on a demandé aux agriculteurs de faire tout ça,
03:54 mais dans des normes environnementales acceptables.
03:57 - Alors que leurs concurrents ne le font pas, c'est ça ?
04:00 - Cette injonction-là va très bien avec la première injonction qui est la souveraineté alimentaire,
04:06 les circuits courts, de plus petites exploitations,
04:11 mais ne va toujours pas avec cette injonction de faire une grande industrie agricole exportatrice.
04:17 Donc il y a une crise de modèle, et comme il y a une crise de modèle, on ne fixe pas un cap clair,
04:24 et du coup comme on ne fixe pas un cap clair, ces trois injonctions, on essaye de les faire accepter par des normes
04:30 qui pèsent sur les agriculteurs, et évidemment il faut un bouc émissaire.
04:34 Quand on traite un sentiment, parce que là c'est un sentiment,
04:37 il y a quelques petites mesures de taxation du gazoil non routier, des choses comme ça,
04:48 mais ça ne traitera pas le sentiment.
04:50 Quand on traite un sentiment, il faut un bouc émissaire, et le bouc émissaire, ce sont les écologistes.
04:55 Qui dénoncent depuis très longtemps, on leur dit qu'ils sont trop pressés toujours,
04:59 mais depuis 40 ou 50 ans, ils dénoncent ce modèle qui est une impasse.
05:03 - Est-ce que c'est le bouc émissaire facile, Nicolas Béthoud ?
05:05 Olivier Marlex, le patron des ALR à l'Assemblée, a quand même déclaré hier
05:08 "La France était la première puissance agricole, et on a sacrifié cette première puissance agricole
05:12 sur l'autel de la bobo écologie parisienne".
05:16 - Ce qui est vrai, c'est que la France a été la première puissance agricole,
05:19 elle est aujourd'hui le cinquième exportateur mondial, c'est donc un déclassement absolument fracassant.
05:24 On a été doublé par les Pays-Bas, qui ont une surface agricole qui est nettement inférieure à celle de la France,
05:30 mais qui produisent davantage.
05:32 Mais au-delà de ça, je pense que le vrai bouc émissaire, il n'est pas chez les écologistes,
05:36 parce qu'y compris ces paysans, ils sont tous, le matin écologistes, et le soir, ils ont leur paperasse à faire.
05:43 Le vrai bouc émissaire, c'est Bruxelles. Et pourquoi est-ce que c'est Bruxelles ?
05:46 Parce que Bruxelles est dans la main d'un certain nombre de lobbies et de pressions internationales,
05:51 je veux dire européennes, qui poussent à prendre des mesures qui sont aujourd'hui considérées
05:56 comme totalement hors-sol, et qui sont des mesures qui contraignent, au nom de l'écologie,
06:01 la production des agriculteurs.
06:03 - La stratégie de la ferme à la fourchette, pour vous Nicolas Béthoud, c'est une erreur majeure
06:08 qui est en train de fragiliser l'agriculture européenne, ou c'est une phase compliquée
06:13 qu'il faut mieux accompagner ?
06:15 - Pour vous répondre, je vais d'abord dire une chose, c'est que nous devons tous être conscients,
06:19 et les agriculteurs le sont, que la transformation écologique sera coûteuse, et qu'il faudra payer.
06:25 La question est de savoir qui paye, est-ce que seulement certains payent, ou est-ce que tout le monde paye,
06:30 et à quel niveau ? La stratégie dite "farm to fork", c'est-à-dire de la ferme à la fourchette,
06:35 est une stratégie qui est l'expression absolue de ce que Bruxelles peut faire d'éthéré,
06:42 c'est-à-dire théorique, loin de la réalité. J'ai repris les principaux chiffres de ce plan,
06:48 qui donc doit arriver à une neutralité carbone en 2050 sur les questions agricoles.
06:55 10% des surfaces cultivées doivent être supprimées, on doit baisser la surface cultivée de 10%.
07:03 20% doit être réservé à du bio, avec 50% de moins de pesticides et 20% de moins d'engrais.
07:10 Le résultat de tout ça c'est quoi ? C'est moins de surface, alors qu'on a besoin de plus en plus de produire,
07:16 de quoi nourrir, on est plus nombreux aujourd'hui en Europe qu'on l'était il y a 50 ans,
07:21 on aura de moins en moins de surface possible, avec de moins en moins de possibilités,
07:26 juste je finis Thomas, avec de moins en moins de capacités à produire pas cher.
07:33 Et le résultat final à la fin de la chaîne c'est quoi ? C'est probablement d'après ce que les calculs
07:39 de plein de think tanks ont établi, une augmentation des prix de l'alimentation de 15 à 20%.
07:47 Et donc le vrai sujet, il est qui paye ? Est-ce que le consommateur, y compris celui qui n'a pas les moyens
07:55 de se nourrir à partir du 20 du mois, est prêt à payer ?
07:59 Vous êtes en train de parler Nicolas, du Green Deal.
08:05 Le Green Deal il n'est pas du tout appliqué.
08:10 Je parle de l'objectif 2050.
08:13 Oui d'accord, mais vous parlez de l'objectif 2050, là on parle d'agriculteurs qui sont dans la rue,
08:18 qui sont sur les routes, qui bloquent et qui sont étranglés par le système et le modèle actuel.
08:24 Pas par le modèle vers lequel...
08:26 Qui est issu exactement du même sujet.
08:29 En ce moment c'est la situation en Ukraine, c'est la hausse des prix, c'est la hausse des prix de l'énergie.
08:35 Le modèle vers lequel... Alors il faut rester dans le même modèle.
08:37 Moi je vais vous raconter, je ne sais pas si vous vous souvenez...
08:39 Non, Thomas, mais c'est...
08:41 Je conteste absolument ce que vous dites. Il y a aujourd'hui déjà en place un modèle dont l'expression ultime est le "Farm to Fork".
08:52 Oui, mais il n'est pas appliqué. La seule chose qui est appliquée c'est l'injonction de faire 20% de transition,
09:00 enfin de faire une transition pour avoir 20% du revenu de la PAC et ça, ça a été voté par tout le monde,
09:05 Front National compris, et de tous les pays.
09:08 Donc ça c'est le seul truc qui est appliqué, le reste n'est pas encore appliqué et c'est pour changer de modèle.
09:11 Vous vous rendez compte la catastrophe vers laquelle on va ?
09:13 On va vers une catastrophe.
09:14 Si ça n'est même pas appliqué, vous vous rendez compte ?
09:16 C'est extraordinaire. On est dans un modèle qui nous a conduit là où on est, on essaie de changer de modèle
09:22 et vous nous dites que c'est le modèle qu'on n'a pas encore changé qui est la cause de...
09:28 Attendez, je finis, parce qu'en 1961 Edgar Pisani, et j'avais passé ce petit son dans mes bobineaux,
09:35 je l'ai tweeté pour ceux qui veulent le retrouver, disait Edgar Pisani, ministre de l'agriculture du général de Gaulle,
09:41 au moment 61 où l'agriculture française s'industrialisait et devenait le fleuron industriel de la France,
09:46 il disait si les Français et si les consommateurs européens veulent du lait rouge et des pommes carrées,
09:52 il faudra qu'on fasse du lait rouge et des pommes carrées parce que c'est le marché qui a raison.
09:56 Et en 1990, Edgar Pisani, à partir de 1990 jusqu'à sa mort en 2016, il a parcouru toute l'Europe et toute la France,
10:05 il a écrit des livres pour dire ce modèle-là nous conduit dans le mur et il faut changer.
10:10 Je me suis trompé.
10:11 Je me suis trompé. Et ce modèle-là aboutit à la situation aujourd'hui qui craque,
10:17 non pas parce qu'on a appliqué un Green Deal, qu'on a voté un Green Deal qui n'est toujours pas appliqué,
10:22 mais qui craque parce que les amis de Marine Le Pen, c'est-à-dire Vladimir Poutine,
10:27 ont envahi le grenier à blé de l'Europe et donc ça fait exploser tous les prix des céréales
10:32 parce qu'ils ont des conditions spéciales et puis ça fait exploser tous les prix aussi de l'énergie.
10:38 Et donc c'est plus supportable.
10:39 - Vous venez de dire que la guerre en Ukraine est responsable du malheur des agriculteurs ?
10:46 - La guerre en Ukraine ?
10:47 - Vous venez de dire que la guerre en Ukraine qui a fait monter le prix du blé
10:50 est responsable de la baisse des revenus des agriculteurs qui cultivent le blé ?
10:53 - Mais non, je viens de dire que le système en place depuis 1961, depuis 1960,
11:01 dénoncé par Edgar Pisani, nous amène ici.
11:05 Les écologistes le dénoncent depuis des décennies.
11:08 On leur dit "vous êtes trop pressés, vous êtes trop pressés"
11:10 et vous-même vous dites "c'est vers ça qu'il faut aller mais qui paiera ?"
11:13 Voilà, c'est la question. C'est même plus vers ça qu'il faut aller.
11:15 On aurait eu ce débat il y a 10 ans, vous m'auriez dit "mais non, le réchauffement climatique, c'est pas sûr".
11:19 Maintenant vous êtes d'accord pour dire qu'il faut changer de modèle et la question c'est qui paiera ?
11:25 - Mais non, je ne suis pas d'accord pour dire qu'il faut changer de modèle comme c'est prévu aujourd'hui.
11:29 - Il ne faut pas changer de modèle Nicolas Béthoud parce qu'à la fin c'est ça.
11:32 Face au réchauffement climatique, on reste pareil sur le modèle agricole ?
11:36 - Je pense, je vais vous répondre par une image.
11:39 Quand vous allez au Salon de l'Agriculture ou quand vous regardez les affiches du Salon de l'Agriculture,
11:44 qui vont avoir lieu dans quelques semaines, qu'est-ce que vous voyez ?
11:47 Des animaux.
11:49 Or l'agriculture, ça n'est plus ça, ça n'est plus que ça.
11:53 - L'agriculture c'est un quart des émissions de gaz à effet de serre.
11:57 - Oui, mais ce que je veux dire c'est que ce qui est phénoménal au Salon de l'Agriculture,
12:00 c'est la transformation absolue des outils qui permettent de cultiver.
12:05 Le sujet il est qu'en 20 ou 30 ans, le mode d'exploitation des fermes françaises
12:16 a été bouleversé par une modernisation à rythme soutenu des moyens de travailler.
12:22 Et si vous donnez à tous les agriculteurs une façon mécanique de travailler différemment,
12:28 et beaucoup plus vite, et beaucoup plus fort, et d'être beaucoup plus productif comme on dit en économie,
12:32 et que vous avez en même temps l'obligation...
12:35 - Ils peuvent faire des tomates en hiver par exemple.
12:36 - Non, mais il faut le faire immédiatement.
12:37 - Il ne s'agit pas de faire des tomates en hiver.
12:39 En même temps vous leur donnez des injonctions qui leur interdisent par exemple
12:44 d'utiliser ces moyens-là pour produire davantage,
12:47 vous voyez bien qu'à un moment ça pose des contradictions.
12:49 Je voudrais revenir sur ce que vous disiez sur le Farm to Fork, le Green Deal,
12:52 par rapport à la situation actuelle.
12:54 Le Green Deal est l'aboutissement, j'ai commencé par dire ça, c'était mes premiers mots je crois,
12:58 l'aboutissement d'une stratégie de contrainte absolue que l'on fait peser sur les modes de production.
13:04 - Et surtout un plan d'investissement très richement doté.
13:07 - C'est une contrainte, c'est d'abord une contrainte.
13:10 Vous pouvez toujours dire à quelqu'un qui doit produire des biens,
13:15 vous allez les produire davantage d'argent, mais on va vous empêcher de le faire par d'autres moyens,
13:20 à la fin de la journée...
13:22 - Allez-y, dernier mot Thomas.
13:25 - On ne sera pas d'accord sur le fait de changer de modèle ou pas changer de modèle,
13:28 moi je voulais simplement dire, changer de modèle, par exemple on pourrait arrêter,
13:32 on pourrait manger moins de viande et donc arrêter de consommer des tomates en hiver,
13:37 c'est quand même scandaleux quand dans les restaurants il y a encore des tomates mozzarella,
13:41 l'entrée phare en hiver.
13:43 Et si on dit ça, on va dire "ouais, mais tu es un écologiste punitif, moralisateur, bobo parisien".
13:50 - Si vous voulez interdire la tomate en hiver, oui vous êtes un écologiste.
13:52 - Si vous voulez dire aux gens ce qui est déjà le cas...
13:55 - N'achetez plus de tomates en hiver.
13:57 - Très bien, je soutiens.
13:58 - Et ne produisez plus de tomates en hiver.
14:00 - Mais si vous vous dites "produisez toujours plus avec des machines, toujours plus",
14:03 donc on aura des tomates en hiver et il faudra les vendre pour pouvoir rentabiliser ces machines-là.
14:07 - Non, je vous caricature pas.
14:08 - Je ne caricature pas, écoutez Edgar Pisani qui n'est pas un gauchiste, qui est un gaulliste,
14:12 et écoutez-le en 61, écoutez-le aujourd'hui, il résume tout, je l'ai tweeté d'ailleurs, vous pouvez le retrouver.
14:19 - Merci à tous les deux, Nicolas Béthoud, Thomas Legrand, à suivre Léa, votre invitée,
14:24 Romane Fréciné aujourd'hui, juste après "The Temptations".

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