• il y a 9 mois
Dans l'époque sombre et confuse que nous traversons, Public Sénat poursuit la mise en lumière d'esprits clairs et courageux. Après des films sur Raymond Aron et Albert Camus, ce documentaire porte sur Simon Leys, qui s'inscrit dans la même filiation intellectuelle : celle des hommes qui regardent le monde tel qu'il est.

Simon Leys (né Pierre Ryckmans) a en effet été le premier et le plus lucide dénonciateur des crimes maoïstes, qui ont provoqué la mort de 60 à 100 millions de personnes. Son ouvrage « Les Habits Neufs du Président Mao » publié dès 1971 reste une référence sur ce sujet.
Rendant hommage pour la première fois à ce sinologue d'une culture stupéfiante, ce « spectateur engagé » qui a regardé la réalité du maoïsme en face, ce film raconte aussi le prix que cet homme a payé pour son courage : une immense solitude.

Ce documentaire montre bien le décalage abyssal entre ce que Leys voit en Chine et la petite musique révolutionnaire qui se joue au quartier latin. D'un côté Simon Leys décrit un Mao Machiavel, cynique, ivre de pouvoir, qui plonge le pays dans un chaos sanglant. D'un autre côté, en Occident, de jeunes gauchistes et intellectuels brillants aveuglés par la propagande rêvent d'un Orient rouge parfait, d'une révolution pure.

Cette profonde incompréhension est illustrée par une archive de Philippe Sollers récitant avec délectation un petit poème de Mao, le louant comme l'un des éminents penseurs du XXe siècle.

L'auteur « Des Habits Neufs du président Mao » montre, preuve à l'appui, que le maoïsme n'a rien à envier au fascisme.
« Simon Leys, l'homme qui a déshabillé Mao » exhume les rares entretiens et films mettant en scène Simon Leys. On y redécouvre notamment le mythique passage à Apostrophes en 1983 qui a révélé cet écrivain belge exceptionnel, ce « decent man » selon la formule d'Orwell que Leys aimait tant. Son sens de la nuance, de la mesure raisonne plus que jamais aujourd'hui.

Avec la contribution de René Viénet ami et éditeur de Leys, Amélie Nothomb, Franz Olivier Giesbert, Pierre Haski, Nicolas Idier et Chloé Froissart, spécialistes de la Chine et Chen Yan, historien. Année de Production : 2023

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00:00 Paris, mai 68.
00:09 Une nouvelle espérance révolutionnaire agite une partie de la jeunesse
00:17 qui veut se débarrasser des valeurs bourgeoises.
00:20 La famille, l'université, la société de consommation.
00:29 Elles rejettent une Amérique arrogante qui bombarde le peuple vietnamien.
00:33 Mais elles rejettent aussi l'URSS qui a écrasé les mouvements démocratiques
00:45 en Hongrie et en Tchécoslovaquie.
00:47 C'est dans ce contexte qu'émergent les maoïstes français.
00:59 Ils ne jurent que par le petit livre rouge du grand timonier Mao Tse-tung.
01:04 Ces maoïstes, comme on les appelle, considèrent que Staline a dévoyé
01:16 la révolution et que Mao va lui rendre sa pureté originelle.
01:24 Et ce nouveau rêve rouge est incarné par quelques figures intellectuelles.
01:29 L'écrivain Philippe Solers s'enthousiasme.
01:32 - Mao a opéré, par rapport au dogmatisme stalinien,
01:38 une révolution interne très, très profonde et qu'il est,
01:42 de ce point de vue là, un penseur philosophique très profond.
01:44 Si l'immense majorité de ces intellectuels et étudiants maoïstes
01:50 ne parlent pas chinois et n'ont jamais mis un pied à Pékin,
01:54 ils fantasment une société idéale.
01:56 Mais ces maoïstes n'ont aucune idée de ce qui se cache en réalité
02:11 derrière les slogans révolutionnaires.
02:13 Des famines qui font des millions de morts.
02:20 Un régime où les libertés de conscience et de presse n'existent pas.
02:24 Des dirigeants aux méthodes mafieuses et violentes.
02:29 Face à cet aveuglement, un homme, un écrivain, va s'élever seul ou presque.
02:38 Il s'appelle Simon Leys.
02:42 Contrairement aux maoïstes français, il a vécu en Chine
02:47 et il parle couramment chinois.
02:50 Ce spectateur engagé va tenter sa vie durant
02:53 de déchirer le voile des illusions.
02:56 Et il va en payer le prix.
02:58 ...
03:26 Simon Leys est né à Bruxelles, en Belgique, en 1935.
03:30 C'est une capitale calme et discrète, loin de l'agitation parisienne.
03:36 Il grandit dans une famille bourgeoise et catholique.
03:42 Il ne s'appelle pas encore Simon Leys, qui sera son nom de plume,
03:47 mais Pierre Riquemans.
03:48 L'enfant dévore des livres.
03:53 Robinson Crusoé, Moby Dick et bien d'autres,
03:56 qui développent son goût de l'aventure.
03:58 À peine sorti du lycée, Leys s'embarque, le temps d'un été,
04:10 avec des pêcheurs pour un périple éprouvant.
04:13 Sur le bateau, il vit à la dure avec les marins qui deviennent ses amis.
04:23 ...
04:25 Il dessine et tient son journal de bord.
04:28 À son retour, son père, qui le voit bien devenir avocat,
04:37 l'inscrit à la faculté de droit.
04:39 Mais Simon Leys insiste pour suivre aussi des cours d'histoire de l'art.
04:49 En 1955, alors qu'il est en licence, la FAC organise un voyage en Chine.
04:55 Leys saute sur l'occasion.
04:57 Il ne le sait pas encore, mais cette aventure imprévue
05:02 va déterminer toute son existence.
05:05 Durant plus de trois semaines,
05:12 encadré par des membres du Parti communiste chinois,
05:16 Simon Leys et ses amis sillonnent le pays d'est en ouest,
05:19 du nord au sud.
05:21 -C'était une très belle époque, d'ailleurs, 1955.
05:33 C'était une époque où il y avait un immense enthousiasme,
05:36 une ferveur, une jeunesse,
05:38 un sentiment de dynamisme créateur en Chine.
05:40 Pour moi, c'était un choc absolument bouleversant, ce voyage.
05:45 Je m'en souviens comme on se souvient d'un film qu'on a vu.
05:48 C'est une succession d'images, d'images très belles,
05:52 fascinantes, touchantes, exaltantes.
05:56 J'avais le sentiment qu'il y avait là un tel foisonnement humain,
06:03 une telle richesse de choses à découvrir, à connaître, à comprendre,
06:06 mais que tant que je ne comprendrais pas la langue,
06:09 je ne passerais pas de l'autre côté de la scène.
06:12 Je n'entrerais pas à l'intérieur.
06:14 J'avais un tel sentiment de frustration
06:17 à ne pas pouvoir communiquer directement avec les gens.
06:20 -Comment dire ? Il ne sait pas trop.
06:23 Il dit "je ne sais pas, je ne parle pas de chinois, je veux voir".
06:26 Il garde son jugement, même s'il était au départ très favorable.
06:30 Il garde son jugement.
06:32 -La Chine que découvre Simon Leys est un pays complexe,
06:36 marqué par les drames qui l'ont ravagée durant des décennies.
06:40 (Explosions)
06:42 Depuis les années 1920, une horrible guerre civile
06:47 a opposé les communistes menés par Mao Zedong
06:51 et les nationalistes de Tchangkaï Tchèque.
06:54 Et du début des années 1930
06:57 jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale,
07:00 le pays a subi la terrible invasion japonaise.
07:07 Après la défaite des Japonais,
07:09 Mao sort victorieux de la guerre civile contre Tchangkaï Tchèque.
07:14 Résultat, après les horreurs vécues par le peuple chinois,
07:22 lorsqu'il fonde en 1949 la République populaire de Chine,
07:26 Mao Zedong incarne l'espoir.
07:36 Simon Leys revient à Bruxelles,
07:38 fasciné par la Chine et son peuple.
07:40 Mais, frustré de ne pas parler le chinois,
07:45 il se lance dans l'apprentissage de cette langue.
07:48 -Ca a été un déclic pour lui.
07:52 Si je retourne en Chine, je ne serai pas comme ces gens
07:55 qui voient les Chinois de loin, comme des cartes postales,
07:58 mais je veux entrer en conversation avec eux
08:01 et leur demander comment ça se passe réellement.
08:04 -Simon Leys prend une décision radicale.
08:07 Il arrête le droit
08:09 et continuera ses études d'histoire de l'art
08:13 et de langue chinoise en Asie.
08:15 Mais d'abord, il part explorer ce continent.
08:22 Il se déplace souvent à pied, dialogue ou hasard des rencontres.
08:27 Dans son sac à dos,
08:33 il porte des textes de Confucius, de la poésie chinoise.
08:36 -Simon Leys était un aventurier, il n'a eu peur de rien.
08:41 Il est parti à l'autre bout du monde,
08:43 à une époque où les gens ne partaient pas si loin,
08:46 en tout cas pas pour vivre si longtemps.
08:49 -En 1963, Simon Leys s'installe à Hong Kong,
08:54 colonie britannique, à la frontière de la Chine.
09:01 Son désir ? Améliorer son chinois pour étudier la littérature et la peinture.
09:06 -Je ne m'occupais pas de politique.
09:09 J'étais parfaitement apolitique à cette époque-là.
09:12 J'avais cet immense intérêt, sympathie et passion
09:16 pour la culture chinoise.
09:18 Mon intérêt était assez exclusivement culturel.
09:21 -A Hong Kong, Leys vit modestement dans un quartier populaire.
09:29 Sans le sou, il partage un barraquement
09:32 avec de jeunes Chinois.
09:34 Il ne mange pas tous les jours à sa faim, mais peu importe.
09:37 Il rédige sa thèse de doctorat sur un peintre du XVIIe siècle,
09:43 Shi Tao.
09:45 Ce travail est si remarquable qu'il est publié
09:48 et s'impose comme une référence jusqu'à aujourd'hui.
09:52 Il étudie aussi la culture chinoise.
09:57 Il étudie aussi la calligraphie.
09:59 Avec le temps, il va en acquérir une maîtrise exceptionnelle.
10:02 -Les Chinois, qui sont les seuls juges possibles de la calligraphie,
10:09 disaient qu'ils ne pouvaient pas deviner
10:13 qu'ils étaient d'origine européenne.
10:16 Ils avaient affaire à un lettré chinois.
10:19 C'est tout à fait exceptionnel, quasiment unique
10:23 en Europe et en France.
10:25 ...
10:27 -A Hong Kong, en 1964,
10:30 Leïs épouse une jeune journaliste chinoise, Hong Feng Cheng.
10:34 Ils auront 4 enfants et jamais ne se quitteront.
10:40 Avec ses nouvelles responsabilités familiales,
10:43 Simon Leïs doit trouver des petits boulots alimentaires.
10:46 ...
10:48 Hong Kong est alors un poste d'observation privilégié
10:52 sur la réalité chinoise.
10:54 Une simple frontière sépare l'enclave britannique au sud
10:59 de la Chine communiste au nord.
11:02 ...
11:05 Et de nombreux dissidents chinois tentent de s'y réfugier.
11:10 C'est dans ce contexte que Leïs travaille régulièrement
11:13 pour le consulat de Belgique à Hong Kong.
11:16 Il rédige des synthèses des médias chinois
11:20 et des publications du Parti communiste.
11:23 ...
11:25 Ces textes sont terriblement ennuyeux,
11:28 mais à bien les lire, Leïs commence à comprendre
11:31 ce qui se passe de l'autre côté de la frontière.
11:35 ...
11:42 -Beaucoup d'informations sortaient de Chine.
11:45 Les gens qui partaient à la nage du continent
11:48 et qui rejoignaient Hong Kong, toutes sortes de réfugiés.
11:52 Et puis, Hong Kong, c'était une grande ville
11:55 avec des millions d'habitants chinois
11:58 qui connaissaient la Chine de l'intérieur
12:01 et qui pouvaient comprendre ce qui se passait.
12:05 Il fallait la lire, la trier, la synthétiser.
12:08 -Je pense qu'il est capable, justement,
12:11 de décoder le sens de ces textes
12:14 parce qu'il a cette connaissance intime du terrain chinois,
12:19 de comment ça fonctionne en Chine.
12:22 Peu de gens l'avaient à l'époque.
12:25 -Au fil de ses lectures, Simon Leïs comprend
12:28 qu'une lutte de pouvoir terrible se joue
12:31 entre le grand timonier et le parti,
12:35 et que le peuple en est la victime.
12:38 A Hong Kong, certains réfugiés témoignent.
12:41 ...
12:52 -Mais le plus grand choc pour Leïs vient d'expériences vécues,
12:56 la découverte de l'horreur de la politique.
13:00 -Quand j'étais témoin, j'avais la réalité féroce,
13:03 la réalité atroce de la terreur maoïste devant mes yeux.
13:08 Les cadavres dérivaient au fil de l'eau.
13:11 J'avais la réalité féroce.
13:14 Un homme s'est fait assassiner sur le pas de ma porte
13:18 parce qu'il s'était moqué un peu de Mao Zedong à la radio.
13:22 -Simon Leïs dira "Après ce que j'ai vu,
13:25 "je ne peux pas rester en dehors du monde.
13:28 "Je dois prendre position.
13:30 "Sinon, je ne pourrai plus me regarder dans la glace."
13:34 -Lorsqu'il voit se présenter à lui des victimes,
13:37 des victimes directes de la Chine maoïste,
13:40 il ne pouvait que réagir.
13:42 -Leïs se trie ses notes, les relit,
13:46 et se met à rédiger un texte
13:48 où il compile les informations recueillies
13:51 sur les dérives du régime chinois.
13:54 La première secousse, pour reprendre sa formule,
13:57 correspond au lancement par Mao de la campagne des sang-fleurs.
14:01 -Tiens,
14:05 le ciel est rouge,
14:07 le ciel dans mon coeur est maoïste.
14:10 -Mao libère la parole contre l'avis des dirigeants du parti
14:13 pour, soi-disant, améliorer le régime.
14:17 -Il a lancé la campagne des sang-fleurs
14:20 en invitant les intellectuels à s'exprimer,
14:23 à critiquer le Parti communiste
14:26 et à dire ce qu'ils avaient sur le coeur.
14:30 -Aussitôt, des articles terriblement critiques fleurissent.
14:33 -Bien évidemment, c'était un piège.
14:36 Et ceux qui se sont exprimés ont été arrêtés,
14:40 envoyés dans des camps, et beaucoup ont disparu.
14:43 -Mao écrase la contestation qu'il a lui-même encouragée.
14:47 Mais il sort très affaibli de cette séquence.
14:50 Alors, pour éviter d'être écarté par le parti,
14:53 il lance une nouvelle campagne.
14:56 L'objectif affiché par Mao est de rattraper en 15 ans
15:08 le niveau industriel de la Grande-Bretagne.
15:11 Mais cette révolution doit se faire en s'appuyant
15:14 sur la seule volonté des masses paysannes.
15:17 Des paysans qui n'ont aucune compétence industrielle,
15:21 mais peu importe.
15:24 Mao déteste le savoir.
15:26 Il faut se débarrasser des scientifiques, des ingénieurs.
15:29 -Quelle était la mystique du bon en avant ?
15:32 Une usine est une usine. Faire marcher une usine,
15:36 c'est une usine. -La mystique du bon en avant,
15:39 c'est que la politique commande tout.
15:42 Une pensée politique correcte doit pouvoir faire pousser
15:45 les choux plus vite. Il y a un film très important
15:49 et très significatif qui traite de l'application
15:52 de la pensée de Mao à la culture des cacahuètes.
15:55 Il montre comment un paysan en appliquant la pensée
15:58 de Mao de façon créative et vivante a réussi
16:02 à décupler sa production de cacahuètes.
16:05 -Mais très vite, ce grand bon en avant provoque
16:08 une catastrophe économique.
16:11 Les paysans doivent délaisser leurs terres
16:15 pour construire de petits hauts fourneaux
16:18 pour fournir de l'acier, indispensable
16:21 à l'industrie chinoise. Résultat, l'acier produit
16:24 est entièrement inutilisable, car de trop mauvaise qualité.
16:27 Et les rendements agricoles s'écroulent,
16:31 car les champs ne sont plus cultivés.
16:34 Pour justifier les mauvaises récoltes,
16:37 Mao accuse les moineaux de manger les graines.
16:40 Les paysans et les soldats en tuent des millions.
16:44 Conséquence, les criquets ravagent les champs.
16:47 Mao fait machine arrière.
16:50 Trop tard, son gouvernement doit importer
16:53 250 000 moineaux d'Union soviétique
16:57 pour repeupler le territoire.
17:00 -C'est complètement fou. Tout le monde sait que c'est fou.
17:03 Mais on s'en fiche complètement, si c'est fou ou pas.
17:06 A partir du moment où ça plaît à Mao.
17:10 -La nature pouvait se plier à leur volonté,
17:13 les lois météorologiques, les moineaux,
17:16 la pluie qui tombe pouvaient se plier à leur volonté.
17:19 Et d'une certaine manière, cette folie créatrice
17:23 à l'échelle réelle, à l'échelle de la vie quotidienne
17:26 des gens, c'est un problème.
17:29 Il n'y a rien de pire.
17:32 C'est prendre les gens pour des petits chiffons
17:36 qu'on peut oublier, qu'on peut jeter.
17:39 -Une des choses les plus choquantes, je trouve,
17:42 c'est justement cette attitude,
17:45 ce mépris profond que les dirigeants maoïstes,
17:48 que les bureaucrates maoïstes ont pour le peuple chinois.
17:52 Pour eux, le peuple chinois est simplement une matière première
17:55 qu'on transporte, qu'on manipule à volonté.
17:58 Et cette attitude de mépris à l'égard des masses
18:02 est une chose assez profondément révoltante.
18:07 -Alors que la propagande met en scène l'abondance,
18:10 des famines ravagent les campagnes.
18:13 -Mes parents,
18:16 ils racontaient des choses dans les campagnes.
18:20 Mon père, par exemple, il est allé
18:23 dans un village, il passe,
18:26 il n'y a plus personne.
18:29 Il va dans les maisons, là, ils sont tous morts.
18:33 Des villages entiers.
18:36 Et c'est des choses inimaginables.
18:39 -Des chercheurs sérieux ont avancé des chiffres
18:42 de 40 millions de morts à la suite des famines
18:46 du Grand Bon En Avant.
18:49 Des chercheurs sérieux ont fait des travaux
18:52 et ont montré, par exemple, qu'il y avait des cas
18:56 de mort des enfants.
18:59 On ne peut que repenser à l'histoire de ces gens
19:02 qui échangeaient les cadavres de leurs enfants
19:05 pendant la famine du Grand Bon En Avant,
19:08 obligés de manger la chair des cadavres des gosses
19:11 et échangeant les enfants pour ne pas avoir à se nourrir
19:15 des os et de la peau de leurs propres descendants.
19:18 ...
19:26 Musique rythmée
19:29 ...
19:32 -A 8 000 km de là, à Paris,
19:36 de brillants étudiants s'enthousiasment
19:39 pour les réformes de Mao.
19:42 Au quartier latin,
19:46 sur les toits de la prestigieuse École normale supérieure,
19:49 la Révolution chinoise séduit cette élite intellectuelle.
19:53 ...
20:02 Ces militants tentent de rallier la classe ouvrière
20:05 avec plus ou moins de succès.
20:09 -Tu fais de l'anti-ouvrier !
20:12 ...
20:17 Musique douce
20:20 -Les Mao français, les plus radicaux,
20:24 assument le recours à la violence.
20:27 Ils se présentent comme des résistants.
20:30 Ils citent Mao, la Révolution n'est pas un dîner de gala.
20:33 ...
20:39 Et lancent quelques opérations commandos.
20:42 Une rasiade dans la boutique chic Fauchon,
20:45 l'enlèvement d'un cadre de chez Renault.
20:48 ...
20:51 ...
20:55 ...
20:58 Ces Maoïstes s'appuient sur plusieurs organes de presse.
21:01 Le plus fameux est "La cause du peuple",
21:04 dont Jean-Paul Sartre est le directeur de publication.
21:08 ...
21:11 ...
21:14 Là, il s'écrira à propos de Sartre,
21:17 "Il n'y a pas de position plus amusante
21:21 "et finalement mieux récompensée que celle d'un dissident
21:24 "au sein d'une société stable et prospère."
21:27 Sartre apporte aussi sa caution à l'équipe très Maoïste
21:30 qui fonde le quotidien Libération.
21:34 C'est un groupe qui a été créé par Jean-Paul Sartre
21:37 pour la libération. Serge Julli en tête.
21:40 -Qu'est-ce qui provoque le désespoir des jeunes ?
21:43 -Quand il y a du désespoir, ça pose des questions
21:47 à ceux qui sont des marchands d'espoir.
21:50 L'espoir proposé n'est pas particulièrement convaincant.
21:53 On est dans une société où les raisons d'espérer sont limitées.
21:56 -Dans cette mouvance, André Glucksmann,
22:00 philosophe, essayiste, est l'un des plus fervents
22:03 soutiens de Pékin.
22:06 -Il y a la révolution en Chine, la révolution culturelle,
22:09 qui implique un bouleversement de la société
22:12 de la base au plafond.
22:16 Les spécialistes du plafond et professeurs sont choqués.
22:20 -On cherchait un espace révolutionnaire pur
22:23 dans lequel on pouvait s'investir et croire.
22:26 La Chine nous l'a offert en restant fermés,
22:29 d'une certaine manière, et en nous projetant
22:33 des images qui nous ont fait rêver.
22:36 On a eu une envie de révolution.
22:39 Il faut se mettre dans l'esprit qu'on ne savait rien de la Chine.
22:43 -La Chine est lointaine, mais les films propagés par Pékin
22:47 marquent les esprits, à Paris, mais aussi à Bruxelles, à Rome.
22:52 Musique d'ambiance
22:55 ...
23:14 Mao se met en scène, nageant dans le fleuve bleu,
23:17 et les images font le tour du monde.
23:21 ...
23:23 La presse chinoise ajoute que le grand timonier est si bon nageur
23:27 qu'il bat des records olympiques de natation.
23:30 ...
23:33 -Elle est magnifique, cette photo, parce qu'elle nous a fait rêver,
23:37 aussi, sur la vigueur du président Mao,
23:41 sur le fait que cet homme était capable d'exploits,
23:46 malgré son âge.
23:48 L'art de la propagande est quand même très fort,
23:51 et là, on peut dire que la Chine maoiste a été,
23:54 vraiment, parmi les meilleurs.
23:56 ...
23:59 -Et l'horizon rouge fait rêver, bien au-delà des milieux militants.
24:04 ...
24:08 Dans la mode, avec les vestes Mao.
24:12 ...
24:13 Au cinéma, avec la chinoise de Godard.
24:17 Et dans l'art, après Marilyn Monroe,
24:20 Andy Warhol transforme le leader communiste en icône pop.
24:24 ...
24:27 Alors que Warhol s'amuse à détourner le portrait de Mao en Chine.
24:32 L'image du grand timonier est sacrée,
24:36 et le culte de la personnalité s'exprime par la peur.
24:40 ...
24:42 -Un des plus grands crimes en Chine,
24:46 c'est le crime de lèse-majesté envers le président Mao.
24:50 Le crime de lèse-majesté envers Mao peut s'exprimer de façon diverse.
24:54 Les gens qui ont des petits-enfants ont pour règle absolue
24:57 de toujours brûler les journaux et les revues.
25:00 Dans tous les journaux et revues, vous avez toujours des photos
25:04 du président Mao.
25:05 Il n'y a pas une revue chinoise où on ne l'a pas en première page.
25:09 On voit une grande photo du président Mao.
25:11 Si vous laissez traîner les journaux,
25:13 les petits-enfants peuvent gribouiller à travers la photo du président Mao.
25:17 Si cette photo atterrit dans la poubelle
25:20 et que votre voisin voit que vous avez une photo du président Mao
25:24 avec des gribouillages dessus, ça peut vous créer des ennuis sérieux.
25:29 -Face à cette terreur,
25:31 mais surtout face au désastre économique qui ravage le pays,
25:36 le Parti communiste, catastrophé, fait tout pour marginaliser Mao.
25:43 Mais c'est un remarquable stratège.
25:46 Quand il s'agit de se maintenir sur le trône,
25:49 il a toujours un coup d'avance.
25:51 Et une fois de plus, il prend ses rivaux de vitesse
25:56 en lançant une nouvelle campagne, la révolution culturelle.
26:10 Sa stratégie, mobiliser la jeunesse
26:13 en créant des milices à sa botte, les gardes rouges.
26:16 Ils obéissent aveuglément à sa parole
26:19 qu'il propage partout dans le pays
26:23 et s'attaquent à tous ceux qui contestent son autorité.
26:28 -La révolution culturelle est quand même l'époque
26:35 qui a permis ce culte absolument dément
26:38 du leader suprême,
26:40 le leader suprême dont on obéit toutes les directives
26:44 quand on les comprend
26:46 et même quand on ne les comprend pas.
26:49 S'il y a un principe fasciste, c'est bien celui-là.
26:52 Il fallait un peuple robuste
26:56 qui puisse fournir des paysans productifs,
26:59 des soldats combattifs,
27:02 mais surtout pas des gens qui pendent,
27:06 surtout pas des gens qui réfléchissent,
27:09 surtout pas des esprits critiques,
27:12 qui, eux, sont un élément de contestation
27:15 pour le gouvernement impérial,
27:18 qui seul détient tous les critères de vérité.
27:21 -Il faut mettre dans la tête des jeunes
27:27 que rien n'est supérieur à la parole du leader.
27:31 Cette allégeance totale passe par le lavage de cerveau,
27:34 dès l'enfance.
27:36 -C'est le même crime intellectuel qui a été commis
27:42 avec les jeunesses hitlériennes.
27:44 Il va de soi que, quand on est enfant et adolescent,
27:47 si on vous dit d'entrer dans un cultisme,
27:50 à priori, vous trouvez ça très rigolo.
27:53 -La jeunesse est biberonnée au petit livre rouge de Mao.
27:56 On doit l'apprendre par coeur.
27:59 L'ouvrage alterne Maxime de poésie prolétarienne
28:03 et un pitoyable sentence.
28:06 -Pour la croissance des êtres vivants,
28:09 il faut compter sur le soleil.
28:12 -C'est un grand grand mot.
28:16 Oui, la religion, c'est Mao Zedong.
28:19 -Le petit livre rouge est l'ouvrage le plus imprimé au monde.
28:22 Après la Bible, il est traduit en 36 langues
28:25 et, bien sûr, en français.
28:29 -Vous l'avez acheté, vous ? -Oui.
28:32 Mais je ne l'ai pas lu.
28:35 -Je ne peux pas les déchiffrer.
28:38 -Vous avez de la sympathie pour Fritz Matt en Chine ?
28:42 -C'est difficile à dire.
28:44 J'ai eu beaucoup de sympathie pour les Chinois.
28:47 -Philippe Solers, auteur à la mode,
28:50 chante les louanges de ce livre.
28:53 -Vous voulez nous lire un poème ? -Je veux bien.
28:57 -Je ne veux pas que j'écris ce livre-là.
29:00 -C'est la poésie moderne concentrée.
29:03 "Nuages blancs volant sur les 9 sommets.
29:06 "Pente verte, fille de l'empereur descendant le vent."
29:10 -Les expressions qu'il a pu trouver admirables,
29:13 telles que "tigre de papier",
29:16 ce sont des lieux communs chinois.
29:19 Il voit un chef-d'oeuvre poétique, mais les bras m'en tombent.
29:23 -"Partout sur le pays fleuri, soleil du matin."
29:26 C'est très simple, très sobre et beau.
29:29 C'est un livre qui était rempli de haine.
29:32 C'est un mélange de haine et de bêtise, ce qui était à l'oeuvre.
29:37 -En Chine, le "Petit livre rouge" est présenté
29:40 comme le guide parfait.
29:43 Les autres ouvrages sont inutiles.
29:46 -Durant la révolution culturelle, on brûlait tous les livres.
29:50 Les écoliers pillaient la bibliothèque de leur école,
29:53 la bibliothèque de leurs enseignants,
29:57 la bibliothèque des bourgeois, et empilaient tous les livres
30:00 dans la cour de l'école ou dans un endroit quelconque.
30:03 -Et après la culture,
30:06 on détruit les gens.
30:09 Les gardes rouges accusent des professeurs
30:13 d'être des contre-révolutionnaires.
30:16 Des séquences d'autocritiques publiques sont organisées.
30:19 Plusieurs millions de cadres
30:22 sont envoyés dans des camps de rééducation par le travail.
30:26 -Les intellectuels,
30:29 on les appelait la 9e catégorie puante.
30:32 On met des bonnets d'âne en papier avec des caractères peints.
30:35 Ceux qui sont punis, souvent des professeurs
30:39 ou des soi-disant bourgeois.
30:42 -Ca, c'est la partie la plus douce.
30:45 Ce qui va suivre, c'est la mise à mort.
30:48 C'est des tortures à coups de bâtons, de planches cloutées.
30:52 -J'ai rencontré une fois
30:55 une prof de l'université suny-hatsen de Canton
31:00 qui me racontait que quand elle avait 13 ou 14 ans,
31:03 elle a dénoncé publiquement son père
31:07 et que c'était la plus grande blessure de sa vie
31:10 dont elle ne s'était jamais remise, mais qu'elle pensait
31:13 qu'elle était en train de commettre un acte révolutionnaire
31:16 extraordinaire.
31:18 Musique douce
31:21 -C'est dans ce contexte
31:23 que sort en France, en 1971,
31:26 le premier livre politique de Simon Leys,
31:29 "Les habits neufs" du président Mao.
31:33 Cet ouvrage est la synthèse de la documentation
31:36 des témoignages accumulés à Hong Kong.
31:39 Et c'est son ami René Viennet,
31:42 rencontré là-bas, qui l'a poussé à l'écrire
31:46 et va le publier.
31:48 Simon Leys dira, "Sans lui,
31:51 "je ne serais jamais devenu l'écrivain que je suis."
31:54 -Ce livre a été publié en 1971,
31:58 à une époque où tous les sinologues du monde entier,
32:02 les journalistes du monde entier, en particulier en France,
32:06 déliraient totalement de bonheur
32:09 devant les horreurs du maoïsme.
32:11 -A sa sortie, la plupart des journalistes
32:14 ignorent Leys.
32:16 Et ceux qui parlent de son livre le traitent avec sarcasme.
32:20 "Dans le monde", a l'un book écrit,
32:23 ce témoignage est partiel et partial.
32:26 Leys n'a manifestement pas l'expérience
32:30 de ce dont il parle.
32:32 Jean Dobié, dans "Le nouvel observateur",
32:35 parle de charlatanisme et de totale ignorance du maoïsme.
32:39 La revue de Philippe Solers, telle qu'elle,
32:42 évoque une anthologie de ragots.
32:46 -Je me souviens clairement d'une sorte de petite musique,
32:49 "Le traître", "Le salaud".
32:51 J'avais pas lu les abis neufs du président Mao,
32:54 ça ne me serait pas venu à l'esprit à l'époque.
32:58 Simon Leys, c'était le traître.
33:00 -La Chine, c'était le dernier espoir de ces intellectuels.
33:04 Simon Leys arrive en disant
33:06 comment, en réalité, les choses se passent.
33:09 -Il faut voir dans quelle proportion il a été traîné dans la boue.
33:13 Il a été accusé d'absolument tous les crimes possibles
33:17 et c'était tout simplement le premier homme parlant chinois
33:21 et lisant le chinois, ayant fréquenté la Chine,
33:24 qui osait tout simplement raconter ce qui se passait là-bas.
33:27 -Si les intellectuels prennent de haut son témoignage,
33:31 les spécialistes de la Chine ne sont pas en reste.
33:34 -Il a été surpris, profondément surpris,
33:37 de la haine qui s'est déversée sur lui de la part de ses collègues.
33:41 Aucun sinologue n'a écrit la moindre ligne
33:45 sur les abîmes neufs du président Mao.
33:47 Dès l'apparution des abîmes neufs du président Mao,
33:51 il est averti qu'il ne pourra jamais enseigner en France.
33:54 -Leys se dit "j'ai pris une fessée à laquelle je ne m'attendais pas".
33:58 -Ce que j'ai écrit, c'est simplement des banalités,
34:01 des évidences de bon sens,
34:04 qui sont connues de tous les chinois,
34:06 de tous les intellectuels chinois qui lisent le journal.
34:10 On avait sous les yeux l'immensité et l'évidence
34:14 de cette terreur atroce
34:16 qu'a représenté le maoïsme pour la Chine.
34:19 Et à côté de ça, qu'est-ce qu'on voyait ?
34:22 On voyait en Europe la presse respectable
34:25 qui décrivait un univers de fantaisie
34:27 qui n'avait aucune relation avec ce que nous avions sous les yeux.
34:32 -C'est donc sur la base de ce mépris très profond des maoïstes
34:38 qu'il fallait combattre,
34:41 s'insurger et rétablir la vérité.
34:45 -Leys est le tout premier à oser montrer
34:48 que Mao est non seulement un monstre,
34:52 mais qu'il est nul, qu'intellectuellement,
34:55 ça ne vaut rien, que c'est juste rien.
34:58 -Alors que l'ouvrage de Leys est snobé,
35:01 un autre livre est encensé à Paris, Rome, Bruxelles.
35:05 "De la Chine", écrit par l'italienne Maria Antonietta Maciocchi,
35:11 une passionaria du grand timonier.
35:14 -Maciocchi, pour moi, c'était une référence absolue,
35:17 c'était une camarade,
35:19 c'était la preuve qu'on avait raison.
35:21 Si des gens écrivent des livres pour dire qu'on a raison,
35:25 c'est qu'on a raison.
35:27 -Leys est donc très seul,
35:29 et pourtant, quelques rares intellectuels
35:32 prennent sa défense.
35:33 René Etiemble, dans "Le Nouvel Observateur",
35:36 mais aussi Claude Roy ou encore Jean-François Revelle.
35:40 Mais parce qu'ils tournent le dos à la nouvelle espérance révolutionnaire,
35:44 personne ou presque n'écoute leur voix.
35:47 -Et ça recommence, et ça recommençait,
35:50 et on nous a fait le coup à chaque fois.
35:53 Il y avait eu Staline,
35:54 bon, il fallait faire les genuflexions,
35:57 après, c'était Mao, mais ça a continué.
36:00 Le Vénézuélain nous a refait l'histoire.
36:02 C'était formidable, ce qui se passait.
36:05 Chavez, quand il est venu en France, c'était un héros.
36:08 Ca recommence à chaque fois.
36:10 L'intellectuel, il n'apprend jamais.
36:13 Il retient pas, il s'oublie. L'intellectuel est sans mémoire.
36:16 -Malgré sa mise au banc,
36:19 Simon Leys persiste et signe.
36:22 En 1972, à sa grande surprise,
36:27 il réussit à obtenir un visa pour la Chine
36:30 et devient attaché culturel à l'ambassade de Belgique, à Pékin.
36:36 Une fois sur place, il essaie d'échapper
36:39 à l'omniprésent contrôle du régime.
36:41 Dès qu'il le peut, il quitte son bureau
36:47 et sillonne le pays en train ou en bus.
36:50 Et ce qu'il découvre lui fend le coeur.
36:56 Les habitants ont peur de parler à un étranger.
36:59 Les bibliothèques des universités ont été vidées.
37:05 En 1974, il raconte ce qu'il a vu dans un nouveau livre,
37:09 "Ombre chinoise".
37:11 Et à Paris, l'accueil est à nouveau glacial.
37:14 On l'accuse d'être un colporteur de piètres ragots
37:18 et un agent de la CIA.
37:20 Ironie de l'histoire, la même année,
37:29 Philippe Solers et d'autres écrivains de renom,
37:32 comme Roland Barthes, s'envolent pour la Chine.
37:35 Ils vont faire le voyage Potemkin, organisé par le régime.
37:39 Visite de l'usine Model, de l'université, de la crèche Model.
37:46 Le tout agrémenté de délicieux repas de canard laqué.
37:50 -Alors, Roland Barthes, lui, s'est terriblement emmerdé,
37:54 si on en croit son journal, que j'ai lu,
37:57 qui est un truc de fou, parce que c'est un personnage...
38:01 On voit toute l'abjection du maoïsme.
38:03 C'est-à-dire qu'en fait, il s'ennuie, il est malheureux.
38:07 Il n'a pas vu un petit zizi de chinois.
38:09 Il dit "retour", il est malheureux comme tout,
38:12 et il se plaint dans l'avion du retour de la cuisine d'Air France.
38:17 -Roland Barthes écrira dans ses carnets de voyage
38:21 que la Chine est paisible et son peuple adorable.
38:24 -Est-ce qu'à l'époque, vous étiez pas...
38:27 Je parle de Barthes, vous aviez fait des voyages là-bas.
38:31 Peut-être un peu léger, non ? Vous pensez pas ?
38:33 Léger, je sais pas, non. C'est un...
38:36 Il faudrait...
38:37 Pesant, peut-être, mais pas léger.
38:39 ...
38:42 -Simon Leys dénonce cet aveuglement,
38:44 qui vient avant tout de la gauche,
38:48 mais sur un autre registre, de la droite aussi.
38:51 ...
38:58 -André Malraux, le ministre de De Gaulle,
39:01 parlera à propos du grand timonier d'un géant du siècle
39:05 et le président Valéry Giscard d'Estaing,
39:08 d'un phare de la pensée.
39:09 ...
39:13 Alain Perfit, ancien ministre de l'Information de De Gaulle,
39:17 écrit "Quand la Chine s'éveillera",
39:19 il voit avec justesse que ce pays finira par s'imposer
39:23 comme une grande puissance économique.
39:26 Perfit mesure parfaitement la brutalité du régime,
39:30 mais il ne la condamne pas.
39:32 Pour lui, le peuple chinois n'est pas vraiment fait
39:35 pour la démocratie.
39:37 Simon Leys s'indigne devant cette idée
39:40 que les Chinois n'auraient pas le même besoin de liberté
39:43 que les Occidentaux, et qu'on pourrait les battre,
39:46 les affamer, sans que cela n'ait d'importance.
39:50 ...
39:57 En 1976,
39:59 celui que le monde entier croyait immortel s'éteint.
40:03 ...
40:06 En Chine comme en Occident, l'émotion est considérable.
40:10 ...
40:15 Mais avec cette disparition, c'est un cycle politique qui s'achève.
40:20 La fin des années 70 correspond au déclin du maoïsme.
40:24 La radicalité gauchiste n'est plus dans l'air du temps.
40:28 ...
40:30 Les atrocités du génocide Khmer,
40:32 commis par Pol Pot au Cambodge, sont mises en lumière.
40:36 Les French doctors se mobilisent pour les victimes du communisme.
40:41 Les nouveaux philosophes réhabilitent les droits de l'homme.
40:45 Symbole de cette ère nouvelle,
40:48 André Glucksmann, l'ancien maoïste,
40:51 organise la rencontre entre Sartre et Haron
40:54 pour soutenir les "Bode people".
40:56 ...
40:59 Ce qui va scandaliser l'ace, c'est que désormais,
41:03 l'intelligentsia occidentale se désintéresse de la Chine,
41:07 aussi rapidement qu'elle s'était enflammée pour Mao.
41:10 ...
41:12 Il écrit, "Pour ces beaux esprits, la Chine n'était qu'une mode,
41:17 "et on en change comme on change de manteau."
41:20 ...
41:29 Après avoir été marginalisé pendant des années,
41:32 Simon Leys apparaît enfin à la télévision française, en 1983.
41:37 ...
41:38 -Les intellectuels face à l'histoire du communisme.
41:42 -Bernard Pivot l'invite sur le plateau de "La grande émission culturelle".
41:47 ...
41:55 -Pour la 1re fois à la télévision française,
41:58 M. Simon Leys.
42:00 -C'est l'émission de Bernard Pivot.
42:02 On était là, c'était le culte du vendredi soir.
42:05 On était obligés d'être là.
42:07 Il se passait souvent des choses, mais là, c'est énorme.
42:10 -Leys se retrouve face à Maria Antonieta Maciocchi,
42:14 la passion ariamaoïste.
42:16 Mais ce soir-là, la voix de Leys va porter.
42:19 -Comment se fait-il qu'on ne vous ait pas lu ou cru ? Pourquoi ?
42:24 Je pense que les idiots disent des idioties.
42:29 C'est comme les pommiers produisent des pommes, c'est normal.
42:32 Le problème, c'est qu'il y ait des lecteurs pour les prendre au sérieux.
42:36 -Face à cette maoïste historique, cet homme d'où réserver
42:40 ne peut retenir son indignation.
42:43 -Je n'ai rien contre M. Maciocchi.
42:45 Je n'ai jamais eu le plaisir de faire sa connaissance.
42:48 Quand je parle de M. Maciocchi, je parle d'une certaine idée de la Chine.
42:53 Ce qu'on peut dire de plus charitable,
42:56 c'est que c'est une stupidité totale.
42:59 Si on l'accusait pas d'être stupide, c'est une escroquerie.
43:02 -Dans son livre "2000 ans de bonheur",
43:05 Maciocchi revient sur son engagement pro-chinois.
43:08 -Le chapitre de la Chine dans "2000 ans de bonheur"
43:11 est un livre parisien.
43:13 Il y a des petites galipettes sexuelles,
43:15 des aventures, des salons parisiens, etc.
43:18 La Chine disparaît de l'horizon.
43:20 -Il n'y a pas d'agent, à votre avis ?
43:22 -La Chine n'a jamais été pour vous qu'un prétexte
43:25 à conversation à la mode dans les salons parisiens.
43:29 Du jour où la mode est passée, la Chine n'existe plus.
43:32 Un milliard d'hommes basculent de l'autre côté de l'horizon.
43:35 On parle seulement de M. Soller et d'autres personnages.
43:39 -Vous l'avez, évidemment, les livres sont lus très mal.
43:42 -L'autre point, plus fondamental encore,
43:45 c'est évidemment ce mythe que le maoïsme,
43:48 c'est, au fond, la rupture avec le stalinisme.
43:50 -Voilà. -Le maoïsme...
43:52 Ca, ça va à l'encontre de toute l'évidence historique
43:55 connue de tout le monde.
43:57 Si vous vous donniez la peine d'écrire les oeuvres de Mao,
44:00 vous y trouveriez le démenti.
44:02 Je lis un petit passage dans les oeuvres de Mao
44:05 que vous auriez peut-être pu lire, celui-ci d'en 1958.
44:09 "Ce n'est qu'en suivant la voie éditée par Staline,
44:12 "en acceptant l'aide de Staline,
44:14 "que l'humanité pourra enfin se libérer du malheur.
44:17 "Staline est l'ami fidèle et sûr de la libération du peuple chinois."
44:21 C'est dans l'édition de 1958 des oeuvres complètes de Mao.
44:24 -Face aux arguments de Leïs,
44:26 Machoke est dans les cordes, incapable de répondre.
44:30 -Je pense qu'il commence à exister pour les Français à ce moment-là.
44:34 Ca a mis du temps, mais à ce moment-là,
44:37 c'est la légende de Simon Leys,
44:40 aimée ce jour-là.
44:41 -Après des décennies d'insultes et d'isolement,
44:47 ce Belge discret remporte le combat par chaos.
44:51 Il aura été le plus lucide contempteur
44:54 des crimes de Pékin.
44:56 Et ses analyses sur le totalitarisme chinois
44:59 vont être confirmées par l'histoire.
45:04 En 1989, sur la place Tiananmen,
45:08 le sang coule, une fois encore.
45:10 Leys dira, malheureusement,
45:13 "Rien de nouveau dans cette répression sanglante,
45:16 "sauf que là, il y avait des caméras pour que le monde voit."
45:20 ...
45:42 -Au-dessus !
45:44 ...
45:50 -Départ !
45:51 -Quoi ?
45:52 -Sauve-vous-t-on !
45:54 ...
46:05 -C'est la dernière grande déception de Simon Leys.
46:08 La Chine qu'aimait Simon Leys,
46:11 celle pour laquelle il s'est battu, stylo à la main,
46:14 continuait à être victime de la violence politique.
46:19 -A Tiananmen, la soif de démocratie
46:23 et la férocité du régime éclatent.
46:26 Plus personne ou presque ne remet en cause
46:29 la lucidité de Simon Leys.
46:31 Même Philippe Solers a fini par reconnaître
46:34 du bout des lèvres qu'il avait raison.
46:37 André Glucksmann le dira, lui, beaucoup plus clairement.
46:42 -Vous dites que c'est le grand regret de ma vie d'adulte.
46:45 -Oui, c'est une honte,
46:46 parce que la Révolution chinoise a été une des pires,
46:50 sinon la pire, du 20e siècle.
46:54 -Combien ? 2 millions de morts ?
46:56 -C'est entre 50 et 100.
46:58 -Oui. -Millions.
46:59 -Il ne faut désespérer de rien.
47:02 De toute façon, la vérité finit par faire jour.
47:05 Même si ça a été un petit peu compliqué
47:08 pour les uns et les autres,
47:10 on a quand même finalement imposé notre point de vue,
47:13 on a imposé la vérité
47:16 contre des gens qui étaient puissants, bien organisés
47:20 et odieux.
47:22 -Et pourtant, certains maoïstes historiques
47:26 n'ont pas vraiment tourné la page.
47:29 Alain Badiou, philosophe éminent,
47:32 explique aujourd'hui encore
47:34 que les dizaines de millions de morts du maoïsme
47:37 ne sont pas en soi un élément central.
47:41 -Comme si, d'une certaine façon,
47:43 dire le nombre des morts était penser quelque chose.
47:46 Mais dire le nombre des morts ne permet pas de penser quoi que ce soit.
47:50 Si vous dites que la guerre de 14-18 a fait 30 millions de morts,
47:54 vous ne dites en rien ce qu'est la guerre de 14-18.
47:57 -Alain Badiou, qui bénéficie de l'admiration de tous,
48:02 continue en effet d'être tranquillement maoïste
48:06 et de trouver que le nombre de morts
48:09 causés par ce régime n'a tout simplement aucune signification.
48:13 -Leïs écrit à son propos
48:15 "Il faut vraiment être un intellectuel supérieur
48:19 "pour refuser le bon sens,
48:22 "reconnaître que la pluie mouille et qu'une pierre est dure."
48:25 ...
48:33 Depuis les années 70, Simon Leïs s'est établi en Australie.
48:38 L'université de Canberra lui a offert un poste de professeur
48:42 qu'on ne lui a jamais proposé à Paris.
48:45 ...
48:50 Il écrit, il dessine, il peint.
48:53 ...
48:56 Il possède un bateau avec lequel il navigue souvent.
49:00 ...
49:10 -Alain, c'est vraiment...
49:12 Dans son grand âge, il était vraiment devenu
49:15 l'ancien capitaine de navire.
49:18 C'est en effet le marin, le grand marin
49:22 qui a traversé l'histoire de la Chine.
49:24 ...
49:27 -Il vieillit très bien, il est très beau,
49:29 il est très vieux, très jeune,
49:31 ce qui est pour moi le signe d'une vie réussie.
49:34 -Cet éloignement convient à son caractère.
49:38 Loin des modes, des jalousies universitaires.
49:43 Ce que Leïs avait à dire, il l'a écrit.
49:47 ...
49:49 Dans les dernières années de sa vie,
49:51 Leïs a été obsédé par un fait divers.
49:54 Il en fera un livre, "Les naufragés du Batavia",
49:58 qui cristallise toutes ses obsessions.
50:01 La mer, l'aventure, les totalitarismes.
50:04 ...
50:08 En 1629, un bateau de commerce hollandais
50:12 navigue vers l'Indonésie,
50:14 avec à son bord près de 300 passagers.
50:17 ...
50:20 Lors d'une tempête, il s'échoue sur une île déserte
50:24 au large des côtes australiennes.
50:28 Un membre d'équipage prend le contrôle du groupe.
50:31 Par simple soif de pouvoir,
50:34 il met sur pied un régime sanguinaire.
50:38 La moitié des réfugiés du Batavia est exécutée, sans raison.
50:44 Leïs écrit, "Pour que le mal triomphe,
50:48 "il suffit d'un pervers diaboliquement intelligent
50:51 "entouré de quelques malfrats cupides
50:54 "et d'une majorité de braves gens qui ne font rien."
50:57 ...
51:01 Simon Leïs meurt en 2014.
51:03 Et aujourd'hui, son héritage est précieux.
51:07 Leïs aimait citer cette phrase de Charles Peggy,
51:12 "Il faut dire ce que l'on voit,
51:15 "et, ce qui est plus difficile encore,
51:18 "il faut voir ce que l'on voit."
51:20 ...
51:25 Leïs nous rappelle le prix de chaque vie humaine.
51:28 ...
51:33 Et ses messages d'espoir et de résistance
51:36 résonnent plus que jamais à l'heure du renouveau,
51:39 des totalitarismes.
51:41 ...
51:56 ...
52:19 ...
52:26 [Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org]

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