Jean-François Amadieu, sociologue et professeur à ParisI Panthéon Sorbonne.
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00:00 - Bon, Jean-François Amadieu, bonjour. - Bonjour.
00:02 - Vous êtes sociologue, professeur à l'université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
00:06 Vous avez donc un regard avec du recul sur ce qui se passe,
00:11 ce mouvement des agriculteurs qui bloquent maintenant depuis quatre jours nos autoroutes pour assiéger Paris.
00:18 C'est le mot, c'est un mot fort, mouvement parti spontanément de la base.
00:21 Est-ce que c'est inédit ce qui se passe aujourd'hui ?
00:24 - Non, le fait de monter à Paris, de faire des blocages avec les tracteurs,
00:31 dans les mouvements agricoles, ça existe depuis longtemps.
00:35 Il y en a eu beaucoup en 2015, 2007, 2009, 2010, dans les années 90.
00:39 - De ces temps pleurs ?
00:40 - Oui, sur le nombre de tracteurs qui sont par exemple autour de Paris, ça n'a rien d'exceptionnel.
00:46 On a eu dans le passé jusqu'à 1500, 1700 tracteurs qui allaient dans Paris, ou qui montaient sur Paris.
00:54 Alors effectivement, il y en a aussi beaucoup dans d'autres villes, un peu partout sur le territoire.
01:00 Donc on a une centaine à peu près de blocages, de points de blocage.
01:04 Non, ce n'est pas sur l'ampleur du mouvement.
01:08 Alors c'est vrai qu'il y a tous les types d'agriculture, ce qui n'est pas toujours le cas.
01:13 Dans d'autres cas, c'est une partie simplement du monde agricole.
01:15 - Alors qu'est-ce qui fait la différence ?
01:16 - Il y a des différences, en effet, pour aller dans votre sens.
01:19 Il y a des différences quand même dans ce mouvement.
01:22 C'est qu'il rendait un petit peu moins prévisible.
01:26 C'est un contexte déjà de concurrence et de compétition entre les syndicats agricoles.
01:33 Alors il faut expliquer, dans le passé, quand on remonte assez loin en arrière,
01:40 mais même dans un passé récent, c'était la FNSEA, le syndicat dominant,
01:45 et puis quelques jeunes agriculteurs, si vous voulez,
01:47 qui permettaient de sortir de tous les conflits,
01:50 qui passaient les deals avec les gouvernements successifs.
01:54 Voilà. Et une organisation plutôt classée à droite.
01:59 Donc c'était assez simple.
02:01 Il se trouve que là, les taux de participation aux élections aux chambres d'agriculture ont baissé,
02:05 et surtout il y a la concurrence de la coordination rurale,
02:07 c'est une organisation syndicale qui fait 20% des voix,
02:10 et qui est plus...
02:12 - Et effectivement on le voit dans ce mouvement,
02:15 qu'ils ne sont pas forcément d'accord,
02:17 la FNSEA qui se désolidarise de la coordination rurale,
02:21 qui est plutôt sur des actions plus coup de poing,
02:23 c'est elle qui a lancé le convoi vers Rungis, par exemple.
02:27 Mais quand même, quand on nous parle de siège de Paris,
02:31 quand on entend qu'on veut bloquer Rungis pour affamer Paris,
02:36 là ce matin on apprend que des agriculteurs convergent vers l'Assemblée Nationale,
02:40 quand on voit tout ça, on se dit, est-ce qu'il faut en arriver là ?
02:44 Est-ce qu'on est obligé d'en arriver là en France pour se faire entendre ?
02:47 - Oui, alors ça c'est en effet la grande tradition française, malheureusement.
02:51 Les français ne l'ignorent pas d'ailleurs.
02:55 Si vous voulez, c'est un autre mode de résolution des problèmes.
02:58 On a été marqué, les observateurs étrangers le notent toujours,
03:02 vous savez, par notre tradition révolutionnaire.
03:04 Et au fond, tous ceux qui sont allés à l'école primaire
03:08 et qui ont appris ce qu'était la révolution française,
03:10 ont bien enregistré qu'on avait atteint un résultat très heureux,
03:15 c'est simplement la République, et qu'on l'a construite avec un processus qui est violent.
03:20 - On est obligé d'en passer par un processus violent aujourd'hui pour se faire entendre ?
03:28 Dans une société démocratique ?
03:30 - Disons qu'on n'a pas fait les choses par la négociation préalable.
03:34 Et la France, par comparaison avec les autres pays, a toujours eu...
03:38 On a mis du temps, alors on y arrive un peu mieux qu'avant,
03:41 mais la tradition française c'est celle-là.
03:43 Quand vous regardez les Gilets jaunes, c'était encore maintenir les français dans la conviction
03:47 que décidément, si vous voulez obtenir quelques milliards,
03:50 il faut un samedi casser autour de l'arc de triomphe,
03:54 recommencer le samedi suivant, et là vous obtenez quelque chose.
03:56 Donc c'est triste, mais c'est malheureusement la grande tradition française.
04:01 Et c'est pour ça que les français adorent les grèves et les manifestations.
04:04 - Vous dites une tradition française, mais est-ce qu'il n'y a pas un manque de bon sens ?
04:08 On entend beaucoup ce terme revenir aujourd'hui dans la bouche des agriculteurs,
04:12 on demande juste du bon sens, un bon sens paysan.
04:15 Est-ce qu'il n'y a pas un manque de bon sens des politiques ?
04:17 Est-ce qu'elle n'est pas là la cassure ?
04:19 - Un des problèmes c'est que ce n'est pas juste du bon sens,
04:23 c'est qu'ils n'ont pas tous ce qu'on pourrait qualifier d'une connaissance du social,
04:29 ou des réalités sociales, et de ces sujets.
04:32 Donc souvent, beaucoup de grands conflits en France
04:36 viennent de là, de la conviction du politique,
04:38 bon finalement il peut s'en distancer.
04:40 Et puis regardez, depuis l'élection d'Emmanuel Macron,
04:43 il a vraiment une difficulté à accepter qu'il y a des corps intermédiaires dans ce pays,
04:48 des organisations syndicales, d'agriculteurs, de salariés, etc.
04:51 et qu'il faut faire avec, négocier avant.
04:54 Donc c'est toujours le même raisonnement pour beaucoup de politiques,
04:59 c'est de se dire "attendons de voir", c'est la vieille phrase d'Henri Cueil,
05:02 "faire de la politique, ce n'est pas résoudre les problèmes, c'est faire taire ceux qui les posent".
05:06 Et effectivement, vous attendez, ça vous coûte moins cher,
05:09 et vous attendez que finalement il y ait des mobilisations,
05:11 vous attendez de voir si les agriculteurs vont sortir avec les tracteurs et faire des blocages,
05:14 puis on verra après.
05:16 - Et le mépris aussi, le mépris ça revient beaucoup
05:19 dans la bouche des gens qui se mobilisent.
05:22 Il y a une forme de mépris de notre gouvernement ?
05:25 - Alors là, si vous voulez, oui c'est quelque chose qu'on entend
05:28 depuis effectivement pas mal de temps,
05:30 et alors là d'autant plus qu'on l'avait beaucoup vu avec les Gilets jaunes,
05:33 c'est vraiment, comment dire, c'est les petits contre les gros,
05:36 la province contre Paris,
05:39 et les élites parisiennes, ou des gens qui sont déconnectés, etc.
05:43 Donc cette phrase du mépris est souvent reprise.
05:46 Alors c'était très vrai avec la personne du Président de la République,
05:50 vous savez qu'il avait cette image.
05:53 Alors on a vu avec Gabriel Attal quelques agriculteurs aussi
05:58 qui s'exprimaient un peu en ce sens,
06:00 mais ils donnent moins ce sentiment malgré tout,
06:03 même si parfois on sait lui reprocher.
06:06 - Alors on surveillera Gabriel Attal, le Premier ministre,
06:09 s'il arrivera à calmer cette colère sociale.
06:13 Et la question aussi qu'on se pose ce matin et qu'on pose aux auditeurs,
06:16 c'est est-ce qu'on peut aller vers une contagion de cette colère sociale ?
06:20 Vous réagissez au 01.42.30.10.10.
06:22 - Mais oui, les agriculteurs ont-ils ouvert la voie à la colère des autres ?
06:25 Marc, bonjour. - Oui, bonjour.
06:28 - Vous dites qu'il faudrait en quelque sorte une grève un petit peu
06:31 comme les Gilets jaunes, comme ce qu'on a vécu il y a quelques années.
06:34 Vous êtes conducteur de car, vous êtes dans le privé,
06:36 pour vous c'est compliqué de faire grève ?
06:38 - Ah bah oui, si nous dans le privé on fait grève, on n'est pas payés.
06:42 Et puis il y a un risque d'être licenciés.
06:45 - Oui, donc... - C'est ça le problème.
06:48 Donc il y a plusieurs choses qu'on pourrait faire avancer pour que ça soit général.
06:54 On pourrait par exemple ne plus payer ses impôts.
06:57 Ça peut être une chose si tout le monde le fait, c'est de l'argent en moins pour l'État.
07:02 Et là après il faudrait peut-être qu'eux se réveillent un petit peu.
07:05 Mais eux ils sont dans leur tour d'ivoire et puis ils font rien, ils s'en foutent en fait de nous.
07:08 Quand on regarde que plusieurs députés ne savent pas le prix d'un croissant ou d'un pain au chocolat ou d'une baguette,
07:14 ils ne sont pas dans la vraie réalité.
07:17 - Déconnectés de la base. - Exactement.
07:20 - Marc, juste on peut comprendre votre colère vis-à-vis de votre métier.
07:25 Vous, vous auriez aimé pouvoir faire grève si vous le pouviez ?
07:28 - Si je le pourrais, oui je le ferais.
07:32 Malheureusement, financièrement c'est impossible.
07:36 Quand on doit compter tous les jours, regarder son compte,
07:40 est-ce que je suis à découvert, est-ce que c'est bon, est-ce que c'est pas une vie.
07:44 Et quand on regarde que tout augmente partout, de toute manière en France,
07:48 les hyper-profits, tout le monde le fait.
07:51 C'est pas possible quoi.
07:53 - La colère vis-à-vis du pouvoir d'achat, c'est ce qu'on entend avec vous ce matin. Merci Marc.
07:57 - Merci beaucoup Marc pour votre réaction.
08:00 Et c'est vrai que quand on écoute Marc et quand on regarde tout ce qui se passe depuis ces derniers temps,
08:04 on se demande...
08:08 Pardon, Jean-François Madiot, cherchez votre nom.
08:10 On se demande Jean-François Madiot, pourquoi ça ne pète pas, pourquoi la contagion n'est pas là.
08:15 On a tous les ingrédients. On a l'inflation, on a le prix de l'essence qui est à 2 euros.
08:19 Les Gilets jaunes se sont mobilisés pour moins que ça.
08:22 Si vous ajoutez les retraites, le 49-3, les hausses du prix de l'énergie,
08:27 on a les profs qui se mobilisent aujourd'hui, les VTC, on a eu les taxis il y a quelque temps.
08:32 On se demande comment ça se fait que finalement ça ne converge pas toutes ces luttes.
08:36 Pourquoi il n'y a pas de contagion ?
08:38 - Vous savez, c'est vraiment la question qu'on peut légitimement se poser.
08:43 D'autant que quand vous interrogez des Français, ils répondent toujours qu'ils ont l'impression que demain ça va péter.
08:47 Qu'il y aura en effet des problèmes.
08:50 Il y a plusieurs raisons. D'ailleurs Marc, votre auditeur l'expliquait très bien à l'instant.
08:54 Les arrêts de travail, il y en a moins que par le passé.
08:59 Les grèves ont beaucoup baissé, ça coûte cher en effet, c'est pas facile à faire.
09:03 Donc les mobilisations ne sont pas forcément au rendez-vous.
09:06 Par exemple dans l'éducation nationale, les enseignants qui auraient des motifs de se plaindre sur leur salaire,
09:10 ce n'est pas sûr qu'aujourd'hui, malgré la catastrophe que représente leur ministre pour le moment...
09:15 - Ils se mobilisent d'ailleurs aujourd'hui. Mais c'est quoi le problème ? On a trop de luttes différentes.
09:19 - Les intérêts sont différents. Donc vous voyez, les agriculteurs, si ça se trouve,
09:23 vendredi ce sera terminé, donc ils vont rentrer chez eux.
09:26 - Et la convergence des luttes, vous n'y croyez pas ?
09:29 - Les grands syndicats d'agriculteurs ne le veulent pas.
09:32 Ils n'ont pas du tout accepté la main tendue de la CGT ou des autres.
09:35 Ils veulent surtout mener des actions qui sont catégorielles ou corporatistes.
09:40 Donc c'est pour ça que ça fonctionne difficilement, cette fameuse convergence.
09:45 Et puis vous parliez des retraites.
09:48 Oui mais les retraites, il y a eu une mobilisation qui pour le coup était quand même très importante,
09:52 assez spectaculaire, très soutenue par les français.
09:55 Ça s'est révélé un échec et la réforme s'est faite.
09:58 Donc si vous voulez, ça aussi c'est un problème,
10:01 parce que vous ne pouvez pas refaire grève l'année prochaine, l'année suivante,
10:04 alors que finalement vous n'obtenez pas toujours un résultat.
10:07 Donc c'est un problème.
10:09 Et si les politiques ont tendance à contourner ou à ne plus respecter les corps intermédiaires,
10:15 ou les organisations syndicales, c'est aussi parce qu'il n'y a pas de résultat forcément obtenu par ces mobilisations.
10:20 - 0142301010, vous continuez de réagir.
10:24 On est avec Germia ce matin.
10:27 - Et quand même la mobilisation des agriculteurs s'arrêtait,
10:30 il y a quand même la fonction publique qui elle est bel et bien mobilisée.
10:32 Bonjour Germia.
10:33 - Bonjour. En fait c'était juste par rapport à Marc qui l'a dit.
10:38 J'ai fait toutes les grèves concernant la réforme des retraites.
10:43 - Vous êtes dans la fonction publique Germia, justement.
10:45 - Tout à fait. Mais sachez qu'on n'est pas payé non plus.
10:50 Donc bon, là je suis dans une commune où le droit de grève est respecté, etc.
10:54 Donc on nous a donné le choix de poser soit des RTT, soit des congés,
10:58 ou soit carrément de déduire de notre salaire.
11:00 Mais voilà, après chacun fait comme il veut.
11:03 Soit on adhère, soit on n'adhère pas.
11:05 - Mais je pense que Germia, ce que voulait dire Marc, c'est que la fonction publique,
11:08 vous avez la sécurité de l'emploi, chose que lui, conducteur de bus dans le privé, n'a pas forcément.
11:13 - D'accord. De ce point de vue-là, je le comprends, effectivement.
11:16 Mais à un moment donné, c'est soit on y va, soit on n'y va pas.
11:19 Par rapport aux impôts, on sait très bien que personne ne le fera.
11:24 Parce que de toute manière, ils vont directement à la source.
11:28 L'impôt à la source, ça y est, il est mis en place.
11:30 Donc on ne peut pas ne pas payer nos impôts.
11:32 On ne peut pas ne pas payer nos impôts.
11:34 Tout est débité.
11:36 Voilà, exactement.
11:38 Donc à un moment donné, ça sera soit sur le salaire, soit il y a un tiers détenteur,
11:41 enfin voilà, des choses comme ça.
11:43 Moi, là, depuis le début du mouvement des agriculteurs, je prends une heure tous les jours.
11:50 Parce que je travaille assez loin et je suis impactée.
11:53 En finalité, je suis dans le nord de l'île de France.
11:56 Et bien, je prends une heure tous les jours sur mes RTT.
11:59 Mais il faut adhérer à son niveau.
12:04 Moi, je ne suis pas contre, je suis pour.
12:07 Mais s'il y avait un mouvement fédérateur, national, j'irais à 100%.
12:12 Merci Garmia, merci d'avoir réagi ce matin sur France Bleu Paris et de nous avoir livré votre avis.
12:16 Et merci à Jean-François Madiot aussi d'avoir été avec nous ce matin.
12:20 Je rappelle que vous êtes professeur à l'Université Paris, un panthéon sorbonne et sociologue.
12:26 Merci à vous, bonne journée.