Guerre Israël-Hamas : l’abandon de Gaza ?

  • il y a 7 mois
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00:00 * Extrait de la vidéo *
00:07 Ce week-end, Israël a poursuivi son offensive sur la ville de Ranyounès,
00:10 concentrant ses efforts sur l'hôpital Nasser.
00:13 Un épisode comme un nouveau chapitre de la tragédie israélo-palestinienne
00:17 dont Jean-Pierre Fillu a tenté de comprendre les motifs et l'histoire longue
00:21 dans son dernier essai passionnant paru aux éditions du Seuil intitulé
00:25 "Comment la Palestine fut perdue, pourquoi Israël n'a pas gagné"
00:29 histoire d'un conflit 19ème et 21ème siècle.
00:32 Bonjour Jean-Pierre Fillu.
00:33 Bonjour.
00:34 Et il y a au cœur de ce livre un paradoxe troublant.
00:37 La défaite palestinienne est évidente, écrasante, tragique à bien des égards
00:42 et dans le même temps, la victoire israélienne, elle, n'existe pas.
00:46 Comment est-ce que vous l'expliquez ?
00:47 Parce qu'il n'y a pas eu cet accord de paix entre Israéliens et Palestiniens
00:53 qui aurait pu consacrer la victoire israélienne parce que c'est bien de cela qu'il s'agit.
00:58 Le processus de paix, c'est en fait une expression polie, consensuelle
01:04 pour la négociation des conditions de la défaite palestinienne.
01:07 On a vu une amorce de ces négociations de 1993 à 2000
01:13 et depuis ce processus de paix s'est effondré et Israël s'est un peu leurré
01:17 sur sa supériorité écrasante, a cru que ce rapport de force évident en sa faveur
01:23 lui permettait de ne pas aller à cette négociation
01:28 et tout ça s'est évidemment effondré dans l'épouvante du 7 octobre 2023.
01:34 Il faut également préciser que lorsqu'on parle de défaite palestinienne,
01:37 on ne parle pas des événements récents mais de l'histoire longue,
01:41 c'est-à-dire de la défaite du nationalisme palestinien.
01:44 Oui, et là-dessus, le constat de l'historien, il est accablant, il est définitif.
01:50 On parlait il y a un peu plus d'un siècle d'une terre de Palestine
01:55 où 90% de la population était arabe et le pourcentage de la propriété est encore plus important
02:02 et aujourd'hui on voit bien que les palestiniens ne gèrent plus que quelques pourcents
02:08 de cette terre qui était la leur à ce moment-là.
02:11 Dans ce livre "Un paradoxe", on vient d'en parler, mais aussi "Une double impasse intellectuelle"
02:16 qui est une sorte de point de départ, je vous cite Jean-Pierre Fillu,
02:20 la double impasse, celle d'une part du mythe d'un État binational partagé entre juifs et arabes,
02:25 une option que le sionisme aujourd'hui triomphant a pourtant rejetée depuis près d'un siècle
02:30 et celle d'autre part d'une question palestinienne une fois pour toutes enterrée
02:34 alors que l'attachement du peuple autochtone à sa terre jette une ombre durable sur l'avenir d'Israël.
02:40 Comment cette double impasse a perduré dans le temps ?
02:44 D'abord, il y a l'illusion du plus fort.
02:48 J'insiste, le plus fort n'est pas le vainqueur.
02:51 Israël ne connaîtra vraiment la victoire et donc la sécurité et la prospérité qui lui sont liées
02:57 que dans le cadre d'un accord de paix.
02:59 Cet accord de paix se fera sur la base de deux États.
03:02 Là aussi, l'alternative est posée depuis plus d'un siècle entre l'État binational d'un côté
03:08 et les deux États qui feront que les deux peuples, juifs et arabes, qui se partagent cette terre
03:15 verront la consécration d'au moins une partie, pour ce qui est des Palestiniens, de leur revendication nationale.
03:21 C'est un livre particulier dans sa forme que vous faites paraître
03:25 puisque vous laissez de côté l'approche chronologique qui préside normalement à ce type de démarche
03:31 en particulier quand on fait l'histoire du conflit israélo-palestinien.
03:35 Vous, vous choisissez des séquences chronologiques et des points d'entrée
03:39 et j'ai senti, mais je me trompe peut-être, vous allez me le dire,
03:41 une espèce de méfiance à l'égard de cette approche chronologique. Pourquoi ?
03:46 Comme historien, on ne saurait trop se méfier de la chronologie.
03:51 On ne saurait non plus trop s'y prêter.
03:54 J'essayais très modestement de renouveler le regard sur un conflit
03:58 où on considère que tout a été dit et écrit
04:01 et où en même temps, rien de très positif ne se passe actuellement.
04:06 Donc je me suis dit que peut-être que si on apportait de mauvaises réponses
04:12 c'est qu'on ne se posait pas forcément les bonnes questions.
04:14 J'ai essayé de renouveler, effectivement, montrer les trois forces d'Israël,
04:19 les trois faiblesses palestiniennes.
04:22 Et du coup, ça veut dire que dans chacun des chapitres thématiques,
04:26 on revient sur toute une série d'événements incontournables.
04:30 Et ce qui m'a paru correspond à cet espèce de cycle extrêmement frustrant
04:36 du conflit israélo-palestinien, donc de la tragédie israélo-palestinienne,
04:40 où on retombe toujours sur les mêmes événements en se disant
04:44 "Ah, et si seulement... ?". Trois petits points.
04:47 - Alors justement, entrons dans le cœur de l'ouvrage, un ouvrage intitulé, je le rappelle,
04:52 "Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n'a pas gagné".
04:56 Et nous rentrons peut-être par les trois forces essentielles du projet d'Israël,
05:01 que vous appelez "projet sioniste".
05:03 Et peut-être celui qui est le plus étonnant, en tout cas pour les Français que nous sommes,
05:07 qui ne sommes pas habitués à ce point de départ,
05:10 c'est l'antériorité chrétienne du sionisme.
05:13 Est-ce que vous pouvez nous expliquer de quoi il s'agit ?
05:15 - C'est un mouvement qu'on a pu qualifier d'évangélique,
05:19 qui va progressivement devenir très important dans le protestantisme anglo-saxon,
05:25 et qui, pour simplifier des questions dogmatiques un peu obscures,
05:29 considère que les prophéties ne pourront s'accomplir qu'avec le retour du peuple juif sur sa terre d'Israël.
05:38 Et que le salut individuel et collectif, donc de ceux qu'on va appeler les sionistes chrétiens,
05:45 passe par la réussite de ce projet, dans lequel ils ne peuvent pas participer directement,
05:51 vu que c'est aux Juifs d'accomplir le destin qui leur a été assigné par le Très-Haut.
05:57 Donc effectivement, en Europe et en France en particulier, on n'est pas très familier avec cette forme de pensée.
06:05 - C'est quoi ? C'est une méfiance ? C'est une distance ?
06:07 Comment vous le comprenez, ce fait qu'on connaisse très très mal cette histoire au fond du sionisme chrétien ?
06:13 - En France, le messianisme en général n'a pas forcément bonne presse.
06:19 La culture religieuse a fortiori. La culture du protestantisme n'est pas très développée.
06:25 Et donc on prend un peu ça pour des dérives plus ou moins sérieuses.
06:30 Alors que ça a structuré vraiment dans la durée, je le montre, depuis près de deux siècles,
06:35 une mobilisation très forte, parce que c'est une question de salut, donc ça ne se discute pas.
06:43 Donc ça veut dire, pour simplifier là encore, qu'aujourd'hui, pour ces sionistes chrétiens,
06:49 qui représentent sans doute la moitié de l'électorat républicain,
06:54 donc la base la plus inconditionnelle de Donald Trump, dont on a entendu vanter ses baskets il y a quelques minutes,
07:03 et bien pour eux, il faut que ce qu'ils considèrent la Terre Sainte reste indivisible.
07:10 Donc ils sont complètement opposés à tout processus de paix.
07:14 Et d'ailleurs, ils ont milité contre Yitzhak Rabin, qui était le premier ministre travailliste en 1993,
07:21 qui avait signé cet accord de paix avec l'OLP, le début du processus de paix, qui malheureusement est resté inabouti.
07:29 Et le premier ministre israélien lui-même a dû, en 1995, très peu de temps avant son assassinat par un terroriste juif,
07:36 se plaindre à Washington contre ces groupes au Congrès qui veulent faire pression sur le gouvernement israélien démocratiquement élu.
07:44 Donc ce qu'on présente trop souvent comme un lobby pro-israélien, d'abord il est sioniste chrétien,
07:51 chrétien, il n'est pas juif, et ensuite c'est un lobby pro-Likud, c'est un lobby pro-occupation, c'est un lobby pro-colonisation.
07:59 Et du coup, la communauté juive américaine est largement opposée à ce lobby, vu qu'elle vote à 80% pour les démocrates.
08:07 Si on fait l'actualité Jean-Pierre Fillud, ce sionisme chrétien, à quel point Benyamin Netanyahou s'appuie-t-il sur ce mouvement ?
08:14 Benyamin Netanyahou a noué depuis trois décennies une alliance stratégique avec ses forces,
08:22 justement pour se débarrasser, on peut employer l'expression, d'une communauté juive américaine trop plurielle, trop critique, trop diverse, trop libérale et trop démocrate.
08:36 Le pari de Netanyahou, hier comme aujourd'hui, c'est Trump à la Maison-Blanche.
08:43 Et on sait qu'effectivement, le précédent président américain a été très généreux en termes diplomatique et géopolitique à l'égard de l'actuel Premier ministre israélien.
08:55 Deuxième force structurelle d'Israël que vous mettez en lumière, Jean-Pierre Fillud, dans votre dernier ouvrage, c'est le pluralisme de combat. De quoi s'agit-il là encore ?
09:05 Le sionisme juif a toujours été, lui, profondément pluriel, profondément divers.
09:12 Il a réussi à gérer ses contradictions internes de manière relativement apaisée, à l'exception majeure de l'assassinat de deux dirigeants travaillistes,
09:21 Aïmar Arlosoroff en 1933 et donc Yitzhak Rabin en 1995.
09:26 Ce qui veut dire qu'on a la coexistence d'interprétations très différentes du projet sioniste.
09:32 Mais on voit aussi que les plus durs, les faucons, les extrémistes, très souvent, ils donnent le la.
09:39 Parce qu'ils sont les plus militants, les plus bruyants, les plus actifs.
09:45 Et on le voit aujourd'hui. Benyamin Netanyahou a composé un gouvernement qui, pour la première fois, inclut des ministres suprémacistes,
09:55 qui ont des portefeuilles régaliens, les finances et la sécurité.
10:00 Et ce sont eux qui, aujourd'hui, sur Gaza, prônent la réoccupation, la recolonisation.
10:06 Ce qui permet à Netanyahou, à un moindre coût, de se poser en personnalité relativement modérée.
10:12 Mais ce qui, évidemment, donne aux extrémistes un espace tout à fait inédit.
10:17 Mais pour que l'on comprenne bien, en quoi ce pluralisme est-il une force ?
10:21 Est-ce que c'est, au fond, la capacité, la possibilité même, d'agréger des mouvements divers ?
10:27 Alors, il y a effectivement cette agrégation de type démocratique, qui est incontestable,
10:32 dans un pays, Israël, qui a le mode de scrutin le plus démocratique au monde, proportionnel, circonscription unique.
10:40 Mais c'est aussi une composante essentielle du rapport de force avec les Palestiniens.
10:45 Parce qu'à chaque fois que des concessions sont demandées, il y a toujours une tendance extrémiste qui s'y oppose,
10:53 qui permet de rejeter ces concessions. Et quand un Premier ministre aussi courageux, Krabine,
10:59 essaie de briser, de trancher ce noeud gordien, il y laisse la vie.
11:04 Troisième et dernière force, la stratégie des faits accomplis, suivie par le mouvement sioniste,
11:09 depuis son congrès fondateur de 1897, Jean-Pierre Fillieu ?
11:13 Alors, effectivement, il y a un refus de définir l'objectif ultime.
11:18 Au début, on parle d'un foyer national pour le peuple juif, de 1897.
11:24 Vingt ans plus tard, il y a la consécration de la déclaration Balfour, où le gouvernement britannique apporte son soutien à ce projet.
11:31 Et puis il y a des débats internes très forts sur la question même de l'état juif.
11:36 Et c'est assez tardivement, lors du plan de partage de l'ONU, donc en 1947, que cette perspective est pleinement endossée.
11:44 Et on le voit depuis, avec l'occupation des territoires, leur colonisation.
11:49 Et aujourd'hui, Benyamin Netanyahou refuse de dire de quoi sera fait le jour d'après à Gaza.
11:56 Donc, en fait, ces faits accomplis permettent à Israël de garder les mains libres, sans justement définir un objectif qui le briderait.
12:04 Trois forces israéliennes, on va parler dans une seconde partie, à partir de 8h20, des trois faiblesses palestiniennes,
12:10 cette fois, et revenir sur l'actualité du Proche-Orient. Il est 7h56.
12:15 Suite de notre discussion avec Jean-Pierre Fillul, historien, fait paraître aux éditions du Seuil un livre intitulé "Comment la Palestine fut perdue"
12:29 et "Pourquoi Israël n'a pas gagné", histoire d'un conflit 19ème et 21ème siècle.
12:34 Un découvrage passionnant, on a évoqué en première partie d'entretien les trois forces d'Israël dans le conflit qui l'oppose à la Palestine au cours du 20ème et du 21ème siècle.
12:44 Nous revenons désormais sur les faiblesses de la Palestine.
12:47 La première d'entre elles, selon vous, Jean-Pierre Fillul, c'est l'illusion de la solidarité pan-arabe.
12:52 Et pourtant, quand on fait l'histoire récente de ce conflit, on a du mal à comprendre même comment cette illusion a pu surgir,
12:59 tant les pays arabes ont été relativement peu solidaires avec les Palestiniens.
13:03 Effectivement, aujourd'hui cela tient de l'évidence, mais dans ce conflit qui n'a que trop duré,
13:09 il y a eu une période où les États arabes sont entrés en guerre contre Israël en 1948, au moment de la fondation de l'État juif,
13:18 soi-disant au nom de la cause palestinienne.
13:22 La réalité, c'est que chacun de ces régimes poursuivait ses propres objectifs stratégiques, plus ou moins publics, plus ou moins secrets,
13:31 et qu'au fond, les Palestiniens n'étaient qu'un prétexte pour pousser les ambitions régionales de l'Égypte, de la Syrie ou de la Jordanie.
13:40 Est-ce que la fameuse normalisation d'Israël sur la scène internationale ces dernières années,
13:45 notamment avec d'autres pays arabes, je pense évidemment à l'Arabie Saoudite, je pense aux accords d'Abraham qui rapprochent Israël avec le Bahreïn,
13:54 qui rapprochent Israël également avec les Émirats Arabes Unis,
13:57 est-ce que cette dynamique-là donne le dernier coup de grâce à l'illusion pan-arabe ?
14:02 C'est ce qu'on a cru pendant longtemps.
14:06 Et effectivement, dans ce conflit terrible, les contentieux entre Israël et les différents États arabes sont relativement,
14:14 et j'insiste sur le relativement, plus faciles à gérer que ceux qui l'opposent au peuple palestinien.
14:21 Et donc effectivement, à partir de 2020, d'ailleurs sous l'impulsion de Donald Trump,
14:27 ces accords d'Abraham, de normalisation entre Israël d'une part, les Émirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Maroc, le Soudan,
14:37 ils ont cru que la cause palestinienne était une fois pour toutes enterrée,
14:42 parce qu'il faut voir qu'aucun de ces pays n'a utilisé cette normalisation pour faire levier par rapport à Israël.
14:51 Alors aujourd'hui, on parle beaucoup de l'Arabie Saoudite.
14:54 J'ai toujours été assez sceptique sur l'idée d'une normalisation rapide entre l'Arabie et Israël,
15:02 avant tout parce que l'Arabie a une population importante, qui est très acquise à la cause palestinienne,
15:09 et que le souverain séoudien se prévaut du titre de gardien des deux lieux saints, la Mecque et Médine,
15:17 et qu'il ne peut pas rester indifférent au sort de Jérusalem, troisième lieu saint de l'Islam.
15:22 Et dans le même temps, un accord, Jean-Pierre Fillu, devait être signé l'automne dernier.
15:26 C'est ce qu'on disait. Comme je vous dis, j'étais plutôt sceptique.
15:30 Je crois que Mohamed Ben Salman, l'homme fort de l'Arabie, même s'il n'est que prince héritier,
15:35 il a quand même devant lui la perspective de rester au pouvoir pendant quelques dizaines d'années.
15:41 Si la monarchie séoudienne reste en l'état, il voulait se donner le temps,
15:47 donc agiter la perspective d'une normalisation sans forcément la conclure.
15:53 Depuis le 7 octobre 2023 et les épouvantables attentats du Hamas,
16:01 le contexte a totalement basculé et désormais l'Arabie séoudite conditionne une éventuelle normalisation
16:10 à l'établissement d'un état palestinien dans les territoires occupés depuis 1967.
16:17 Il se trouve que c'était ce qu'on appelait le plan arabe de paix, déjà d'inspiration séoudienne,
16:23 adopté à Beyrouth en 2002 et qui proposait à Israël une normalisation complète avec tous les pays arabes
16:31 en contrepartie d'un retrait complet des territoires occupés depuis 1967.
16:36 La deuxième grande faiblesse du nationalisme palestinien que vous mettez en exergue, Jean-Pierre Filliou, dans cet ouvrage,
16:42 c'est la dynamique factionnelle de ce mouvement, notamment divisé entre deux grandes familles.
16:48 Là aussi, c'est quelque chose qu'on connaît moins. Pourquoi ?
16:51 On connaît moins parce que le Moyen-Orient est plein d'histoires saintes.
16:56 Il y a une histoire sainte du sionisme et d'Israël, mais il y a aussi une histoire sainte du nationalisme palestinien,
17:02 comme si le peuple palestinien, uni, sans contradiction, s'était mobilisé au fil des décennies contre ses différents adversaires.
17:11 La réalité, j'avoue, pour quelqu'un comme moi qui s'intéresse à la question palestinienne depuis quelques décennies,
17:18 c'est que je ne mesurais pas l'ampleur et surtout l'enracinement de ce factionalisme palestinien,
17:24 vu que j'en ai trouvé des fondements dès le XVIIe et le XVIIIe siècle dans la structuration, je dirais presque anthropologique,
17:33 de la société rurale en Palestine.
17:36 Et donc on a ces polarisations, pendant le mandat britannique, c'est-à-dire l'entre-deux-guerres entre les deux grandes familles de Jérusalem,
17:44 la Husseini et la Nachashibi, c'est désastreux pour la mobilisation nationaliste, parce que du coup c'est une prime aux extrémistes.
17:52 Mais alors que le pluralisme de combat des sionistes puis des israéliens est un atout dans son conflit avec le nationalisme palestinien,
18:03 cette polarisation palestinienne va complètement plomber le nationalisme palestinien en interdisant la mise en œuvre d'objectifs réalistes
18:14 et en laissant la place à des surenchères totalement déconnectées de la réalité sur le terrain.
18:21 À quel point cette variable anthropologique et cette dynamique factionnelle est-elle encore importante dans le conflit aujourd'hui ?
18:29 D'abord, on l'a vu lors de l'horreur du 7 octobre 2023, une partie de cette escalade dans la violence, de cette orgie de sang,
18:41 a été liée à la compétition entre les différents groupes. Il n'y avait pas que le Hamas qui ont pénétré en Israël,
18:51 à la fois pour massacrer et pour prendre des otages. Et puis, du point de vue politique, on a évidemment la polarisation entre le Hamas à Gaza
19:00 et le FATA, l'organisation majoritaire de l'Organisation de Libération de la Palestine, l'OLP, qui dirige l'autorité palestinienne de Ramallah.
19:11 Et on voit bien que ce factionalisme, qui est très profond, il faut voir qu'une organisation palestinienne, ce n'est pas juste un engagement politique,
19:21 c'est une véritable famille de substitution. La faction, elle prend en charge, et c'est très important pour les militants palestiniens,
19:29 le soutien aux familles en cas d'emprisonnement et évidemment en cas de mort.
19:37 Et donc, on a cet encadrement qui finit par prendre le pas sur les priorités nationalistes proprement dites.
19:47 On est avant tout du FATA, du Hamas ou d'autres groupes, et après, un nationalisme palestinien.
19:53 Et on voit bien que ça a été terrible au cours des dernières années.
19:57 Vous mettez enfin, Jean-Pierre Fillul, une troisième faiblesse en exergue, une faiblesse de ce nationalisme palestinien.
20:03 Et là, c'est un paradoxe fort également, c'est le surinvestissement de la communauté internationale,
20:09 dont on se rend compte après les décennies qu'elle est incapable de faire appliquer le droit international.
20:13 Oui, qu'elle a elle-même édicté. Donc c'était François Mitterrand, il y a trois décennies, au sortir de la guerre de libération du Kouwait,
20:23 qui avait mis en garde contre le deux poids deux mesures. On a suscité des attentes, on espérait un État palestinien il y a 30 ans.
20:31 Et il disait, s'il y a deux poids deux mesures, ça pourrait être la mort du droit international naissant.
20:37 Une fois de plus, il avait été assez lucide, voire visionnaire, vu que c'est un peu ce manque, ce défaut de règlement de la question palestinienne,
20:47 qui aujourd'hui est au cœur de ce conflit effroyable, bien plus sanglant, bien plus destructeur que tous les conflits qui ont posé les peuples israéliens et palestiniens.
21:00 Et on voit que tant que ce deux poids deux mesures persistera, il n'y aura donc pas de règlement, mais il n'y aura pas non plus de victoire d'Israël
21:09 dans une guerre de longue durée que l'État juif a pourtant gagnée. Et donc la solution à deux États qui devrait prévaloir,
21:19 elle constituerait une forme de sortie par le haut de ce cauchemar. Sinon, on voit bien que, de même que le conflit actuel est le plus sanglant
21:29 de tous ceux qui aient connu les deux peuples israéliens et palestiniens, dans une histoire pourtant lourde en guerre et en tragédie et en massacre,
21:38 et bien c'est cette solution qui peut les sauver tous les deux. Et rappeler quand même que cette solution à deux États restera très favorable à Israël
21:48 et pourra effectivement constituer cette victoire historique qui lui a jusqu'à présent échappé.
21:55 Si on tire le fil jusqu'à l'actualité, est-ce que le rapport de confrontation, de destruction même, qui s'est noué entre Israël et l'UNRWA,
22:03 l'organisme de l'Organisation des Nations Unies chargée des réfugiés palestiniens, est-ce que ce rapport de défiance inhérent au conflit et de destruction,
22:12 je le disais, fait partie de la dynamique que vous décrivez ?
22:16 C'est terrible parce qu'on voit comment Israël, État fondé par un vote de l'Assemblée Générale des Nations Unies,
22:23 c'est le plan de partage de la Palestine par l'ONU en 1947, a très tôt nourri une profonde hostilité à ces Nations Unies qui l'avaient pourtant fait naître,
22:35 en tout cas avaient parrainé sa naissance, et qu'aujourd'hui c'est l'ensemble des Nations Unies qui visent.
22:42 Israël appelle régulièrement à la démission du secrétaire général Antonio Guterres,
22:48 mais avec cet accent mis sur l'UNRWA, l'Agence chargée des réfugiés palestiniens,
22:54 donc il faut bien voir qu'elle s'occupait des réfugiés palestiniens dans l'exil,
22:59 il n'y avait pas de mandat de retour, de rapatriement, mais c'est encore trop.
23:05 Et cet acharnement contre l'ONU, contre le droit international, est tout à fait inédit,
23:12 et ne peut que susciter le trouble. Bien au-delà de l'ONU, la présidente du comité international de la Croix-Rouge
23:21 a récemment dit que les mots manquent à tous les humanitaires face à la catastrophe qui s'aggrave jour après jour dans la bande de Gaza.
23:33 Il faut rappeler par ailleurs ce qu'est cette agence, elle intervient dans plusieurs pays,
23:38 à Gaza évidemment, en Cisjordanie, à Jérusalem Est, dans les pays limitrophes aussi où se trouvent des réfugiés palestiniens,
23:45 je pense à la Syrie, à la Jordanie, au Liban.
23:47 À Gaza, elle représente une administration pleine et entière,
23:51 elle s'occupe de la santé, de l'éducation, elle s'occupe même du tri des déchets.
23:55 Pourquoi la viser d'une façon si directe ? Est-ce qu'elle menace réellement l'armée israélienne ? Evidemment non.
24:03 Comme toujours, c'est une approche idéologique, il y a cette idée que si on supprime une agence qui s'occupe des réfugiés palestiniens,
24:12 on supprimera la question des réfugiés, c'est une illusion tragique.
24:17 Mais en même temps, l'ONU a eu tort d'installer le siège de l'UNRWA à Gaza, c'est une décision qui avait été prise en 1996,
24:25 il faut savoir qu'avant son siège était à Vienne, elle aurait dû y rester en tant qu'Organisation des Nations Unies,
24:31 vous savez, il y a trois villes canoniques, New York, Genève et Vienne.
24:37 Le fait qu'elle se soit retrouvée sur place l'a du coup exposée, à la fois au conflit entre Israéliens et Palestiniens,
24:45 et au jeu de pouvoir entre les différentes factions palestiniennes.
24:49 Mais la réalité, c'est que l'UNRWA aujourd'hui fournit au nom de l'ensemble de la communauté internationale,
24:55 pas au nom de tel ou tel Etat, une aide qui est absolument indispensable pour ces réfugiés,
25:01 dont je rappelle qu'ils préfèreraient ne plus être assistés et que leur droit soit reconnu une fois pour toutes,
25:08 mais ça fait quelques décennies que ce n'est pas le cas.
25:11 On a évoqué l'une des forces israéliennes dans la première partie de notre entretien, Jean-Pierre Fillus,
25:16 je pense à la stratégie des faits accomplis, cette stratégie qui vise à entretenir, selon vous,
25:22 un flou sur les objectifs réels d'Israël, du point de vue notamment militaire.
25:27 Est-ce qu'on est dans cette stratégie quant à Gaza aujourd'hui ?
25:31 Est-ce que l'avenir de Gaza reste incertain à cet effet-là précisément ?
25:35 Plus que jamais. C'est quand même frappant.
25:37 On est à plus de quatre mois de conflit que, hormis des slogans un peu creux, un peu rhétoriques, comme "victoire totale",
25:45 Netanyahou n'est pas défini des buts de guerre plus réalistes,
25:49 et n'est surtout rien dit sur ce qui arrivera après, parce qu'il y aura un après.
25:54 Alors cet après, ce sera un choc qu'on a du mal à anticiper, lorsqu'on découvrira l'ampleur des destructions,
26:01 des pertes dans Gaza, quand il faudra gérer le désastre humanitaire après la guerre,
26:09 les épidémies et tous les chocs post-traumatiques, parce qu'on a une population qui est maintenant intégralement traumatisée.
26:17 Mais du point de vue de Netanyahou, ça lui permet de conserver sa coalition,
26:22 qui, je le rappelle, comporte quand même des suprémacistes tout à fait agressifs,
26:27 et donc de ne pas se lier les mains.
26:30 Mais ça veut dire aussi, et ça c'est au cœur, c'est vraiment la thèse de mon livre,
26:34 c'est que la force en elle-même ne pourra jamais apporter la sécurité que demande ô combien légitimement Israël.
26:43 Or, Netanyahou, du fait de ses priorités personnelles, il est quand même visé par une triple procédure,
26:49 pour fraude, abus de confiance et corruption, la guerre est devenue une fin en soi.
26:56 Et la guerre comme fin en soi, c'est catastrophique pour l'avenir d'Israël,
27:00 pas seulement pour les Palestiniens qui aujourd'hui souffrent de manière abominable.
27:05 Et on a bien vu comment les guerres sans fin, les fameuses guerres globales contre la terreur de George W. Bush,
27:13 ont fini par un désastre pour les États-Unis.
27:17 Et donc, les authentiques amis d'Israël devraient vraiment empêcher qu'une spirale aussi destructrice touche aussi Israël et son peuple.
27:26 La guerre comme fin en soi, et dans le même temps, vous insistez beaucoup dans votre livre,
27:30 et par ailleurs dans diverses interviews que j'ai pu parcourir, Jean-Pierre Fillou,
27:34 sur la dimension idéologique de cette guerre.
27:36 C'est un terme qui revient énormément sous votre plume et dans votre langage.
27:40 Pourquoi cette guerre est-elle plus qu'une autre, plus que jamais idéologique ?
27:44 D'abord, il y a eu le choc, le traumatisme du 7 octobre 2023,
27:48 qui a réveillé des peurs très profondes dans la population israélienne,
27:54 qui a été largement touchée, directement ou indirectement.
27:57 Et puis, il y a l'ignorance générale en Israël, y compris au sommet de la hiérarchie politique et militaire,
28:05 de ce qu'est réellement Gaza.
28:07 Il faut voir que depuis 2007, le territoire de Gaza a été désigné comme entité ennemie par Israël,
28:13 ce qui veut dire qu'aucun Israélien n'y rentre autrement que dans un tank ou comme otage.
28:19 Donc, on ne sait plus du tout ce que c'est Gaza.
28:21 On ne connaît pas la réalité sociale de ce territoire ?
28:23 On ne connaît aucune des réalités humaines de Gaza.
28:27 Donc, la possibilité de traiter de manière un peu fine, un peu discriminée, la menace est absence.
28:35 Donc, on bombarde, on détruit.
28:37 On ne fait pas dans le détail ni la nuance.
28:41 C'est un euphémisme.
28:43 Je voudrais revenir sur le carnage du 7 octobre et ce que vous dites dans Libération.
28:47 La séquence qui débouche sur le 7 octobre commence en fait lorsque Mahmoud Abbas annule les élections palestiniennes en avril 2021.
28:55 C'est fondamental.
28:57 C'est là que tout bascule, fin de citation.
28:59 Pourquoi c'est là que tout bascule, si je puis dire, et surtout que tout commence et porte vers le 7 octobre ?
29:05 Parce qu'effectivement, autant le conflit israélo-palestinien n'est pas un jeu à somme nulle,
29:13 c'est-à-dire que les pertes palestiniennes ne se traduisent pas mécaniquement,
29:17 et le 7 octobre le prouve tragiquement, en bénéfice pour Israël.
29:22 Mais autant il y a des vases communiquants entre le politique et le militaire, des deux côtés, ou politique et le milicien.
29:29 Et on voit bien que quand l'horizon politique est fermé,
29:32 donc par l'entêtement de Netanyahou et sa coalition incluant les suprémacistes en Israël,
29:38 eh bien l'option militaire prévaut.
29:40 C'est la même chose du côté palestinien.
29:42 Et donc le président Abbas, président à la fois de l'OLP, de l'autorité palestinienne et du FATA,
29:48 a choisi de reporter s'inédier ses élections au printemps 2021,
29:54 suscitant une énorme déception, frustration dans la population palestinienne.
29:59 Il faut savoir que lui-même a été élu il y a près de 20 ans,
30:03 et le Parlement palestinien, les dernières élections remontent à 2006.
30:08 Donc il y a une absence de légitimité démocratique dans les institutions palestiniennes.
30:13 Donc on a fermé cet horizon politique.
30:15 Donc évidemment, ce sont les miliciens, ce sont les tenants de l'action violente qui l'ont emporté.
30:24 Donc on saura un jour à quel moment la planification de la campagne terroriste du 7 octobre 2023 a commencé.
30:32 Mais comme historien, je peux d'ores et déjà établir un lien de causalité entre ceci et cela.
30:37 On a entendu ce week-end Benyamin Netanyahou qui expliquait que l'opération qui visait Rafa serait menée de toute façon,
30:46 même si la négociation quant aux otages aboutissait.
30:50 Est-ce que ça signifie que le Premier ministre israélien a enfin arbitré entre donner la priorité à la guerre ou aux négociations avec le Hamas ?
30:58 Pour l'instant, la prolongation de la guerre lui permet, comme toujours, de garder les mains libres.
31:05 Et il s'interdit. Il donne des périodes plus ou moins précises.
31:12 Mais on voit aussi qu'il y a une forme de mise en scène d'un début, pour l'instant très rhétorique, de bras de fer avec Joe Biden aux Etats-Unis.
31:25 Une façon de dire au monde, mais surtout de dire aux Israéliens,
31:29 "Ah, j'aurais pu remporter une victoire totale", vu que c'est ce que Netanyahou prétend atteindre à Gaza.
31:36 Ça paraît totalement irréaliste, mais enfin, il le martèle matin et soir.
31:41 Et s'il n'y avait pas eu ces pressions américaines, j'y serais arrivé.
31:45 J'ai lu que le journal Marianne Jean-Pierre Fillu, le magazine Marianne l'hebdomadaire, vous reprochait d'avoir écrit un livre idéologique et militant.
31:56 Qu'est-ce que vous répondez, d'une façon générale d'ailleurs, au-delà de cette accusation, entre guillemets, à ce type de reproche ?
32:04 Comme je l'ai dit dans les colonnes de Marianne, la "cancel culture", qu'elle soit de droite ou de gauche,
32:11 vise toujours à réduire la recherche académique, avec sa méthode, sa rigueur, à un exercice "militant" ou "idéologique".
32:21 Voilà, moi, tous les outils académiques sont sur la table.
32:26 Ma recherche est ce qu'elle est. J'explique la méthode et j'assume évidemment les conclusions.
32:33 Surtout face à un drame aussi poignant que le conflit israélo-palestinien, il faut vraiment que ça cesse.
32:40 Il faut vraiment qu'on arrive à un accord de paix et à cette solution à deux États.
32:45 Sinon, ça sera tragique pour les deux peuples, et j'insiste, pour les deux peuples.
32:49 Je voudrais vous faire réagir à cette citation d'Émile Habibi que vous portez en exergue de votre ouvrage, Jean-Pierre Fillu.
32:56 "Je ne fais pas la différence entre l'optimisme et le pessimisme, et je me demande bien lequel des deux me caractérise le mieux.
33:02 Le matin, quand je me réveille, je remercie Dieu de ne m'avoir fait périr pendant la nuit.
33:07 Si dans la journée il m'arrive quelque chose de désagréable, je le remercie de ce qu'il ne me soit rien arrivé de pire.
33:12 Que suis-je donc, optimiste ou pessimiste ?"
33:15 Et vous, qu'en est-il de votre pessimisme et de votre optimisme quant à l'issue de ce conflit,
33:20 et d'une façon plus générale, au processus de paix, cette expression que vous n'aimez pas beaucoup ?
33:25 - Si, j'aime le processus de paix quand celui-ci aboutit. - De l'expression.
33:31 - Il n'est pas seulement un processus, mais il conduit à un règlement.
33:36 Évidemment, quand on voit l'horreur quotidienne, on peut être complètement submergé par le pessimisme.
33:46 Et en même temps, déjà quand on voit ces femmes et ces hommes de Gaza qui restent très dignes dans l'épreuve,
33:53 qui demandent d'ailleurs que leur dignité soit préservée, soit au cœur de toutes les négociations à venir.
34:00 Quand on entend ces expériences de vie, et quand on voit l'investissement international,
34:08 je parle de l'investissement émotionnel à ce stade, vu que malheureusement il n'y a pas encore d'impact sur le terrain,
34:15 on se dit qu'effectivement, on doit être optimiste pour qu'une solution soit enfin apportée à ce conflit qui n'a que trop duré.
34:23 - Merci beaucoup Jean-Pierre Fillu d'être venu ce matin au micro de France Culture.
34:27 Je rappelle le titre de vos trouvages qui vient de paraître aux éditions du Seuil,
34:31 "Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n'a pas gagné", histoire d'un conflit, 19ème et 21ème siècle, il est 8h44.

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