• il y a 8 mois
"Espèces Dangereuses", c'est le premier roman d’un russe qui a choisi le français pour raconter le destin commun des homosexuels au pays de Poutine. De la presque « normalisation » à la redescente aux enfers… Sergueï Shikalov est ce matin l'invité de Mathilde Serrell.

Retrouvez Nouvelles têtes présenté par Mathilde Serrell sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes

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Transcription
00:00 Place aux nouvelles têtes, il est 9h51, Mathilde Serrel, ce matin une nouvelle voix qui a choisi
00:06 d'écrire dans une langue qui ne le renie pas, Sergei Chikalov est dans notre studio.
00:12 Portrait sonore.
00:13 « Boisson gazeuse ou hamburger, les produits de grande consommation sont en pointe dans
00:20 les ventes américaines en URSS.
00:21 Les Russes sont à court de dollars.
00:23 Les firmes américaines pratiquent donc le bon vieux système du troc.
00:27 Pepsi-Cola sera remboursé avec de la vodka.
00:29 »
00:30 Il a grandi au sortir du bloc soviétique, dans un dégel de la consommation, à 5, dans
00:37 un T2, avec sa grand-mère et des parents anciennes ingénieurs, devenus vendeurs de
00:43 glaces, réparateurs de frigos, fonctionnaires municipaux, puis PDG et manager.
00:48 Dans les années 90, il se souvient des clips d'Irina Saltikova à la télé, des garçons
01:04 à moitié nus avec des chaînes et du cuir.
01:06 Le sentiment progressif que ceux qu'on appelle les véhiculés par derrière vont pouvoir
01:12 à leur tour exister, respirer et s'endormir avec qui ils veulent dans des draps propres.
01:17 Il écrit « On crut véritablement devenir libre à la frontière millénaire » dans
01:40 les années 2000, lorsque Mylène Farmer donna son premier concert à Moscou.
01:44 Mylène Farmer, comme une première alliée, une première guide dans cette langue qu'il
01:48 décide d'apprendre et de travailler dans des études supérieures, bagage linguistique
01:51 qui lui permettra de partir, attend.
01:53 « Alors qu'en France, le Parlement débat du mariage pour tous, la Douma russe vient
01:59 d'adopter en première lecture une proposition de loi empêchant, je cite, la propagande
02:05 de l'homosexualité.
02:06 »
02:07 « La propagande de l'homosexualité a pris en Russie une très large envergure.
02:12 C'est particulièrement dangereux pour les enfants et les jeunes.
02:15 »
02:16 Depuis la loi de 2013, la répression anti-LGBT, la traque de la perversion occidentale n'ont
02:22 cessé de s'accentuer.
02:23 Installée en France, il a rejoint la direction de l'université Paris-Saclay et raconte
02:28 dans son premier roman en français l'histoire d'une liberté qui n'est jamais arrivée.
02:33 Serkeï Chikalov, bonjour.
02:35 Bonjour Mathilde.
02:36 « Espèce dangereuse », c'est le nom de ce premier roman époustouflant publié en
02:40 cette rentrée de printemps au Seuil.
02:43 Le printemps, ça a longtemps été la saison des espoirs pour vous en Russie ?
02:47 Oui, ça continue à l'être.
02:52 Ça a beaucoup changé parce qu'en Russie, le printemps n'existe plus.
02:56 On passe vraiment des couches de neige à des arbres en fleurs.
03:00 Là, j'apprécie beaucoup le printemps français parce qu'il y a Emmanuelia, que je prends
03:05 en photo, que j'envoie à ma mère parce qu'elle n'est pas en Russie.
03:08 Elle est très heureuse d'en voir.
03:09 Mais effectivement, le printemps, c'est quelque chose qui donne beaucoup d'espoir
03:13 aujourd'hui dans ce monde qui est complètement fou.
03:16 Vous viviez aussi à ce moment-là, quand vous étiez en Russie, vous êtes parti en
03:19 2016, comme un moment où peut-être ça s'arrêterait, qu'on serait enfin libre et l'espoir galopant
03:25 dans la poitrine vous trinquait.
03:27 Tout à fait, on attendait le printemps, tout le temps, en permanence.
03:30 Il y avait tout le temps de la neige.
03:31 On se disait « bon, un jour ça va s'arrêter, il y aura le printemps, il y aura un peu
03:34 plus de fleurs, un peu plus d'herbes et surtout, on pourra sortir dans les jardins,
03:38 dire je t'aime à qui on voulait en fait, un homme, une femme ou un être vivant tout
03:44 simplement.
03:45 C'est l'histoire de ce printemps qui n'est pas advenu, ce roman dans lequel on rentre
03:49 comme dans un musée, les vestiges d'une chambre, celle d'un jeune homme, un homo,
03:53 dans ce pays qui en 1993 cesse de considérer l'homosexualité comme un crime.
03:57 Vous avez choisi de raconter cet entrebaillement de la liberté en français, on va en parler,
04:03 mais aussi par les objets de consommation.
04:05 Pourquoi ?
04:06 Parce qu'au final, je me suis dit que ce qui me reste de la Russie que j'ai connue
04:13 et de la Russie que j'ai essayé de dépeindre dans mon roman, c'est beaucoup de souvenirs
04:18 visuels, acoustiques, olfactifs.
04:20 Il y avait beaucoup de choses liées à la consommation qui nous ont donné effectivement
04:27 l'espoir qu'à travers la consommation, on allait arriver à beaucoup de formes de
04:33 liberté.
04:34 Et vu qu'on avait accès à tout, aux vests Zara, aux bouteilles de Coca-Cola, aux geltoniennes
04:41 Guy, aux coiffeurs qui avaient reçu leur formation à Londres pendant 4 jours, on se
04:47 disait que bientôt la Russie allait devenir un pays libre et surtout, voire libertin en
04:55 quelque sorte.
04:56 Et on ne s'est jamais dit que ça allait devenir un pays complètement liberticide
05:01 à un moment donné.
05:02 - Milène Farmer, qu'est-ce que ça représente pour vous ? Qu'est-ce que ça représente
05:05 pour la Russie ? Vous êtes également très attachée au cinéaste Laurent Boutonnat,
05:09 ça parlera quelqu'un de l'équipe qui connaît Stéphanie Boutonnat.
05:13 Pourquoi c'est si important ?
05:15 - Milène Farmer, c'est ma meilleure amie en quelque sorte.
05:21 Elle ne le sait pas, mais moi je le sais.
05:23 C'est presque une grande tante aussi et c'est ma première prof de français.
05:28 Donc voilà, elle a fait beaucoup de cumul.
05:31 C'est quelqu'un de très très apprécié en Russie, pas uniquement par la communauté
05:35 gay.
05:36 C'est quelqu'un de très apprécié, très écouté.
05:39 Je me souviens quand j'étais petit, il y avait déjà des clips qui passaient à la
05:42 télé russe sans problème alors qu'ils étaient censurés en France.
05:45 C'est ça qui est fou parce que son clip "Je te rends ton amour" a été censuré en France.
05:50 Par contre, en Russie, ça n'a posé aucun problème.
05:52 - Et ça s'est retourné progressivement.
05:55 Pourtant la société était prête.
05:57 Vous dites ce qu'on appelle les progressistes, très occupés à consommer, nous appelait
06:00 désormais les gays.
06:01 Ce que vous vous appelez prolos, disait encore les PDM.
06:04 Mais avec une forme d'acceptation.
06:06 La société russe, elle avait bougé.
06:08 Elle était prête.
06:09 - J'ai l'impression que la société russe était vraiment annivrée par cette bouffée
06:18 d'oxygène libératrice d'un seul coup.
06:22 Et qu'effectivement, les gens ne s'intéressaient plus à ce que vous faisiez chez vous, dans
06:29 vos chambres.
06:30 Les gens étaient très heureux de pouvoir voyager, d'avoir accès à tous les produits
06:35 de consommation, de pouvoir accueillir des touristes étrangers.
06:38 En Russie aussi, qui était très nombreux.
06:40 Et effectivement, à un moment donné, que les gens utilisaient le terme "homo" ou "gay"
06:46 ou "pédé", c'était un constat.
06:48 Mais ce n'était pas un constat péjoratif.
06:50 - Des années 90 au milieu des années 2010, vous racontez un quart de siècle du point
06:55 de vue de cette espèce dangereuse que sont les homos dans la société russe.
06:59 Vous avez choisi le français, mais aussi le "on" pour l'écrire.
07:03 Dites-nous ce que représente ce pronom.
07:04 - Je crois que c'est mon pronom préféré en français.
07:08 C'est l'un des premiers que l'on apprend dans les cours d'apprentissage de français
07:13 en Russie et peut-être ailleurs dans le monde.
07:15 Je crois qu'il est très très beau parce qu'il est à la fois flou et à la fois très précis
07:20 et poétique.
07:21 Cela vous permet d'exprimer une idée, de dresser le contour de quelque chose ou de
07:27 quelqu'un sans toutefois aller dans les détails du visage.
07:30 Cela vous permet aussi de ne pas exposer certaines personnes qui ont des choses à raconter et
07:37 qui ne peuvent pas prendre cette responsabilité pour dire "je" ou "nous".
07:42 Cette non-nécessité de trancher, d'arbitrer entre "je" ou "nous" où il faut représenter
07:48 quelqu'un et avoir une certaine autorisation pour représenter une communauté ou un groupe.
07:53 "On" c'était aussi les homos et puis tous les autres.
07:59 Pour une fois, une société entière sans stigmatisation.
08:03 - C'est très court mais le roman est exceptionnel.
08:06 Saluté par la critique et l'exigeante Nelly Capriélan qu'on entend au masque et la plume
08:09 entre autres.
08:10 Bonne route à vous.
08:11 Je sais que ça ne doit pas vous ravir cette réélection de Vladimir Poutine, Sergei Chikalov.
08:16 C'est publié au seuil « Espèces dangereuses » à lire absolument.

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