Ils s’appellent Michel, Daniel, Bernard, Jean-Louis ou encore Jacques… Ils ont tous bientôt 80 ans et pourtant ils sont encore marqués par leur passage à l’institut Marini. Les coups au quotidien, les humiliations, la peur de s’endormir dans le dortoir car le surveillant venait les chercher pour les agresser…
Ce documentaire a été réalisé à des fins pédagogiques peut contenir des propos qui peuvent heurter la sensibilité de certaines personnes. Si vous êtes une personne sensible, le visionnage de ce documentaire vous est déconseillé.
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00:00La pleine, triste et humide de la broie, à l'orée du village de Montey, l'imposante
00:27institution de Marigny.
00:29Derrière ces murs, 1 500 enfants ont vécu entre 1929 et 1955, des enfants placés pour
00:36la plupart.
00:37Pendant des années, leur souffrance est restée cachée, mais beaucoup ont été battus,
00:44violés, peut-être même pire encore, des enfants sans famille, à la merci de prêtres
00:50sans scrupules.
00:51Nous avons retrouvé 5 témoins de cette époque, tous marqués à vie.
01:02Avec le raid et celle des historiens, nous avons fouillé le passé de l'institut pour
01:07révéler l'horreur des abus commis derrière ses portes.
01:10A titre exceptionnel, l'organisation religieuse qui occupe le bâtiment nous a autorisé à
01:35entrer avec nos caméras.
01:36Plus rien ne relie les propriétaires actuels à l'histoire de l'institut Marigny, mais
01:43pour nos témoins, la force des lieux reste intacte.
01:45Michel, c'est la première fois que vous refranchissez ce portail ?
02:06Oui, c'est la première fois.
02:08Ça fait tout drôle.
02:14Ça fait remonter les souvenirs ?
02:18Oui, les souvenirs du goulag ou les frivourgeois, la torture, l'humiliation, c'est ce qu'ils
02:34appelaient l'éducation.
02:35Michel Rossier a 80 ans.
02:40Toute sa vie, il aura été marqué par son statut d'enfant illégitime.
02:44Son père, un notable de Fribourg, a convaincu sa mère de le placer en institution dès
02:50son plus jeune âge.
02:51Quand Michel débarque à Marigny, il n'a que 8 ans.
02:55La porte d'entrée, elle est là.
03:00Non, là elle est plutôt, là.
03:02Parce qu'il y avait la réception.
03:03Et puis ensuite, les chambres de nos bourreaux, en-dessus, où il y a le balcon.
03:11Et je vois toujours ces masses et ces sales gueules.
03:15Je vois toujours ces gens-là en train de faire des tortures.
03:18Et c'est les images qui reviennent.
03:21Derrière ce bâtiment, il y avait une clôture en bois.
03:29On mettait là-dessus torses nus et les grands coups de vers de gens.
03:35C'est pour ça que j'ai le dos encore marqué à l'heure qu'il est.
03:38Pour moi, elle devait être là, la barrière, celle-là.
03:45On était plusieurs à se faire cogner là.
03:48Appuie-toi là-dessus, puis il y a un qui cognait derrière.
03:52Et si je me levais, ou j'essayais de m'échapper, il donnait plus fort.
03:58Si je vous disais qu'à la fin, je ne sentais plus la douleur.
04:05Sous l'effet des coups, beaucoup d'enfants crient, mais personne ne les entend.
04:09Marie est comme coupée du village.
04:15On n'a pas de contact avec l'extérieur, interdit.
04:19Vous grimpez sur ces murs ?
04:21Oui, pour regarder ce qui se passe.
04:23C'est pour ça qu'on voyait ceux qui étaient torturés aussi.
04:26Et c'est là que je réalisais que je n'étais pas seul à être torturé.
04:29Il y en avait d'autres.
04:31Hop, il y en a qui étaient dans un état.
04:33Et ceux qui étaient violés.
04:35Pire encore.
04:37On voyait qu'ils étaient transparents, les jeunes.
04:40Ils ont subi ces viols, ils étaient transparents, ces gamins.
04:43On voyait qu'ils étaient malades.
04:46On les a détruits.
04:49Vous avez du mal à regarder ces photos d'ailleurs.
04:51Oui, je n'aime pas.
04:53Non, je vois.
04:55Ça fait mal.
04:57C'est horrible.
04:59Je m'excuse.
05:01Allez-y.
05:03Vous voulez qu'on arrête ou qu'on continue ?
05:05Non, non, vous pouvez y aller.
05:07Mais gentiment.
05:09Parce que ça démontre que c'est difficile à passer.
05:12C'est comme un film.
05:14C'est comme un film.
05:16C'est comme un film.
05:18C'est l'horreur.
05:46Il ne reflète pas du tout tout ce qu'il a vécu.
05:54C'est un peu une photo qui...
06:01qui ne laisse pas apparaître tout le vécu qu'il y a eu avant.
06:05C'est même à se demander comment...
06:10je pourrais être comme ça
06:12malgré ce que je vivais.
06:16On continue ?
06:18Oui.
06:22Ça, c'est l'Institut Marigny.
06:46Le premier jour, je suis arrivé là,
06:48fin d'après-midi.
06:50Il y a un corridor, à un moment donné,
06:52qui est assez étroit.
06:54C'est assez sombre.
06:56Et puis...
06:58j'avais perdu mon frère de vue.
07:00Donc je me suis retourné
07:02pour le chercher.
07:04Je suis sorti des rangs comme ça.
07:06Je n'ai pas vu arriver derrière moi.
07:08Il y avait le professeur
07:10qui enseignait le français
07:12au Suisse Allemand.
07:14Il m'a volé une tarte.
07:18Je suis parti.
07:20Je suis arrivé la tête dans le mur.
07:22J'ai eu mal à la tête
07:24pendant 5-6 jours.
07:26Mais ils ne se sont pas inquiétés.
07:30On n'était rien pour eux.
07:32On ne représentait rien du tout.
07:34Il n'y avait aucune humanité.
07:38On était continuellement battus.
07:40Pour finir, on était révoltés.
07:42On était révoltés.
07:44Les curés faisaient ce qu'ils voulaient.
07:46On a cassé un sterre de règle sur la tête.
07:48Il suffit qu'on fasse quelque chose
07:50qui ne leur plaisait pas.
07:52Ils arrivaient.
08:04On s'était abandonnés.
08:08On était dans une structure
08:10où il n'y avait pas de chaleur.
08:12Il n'y avait rien.
08:14Il n'y avait que des contraintes.
08:16Vous voulez faire quoi ?
08:18Vous êtes là.
08:20Vous devez vous la coincer
08:22et faire ce qu'on vous dit.
08:24C'est tout.
08:26Bernard Vaucher
08:28a été abandonné à la naissance.
08:30A la différence de Michel et Daniel,
08:32il a eu la chance
08:34d'être accueilli dans une vraie famille
08:36à Fribourg.
08:38À 11 ans,
08:40ses parents d'adoption n'ont plus les moyens
08:42de nourrir tous leurs enfants.
08:44Bernard est transféré à Marigny.
08:46Le premier soir,
08:48je me dis dans quelle merde je suis.
08:50C'est quoi cette merde ?
08:52Surtout, je n'avais pas l'habitude
08:54d'avoir 30 lits
08:56alignés dans un dortoir.
08:58Bizarre.
09:00Quel sentiment vous avez là ?
09:02Abandonné.
09:04Il me manquait mes parents.
09:08C'est le pire.
09:10Les deux premières nuits,
09:12j'échalais. La troisième, non.
09:14La troisième nuit, départ.
09:16Je ne sais pas quelle heure
09:18c'était dans la nuit.
09:20Je me suis levé, je me suis habillé.
09:22Je suis descendu
09:24les escaliers
09:26et direction Fribourg.
09:2830 kilomètres à travers les bois.
09:34Toute la nuit,
09:36je naviguais.
09:38J'échappais tous les bruits
09:40dans la forêt.
09:42Une branche qui craque, un oiseau,
09:44une bestiole.
09:46On a un peu la trouille,
09:48mais après on s'y fait.
09:54Vous arrivez chez vos parents ?
09:56Comment ça se passe ?
09:58Je sonne.
10:00Qu'est-ce que tu fais là ?
10:02Tu es parti.
10:04Viens manger, t'as faim.
10:06Tu vas te coucher.
10:08Évidemment que
10:10dans la matinée,
10:12dring-dring, c'est les flics.
10:14Hop là !
10:16Debout et départ.
10:18Retour Marigny.
10:20J'ai le tuteur.
10:22Il me pousse une gueulée et puis Marigny.
10:24À l'Institut,
10:26Bernard passe un mauvais quart d'heure
10:28dans le bureau du directeur.
10:30Des claques, des coups de pied,
10:32tirer les cheveux.
10:36Dans ce contexte,
10:38on ne peut se dire qu'une chose.
10:40On est un pauvre couillon là au milieu.
10:42Ils font de toi ce qu'ils veulent.
10:46Bernard, Michel, Daniel.
10:48Des cas isolés ?
10:50Ou sont-ils représentatifs
10:52du vécu des pensionnaires de Marigny ?
10:54Deux historiens ont recoupé
10:56plusieurs témoignages avec les sources écrites
10:58et leur description du climat
11:00derrière les grilles de l'Institut
11:02est sans équivoque.
11:04C'est vrai que le régime disciplinaire
11:06de cette institution est extrêmement strict.
11:08Il est certainement
11:10au-dessus de la moyenne
11:12de ce qu'on peut imaginer en Suisse à l'époque.
11:14Pas seulement aussi pour les punitions
11:16mais pour le régime, la discipline,
11:18l'encadrement, la streinte au travail
11:20en dehors des heures d'école,
11:22parfois même au détriment des heures d'école.
11:24On peut dire que ça confine à la maltraitance.
11:26D'autre part, peut-être,
11:28les enfants placés en majorité
11:30qui n'avaient pas eu une première éducation
11:32qu'on estimait convenable,
11:34on pensait qu'il fallait les dresser, tout simplement.
11:38Jusqu'en 1981,
11:40plus de 100 000 enfants en Suisse
11:42ont été enlevés à leur famille
11:44sur décision administrative.
11:46Parce que leurs parents étaient trop pauvres
11:48ou parce qu'ils étaient jugés peu vertueux.
11:50Beaucoup d'entre eux ont été placés
11:52de force dans des institutions
11:54dont la moitié était tenue par des religieux.
11:56Des institutions qui, bien souvent,
11:58ressemblaient à des maisons de redressement.
12:02Ils sont nés dans les miasmes du péché
12:04et tout l'effort est de les sortir de là.
12:06Et pour les sortir de là,
12:08il faut leur apprendre
12:10l'assoumission, l'obéissance,
12:12courber leur fronce sur la tâche,
12:14sur le travail.
12:16S'ils reçoivent toutes ces punitions,
12:18c'est qu'ils sont mauvais
12:20et c'est ce qui légitime la violence à leur égard.
12:22C'est vraiment un univers clos,
12:24imperméable,
12:26où personne ne va voir,
12:28donc un univers totalitaire.
12:32Et à Marigny, il n'y avait pas que les coups.
12:36Tous nos témoins, alors même qu'ils ne se connaissent pas,
12:38nous racontent mot pour mot
12:40les mêmes scènes d'abus sexuels
12:42dans les dortoirs.
12:44Le survient dormait dans le dortoir.
12:46Il avait un coin du dortoir,
12:48à l'entrée à gauche,
12:50qui était
12:52avec une toile,
12:54autour.
12:56Lui, il avait la lumière. Nous, on n'avait plus de lumière.
12:58On voyait que les ombres.
13:02Puis vous voyez bouger là-dessus,
13:04il vient chercher un gamin, il le prend là-bas.
13:06Je me dis, mais il fait quoi ?
13:08Il fait quoi avec ?
13:12Mais on voit que des ombres.
13:14On ne sait rien encore
13:16de la pédophilie.
13:18On ne connaît rien
13:20à cet âge-là.
13:22Quand est-ce que vous comprenez ce qui se passe derrière ce rideau ?
13:26Un jour,
13:28il y a un des gamins qui m'a dit
13:30je dis, tu faisais quoi hier soir ?
13:32Arrête, j'ai mal au cul.
13:34Je dis, comment ?
13:36C'est quoi ce cirque ?
13:38C'est là que j'ai compris
13:40qu'il faisait des saloperies.
13:42Vous avez peur des fois ?
13:44Bien sûr, parce que surtout la nuit.
13:46La nuit, je n'avais pas plus peur.
13:48Je n'étais pas le seul d'ailleurs.
13:50On était plusieurs à avoir la trouille la nuit.
13:52La trouille de quoi ?
13:54Quand ces salopards arrivent en pleine nuit.
13:56C'est là que les viols l'ont eu d'eux.
14:02Moi, il m'a tiré une fois là-bas.
14:04Je dis, mais il me veut quoi ce con ?
14:06Si je l'ai mort,
14:08on ne sait jamais.
14:10Évidemment, il me fout la main au paquet.
14:12Touche-moi aussi.
14:14Je dis, non mais...
14:16T'es où ?
14:18Alors, corvée de chiottes,
14:20dix jours.
14:22Parce que vous ne vous laissez pas faire.
14:24Je ne voulais pas me laisser faire.
14:26Je trouvais ça dégueulasse.
14:28Si Bernard avait suffisamment
14:30de caractère pour se défendre,
14:32ce n'était pas le cas de tous.
14:34Jacques faisait partie
14:36de ces enfants plus doux et plus fragiles.
14:38Il est le seul de nos témoins
14:40à avoir voulu rester anonyme.
14:42Au début même, il ne voulait pas parler.
14:44Par pudeur,
14:46et peut-être aussi un peu par honte.
14:52Ça, ça me rappelle
14:54l'aventure du surveillant.
14:58Il est venu
15:00quelques minutes après l'extinction des feux.
15:02C'est là qu'il est venu
15:04s'asseoir
15:06à côté de moi
15:08qui dormait.
15:10Il a commencé
15:12à passer sa main
15:14sous ma tête.
15:16Avec sa main droite,
15:18il a commencé à se balader
15:20sur ma hanche en tentant
15:22de descendre
15:24du côté qui l'intéressait.
15:28Quand j'ai senti
15:30qu'il y avait quelque chose qui n'était pas normal,
15:32j'ai commencé à pleurer.
15:34Et puis les larmes
15:36se sont tombées
15:38sur la main
15:40du surveillant. Puis c'est là qu'il a senti
15:42que je pleurais et que c'était
15:44peut-être mieux de l'arrêter
15:46avant que je crie
15:48ou je ne sais pas quoi.
15:52On appelait ça faire des manières
15:54à l'époque.
15:58Mais bon...
16:00Il vous emmenait dans son lit ?
16:02Oui, oui, oui.
16:04Ça a duré quand même deux ans,
16:06cette histoire avec lui.
16:14Puis après, vous savez qu'il le fait
16:16avec d'autres garçons.
16:18Donc ça se sait.
16:20Ça se sait à l'intérieur
16:22de la maison.
16:24Puis pourquoi nous autres ?
16:26Pas les autres.
16:28Heureusement pas les autres.
16:30Jean-Louis Claude est l'un des premiers
16:32en Suisse romande à s'être exprimé
16:34au nom des enfants placés.
16:36C'est l'un des rares aussi à avoir osé
16:38parler des abus qu'il subissait.
16:40Jean-Louis a passé cinq ans à Marigny,
16:42des années durant lesquelles
16:44il était devenu un objet sexuel.
16:46On m'a dit à un moment donné
16:48qu'il y avait des garçons
16:50qui étaient faits pour des autres garçons.
16:52Puis que les garçons pouvaient être
16:54des filles aussi.
16:56Donc j'ai été téléguidé
16:58dans leurs désirs,
17:00dans leurs choix
17:02qu'ils avaient faits sur moi.
17:04Le plus difficile
17:06dans tout ça,
17:08c'est qu'il a tué
17:10quelque chose en moi.
17:12C'est ça que je considère grave
17:14venant de ces gens-là.
17:16Ces gens-là,
17:18c'est le surveillant
17:20mais aussi le directeur de l'Institut
17:22qui est abusé de Jacques.
17:24Alors qu'il n'avait que huit ans.
17:26Un jour, il m'appelle
17:28dans son bureau
17:30et il me demande
17:32d'enlever ma cuissette,
17:34d'enlever mon slip
17:36et de remettre ma cuissette.
17:38C'était mon directeur
17:40donc il fallait encore moins discuter
17:42qu'avec les autres.
17:44Bon, il se met sur le dos
17:46sur son lit
17:48ou sur son divan.
17:50Moi, il me prend en tête bêche
17:52comme ça
17:54mais il me pose ma tête
17:56entre ses cuisses.
17:58Pas directement
18:00sur son...
18:02sur son sexe.
18:04Et puis il commence
18:06à balancer
18:08à gauche, à droite
18:10en frottant
18:12ses pantalons
18:14golf en cuite
18:16qui me rappelaient
18:18les joues.
18:20Et puis ça a duré quoi ?
18:22Trois, quatre minutes ?
18:24Et puis après, bon,
18:26ben, rhabille-toi,
18:28tu peux sortir
18:30et puis c'était fini.
18:38Jacques n'était pas le seul
18:40à avoir droit aux séances de gymnastique privées
18:42dans les appartements du directeur.
18:44Jean-Louis aussi.
18:46Et le directeur avait d'autant plus de pouvoir sur lui
18:48qu'il savait combler l'absence de son père.
18:50C'est vrai que
18:52dès que ça allait pas bien trop
18:54moralement, bon, je pouvais aller
18:56dans son bureau,
18:58enfin, dans son appartement
19:00particulier. Il y avait une bibliothèque
19:02où je pouvais bouquiner
19:04tranquille. Je me sentais
19:06en paix. Bon, après, il fallait
19:08passer à l'acte, quoi, c'est-à-dire qu'il voulait
19:10que je m'habille différemment,
19:12je devais mettre une cuissette,
19:14enfin, bon...
19:16Les séances de gym ?
19:18Voilà, ouais.
19:20Mais c'était des viols, là, aussi.
19:26Ça n'a pas été trop loin,
19:28c'était...
19:32Ouais, c'était pas bien, quoi.
19:40Où ça va très loin, c'est que
19:42j'allais dans la chambre du directeur,
19:46et ensuite,
19:48j'allais servir la messe.
19:54C'est...
19:56C'est n'importe quoi.
19:58C'est ingérable,
20:00vous vous sentez coupable.
20:06J'ai communié avec les mains
20:08d'un violeur.
20:10Ça, c'est impardonnable.
20:16Si on veut rendre quelqu'un fou,
20:18il n'y a qu'à faire comme ça.
20:20Donc, c'est une...
20:22C'est carrément criminel, je veux dire.
20:24C'est déposséder quelqu'un
20:26de sa personnalité,
20:28de ses affects,
20:30de, comment dire,
20:32lui faire voir
20:34une vision du monde qui est complètement
20:36incohérente. En même temps,
20:38tu es sous la protection de Dieu,
20:40je te protège, et en même temps,
20:42je te fais les pires choses que l'on peut faire.
20:44Donc, c'est vraiment criminel.
21:00Il n'y avait pas que le surveillant et le directeur,
21:02il y en avait d'autres encore.
21:04Oui.
21:06Beaucoup ?
21:10Quand on regarde l'ensemble
21:12de tout ça, tout le temps que j'ai eu à faire
21:14avec ces gens-là, c'est bon.
21:16On arrive à dix, quoi.
21:18On vous passe
21:20d'un prêtre à un autre.
21:22Je crois que c'est un peu ça,
21:24il faut le dire.
21:30Les prêtres
21:32connaissent un petit peu ce qui se passe.
21:34Et les prêtres pédophiles,
21:36ils ne se dénoncent pas parmi
21:38dont ils sont complices.
21:40C'est-à-dire les enfants fragiles,
21:42et d'une certaine manière, ce qui se passe à Marigny,
21:44ils se les passent, ils se donnent les noms.
21:46Même les témoins,
21:48certains témoins disent,
21:50mais c'est par la confession qu'ils savent
21:52exactement ce qu'on est, ce qu'on fait,
21:54et qu'ils se passent les informations.
21:56Donc, c'est des accusations
21:58effectivement
22:00invérifiables, mais extrêmement graves.
22:10En 1956,
22:12l'église catholique toute puissante
22:14à Fribourg doit faire face
22:16au scandale.
22:24Menacé de renvoi de Marigny
22:26pour acte d'immoralité,
22:28le petit Jean-Luc Claude
22:30déballe tout.
22:32Les attouchements,
22:34les viols répétés.
22:36Choqué, sa grand-mère porte plainte
22:38auprès de la direction de la police
22:40et de la santé publique de Fribourg.
22:46J'ai appris de l'enfant lui-même
22:48qu'il avait été entraîné au mal
22:50par un gardien.
22:52J'ai été obligé, m'a dit Claudie,
22:54de me laisser faire,
22:56et il pratique sur moi la pédérastie.
22:58Suite à cette plainte,
23:00faite quasi unique pour l'époque,
23:02Jean-Luc ainsi que trois autres enfants
23:04est amené à témoigner au tribunal
23:06contre le surveillant.
23:08Mais alors que le code pénal prévoit
23:10la prison pour de tels actes,
23:12l'abuseur n'écope que de douze mois
23:14avec sursis.
23:22Ce n'est que 55 ans plus tard
23:24que Jean-Luc apprend pourquoi ce jugement
23:26a été aussi clément.
23:28Sous la pression de la direction de Marigny,
23:30l'enfant qu'il était a été contraint
23:32de revenir sur sa première déposition
23:34pour l'édulcorer,
23:36et les juges de l'époque n'ont pas cherché
23:38à en savoir plus.
23:42Révolté par cette injustice,
23:44Jean-Luc veut alors faire éclater la vérité.
23:46Il écrit une première fois à l'évêque,
23:48mais la réponse de Mgr Moreiro
23:50ne fait qu'attiser sa colère.
23:52Il n'est aujourd'hui possible
23:54de prouver aucun fait,
23:56mais je vois la sincérité de votre souffrance
23:58qui me fait souffrir en retour.
24:00Déterminé,
24:02Jean-Luc revient à la charge
24:04et téléphone à l'évêché.
24:08Il exige cette fois
24:10qu'on ouvre les archives de l'Institut Marigny.
24:14A l'autre bout du fil,
24:16Nathalie Dupré,
24:18l'archiviste du diocèse.
24:20C'est un premier contact
24:22très difficile parce qu'il a commencé
24:24par me raconter tout ce qu'il avait vécu
24:26de sortie d'abus à Marigny,
24:28en disant que l'évêque
24:30était un menteur,
24:32que l'église cachait tout,
24:34qu'il ne voulait pas ouvrir
24:36ses archives.
24:38Il était très vindicatif
24:40et il m'a ébranlée.
24:42On ne peut pas rester insensible
24:44à un témoignage
24:46pareil au téléphone.
24:48Par acquis de conscience,
24:50j'ai dit que je vais retourner
24:52dans les archives,
24:54voir si on trouve quelque chose.
24:56A force de chercher,
24:58Nathalie Dupré finit par découvrir
25:00deux cartons sur l'Institut Marigny.
25:02A l'intérieur,
25:04tout un dossier de correspondance,
25:06des lettres de dénonciation signées
25:08par des enfants et la preuve
25:10sur le papier que la hiérarchie d'église
25:12a tout fait pour couvrir les prêtres.
25:16Quand on lit ce qu'il a dit,
25:18il y a des détails,
25:20on explique ce que les deux directeurs
25:22successifs faisaient
25:24et des laïcs aussi qui étaient
25:26surveillants à Marigny,
25:28même une femme qui était là
25:30qui se faisait faire
25:32des rapports sexuels
25:34aux élèves.
25:36Forcément, on ne peut être
25:38que choqué
25:40par ce qu'on lit.
25:42Je suis allée voir l'évêque
25:44et je lui ai dit qu'il faut lire
25:46ce dossier parce qu'il n'y a pas
25:48de doute.
25:50Il est venu tout blême et m'a dit
25:52qu'il n'y a pas de doute.
25:56J'avais cru ce que me disait
25:58Jean-Louis Claude.
26:00Je ne savais pas très bien qu'en faire
26:02ou comment interpréter ça en moi
26:04parce que les mauvaises nouvelles
26:06ne sont pas faciles à assumer.
26:08Ça m'a pris du temps. Ensuite, je lis.
26:10C'est une autre manière d'entrer en contact
26:12avec la réalité, ce qui est arrivé à d'autres
26:14de la part des mêmes abuseurs
26:16parce que c'est ça qu'elle a trouvé.
26:18Et là, je prends conscience
26:20encore plus de l'ampleur
26:22du problème.
26:24Il y a eu
26:26beaucoup de victimes sur une longue période
26:28et de la part
26:30de personnes qui sont restées en place
26:32assez longtemps.
26:34Évidemment, ça a donné
26:36une autre dimension.
26:38Qu'est-ce que vous ressentez quand vous découvrez ça ?
26:40En fait, c'est assez
26:42écrasant.
26:44Et par rapport
26:46à lui, je me suis dit
26:48qu'il aurait fallu réagir plus tôt.
26:50Donc, je lui ai téléphoné.
26:52Ce qui était
26:54probablement une assez bonne chose.
26:56Putain, ça montrait que j'étais pas
26:58un menteur parce qu'en fait, c'était ça la solution
27:00pour tout le monde.
27:02Ferme ta gueule !
27:04Enfin !
27:06Des années, des années après.
27:08C'est ça.
27:10C'est tout ce cheminement que j'ai
27:12accompli, que j'ai voulu faire.
27:14C'était pour montrer
27:16qu'on ne fait pas ça à des enfants, on ne les rends pas.
27:18Puis après, ça a détruit toute leur vie.
27:20Toute leur vie.
27:22Puis il y en a qui se sont suicidés, certainement, à cause de ça.
27:32Mgr Morero décide alors
27:34d'en savoir plus.
27:36Sans même en référer à sa hiérarchie
27:38et au risque d'éclabousser l'institution
27:40catholique, l'évêque lance
27:42un appel pour retrouver des témoins de l'époque
27:44et mandate des historiens
27:46afin de fouiller les archives de Marigny.
27:52Parmi les experts choisis,
27:54Pierre Avenzino est l'un des spécialistes
27:56de l'histoire des enfants placés.
27:58C'est lui qui a sillonné les routes
28:00de Suisse romande pour aller recueillir
28:02la parole des 14 témoins
28:04qui ont répondu à l'appel de l'évêché.
28:06Une parole difficile
28:08à libérer.
28:10Souvent même, Pierre Avenzino a dû rencontrer les témoins
28:12plusieurs fois car les souvenirs
28:14réveillaient trop de douleurs.
28:42Oui.
28:44Et seulement de la colère ou d'autres
28:46sentiments ?
28:48Surtout de la colère.
28:50Ah oui, de la colère, c'est clair.
28:54La conviction d'être passé
28:56à côté de l'existence.
29:00C'est lourd parce que leur souffrance
29:02réapparaît. Je vois quand
29:04ils racontent ça, les larmes reviennent,
29:06les sanglots reviennent. C'est pas l'adulte
29:08qui pleure, c'est le gosse de 12 ans.
29:12C'était un peu la jungle là-bas.
29:14Il faut du courage, ça veut dire
29:16qu'il faut se remettre dans ce qu'on a vécu,
29:18aborder
29:20toutes les émotions qu'on a eues,
29:22tous les sentiments de désespérance
29:24qu'on a eues. Et quand ils témoignent,
29:26eh bien, ils vont revivre tout ça.
29:28Donc, pour ces différentes
29:30raisons, effectivement, c'est difficile
29:32de trouver des témoins.
29:36Pendant que Pierre Avenzino recueillait les témoignages
29:38aux rots, l'historienne
29:40Anne-Françoise Pras s'est occupée des sources écrites,
29:42les archives de l'Institut
29:44Marigny, découvertes dans les caves
29:46de l'Évêché.
29:48Nous avons étudié
29:50ce fameux dossier de correspondance sur les
29:52affaires, où en
29:54essayant de répertorier toutes les
29:56dénonciations qui sont dans ce dossier, on est
29:58arrivé à, disons, 11
30:00personnes dénoncées
30:02pour abus sexuels et 21
30:04enfants victimes.
30:06Alors, évidemment, ce chiffre, ça ne veut rien dire du tout
30:08parce que, par exemple,
30:10nos 14 témoins, il y en a un seul
30:12qui se retrouve dans cette série.
30:14Et que dire de tous les témoins,
30:16de toutes les personnes qui n'ont pas témoigné,
30:18qui n'ont pas vu notre
30:20appel, qui sont déjà décédées
30:22et il y a effectivement plein
30:24d'abus qui n'ont pas laissé de traces
30:26dans ces documents. Donc,
30:28en fait, on n'a que la pointe de l'iceberg, peut-être.
30:32Pour témoigner face à l'Église,
30:34il en fallait en effet du courage.
30:36L'institution était intouchable
30:38dans la société fribourgeoise de l'époque.
30:42Le premier objectif d'Anne-Françoise
30:44Prat a été de décrypter
30:46à travers la correspondance de Marigny
30:48la stratégie de l'évêché
30:50pour occulter les affaires.
30:52Une stratégie
30:54des plus efficaces
30:56car il s'écoule toujours dix ans
30:58entre les premières dénonciations
31:00et les sanctions prises contre les prêtres
31:02abuseurs. Dix ans passés à
31:04étudier les faits dont on dit
31:06qu'ils ne sont que des bruits invraisemblables
31:08ou des bruits calomnieux.
31:12Puis, quand le déni
31:14n'est plus possible, on banalise.
31:18Les termes utilisés
31:20par la hiérarchie,
31:22ce sont des termes qui évoquent
31:24des maladresses, des gestes
31:26déplacés, des badinages,
31:28on a touché les organes
31:30sexuels sans le vouloir. Et on voit que
31:32dans tout ce vocabulaire, il y a la volonté
31:34d'essayer de savoir
31:36est-ce que le geste était intentionnel ou pas.
31:38Parce qu'en fait, tout ce qui préoccupe
31:40les responsables, c'est de savoir s'il y a un péché
31:42d'impureté. Donc il y a péché d'impureté
31:44s'il y a intention. Mais s'il y avait
31:46simplement un geste non intentionnel,
31:48donc il n'y a pas péché, donc il n'y a pas lieu
31:50de s'inquiéter.
31:52Des badinages,
31:54des gestes maladroits,
31:56des mots d'une insoutenable légèreté
31:58quand on sait que ce sont bel et bien des viols
32:00qui ont eu lieu derrière ces fenêtres.
32:02Des viols sur des enfants
32:04qui n'avaient même pas dix ans.
32:08Comment est-ce que des êtres
32:10humains peuvent arriver à marier à ces mots-là ?
32:12Comment ?
32:14Il y a des gens
32:16qui sont censés représenter la morale,
32:18représenter le bien-être et tout.
32:20Et qu'ils se permettent
32:22de faire des choses pareilles,
32:24des tortures, des viols et tout ce qui s'ensuit,
32:26sur des enfants, sur des êtres
32:28sans défense.
32:32C'est quand même ignoble.
32:40On n'avait personne à qui se plaindre.
32:42Personne, personne.
32:44En face de gens
32:46qui avaient une autorité,
32:48qui faisaient ce qu'ils voulaient,
32:50sans jamais être inquiétés,
32:52punis ou quoi que ce soit.
32:58On se salait, mais personne l'ouvrait.
33:00Vous voyez un gamin
33:02qui va aux flics raconter ça ?
33:04Il dit, mais sale garnement,
33:06de quoi tu te mêles ?
33:08On ne va pas le croire.
33:10C'est impensable,
33:12surtout venant des curés encore.
33:18Il n'y a pas d'enquête.
33:20A l'époque, ça ne se faisait pas.
33:22L'Église et l'État
33:24formaient qu'un seul organe,
33:26ils étaient complices.
33:56Dans ce contexte-là,
33:58c'est très important
34:00de conserver la réputation du clergé intact
34:02pour conserver cette position.
34:04Dans ce sens-là,
34:06cette préservation
34:08de la réputation de l'institution
34:10est plus importante
34:12que certaines questions individuelles,
34:14voire la question des victimes.
34:16L'impunité est quasi garantie.
34:18Il ne semble pas qu'il y ait eu
34:20de la part de l'Église prébourgeoise
34:22une vraie volonté d'enquêter
34:24et d'écarter les personnes coupables
34:26et de les punir.
34:34Après six mois d'enquête,
34:36les historiens rendent leur rapport
34:38sur l'Institut Marigny.
34:40L'occasion pour l'évêque
34:42de prendre acte de leur conclusion
34:44et aussi de s'excuser publiquement
34:46auprès des victimes au nom du diocèse.
34:50On voit bien
34:52qu'il y a une échappe de silence
34:54et une complicité générale
34:56dans une société
34:58dominée par une Église très cléricale
35:00que l'on trouvait à cette époque.
35:02Et comme ce silence
35:04a été un facteur de souffrance
35:06prolongé pour les victimes,
35:08il me semblait juste
35:10de rompre le silence et d'essayer,
35:12là où on en a la possibilité,
35:14de dire les faits.
35:18Merci de l'avoir fait.
35:20Est-ce que vous avez eu du mal
35:22à intégrer cette dimension
35:24de violence institutionnelle ?
35:26Autrefois, je pensais que c'était
35:28des cas de violence individuelle
35:30favorisées par un certain contexte.
35:32Là, effectivement, je vois bien
35:34qu'il y a quelque chose
35:36de plus profond.
35:38En fait, un système
35:40qui rend cela possible
35:42et qui rend même cela assez facile.
35:44Un système qui inclut à Marigny
35:46mais en fait aussi
35:48des problèmes de retour.
35:50Et il faut l'apprendre
35:52et essayer de...
35:54de déraciner
35:56ce type de problèmes.
36:02Depuis la publication
36:04de l'enquête historique,
36:06les témoins se succèdent à l'évêché.
36:08Ce jour-là, c'est Michel et Daniel
36:10qui ont rendez-vous avec Mgr Moreiro.
36:12Les deux hommes n'étaient pas
36:14à la même époque à Marigny,
36:16mais ils partagent la même histoire.
36:18Bonjour.
36:20Bonjour, Michel. Vous allez bien ?
36:22Oui, très bien, merci.
36:24Ça va continuer.
36:26Il va se passer le flambeau,
36:28ce monde de salopard.
36:30Non, c'est Dieu.
36:32Il va se passer le flambeau,
36:34les connards. Merde.
36:36J'ai dit d'ailleurs une seule chose.
36:38Si j'avais une arme à l'époque...
36:40Ça, c'est évident.
36:42J'aurais commis l'irréparable.
36:44Bonjour.
36:46Bonjour, monsieur.
36:48Toute cette colère qui remonte du passé,
36:50le nouvel évêque n'imaginait pas
36:52devoir y faire face.
36:54Il ne l'avait pas envisagé,
36:56devoir répondre à ses accusations
36:58et assumer par la même
37:00la responsabilité de ses prédécesseurs.
37:02Même quand j'étais célibataire,
37:04j'étais seul des fois.
37:06Je pleurais des heures et des heures.
37:08C'est ce film qui revenait chaque fois.
37:10C'est ce film qui revient chaque fois.
37:12C'est ce film qui revenait chaque fois.
37:14C'est comme un film.
37:16Malheureusement,
37:18j'ai entendu ça assez souvent.
37:20Je l'ai pilé pendant des années.
37:22Je vais vous dire.
37:24Vous savez, j'ai eu mon frère
37:26qui est décédé malheureusement
37:28le 28 mai de cette année,
37:30qui a eu vraiment
37:34une vie massacrée.
37:38Surtout par ses histoires de pédophilie.
37:40Et moi, j'étais avec lui
37:42à Marigny
37:44et je ne savais pas
37:46ce qui se passait.
37:48Et beaucoup plus tard,
37:50je devais déjà avoir
37:5235 ans,
37:54tout d'un coup,
37:58ça me prend encore,
38:00parce que
38:02il a eu cette réaction dans la voiture
38:04de me dire
38:06quand j'étais à Marigny,
38:08il m'a appelé.
38:10C'est là que je l'apprends.
38:14Et je sais quand il était
38:16à l'hôpital à Montaigne-en-Vallée
38:18et après,
38:20dans la maison des soins palliatifs,
38:22il m'a dit
38:24« Tu te rends compte, Daniel ?
38:26Tout ce que j'ai souffert dans ma vie,
38:28maintenant,
38:30je quitte encore ce monde en souffrant. »
38:34Rencontrer les personnes
38:36qui souffrent, c'est vrai que c'est marquant.
38:38Et ça s'est quand même répété
38:40assez souvent,
38:42souvent plusieurs fois
38:44avec la même personne.
38:46C'est ce qui m'a permis
38:48de comprendre le problème,
38:50de prendre conscience
38:52de ce qu'ils ont subi dans un premier temps
38:54et du fait que cette souffrance
38:56avait un impact des décennies après.
38:58Vous pensez que les prêtres
39:00qui abusaient de ces enfants
39:02n'avaient pas conscience
39:04des dégâts qu'ils faisaient ?
39:06Probablement pas.
39:08Parfois, il y a de la torture.
39:10Ça risque de choquer
39:12beaucoup de gens de vous entendre dire ça,
39:14qu'ils n'avaient pas conscience
39:16des dégâts qu'ils faisaient.
39:18Les dégâts à terme, je ne pense pas.
39:20En tout cas, pas nécessairement.
39:22Je n'en suis pas sûr.
39:24On peut voir ça comme un acte ponctuel
39:26et je crois que sur le moment
39:28où c'était perçu comme ça,
39:30et comme maintenant,
39:32c'est comme ça.
39:42En tout cas, ils m'ont cassé ma vie.
39:44Ça, c'est sûr et certain.
39:46Tout ce qu'ils ont fait
39:48dans l'enfance
39:50et après dans l'adolescence
39:52et après dans ma vie d'adulte,
39:54ils ont tout bousillé.
40:02Nous, on a eu toute la patrie détruite.
40:04Et ces salauds de curés,
40:06les seuls frangins que j'avais,
40:08ils l'ont encore éloigné de moi
40:10pour leur petit plaisir.
40:22Moi, j'ai entendu dans des histoires
40:24qu'il y avait des gens qui disaient
40:26qu'il y avait des gens qui étaient
40:28en train de mourir.
40:30J'ai entendu dans des histoires
40:32que des enfants qui avaient vécu
40:34ce qu'on a vécu se sont suicidés.
40:36Prenez quelqu'un comme mon frère.
40:40Je suis même étonné
40:42que ça lui ait pas trotté dans la tête
40:44parce qu'avec ce qu'il avait vécu
40:46à Marigny...
40:48Moi, sérieusement,
40:50à un moment donné,
40:52je voulais en finir.
40:54Je trouvais le moyen.
40:56Je voulais...
40:58Comment ? Je voulais me faire mal,
41:00en fait. Je voulais me faire mal.
41:02Mourir ?
41:04Je...
41:06Je voulais me faire mal.
41:08Très mal.
41:10Et je voulais
41:12laisser un message, mais c'était pas...
41:14C'était enfantin,
41:16mais c'était vrai.
41:20Jean-Louis n'est pas passé à l'acte.
41:22Mais est-ce que d'autres
41:24enfants à Marigny se sont suicidés ?
41:26Est-ce que certains même sont morts
41:28suite à des mauvais traitements ?
41:30Les historiens n'ont ni le temps
41:32ni les moyens d'enquêter sur cet aspect.
41:36Toutefois, dans les archives
41:38de l'Institut,
41:40une déposition d'élèves interpelle.
41:42Une déposition datée du 19 janvier 1941,
41:44dans laquelle l'enfant
41:46dénonce des attouchements.
41:48En bas de sa lettre,
41:50un détail troublant,
41:52on lit que l'élève est mort
41:54trois jours après sa déclaration,
41:56d'après nos recherches,
41:58six jours plus tard.
42:02Évidemment que ça pose
42:04une sérieuse question.
42:06On se dit, il est assez
42:08peu probable
42:10qu'il soit tombé malade à ce moment-là.
42:12C'est pas impossible, évidemment,
42:14parce qu'il y a un choc,
42:16mais est-ce qu'il se serait suicidé ?
42:18Est-ce qu'on l'aurait poussé au suicide ?
42:20Est-ce qu'on l'aurait tué ? Je n'en sais rien.
42:22Évidemment que je me la pose.
42:24Je dirais, si on voyait une chose
42:26comme ça dans un film ou un roman
42:28policier, on imaginerait aussi
42:30que ce n'est pas vraisemblable
42:32d'avoir une cause.
42:34En tout cas, l'éventualité
42:36que ce ne soit pas complètement naturel existe.
42:40Il n'est pas du tout impossible
42:42que les pressions qu'on a faites sur lui
42:44à ce moment-là
42:46l'amenaient à se suicider.
42:48C'est vraisemblable.
42:52Pour en savoir plus, nous nous sommes rendus
42:54aux archives du canton de Fribourg.
42:56Nous avons retrouvé la trace de cet enfant
42:58dans un registre tenu
43:00par la préfecture de la Broye.
43:06C'est un document
43:08qui concerne uniquement l'orphelinat
43:10de Marigny à Monterre.
43:12Voilà.
43:14Sur la base de vos informations,
43:16on a pu trouver une seule personne
43:18née le 10 mai 1926.
43:20Et il s'agit justement
43:22de Jean-Samuel Javet.
43:24Voilà.
43:26Et puis, son décès est annoncé
43:28le 10 mai 1926
43:30en donnant l'acte d'origine
43:32au secrétaire communal de Bavuilly
43:34à sa commune d'origine
43:36le 28 janvier 1941.
43:38Et on sait qu'il est mort le 25 janvier 1941.
43:40On apprend son nom,
43:42que son acte d'origine est transmis
43:44trois jours après sa mort,
43:46mais toujours pas de cause de décès
43:48ni de sépulture.
43:52Nos soupçons sont d'autant plus légitimes
43:54qu'une autre lettre de dénonciation
43:56écrite par un autre enfant
43:58fait elle aussi froid dans le dos.
44:00Elle date cette fois
44:02de mai 1943.
44:04L'élève, René Vouillot,
44:06se plaint auprès de sa mère
44:08des conditions de vie à l'orphelinat
44:10et termine par ces mots
44:12« Il ne faut pas écrire au directeur,
44:14car je ne serai plus en vie ».
44:18Oh !
44:22Et d'autant qu'il y avait de la violence,
44:24il n'y a pas de doute, on les battait.
44:26Et est-ce qu'on les battait
44:28au point d'arriver parfois
44:30à, enfin j'espère pas,
44:32mais enfin c'est pas impossible,
44:34ou est-ce qu'on les poussait
44:36en un état tel
44:38qu'ils pensaient qu'ils ne pouvaient plus vivre ?
44:40Il y a peut-être un peu des deux.
44:44Suite à cette lettre de dénonciation,
44:46on apprend que le directeur fait pression
44:48sur son auteur et son frère.
44:50Il leur serre la vis.
44:52« Cette discipline est un peu dure,
44:54écrit le directeur,
44:56comme est dur le bistouri du médecin
44:58qui tourne dans la plaie pour la soigner et la guérir. »
45:02Après ces mots glaçants,
45:04plus aucune trace des deux enfants
45:06dans la correspondance de Marigny.
45:12D'après les documents internes à l'Institut,
45:14ils auraient été renvoyés.
45:16Mais ce que nous découvrons
45:18aux archives cantonales laisse supposer
45:20quelque chose de plus grave.
45:22« Alors, René Vouillaud,
45:24son acte d'origine est envoyé
45:26au secrétaire communal de Montaix.
45:28C'est un peu la procédure classique. »
45:32La procédure classique
45:34quand un enfant quitte l'établissement.
45:36Mais surprise,
45:38pour l'autre frère,
45:40la procédure est différente.
45:42« C'est le frère René.
45:44Son acte d'origine est envoyé
45:46à l'orphelinat de Marigny
45:48le 27 novembre 1943.
45:50On peut avoir un doute là. »
45:52« Le doute est totalement permis. »
45:56Le doute est permis
45:58car quand l'acte d'origine
46:00est envoyé directement à l'orphelinat,
46:02la plupart du temps c'est en cas de décès.
46:04Pour l'un des deux frères,
46:06on peut donc imaginer le pire.
46:12Laurent Zinaud, qui étudie l'histoire
46:14des enfants placés depuis longtemps,
46:16ne serait pas surpris par cette éventualité.
46:18Lui-même a trouvé des cas de décès
46:20survenus dans un institut vaudois
46:22à la même époque.
46:26« J'ai retrouvé deux traces d'enfants
46:28qui sont décédés de mauvais traitements.
46:30C'est un enfant qui,
46:32après avoir fait pipi au lit,
46:34ce qui lui arrivait souvent,
46:36en plein hiver, doit aller casser la glace
46:38de la fontaine, laver ses draps,
46:40se laver lui-même,
46:42puis deux jours après,
46:44il meurt à l'hôpital.
46:46Ou encore un autre enfant
46:48qui, après avoir reçu une correction
46:50avec la verge,
46:52est mis à l'écurie
46:54et il est blessé
46:56avec les cochons pour le punir.
46:58Il va attraper une septicémie
47:00donc il va aussi décéder.
47:02Des récits de ce type-là,
47:04il y en a plusieurs.
47:06Ça, c'est les deux sur lesquels
47:09Pierre Avanzino est aussi en possession
47:11d'un manuscrit qui laisse songeur.
47:13Un manuscrit rédigé
47:15par un ancien élève de Marigny.
47:17Paul Morand, c'est le nom de l'auteur,
47:19y décrit, 30 ans avant nos témoins,
47:21les mêmes sévices,
47:23les mêmes abus sexuels.
47:25Et fait plus troublant encore,
47:27il cite le nom de camarades disparus
47:29dans ce stalag de la Schlag,
47:31comme il dit.
47:35Vraie info ou faux souvenir ?
47:37En fouillant les archives,
47:39non seulement nous avons eu confirmation
47:41que les camarades en question sont bel et bien décédés,
47:43mais nous découvrons en plus
47:45que neuf enfants au total
47:47ont été annoncés comme morts
47:49par la direction de Marigny
47:51dans la première moitié du XXe siècle.
47:53Cinq ont même été enterrés sur place.
47:59Pourtant, dans le petit cimetière
48:01de l'Institut,
48:03plus aucune trace d'eux.
48:05Ils n'ont pas retrouvé de tombe
48:07pour ces enfants décédés.
48:09Ils sont morts comme ils ont vécu,
48:11dans le mépris et l'oubli.
48:21Pour ceux comme Jean-Louis
48:23qui ont survécu à cette époque de Marigny,
48:25le temps presse aujourd'hui.
48:29Après avoir reconnu sa responsabilité
48:31dans les abus sexuels subis par tous ses enfants,
48:33l'Église se doit maintenant de réparer.
48:37Mais comment réparer des vies brisées ?
48:39Comment faire oublier
48:41toutes les horreurs commises
48:43par les 20 000 francs proposés aux victimes ?
48:45Le diocèse a mis en place
48:47une commission pour évaluer
48:49les différentes possibilités
48:51auprès des principaux concernés.
48:53Comment est-ce que l'Église
48:55peut aujourd'hui répondre
48:57avec les moyens qu'elle a,
48:59avec le temps qui s'est passé,
49:01à cette souffrance et à tout ce que vous avez subi ?
49:03Je ne sais pas.
49:05Je ne vais pas demander
49:07quoi que ce soit.
49:09J'estime que c'est un dû qu'on me doit.
49:11Moi j'aimerais
49:13que quand l'Église
49:15donne quelque chose,
49:17que ça leur fasse mal.
49:19Vous voyez ce que je veux dire ?
49:21Parce que si c'est donné comme ça,
49:23c'est n'importe quoi.
49:25Moi j'aimerais que ça leur fasse mal.
49:27Donc si ça leur fait mal,
49:29c'est qu'ils devraient donner beaucoup de sous.
49:31Ils devraient, je ne sais pas, vendre des trucs,
49:33des biens.
49:35Et encore là,
49:37c'est ma parole
49:39de personne qui croit
49:41encore en l'Église. Parce que je me dis
49:43qu'elle doit être punie.
49:45Il y aurait besoin
49:47d'un symbole plus visible
49:49qui reconnaisse ce statut de victime.
49:51Est-ce qu'il y a quelque chose ?
49:53Vous savez c'est très confus. Par exemple, Plastitus Marini.
49:55Je demande à ce que
49:57on enlève ces maisons,
49:59qu'on n'aille plus, qu'on ne voyez plus rien.
50:01Moi j'ai besoin, avant de crever,
50:03que je n'ai plus ça dans la tête.
50:05Ce regard sur cette institution,
50:07sur ces murs,
50:09sur ces volets,
50:11sur ces quelques tombes
50:13qui restent.
50:15J'ai besoin que tout soit loin.
50:17Mais en fait, c'est moi
50:19qui vais partir avant. Parce que nous,
50:21on est les victimes du temps.
50:27…
50:39Longtemps, je me suis dit
50:41quand je passais
50:43dans le coin
50:45à Plastitus Marini,
50:47si je retrouvais ces gens-là,
50:49je leur foutrais une branle.
50:51Maintenant, je leur ferais payer ce qu'ils m'ont fait.
50:53On sent
50:55On sent une colère immense chez vous.
51:05Malheureusement, la colère ne pourra jamais être assouvie.
51:10C'est ça qui est dur.
51:15Vous ne serez jamais un homme en paix ?
51:16Non.
51:17On parle beaucoup de réparation aujourd'hui.
51:24Vous voulez réparer quoi ?
51:27Ça ne se répare pas, ça.
51:31On n'est pas un chambrayeur, on ne met pas la blette, puis on gonfle.
51:37L'église peut se prosterner, débourser de l'argent, mais ça n'amène rien.
51:44L'argent, c'est quoi ?
51:46C'est rien.
51:48Si quelqu'un me fait le mal, non, je ne leur pardonnerai jamais.
51:51Non.
51:53Je n'y arrive pas.
51:56Je n'y arrive pas.
51:58C'est plus fort que moi.
52:05Non.
52:12On arrête là, hein ?
52:13Ouais.
52:15Tout à fait.
52:16Je ne pardonnerai jamais.
52:19Jusqu'à la fin de mes jours.