• il y a 6 mois
Pour cette 600e émission, Anne Fulda propose un entretien exceptionnel avec Frédéric Beigbeder, à l’occasion de la sortie de son «Dictionnaire amoureux des écrivains français d'aujourd'hui».

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Transcription
00:00 Bienvenue à L'Heure des Livres, Frédéric Beigbeder.
00:02 On est ravis de vous recevoir, comme à chaque fois,
00:05 mais cette fois plus particulièrement
00:06 parce que nous fêtons aujourd'hui le 600e numéro de L'Heure des Livres.
00:10 Et nous voulions célébrer cet événement dignement.
00:15 - Avec un invité de marque. - Avec un invité de marque.
00:18 Alors, pour l'occasion,
00:20 nous aurons avec vous un entretien plus long que d'ordinaire
00:23 qui sera diffusé en intégralité sur MyCanal,
00:28 manière de montrer que L'Heure des Livres
00:30 est la seule émission littéraire qui existe sur une chaîne d'information,
00:33 seule émission quotidienne diffusée du lundi au vendredi,
00:36 qui reçoit des écrivains,
00:38 qu'ils soient romanciers, essayistes, philosophes,
00:40 confirmés ou primo-romanciers.
00:42 Alors, on a pensé à vous, évidemment.
00:44 On vous reconnaît parce que vous êtes non seulement écrivain,
00:46 mais vous êtes aussi critique littéraire.
00:48 Vous vous animez aussi une émission...
00:51 Vous êtes critique littéraire dans le Figaro Magazine.
00:53 Vous animez une émission chaque semaine sur Radio Classique
00:56 où vous recevez, vous aussi, des écrivains.
00:58 -Je copie sur vous. -Voilà, exactement.
01:01 Et, bon, petit retour sur votre carrière.
01:04 On vous connaît.
01:05 Vous avez été révélée en 90
01:07 avec "Mémoire d'un jeune homme dérangé".
01:08 Puis après, il y a eu les succès "99 francs",
01:12 "L'amour dure trois ans",
01:14 "Conversation d'un enfant du siècle",
01:15 "Confession d'un hétérosexuel légèrement dépassé",
01:17 ça, c'est plus récemment, et ce dernier livre, "Dictionnaire".
01:20 Amoureux des écrivains français d'aujourd'hui,
01:22 un livre qui est paru chez Plon
01:24 et qui est bien la preuve que la littérature
01:26 est devenue votre famille d'adoption, comme vous l'écrivez.
01:29 Alors, ce livre, c'est un inventaire injuste
01:31 car résolument subjectif, écrivez-vous,
01:33 des écrivains contemporains français, vivants.
01:38 Tous vivants, alors, sauf malheureusement Marie Scondé,
01:42 qui, quand le livre est sorti, vivait toujours
01:44 et qui nous a quittés, et qui était un très grand écrivain.
01:47 Alors, si vous avez pris pas mal de temps
01:50 pour, comme vous le dites, étiqueter vos contemporains
01:52 comme un vulgaire épicier rangeant ses bocaux de cornichons
01:54 sur une étagère, c'est parce que, j'imagine,
01:57 vous pensez qu'il faut encore défendre le livre.
01:59 Vous y croyez encore, vous n'êtes pas de ceux qui disent,
02:02 avec les réseaux sociaux, le numérique, c'est fini.
02:05 Mais comment s'y prendre pour justement donner l'envie de lire ?
02:09 Alors, le critère unique et principal doit rester le plaisir.
02:15 Il faut de la pédagogie, il faut donner envie,
02:19 mais surtout, il faut être gourmand, comme vous l'avez dit
02:22 à propos de Bernard Pivot, je vous avais vu en parler,
02:24 et c'est ça, la clé, c'est la gourmandise,
02:27 c'est donner une envie de plaisir.
02:29 La lecture, c'est pas une obligation, ça peut disparaître.
02:32 Vous avez raison de parler des écrans qui menacent la littérature,
02:35 et je dirais même qu'il y a une double menace,
02:37 parce qu'aujourd'hui, il y a aussi l'intelligence artificielle
02:39 qui arrive derrière, et donc, il y a un vrai, vrai danger.
02:42 Les dernières mesures disent que les jeunes lisent
02:47 une heure par semaine contre cinq heures quotidiennes d'écran,
02:51 au minimum.
02:52 Donc, c'est effrayant et c'est une guerre,
02:55 il faut qu'on la gagne, parce que, je veux pas dramatiser,
02:59 mais si, si on perd cette guerre, c'est l'humanité qui va perdre
03:03 contre... -C'est la culture du livre.
03:05 -Contre la connerie, contre la bêtise et la violence.
03:08 Si vous voulez, la lecture, c'est un exercice de gymnastique
03:13 pour le cerveau.
03:14 Alors, tous les médecins disent qu'il faut absolument
03:15 faire de l'exercice physique pour être en forme,
03:19 mais c'est la même chose avec son cerveau.
03:21 Si vous ne lisez pas, vous devenez vraiment bête
03:24 et donc violent.
03:25 -Alors, la difficulté, c'est de rendre la littérature
03:28 attractive, parce qu'on n'a pas des Bernard Pivot
03:30 à tous les coins de rue.
03:32 Comment faire, en fait, pour faire venir à la lecture
03:37 des gens qui, naturellement, n'y sont pas enclins,
03:39 et surtout les jeunes ?
03:40 -Lui, il avait compris qu'il fallait passer par le spectacle.
03:44 En fait, son émission, c'était un rendez-vous
03:47 avec le direct, avec des confrontations,
03:50 il organisait quand même des rencontres improbables
03:53 entre des gens qui ne s'aimaient pas du tout
03:55 et qui se sentaient quand même respectés
03:58 et qui pouvaient dialoguer.
03:59 Moi, j'avais rencontré Bernard Pivot,
04:02 on avait pris un verre et j'avais demandé comment il faisait,
04:06 et en fait, il passait plus de temps à bosser sur les passerelles
04:11 entre les invités que simplement à lire leur livre.
04:14 Le but, c'est pas de dire "j'ai lu votre livre,
04:16 il est merveilleux", c'est de créer la possibilité
04:19 d'une conversation entre des gens pas d'accord
04:22 mais qui se respectent.
04:23 Et ça, c'est donc très important,
04:25 puisque c'est tout le principe de la démocratie.
04:27 -Alors, il y a quand même un petit espoir.
04:30 Nous avons un petit avantage.
04:31 Vous dites qu'il y a une singularité française
04:34 par rapport aux livres, une exception française.
04:36 -On est le seul pays au monde qui s'intéresse autant
04:40 aux livres, à la littérature.
04:42 Parfois même, les gens parlent des livres sans les avoir lus,
04:45 mais c'est très bien, pourquoi pas ?
04:47 Ils se passionnent pour des polémiques littéraires,
04:49 ils aiment bien les éreintements des écrivains en place,
04:53 ils admirent les écrivains,
04:55 tout le monde rêve un peu d'en être un,
04:57 et ça, c'est une spécificité vraiment nationale.
05:00 Si vous voyagez dans les autres pays,
05:02 il y a moins de pages sur les livres dans les magazines.
05:05 Il n'y a sûrement pas une émission quotidienne
05:08 d'entretien littéraire à la télé.
05:10 Je pense qu'on doit être le seul pays comme ça.
05:13 -Et puis la France peut se targuer d'avoir le plus de prix Nobel ?
05:17 -Oui, c'est vrai.
05:18 On est dans la liste des lauréats du Nobel, tout à fait.
05:21 Je crois qu'il y en a 16.
05:22 Et les suivants, c'est les Américains,
05:25 derrière, avec 12 ou 13, loin derrière.
05:27 -Alors, on va venir un petit peu à vous,
05:30 parce que votre exemple est intéressant pour montrer
05:32 que la littérature, le fait d'écrire et de lire,
05:35 ce n'est pas un petit club fermé.
05:36 Vous-même, comme vous le dites,
05:38 vous n'étiez pas programmé pour devenir écrivain.
05:40 Vous écrivez à 20 ans,
05:41 "J'étudiais le droit et les sciences politiques
05:42 "pour devenir banquier et publiciteur,
05:44 "playboy international."
05:45 -Voilà. -Vous avez réussi les 3 chèques.
05:48 -Non, non, 3 échecs.
05:49 -Alors, que vous a apporté l'écriture et la lecture ?
05:53 C'est la première question.
05:55 -C'est venu progressivement, par accident.
05:58 Je suis, si vous voulez, moi, j'ai pas fait...
06:01 La définition d'un autodidacte, en France,
06:03 c'est quelqu'un qui n'a pas fait NormalSup.
06:04 Bon, donc je suis un autodidacte.
06:07 Je viens pas du milieu des lettres.
06:10 Mes parents ne sont pas éditeurs ou écrivains.
06:13 Donc ça a été très lent, progressif.
06:16 J'étais fasciné par ce monde, notamment grâce à Apostrophe,
06:20 quand je regardais les écrivains qui parlaient bien,
06:24 qui avaient un langage brillant et qui défendaient leurs oeuvres.
06:27 Je trouvais ça fascinant, j'étais ébloui.
06:30 Et puis je rêvais de faire partie de ce club.
06:33 Je crois que c'est comme ça que je suis tombé là-dedans.
06:36 Très tôt, je me suis mis à écrire sur les livres.
06:38 Et pour une raison très bête...
06:40 -Dans Voici, d'ailleurs.
06:41 -Dans Voici, qui était un journal populaire.
06:43 -Il fallait être pédagogue pour arriver à parler de littérature
06:48 dans un endroit qui n'était pas tellement fait pour ça.
06:51 Mais ce qui m'amusait, c'est qu'on recevait les livres gratuitement.
06:54 Alors ça, quand on est critique littéraire,
06:57 on a tous les jours une dizaine de livres qui arrivent.
07:00 J'étais épaté par ça.
07:02 Je voulais être critique littéraire pour cette mauvaise raison.
07:06 De même que les critiques de cinéma,
07:07 ils veulent être invités aux projections et aux festivals de Cannes.
07:11 Et puis, progressivement,
07:12 je me suis mis ensuite à écrire mes livres à moi.
07:15 -Et quels ont été les livres qui vous ont structuré, élevé,
07:19 avant même que vous deveniez écrivain, d'ailleurs ?
07:22 Qui vous ont vraiment marqué ?
07:23 -Au tout début, c'était San Antonio.
07:26 Frédéric Dard, sa truculence, sa drôlerie, sa vulgarité,
07:32 j'adorais.
07:33 Et puis, grâce à lui, parce qu'il parle beaucoup de littérature,
07:37 j'ai découvert Céline, j'ai découvert Zola,
07:40 j'ai découvert des auteurs qui citent dans San Antonio.
07:43 Et puis, après, j'ai aussi une amie de ma mère
07:46 qui m'a offert le journal de Jules Renard.
07:48 Et là, j'ai découvert l'esprit français,
07:51 l'art de l'aphorisme, l'art du croquis,
07:55 du laconisme, de la brièveté,
07:58 avec beaucoup d'humour et de méchanceté,
08:01 parce que moi, j'aime bien ça aussi, j'aime bien le pamphlet.
08:04 Et oui, je dirais Jules Renard,
08:06 et lui m'a conduit à aimer Bernard Franck,
08:09 il a aimé des écrivains comme ça,
08:11 qui sortaient, qui...
08:13 qui n'étaient pas agoraphobes,
08:16 qui étaient des hédonistes,
08:18 et qui, en même temps, avaient une haute idée du style.
08:22 -Et les rencontres d'écrivains qui vous ont le plus marquées ?
08:25 -Euh...
08:27 Parfois, on est déçus, mais dans l'ensemble...
08:29 -C'est ça, les écrivains ne correspondent pas à ces livres.
08:32 -Mais je crois que les vrais ressemblent à leurs livres.
08:35 Les vrais, les bons.
08:37 Je pense à Will Beck,
08:40 ou Patrick Modiano,
08:42 François Sagan, que j'ai eu la chance de rencontrer.
08:45 François Sagan, par exemple,
08:48 était resté le personnage de "Bonjour, Tristesse".
08:52 C'est-à-dire, c'était une jeune fille
08:55 qui a envie de vivre, de s'amuser,
08:58 et y compris à moi, je l'ai rencontrée vers la fin de sa vie,
09:01 elle était encore une femme de 17 ans.
09:04 -Oui. Alors,
09:06 j'aimerais bien vous demander, un peu comme un médecin,
09:10 peut-être plus recommandable que celui de Nicolas Rey
09:13 dans "Médecine douce",
09:14 vos prescriptions,
09:15 puisque vous avez 280 portraits dans ce livre.
09:18 -Il y a déjà, bien sûr, mon ordonnance.
09:20 -C'est votre ordonnance.
09:22 Mais on va prendre des cas particuliers.
09:25 Pour quelqu'un qui aurait peur des livres, de la littérature,
09:28 qui vous conseilleriez ?
09:30 -Je pense, moi, en tout cas,
09:32 j'ai parlé de San Antonio et Jules Renard,
09:35 et de Salinger,
09:36 J.D. Salinger, "L'attrape-coeur",
09:38 ou les nouvelles de Salinger.
09:40 Pourquoi ? Parce qu'il emploie un ton
09:43 qui est celui de l'adolescence,
09:45 et qu'au fond, la littérature, c'est toujours un regard frais,
09:50 un regard enfantin sur la vie.
09:53 Il faut rester naïf.
09:54 Et je trouve que si on est intimidé par les livres,
09:59 si on a peur que la littérature, c'est trop sérieux...
10:02 -Professieux, trop sérieux. -Ou d'obligatoire,
10:05 là, on a quelqu'un qui s'en fout de ça
10:07 et qui vous attrape par une voix,
10:09 une certaine puérilité ou innocence,
10:14 qui est absolument merveilleuse,
10:16 et qui est un charme,
10:18 qui fait qu'on entre comme ça dans la lecture.
10:21 -Pour quelqu'un d'un peu dépressif,
10:23 qui a besoin d'un petit remontant ?
10:25 -Moi, je crois qu'il faut soigner le mal par le mal.
10:28 Donc, si on rend, par exemple,
10:30 c'est tellement déprimant qu'on va mieux.
10:33 On se dit, il y a pire à côté.
10:35 Ou alors...
10:36 Mais si on rend, c'est moins original.
10:40 J'ai vu récemment que les oeuvres complètes de Yasmina Reza
10:44 sont sorties en quarto,
10:45 un très beau volume où il y a les principaux romans et récits.
10:49 Et Yasmina Reza, elle a ce don de dire,
10:53 "La vie est épouvantable, l'amour est impossible,
10:57 le bonheur n'existe pas,
10:58 mais il y a quelques petites étincelles de lumière,
11:02 un bon verre de vin..."
11:04 Il y a quand même de l'espoir, très brièvement.
11:08 J'aime beaucoup Yasmina Reza.
11:10 -Pour un lecteur ou une lectrice,
11:12 à chaque fois que je dis "lecteur", c'est générique, amoureux ?
11:15 -Alors, cette année,
11:16 il y a eu un très bon roman d'amour de François Bégaudot,
11:20 qui s'intitule "L'amour", qui est très court, 90 pages.
11:23 Et c'est une histoire d'amour vraiment très belle,
11:26 très émouvante, très simple.
11:28 Je dois dire, je n'étais pas fanatique de Bégaudot,
11:32 mais là, oui, si on veut retomber amoureux,
11:37 il faut lire "L'amour" de Bégaudot.
11:39 -Alors, pour un lecteur en continu,
11:41 pour un lecteur un peu réac,
11:44 d'ailleurs, vous avez une catégorie...
11:46 -Il y en a parmi vos auditeurs ? -Pas du tout.
11:49 -Alors, ce serait facile de dire Houellebecq.
11:52 Pour être un peu plus recherché, je propose Patrice Jean.
11:56 Patrice Jean, c'est un romancier
11:58 qui a fait pas mal de romans chez Gallimard.
12:01 Il est vraiment excellent, parce que c'est extrêmement drôle.
12:05 Et c'est pas vraiment un réac, c'est plutôt un anarchiste.
12:08 C'est plutôt quelqu'un qui tourne en dérision notre époque.
12:12 Il y a aussi Olivier Molin, il est très bon.
12:15 Aussi, je crois que c'est pas...
12:18 Enfin, le roman, aujourd'hui, le plus balsacien,
12:22 le plus classique, il est de ce côté-là,
12:25 de gens qui sont inquiets,
12:27 qui regardent la société et l'évolution du monde
12:30 avec une grande paranoïa, et du coup, ça devient comique.
12:33 -Que conseilleriez-vous à un lecteur wok ?
12:37 -Euh...
12:40 Alors, il y a Édouard Louis. -Abel Quentin ?
12:42 -Oui, il critique le wokisme, mais c'est très bon.
12:45 "Le voyant des Temples", excellent roman.
12:48 Mais il y a Édouard Louis, c'est vraiment l'auteur des woks.
12:51 Il a même dit qu'il voulait pas être lu par des bourgeois,
12:54 mais par des femmes de ménage, ce qui est pas démagogique.
12:58 Il y a bien sûr Annie Ernaud.
13:00 Mais là encore, je préfère Virginie Despentes,
13:04 parce que Virginie Despentes essaie de réconcilier
13:09 les éveillés avec les conservateurs,
13:13 ou les woks avec les connards.
13:15 -Son dernier livre, "Les connards", c'est un peu...
13:18 -C'est une tentative pour sauver les hommes,
13:21 même si on sait que ce sont des bêtes sauvages.
13:23 -Je terminerai par une dernière catégorie,
13:26 qui est assez répandue,
13:27 aussi chez les écrivains, celle des narcissiques.
13:30 -Ah, moi ! Il faut lire moi !
13:32 Si vous voulez un vrai narcissique, lisez-moi.
13:36 Lisez "Le dernier et les confessions d'un hétéro".
13:39 Je pense que vous avez vraiment...
13:41 L'emploi du jeu est magnifié par ce livre.
13:44 Sinon, dans la littérature gay,
13:48 je pense à un ami qui était Guillaume Dustan,
13:50 qui a vraiment, lui, poussé le nombrilisme
13:54 jusqu'à l'exhibitionnisme ultime.
13:56 En même temps, c'était très courageux
13:58 et avec beaucoup de beauté.
14:01 -On peut y retrouver,
14:02 parce que dans votre dictionnaire,
14:05 il y a plusieurs catégories.
14:07 Il y a une catégorie surreprésentée,
14:09 celle des écrivains de l'autoréalité,
14:12 qui sont, en général, centrés sur leur propre réalité.
14:15 On y trouve Christine Angot, Emma Becker,
14:18 Justine Lévy, Édouard Louis,
14:20 Emmanuelle Carrère.
14:22 C'est le triomphe du nombrilisme ?
14:24 C'est nouveau ? -Pas du tout nouveau.
14:26 -En fait, franchement, depuis Montaigne,
14:29 Rousseau, Châteaubriand,
14:31 on écrit en France sur son nombril.
14:33 C'est très bien. On part de soi pour atteindre l'universel.
14:37 Le plus bel exemple de ça, c'est Marcel Proust,
14:40 qui dit, c'est à la cime du particulier
14:43 qu'éclot le général.
14:44 Moi, j'adore l'autoréalité.
14:46 Je dis "autoréalité" car je ne comprends pas
14:49 le terme d'autofiction.
14:50 Soit on ment, soit on ne ment pas.
14:52 Si on ne ment pas, il faut y aller, être honnête et sincère.
14:55 Tous les écrivains que vous avez cités le sont.
14:58 -Le sont. Vous avez, justement,
15:00 dans les écrivains cités,
15:01 dans cette catégorie, Christine Angot,
15:04 que vous n'érintez pas.
15:06 Vous dites même qu'elle est du niveau de Duras.
15:09 D'ailleurs, qui exaspérait,
15:12 ou qui était soit adulé, soit détesté.
15:14 -Oui, c'est la même...
15:16 Bien sûr, il y a ce côté un peu prétentieux
15:19 qui peut agacer,
15:21 mais elle a une énergie, un rythme unique,
15:24 un style reconnaissable, entre tous, comme Duras.
15:27 D'ailleurs, on pourrait pasticher Angot
15:30 comme on a pastiché Duras.
15:32 C'est un écrivain qui compte.
15:34 Après, ça dépend des livres.
15:37 Mais elle a aussi été capable de regarder la société qui l'entoure.
15:41 Elle n'a pas écrit que sur elle-même.
15:43 -Dans la catégorie des pastichables,
15:46 on a le prix Nobel, qui est à la fois...
15:48 Vous lui reconnaissez du talent
15:50 pour certains de ses livres, pour les années.
15:54 -Vous dites le prix Nobel.
15:55 Il y a Modiano et Le Clezio.
15:57 -Oui, le dernier prix Nobel. -Annie Ernaux.
16:00 -Annie Ernaux.
16:01 C'est drôle, parce que vous avez créé
16:03 une catégorie "le plus grand écrivain français",
16:06 dans laquelle vous en mettez plusieurs.
16:09 Donc, il y a Annie Ernaux,
16:11 Emmanuel Carrère, Jean Echnose, Michel Houellebecq,
16:14 Pierre Michon, Patrick Modiano, Yasmina Reza.
16:17 -Ernaux, si vous voulez,
16:19 là, inventer quelque chose,
16:21 il y a une certaine phrase sèche
16:24 pour dire la violence sociale,
16:27 la violence qu'elle a ressentie
16:31 dans son enfance, puis dans son adolescence.
16:33 Et ça, c'est respectable.
16:35 On reconnaît l'importance d'un écrivain
16:38 à son influence.
16:39 Beaucoup d'auteurs contemporains
16:41 imitent Annie Ernaux,
16:44 ou se situent dans son sillage.
16:46 Rien que pour ça, elle est...
16:48 Peut-être qu'elle méritait le Nobel.
16:50 Elle aurait préféré Maryse Condé,
16:52 ce serait plus important.
16:54 Mais peu importe.
16:55 C'est quand même un écrivain central, aujourd'hui.
16:58 -C'est un écrivain central,
17:00 mais vous relevez qu'elle est l'objet
17:02 d'une forme de sanctification collective
17:05 qui peut parfois être un peu...
17:07 -C'est dangereux pour un écrivain
17:09 quand il devient l'écrivain officiel,
17:11 l'écrivain obligatoire.
17:13 Je suis certain qu'elle doit, peut-être,
17:15 à certaines heures de la journée, en souffrir un peu.
17:19 Personne n'a envie de lire les écrivains officiels.
17:22 On veut toujours que la littérature,
17:24 ce soit quelque chose qu'on a choisi tout seul, dans son coin.
17:28 -Vous êtes plutôt gentil,
17:29 parce que vous écrivez quand même à propos d'Annie Ernaux.
17:33 Chaque fois qu'elle trouve quelque chose de beau,
17:36 elle le gâte par une explication de textes laborieux.
17:39 À force d'être statifiée, elle tourne en haut.
17:41 -Oui, c'est ce que je disais.
17:43 C'est vrai qu'elle a, pas dans les premiers romans,
17:47 mais dans les premiers romans qu'il y avait eu de Renaudot en 84.
17:50 C'était un très beau livre sur son père.
17:53 Mais après, oui, elle a tendance à faire son commentaire elle-même,
17:57 comme une explication de texte.
17:59 "Regardez comme je suis génial."
18:01 Ca, je pense que c'est le risque du nombrilisme.
18:04 C'est de se noyer dans l'autocomplaisance.
18:06 Il faut faire attention à ça.
18:08 Mais nous tous, les narcissiques, nous en souffrons.
18:11 -C'est pas facile, votre vie.
18:13 Un mot sur Michel Houellebecq,
18:16 que vous qualifiez du meilleur romancier français
18:19 de votre dictionnaire.
18:21 Et pourquoi ?
18:22 -Je pense que...
18:24 D'abord, il a apporté quelque chose
18:26 quand il est arrivé avec extension du domaine de la lutte.
18:30 C'était, je crois, en 94.
18:32 Il a mis fin, si vous voulez,
18:35 aux nouveaux romans et à ces épigones,
18:38 cette avant-garde qui était devenue hermétique
18:41 et qui était coupée des lecteurs.
18:43 Il est revenu au roman réaliste du 19e siècle,
18:47 mais pour décrire quoi ?
18:48 Les supermarchés, les parkings, les clubs échangistes.
18:52 Et du coup, en fait,
18:55 en revenant au classicisme du regard sur le monde,
19:00 du roman qui regarde notre époque,
19:02 il a redonné vie à la littérature française.
19:06 C'est un seul homme qui a réussi à faire en sorte
19:09 que tout le monde ait envie de lire des romans contemporains.
19:12 Les auteurs comme Abel Quentin, Jéssic et Patrice Jean,
19:15 ou d'autres, lui doivent tout.
19:17 -Vous êtes ouvert à tous,
19:20 puisque vous avez une catégorie...
19:22 Vous n'avez pas fait de tri sélectif, si je puis dire.
19:25 Vous avez une catégorie des "cancelés",
19:27 les écrivains "maudits",
19:29 ou Serange Bagné, Renaud Camus, Gabriel Matzneff,
19:33 Richard Millet, Marc-Edouard Nabe.
19:36 Vous écrivez à un moment, "Depuis Céline,
19:39 "on sait qu'une mère du même peut accoucher d'un chef-d'oeuvre."
19:42 -C'est ça, le drame.
19:44 Le drame, c'est qu'il peut y avoir des gens pas bien dans la vie,
19:47 qui aient du génie, qui aient du talent.
19:50 Je trouvais que c'était important de dire...
19:53 Puisque je fais un dictionnaire des écrivains d'aujourd'hui,
19:56 il fallait parler de ceux qui sont vivants,
19:59 mais dont on ne parle plus et qu'on ne publie plus.
20:02 C'est un phénomène étrange.
20:03 Je ne suis pas pour l'effacement,
20:05 je suis pour qu'on regarde les problèmes en face.
20:08 S'il y a des ouvrages problématiques,
20:11 il faut en parler.
20:12 Il ne faut pas se cacher les yeux comme les singes,
20:15 dans l'imagerie, comme ça.
20:18 Je suis contre la "cancel culture" pour cette raison-là.
20:21 -Vous avez créé une catégorie des écrivains
20:24 qui écrivent pour les écrivains.
20:26 Il y a la même chose chez les journalistes.
20:28 -Qui ça, par exemple ?
20:30 -Quand j'écrirai mon dictionnaire, je le ferai.
20:33 Parmi lesquels, vous citez Florence Delay,
20:36 Jean-Paul Antoven, Yannick Haenel, Simon Liberati.
20:39 Mais il n'y a pas la catégorie des écrivains
20:42 qui écrivent vraiment pour les lecteurs.
20:44 Des écrivains dits "populaires", vraiment populaires.
20:48 Il n'y a pas Marc Lévy, Guillaume Musso,
20:50 Mélissa Da Costa.
20:52 -Non, il n'y a pas Joël Dicker.
20:54 -Voilà. Pourquoi ?
20:55 -J'ai voulu faire un livre sur la littérature.
20:58 C'est-à-dire les gens qui se soucient.
21:00 Il faut bien faire une différence
21:02 entre littérature et storytelling.
21:04 Raconter une histoire, ça ne suffit pas
21:07 pour, à mon avis, faire de l'art.
21:10 L'art, c'est le style.
21:12 Donc, les écrivains que vous avez cités,
21:14 comme vous avez cité la catégorie...
21:17 -Guillaume Musso. -Oui.
21:18 C'est des gens qui ont un talent pour raconter des histoires,
21:22 qui pourraient être de bons scénaristes de films,
21:24 mais malheureusement, il n'y a pas les phrases.
21:27 Un écrivain doit penser à écrire une phrase qui brille,
21:31 un paragraphe qui émeut, une page qu'on a envie de recopier.
21:36 -Le miracle, c'est quand on arrive à avoir la phrase qui brille
21:39 et à séduire les lecteurs.
21:41 -Exactement. C'est le cas d'Emmanuel Carrère.
21:43 Je suis toujours épaté par sa capacité à faire le fond et la forme.
21:48 -Vous avez été recalé à l'Académie française,
21:51 mais vous n'êtes pas... C'est comme ça.
21:53 Il y retournerait peut-être ?
21:55 -C'est une humiliation dont je me remets difficilement.
21:58 -D'aucuns s'y prennent à plusieurs fois.
22:01 -Oui, c'est vrai.
22:03 -Alors, écoutez, si vous me conseillez,
22:05 je vais être de nouveau... -Vous n'êtes pas rancunier.
22:08 Il y a presque une quinzaine d'académiciens
22:12 que vous citez.
22:14 -Il y a pas mal d'écrivains à l'Académie française.
22:17 C'est bizarre, mais il y en a encore.
22:19 Récemment, plus du tout. -Ils ont vos honneurs.
22:22 -Ils ne lisent que des professeurs, des universitaires, des essayistes.
22:26 -Le dernier, Raphaël Gaillard, il est scientifique,
22:29 mais c'est un vrai littéraire. On peut être les deux.
22:32 -Je parle des romanciers.
22:34 Il y a pas eu un romancier élu à l'Académie.
22:38 Je crois que le dernier,
22:40 ça devait être Patrick Grinville ou Chantal Thomas.
22:43 Mais ça va par vagues.
22:47 Il faudrait qu'il y en ait un qui rentre.
22:49 Ça donnerait envie, peut-être, ou une idée.
22:52 Si on faisait unir un écrivain ?
22:54 -Petit clin d'oeil, on revient un peu à Bernard Pivot,
22:58 son fameux questionnaire de Proust qu'il posait.
23:02 Vous ne faites pas encore,
23:04 vous ne participez pas encore à l'élaboration du dictionnaire,
23:07 mais votre mot préféré de la langue française,
23:10 celui que vous aimez prononcer,
23:13 qui vous donne des frissons ?
23:16 J'aurais dû vous demander avant.
23:18 -Non, j'aime bien partir.
23:20 Je trouve que partir a quelque chose de...
23:23 Peut-être parce que je suis quelqu'un d'immobile,
23:26 donc je fantasme sur ce verbe.
23:28 -C'est une similarité avec François Seureau,
23:31 qui a écrit "s'en aller". -Voilà.
23:33 -C'est le mot de la langue française
23:36 que vous détestez le plus ?
23:38 -Euh...
23:40 "Concupiscence".
23:41 -C'est Bernard Pivot qui le cite.
23:43 -Il le cite aussi ? -Oui, on a vu ça dans les...
23:46 -"Suspect", c'est très laid aussi.
23:49 -Oui.
23:50 Rires
23:53 -Désolé.
23:54 -Votre juron...
23:55 Là, je m'inspire beaucoup de d'autres maîtres à tout.
23:59 Votre juron gros mot ou blasphème préféré ?
24:01 -Euh...
24:02 Je traite parfois mes enfants de "bougre d'andouillette".
24:07 Je sais pas pourquoi.
24:09 -C'est poétique comme tout. -Oui, ça sort comme ça.
24:12 -C'est pas vraiment un juron.
24:14 -Non, justement, je veux pas non plus être grossier avec eux.
24:17 -Bon, et c'est la phrase, la dernière question,
24:20 qui était "Si Dieu existe, qu'aimeriez-vous,
24:23 après votre mort,
24:25 l'entendre vous dire ?"
24:27 ...
24:28 -Euh...
24:29 Et si on remettait ça ?
24:32 Rires
24:33 -En tout cas, Frédéric Beigbeder,
24:37 on vous remercie d'avoir participé
24:39 à cette émission spéciale de l'heure des livres.
24:42 Cet entretien sera... -Multidiffusé.
24:46 -Multidiffusé.
24:47 -Et je rends hommage à votre coupe de cheveux,
24:50 qui a été spécialement travaillée ce soir.
24:53 -Oui, je vous reçois.
24:54 -Donc, énormément de travail. -Merci.
24:57 -Donc, si vous voulez voir l'ensemble de l'entretien
25:00 dans lequel on ne parle pas que de coupe de cheveux,
25:03 mais aussi de livres et des nombreux auteurs contemporains
25:06 auxquels vous consacrez un livre,
25:08 ce "Dictionnaire amoureux des écrivains français" d'aujourd'hui,
25:12 eh bien, ça sera sur MyKanal. Merci beaucoup, Frédéric Beigbeder,
25:16 de nous avoir accordé... -Et continué le combat.
25:19 -Et on continue le combat. Merci.
25:22 ...
25:26 [SILENCE]

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