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00:00Bonjour, je m'appelle Jean-Baptiste Juillard, je suis professeur agrégé de philosophie,
00:09colleur en classe préparatoire, et je prépare une thèse à la Sorbonne sur la notion de
00:13violence légitime en démocratie.
00:15Quand on parle de la violence, on pense très vite à une expression qui est celle de « violence
00:23légitime ». Vous ne connaissez peut-être pas cet homme, mais vous avez forcément entendu
00:28une phrase qu'il a écrite, qui dit que « l'État détient le monopole de la violence
00:34physique légitime ». Cette phrase a connu un regain de notoriété ces dernières années
00:38puisqu'elle a été utilisée dans la bouche de journalistes, de figures politiques diverses,
00:42ce qui a entraîné d'ailleurs des réactions parfois critiques d'universitaires qui
00:45ont jugé que cette phrase était utilisée à tort et à travers.
00:48Il est important de revenir sur le contexte de cette phrase.
00:55Max Weber, c'est un immense sociologue allemand qui est mort en 1920, et l'un de ses textes
01:02les plus célèbres s'intitule « Le savant et le politique ». Mais en fait, cet ouvrage
01:06réunit deux conférences qu'il a données devant un public d'étudiants dans les années
01:111910, et c'est la seconde conférence qui porte sur le métier et la vocation d'homme
01:15politique dans laquelle on trouve cette fameuse phrase.
01:18Le passage est le suivant, Weber écrit « Dans le passé, les groupements les plus divers
01:25à commencer par la parentèle ont connu la violence physique comme moyen tout à fait
01:30normal. Aujourd'hui, en revanche, il nous faut dire que l'État est cette communauté
01:36humaine qui, à l'intérieur d'un territoire déterminé, le territoire appartient à sa
01:41caractérisation, revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence
01:48physique légitime. Car ce qui est spécifique à l'époque présente est que tous les autres
01:53groupements ou toutes les autres personnes individuelles ne se voient accorder le droit
01:57à la violence physique que dans la mesure où l'État la tolère de leur part. Il
02:02passe, l'État, pour la source unique du droit à la violence. »
02:07Alors, comme je le disais, cette phrase a fait couler beaucoup d'encre et entraîne
02:14beaucoup de réactions. Son premier usage, le plus souvent, dans le commentaire politique
02:18consiste à dire que l'État, lorsqu'il utilise la violence à travers la police,
02:23est fondé à le faire parce que c'est justement l'institution qui est définie
02:26par cet usage de la violence. Mais lorsque Weber écrit cette phrase, il part plutôt
02:30dans un constat, il fait une description historique, vous aurez noté la distinction qu'il fait
02:34avec ce qui a pu arriver avant, il y a bien aujourd'hui, et il montre que dans l'histoire,
02:39c'est une thèse en fait, certains l'ont dit, d'historien du droit, l'entité qui
02:43a réussi à imposer de manière durable et pérenne l'usage de la violence, le moyen
02:48réclamé de l'usage exclusif, c'est l'État, pourquoi ? Parce qu'il l'a fait au service
02:53du plus grand nombre, ou du moins en prétendant que c'était par là le moyen de préserver
02:58les droits de chacun. Et donc il n'est plus concevable qu'il y ait de la violence légitime
03:03au sein de la famille ou au sein d'autres groupes. Bien sûr, il ne s'agit ici que
03:07de principe, il existe encore des groupes, pensez par exemple à la mafia, qui utilisent
03:12des formes de violence pour une forme de régulation et pour la préservation de leurs intérêts.
03:16Mais ici, Weber parle bien de principe et constate malgré tout que, en Europe du moins,
03:20beaucoup d'États ont réussi, même s'ils luttent encore parfois contre des groupes
03:23divers ou des groupuscules, à convaincre la majorité de la population qu'il en était
03:28mieux ainsi. Donc, on dira que Weber propose une description et qu'il ne définit pas
03:33une norme. Il dit ce qui est, il ne dit pas ce qu'il doit être. Il ne dit pas qu'il
03:37est bon systématiquement que l'État utilise son monopole de la violence physique légitime,
03:42et Weber serait bien sûr d'accord pour dire, même si ce n'est pas au fond son sujet
03:45dans cet extrait, qu'il faut qu'il y ait des conditions. Il faut également que
03:49ce soit, non pas le premier recours, mais le dernier recours, lorsque d'autres moyens
03:53de contrainte, précisément, ont été utilisés sans succès. C'est le cœur de la polémique
03:58sur l'usage qui est fait aujourd'hui de la phrase de Weber. Est-ce qu'elle revient
04:01à dire que l'État peut tout faire, ou est-ce qu'elle ne fait que constater que
04:04dans l'Histoire, nous sommes mis globalement d'accord là-dessus ?
04:07Le mot important ici, c'est légitimité. Pour une partie de la tradition philosophique,
04:15violence légitime, c'est un oxymore. On peut penser par exemple au texte d'Éric
04:19Veil, Logique de la philosophie, qui commence par montrer que la philosophie, c'est le
04:23choix de la raison et du dialogue contre la violence. Donc, comment se fait-il qu'on
04:27puisse mettre les ressources de la raison et du dialogue au service de la violence ? C'est
04:31une première difficulté conceptuelle qu'il faut traiter.
04:34Alors, si on revient à Weber, Weber s'est interrogé sur les conditions de la légitimité.
04:38Il a montré par exemple que la légitimité pouvait être le fruit du charisme. On aurait
04:42tendance à obéir à quelqu'un même s'il est violent, dans la mesure où on estime
04:45qu'il a des qualités qui font de lui un chef ou un leader. Il y a aussi, dit Weber,
04:50une légitimité qui s'enracine dans la tradition. On respecte l'usage. S'il était
04:53ainsi hier, il est normal qu'il en soit ainsi aujourd'hui. Mais le troisième fondement
04:57de légitimité que Weber a identifié et qui est le plus solide, c'est en fait celui
05:01de la légalité. Ce qui revient à dire que la violence de l'État est légitime parce
05:04qu'elle est légale. Ça veut dire qu'elle a un cadre, qu'il y a des textes qui encadrent
05:08l'usage de la force ou de la violence par la police et qu'il peut y avoir aussi des
05:12condamnations bien sûr lorsque cet usage est jugé excessif.
05:15Il est intéressant à cet égard de noter la polémique sur une expression récente
05:24de violence policière. Pour les uns, l'expression est absurde puisque par définition la police
05:29exerce la violence pour maintenir l'ordre lorsque c'est nécessaire. Pour les autres,
05:34c'est évident puisqu'on voit dans l'actualité qu'il y a manifestement des moments où les
05:40forces de l'ordre font un usage disproportionné, parfois mortel, de la violence dont ils disposent
05:44et il faut à ce moment-là qu'ils soient aussi tenus pour responsables. On voit bien
05:48que d'un côté certains s'imaginent que parler de violence policière ce serait entacher
05:51l'institution entière et aller vers des théories qui existent mais qui sont minoritaires
05:56qui plaident pour une vie sans police, qui penseraient un modèle de société où il
06:00n'existerait pas de monopole de la violence exercée par un corps de fonctionnaire par
06:04exemple. De l'autre côté, on voit aussi que certains considèrent que tout ce que
06:09fait la police peut être jugé violent et en quel cas il faudra établir une hiérarchie
06:12entre les actes qui supposent une violence qui peut par exemple faire appel à des contraintes
06:18très violentes ou très fortes ou même à une arme à feu et des actes de contrôle
06:22et autres qui peuvent être jugés justement discutables ou être critiqués mais qui ne
06:26sont pas des violences de même nature bien sûr que la violence qui consiste à porter
06:29un coup ou à tirer avec une arme à feu.
06:35Ce qu'on constate dans la recherche de légitimation de la violence, c'est qu'il y a toujours
06:40au fond et au-delà de Weber trois arguments qui sont mobilisés, aussi bien d'ailleurs
06:44du point de vue de l'état que du point de vue des groupuscules politiques qui font
06:47usage de la violence. Le premier argument c'est celui de l'efficacité. L'état
06:51a une police parce que juste envoyer la police est parfois efficace pour ramener l'ordre
06:56ce qui peut être discuté. En face, des groupes politiques vont constater que s'ils font
07:00usage de violence, ils vont être entendus, ils vont obtenir gain de cause. On a vu ce
07:04argument extrêmement mobilisé pendant la crise des gilets jaunes où certains citoyens
07:08qui n'étaient pas connus pour être des militants politiques chevronnés constataient
07:11qu'il y avait des déclarations qui allaient dans le sens de leurs revendications parce
07:16qu'ils avaient détruit un certain nombre de lieux. Le second argument classique est
07:21celui de ce qu'on peut appeler en un terme un peu inspiré du droit, l'épuisement
07:25des voies de recours. Ça revient à dire qu'on a tout essayé. On aurait bien aimé
07:30se passer de violences mais puisque rien d'autre n'a marché, peu importe même
07:33de savoir si c'est efficace, il nous reste uniquement ce moyen pour tenter de faire
07:37advenir notre cause. Alors ici, il y a plusieurs problèmes qui se posent. Le premier étant
07:41que puisque nous sommes en démocratie, en tout cas pour les pays dans lesquels se pose
07:45la question qui sont des démocraties, il existe presque une infinité de moyens de
07:49recours. Et ces moyens de recours sont parfois très longs. Donc il y a là une tension entre
07:54l'urgence de certains sujets qui peuvent justement éveiller en certains l'idée
07:59que la violence serait un moyen finalement maintenant plus légitime et la temporalité,
08:04la longueur, la lenteur des procédures qui normalement permettent justement d'éviter
08:08d'avoir recours à la violence parce qu'il existe encore une fois une diversité de moyens.
08:12Le dernier argument de légitimation, là aussi classique, c'est celui de la réponse
08:16à une première agression. C'est lui qui a commencé. Ma violence est légitime si
08:20elle ne fait que répondre, si elle ne fait que contrer, on parlera de contre-violence,
08:24une violence que j'ai subie. Marx par exemple, dans un petit chapitre du livre 1 du Capital,
08:30s'intéresse à l'histoire du capitalisme. Il montre que l'accumulation primitive,
08:34puisque le capitalisme repose sur l'accumulation initiale de richesses, n'a pas été le fruit
08:38d'actions bienveillantes ou coordonnées ou altruistes, mais le fruit d'une captation
08:42violente, y compris par exemple dans l'histoire coloniale, de richesses des autres. Et donc
08:46Marx considère que contrairement à ce que certains économistes ont pu nous faire croire,
08:50le capitalisme s'enracine dans une première violence qui peut justifier en retour une lutte
08:54révolutionnaire, violente, contre les institutions qu'il incarne.
08:58L'autre exemple important est celui des luttes anticoloniales ou décoloniales. Jean-Paul
09:03Sartre est connu pour avoir, outre son grand statut philosophique, rédigé une préface
09:07au ton très violent, très brutal, au livre de Frantz Fanon intitulé « Les damnés
09:11de la terre », qui paraît au début des années 1960. Dans ce texte, Sartre légitime
09:16totalement la violence anticoloniale au motif que le système colonial avait déshumanisé
09:21et avait premièrement violenté des personnes qui n'avaient rien demandé. Fanon lui partage
09:26sur le fond les positions de Sartre, mais il est plus mesuré. Il considère tout de
09:29même qu'on doit toujours regretter malgré tout d'arriver à ce stade de violence.
09:35C'est ce que reprit aussi Albert Camus, qui lui reconnut que dans l'histoire, il
09:39a fallu recourir à la violence, parfois à légitimer la violence pour lutter contre
09:43l'oppression, ce qui a par exemple été le cas lors de la Seconde Guerre Mondiale,
09:46mais Camus disait dans sa correspondance qu'il ne faut jamais s'installer dans une violence
09:49confortable. Il se méfiait donc des entreprises intellectuelles qui visent à accorder ou
09:54donner un crédit à la légitimation de la violence. Pour Camus, lorsque la coupe est
09:57pleine, il est compréhensible qu'il y ait de la violence, mais il ne faut pas ajouter
10:01à cette violence qui se manifeste pour le progrès des discours qui viendraient désinhiber
10:06encore plus ce recours à la violence.
10:08Quand on parle de violence légitime, au-delà des choses les plus frappantes et percutantes,
10:17on peut aussi penser à des formes socialement acceptées de violence. On peut penser tout
10:21d'abord à ce qu'on peut nommer les violences récréatives, les violences dans le cadre
10:25d'un divertissement. Le cinéma d'horreur montre des images violentes. Les jeux vidéo
10:29parfois nous font faire des pratiques violentes dans un cadre virtuel. Là-dessus, il y a
10:34eu une évolution parce qu'il y a eu d'abord des contestations morales, des critiques
10:37concernant par exemple le contenu des paroles de certains groupes de rap ou de métal qui
10:42maintenant sont relativement acceptés dans la plupart des pays, pas tous cela étant.
10:47Il est intéressant de se pencher par exemple sur la question des sports de combat. Il y
10:51a toute une histoire de la boxe. Alexis Filonenko, un grand philosophe, était aussi féru de
10:55boxe par exemple. La boxe était considérée comme l'art noble. Plus récemment, la question
11:02s'est posée de savoir en France et dans d'autres pays européens s'il fallait
11:05autoriser le MMA, qui est un mélange d'arts martiaux où presque tous les coups sont permis.
11:09Pendant très longtemps, la classe politique était unanime et considérait que ce sport
11:13était beaucoup trop violent, alors qu'il était déjà populaire dans d'autres pays,
11:17pour être accepté en France. Depuis 2020, ce sport est maintenant légal et il consiste
11:22pour deux participants à s'affronter dans une cage avec des combats qui sont spectaculaires
11:26et violents. Mais on a considéré finalement qu'il était acceptable dans une société
11:31si bien sûr il y a un encadrement juridique et aussi médical. Désormais, le MMA est considéré
11:36comme une activité légale à condition bien sûr qu'elle soit encadrée juridiquement mais aussi
11:40médicalement. L'autre forme de violence légitime qui est acceptée dans la société, c'est ce qu'on
11:49appelle la légitime défense. Là aussi, la légitime défense est très encadrée juridiquement.
11:54Contrairement à ce qu'on pourrait croire, si on réagit à une agression ne serait-ce que cinq
11:58minutes après avoir subi une agression injuste, nous ne sommes plus en état de légitime défense.
12:01La légitime défense ne vaut, elle est octroyée par l'état, que si précisément dans l'instant où
12:07nous subissons une agression injuste, nous réagissons de manière proportionnée, instinctive,
12:12y compris parfois si malheureusement l'acte en retour peut entraîner la mort. Mais il faut que
12:18notre vie soit mise en danger, que nous ayons la conviction, ou bien que la vie d'autrui soit mise
12:21en danger. Par exemple, la légitime défense n'existe pas ou ne marche pas pour les biens.
12:25Si nous défendons ou cherchons à en défendre un bien, nous ne pouvons pas utiliser, même dans
12:30l'immédiateté, des actions qui seraient de nature à porter atteinte gravement à la personne qui a
12:34commis une agression. Donc cette légitime défense est considérée comme une sorte de droit fondamental
12:39que les individus peuvent exercer lorsque leur instinct de survie se manifeste, auquel cas l'état
12:44ne peut que reconnaître, si les conditions sont réunies, que cela ne porte pas atteinte à l'ordre juridique.

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