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Art et designTranscription
00:00Et tandis que d'autres passaient leur soirée à se faire voir dans les cocktails et les
00:06soirées mondaines, je passais les miennes à traîner dans les saunas, les sexclubs
00:10et les backrooms, ou suspendus dans l'entremonde hertzien des premiers réseaux téléphoniques
00:14de rencontres.
00:15On faisait défiler les annonces au milieu de la nuit, au creux de l'oreille, mec viril
00:19à pomper, bonne salope vide couille pour macho TTBM, jusqu'à entendre le petit bip
00:23de la mise en contact, alors la voix, la voix seule, la voix sans corps mais avec tout son
00:26grain, retrouver son plein potentiel érotique, fantôme et fantasme.
00:29Je passais mes soirées donc à baiser, baiser, baiser, à la recherche de quoi, je ne sais
00:34trop dire, suivre au plus près la circulation du désir de la ville, me nourrir de son énergie,
00:39devenir moi-même une synapse, une électrode sur la carte mère de la grande machine désirante
00:43méta-urbaine, mais surtout, surtout, soyons honnêtes, le plaisir, le plaisir, le plaisir,
00:48la jouissance sauvage, et n'ayons pas peur des mots, il m'est arrivé de connaître
00:51des orgasmes proches de l'extase, avec de parfaits et mutiques inconnus, dans l'espace
00:56interstitiel des cabines des sex-clubs, baiser presque sans parler et sans rien savoir de
01:00l'autre, quel bonheur, quelle félicité, tu touches à l'être profond, tu parviens
01:03à quelque chose d'essentiel, dans les entrailles de la ville, tu t'enfermes à deux, dans
01:07ces petites capsules de ténèbres souterraines, tu dérives hors de l'espace et du temps,
01:11sur les vagues lointaines d'une deep house aux beats hypnotiques, des murs noirs et nus,
01:15une planche monacale en guise de lit, et au plafond, un faible spot dont la lumière de
01:19braise caresse des vigoureux corps abandonnés des amants, dont on ne perçoit plus que les
01:24reliefs et les courbes lourdes et à peine les visages dans l'ombre, et forcément
01:27ces chairs musculeuses qui émergent de la nuit évoquent le caravage, et il y a aussi,
01:32dans le mystère de ces instants, une gravité légère, légère et grave parce que totalement
01:36libre et totalement gratuite et sans lendemain, un instant suspendu et infini est quelque
01:40chose du condamné à mort de jeûner, grand comme l'univers mais le corps tâché d'ombre
01:45marche vers le soleil de son corps sans péché, adore à deux genoux comme un poteau sacré
01:49mon torse tatoué, adore jusqu'aux larmes mon sexe qui se ronte, frappe mieux qu'une
01:54Et lorsque l'alchimie opère, dans cette rencontre et cette fusion des chairs, dans
01:57ces mains tremblantes qui s'émerveillent de chaque volume, chaque rebond et chaque
02:01frisson, dans cette rencontre absolue, intime, de l'autre qui pourtant demeure absolument
02:05intimement insondable, hors d'atteinte bien qu'il s'offre pleinement à toi, il y
02:09a alors, oui, une telle merveille dans le regard, une reconnaissance et une gratitude
02:13infinie de s'être trouvé en se perdant, en renonçant à soi, s'offrir en s'annulant,
02:18et le vertige d'un mystère qui reste entier, comment peut-on s'aimer tant sans se connaître ?
02:23Un mystère qui questionne l'âme et le cœur, et l'homme, et la part de divins
02:26en nous, si une telle chose existe, et une jouissance si pure, qu'elle est presque
02:30cosmique, si pure, parce qu'elle n'est entachée de rien, d'aucun calcul, aucune
02:34transaction, aucune rancœur, aucune attente, aucun souvenir de ce qui fâche, aucune usure
02:38non plus, aucune routine, et ils étaient manutentionnaires, éleveurs de chevaux, pilotes,
02:42légionnaires, gardiens de la paix, comptables ou cadres, ambulanciers ou éboueurs, professeurs
02:46de latin ou champions de boxe, ou paysans, ou danseurs, ou ouvriers, ou DJ, et chacun
02:50aurait pu être un archange ou le messie aussi nu que le clochard céleste de Kerouac,
02:54un archange effondré dans le corps d'un gladiateur au combat épuisé, et vraiment,
02:59depuis le plafond de notre cellule si loin du monde, le spot diffusait un faisceau de
03:02lumière d'un rouge pâle qui traversait la pénombre comme une flamme mourante et
03:06transmuait l'airain des muscles luisants de sueur en gouttes d'or liquide, et il
03:09m'apparut, parfois, que dans une tempête unitive nous atteignions à la très haute
03:13sphère de l'indivisé, la magie du néant primordial, d'avant le nombre et d'avant
03:18la chère, ni Dieu, ni toi, ni moi, et longtemps aussi, même quand nos rencontres n'atteignaient
03:22pas cette dimension mystique, j'ai cru à cette grande fraternité socialiste dont
03:25rêvait Walt Whitman, ses amours viriles, cet appétit phallocrate, ce culte transnational
03:30de la force et de la semence, tous unis dans la bite et la testostérone, qui fait voler
03:34en éclats toutes les frontières de classe et de culture, mais aujourd'hui je n'y
03:37crois plus, enfin plus vraiment, ou si peu, la lumière s'estompe, la flamme s'éteint,
03:41il ne reste plus que des cendres, c'est une forme d'érosion due à la répétition,
03:45le flux et le reflux du désir, et les hommes et les orgasmes les uns après les autres,
03:49et il fut un temps où l'on disait « the internet killed everything », l'internet
03:52a tout tué, parce qu'à force de voir des images de Double Rainbow, ou de Supermoon,
03:57ou de plages de rêves 20 fois par jour, d'un bout à l'autre de la planète, et bien
04:00on s'émerveillait de moins en moins, jusqu'à n'en avoir littéralement plus rien à foutre,
04:04et bien là c'est pareil, d'ailleurs la plupart des gays finissent en couple et se
04:07calment vachement, ou au contraire sont pris dans une spirale de chemsex toujours plus
04:11intense, voire hardcore, et pour moi ce ne fut ni l'un ni l'autre, juste une mise
04:14en berne, une pause à durée indéterminée, un beau jour tu te rends compte que ça fait
04:173 ans que tu n'as pas baisé, ou presque, et ça ne te manque même pas, et pourtant
04:21tout fonctionne bien de ce côté là, c'est juste que le désir est mort.