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L'écrivain publie "L'effondrement" (Seuil), dans lequel il revient sur la vie de son frère, "mort de l'alcool, isolé et pauvre" à l'âge de 38 ans. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-23-octobre-2024-1885150

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00:00Sonia De Villers, après « Monique s'évade », livre consacré à sa mère, votre invité
00:05publie « L'effondrement », consacré à son frère.
00:08Et ce sera son dernier texte consacré à la famille.
00:12Tant pis, parce que celui-ci est particulièrement réussi.
00:15Quelque chose est en train de changer chez Édouard Louis, alors pas son succès, parce
00:20qu'à peine sorti et pratiquement sans promotion, le livre séissait dans les meilleures
00:25ventes françaises.
00:26Non, quelque chose change dans son approche, son regard, quand il veut comprendre pourquoi
00:32son grand frère crève d'alcoolisme à 38 ans, et pas lui.
00:36Bonjour Édouard Louis.
00:37Bonjour.
00:38Ce livre, vous y avez passé des mois, vous y avez passé des années même, il était
00:43relu, il était corrigé, il était bouclé.
00:46Mais la veille du départ du manuscrit à l'imprimerie, vous avez dit non.
00:49Pourquoi ? Parce que je sentais que je n'étais pas
00:54satisfait de ce que j'avais fait, que j'avais besoin de plus de temps, j'avais
00:59besoin de travailler plus profondément.
01:02Pour moi, il y a quelque chose dans l'écriture d'un livre qui est une forme de recherche
01:06de justesse et de justice, de trouver le ton le plus juste qui donnera à entendre une
01:11vie.
01:12Et ce ton, je ne l'avais pas encore trouvé.
01:14Mais pourquoi vous donner tant de mal ? Pourquoi je devrais faire des efforts, je vous cite,
01:18pour un garçon qui a passé sa vie à vouloir me faire du mal, qui a frappé des femmes,
01:23qui a frappé des animaux, qui avait rendu à moitié paraplégique son chien à force
01:26de lui donner des coups de pied le soir quand il avait trop bu ?
01:29Si vous voulez, ce qui m'intéresse, c'est que mon frère représentait un petit peu
01:36le négatif de la politique aujourd'hui, de ce qu'on dirait dans la politique contemporaine.
01:39Je trouve qu'en ces dernières années, il y a eu un rapprochement de plus en plus grand
01:44d'une certaine façon de l'amour et de la politique.
01:47Dans le présent, se battre pour une catégorie politique, c'est dire qu'on aime cette catégorie
01:53politique.
01:54Les femmes sont fortes, les femmes sont belles, les femmes sont puissantes.
01:57Je reviens des Etats-Unis où j'entendais des gens dire « Gay people are heroes, les
02:01queer people sont fabuleuses ». Et au fond, comme si quand on se battait pour une catégorie
02:05de population, il fallait exprimer une forme d'amour pour cette population.
02:08Mon frère, il représente le contraire absolu de ce mainstream de la politique contemporaine.
02:13Il n'était pas quelqu'un d'aimable, il était quelqu'un qui était d'extrême droite,
02:17il était quelqu'un qui avait été homophobe, il était quelqu'un qui avait parfois été
02:20violent.
02:21Et qu'est-ce que la politique si elle n'essaie plus de comprendre ce type d'individu, ce
02:24type de personne, ce type de personnage ? Si on n'essaie pas de les comprendre, alors
02:28on laisse cette violence se reproduire.
02:29Parce que ce livre-là, Edouard-Louis, c'est de la politique ? L'effondrement, c'est de
02:32la politique ? Oui, il y en a toujours, il n'y a aucun corps
02:35qui échappe à la politique.
02:36La vie de mon frère s'ouvre sur sa blessure.
02:39Le père de votre frère, qui est en réalité votre demi-frère, il était votre aîné,
02:43buvait jusqu'à plus soif.
02:45Et quand votre mère l'a quitté, il n'a plus voulu voir ses enfants.
02:47Ça a été un rejet, ça a été un abandon d'une violence inouïe.
02:52Pourquoi écrire « blessure » avec une majuscule du début à la fin de ce livre ?
02:56Parce que la blessure, c'est d'une certaine manière le mot, la catégorie qui a entouré
03:01la vie de mon frère, qui a délimité la vie de mon frère.
03:04Mon frère était une blessure jetée au monde.
03:06Il a été triste à chaque instant de sa vie.
03:08Il s'est senti abandonné à chaque moment de sa vie, il s'est senti maltraité à chaque
03:12moment de sa vie.
03:13Et ça aussi, d'ailleurs, c'est une question politique, celle de la tristesse chez les
03:16classes populaires.
03:17J'ai l'impression qu'au cinéma ou dans la littérature, quand on représente la tristesse
03:22chez les pauvres, chez les dominés, on les représente toujours comme tristes pour quelque
03:27chose.
03:28Ils sont tristes parce que leur usine a fermé, ils sont tristes parce qu'ils vont perdre
03:31leur logement.
03:32Alors que mon frère, lui, était triste avant même le moindre événement.
03:36Il était triste parce qu'il était triste.
03:38Et il y a une sorte d'inégalité.
03:39Il était triste parce qu'il avait été abandonné par son père.
03:42Il était triste parce qu'il cherchait son père.
03:44Il était triste parce que votre père, qu'il a élevé ensuite, l'a humilié en continu.
03:49Il était triste parce que votre mère n'a jamais pris sa défense.
03:53Ça, c'est politique.
03:54Elle a essayé de prendre sa défense.
03:56Et mon père, il y a plein de moments où je raconte qu'il essaye de l'aider aussi,
04:00de le sauver.
04:01Quand mon frère va rencontrer une femme, mon père va être content de la manière
04:05dont cette femme va aller aider mon frère.
04:07Mais le fait est aussi que la blessure de mon frère fait qu'il ne pouvait plus voir
04:13ce qui lui arrivait de bien dans sa vie.
04:14Il ne voyait que le sombre, il ne voyait que le négatif.
04:17Et la dépression, c'est ça aussi.
04:19La dépression, ce n'est pas seulement ne plus rien avoir de positif qui arrive dans
04:23sa vie, c'est ne plus pouvoir le percevoir.
04:25Mais ce que vous dites vous-même, Edouard-Louis, c'est que dans la classe ouvrière, les
04:30blessures psychologiques n'existent pas.
04:32Or vous, qu'est-ce que vous faites avec l'effondrement ?
04:34Vous faites exister la psychologie, vous faites exister plus que la psychologie, vous faites
04:39exister la psychanalyse.
04:40Oui, c'est-à-dire que j'ai commencé à écrire ce livre justement comme l'histoire
04:45d'un déterminisme social.
04:47Mon frère est mort à 38 ans et quand il est mort, je me suis dit, il a poussé jusqu'au
04:52bout la logique du déterminisme social.
04:54Il est mort de l'alcool, il est mort isolé, il est mort pauvre.
04:56Et j'ai commencé, c'est aussi pour ça que ce livre a été aussi difficile à écrire,
05:00j'ai commencé à écrire ce livre de cette façon et puis d'un seul coup quelque chose
05:04ne fonctionnait pas.
05:05D'un seul coup, je me suis rendu compte que je me trompais et notamment pour une raison
05:09qui était que mon frère avait des rêves immenses.
05:11Pendant toute sa vie, mon frère a rêvé de réparer la cathédrale de Notre-Dame, d'ouvrir
05:16la plus grande boucherie de France où il accueillerait Brad Pitt et Madonna, de devenir
05:20un magnat de l'immobilier.
05:21Et ça, je me suis dit, il y a un problème avec l'analyse traditionnelle des déterminismes
05:28sociaux parce qu'une des violences des déterminismes, c'est la manière dont souvent dans mon enfance,
05:32on aimait délimiter nos rêves.
05:33Nos rêves dans les classes populaires, c'était souvent acheter une petite maison, acheter
05:37une grande télé, acheter un frigo plus grand, acheter un appareil connecté.
05:41Et mon frère, ses rêves étaient trop grands pour son monde.
05:44Et c'est à partir de ce moment-là que je me suis rendu compte que l'histoire de mon
05:48frère, c'était justement l'histoire d'un corps qui s'est heurté au déterminisme
05:53social et du déterminisme social qui a échoué à délimiter ses rêves.
05:57« Mon frère était malade de ses rêves », c'est une phrase absolument sublime.
06:01« Mon frère était malade de ses rêves ». Mais quand vous dites qu'il y a quelque
06:05chose qui ne fonctionne pas, il y a quelque chose qui n'opère pas dans ce déterminisme
06:10social, tel que vous l'avez appris auprès de vos maîtres marxistes, matérialistes,
06:15auprès de Michel Foucault, auprès de Didier Eribon, sociologue réputé qui est votre
06:20grand ami, qui est votre mentor.
06:22Dans le livre, Edouard Louis, vous dites qu'un ami, sans le citer, vous rappelle à l'ordre.
06:26Je cite.
06:27C'est que sans t'en rendre compte, Edouard, tu fais l'histoire d'un monde où on meurt
06:32à 30-40 ans.
06:33N'entre pas dans la psychologie, c'est le récit d'un destin de classe que tu fais
06:38avant tout.
06:39C'est Eribon qui parle ?
06:40C'est tout un monde qui m'entoure, oui, l'analyse sociologique prévaut, mais il
06:46ne s'agissait pas justement, pour moi, de totalement…
06:48Mais vous les trahissez en faisant l'effondrement.
06:51Non, je vous pose une vraie question, il y a quelque chose qui change dans ce livre.
06:54D'abord, il est magnifique ce livre, je l'ai dit en introduction, je le redis, il
06:57est magnifique.
06:58Il y a quelque chose qui change dans votre approche, dans votre regard sur la famille.
07:01Il y a quelque chose qui va chercher au-delà de la catégorie sociale, comme si les opprimer,
07:07les écraser, les oublier, les abandonner de la politique, ça ne suffisait pas à expliquer
07:13le malheur, la perversité, la méchanceté, la douleur, ça ne suffit pas ? Il y a quelque
07:18chose d'autre ?
07:19En tout cas, pour l'histoire de son corps à lui, pour l'histoire du corps de mon
07:22frère, c'est vrai qu'il m'a fallu aller chercher un autre langage.
07:26Et donc, l'effondrement, c'est un livre d'enquête, non pas dans le sens où j'irais
07:30prendre ma petite valise et mon petit cartable et j'irais traverser la France, comme pouvaient
07:34le faire des écrivains comme Truman Capote, mais je vais aller chercher dans la psychanalyse,
07:38dans la psychiatrie, dans la littérature, des manières d'essayer de comprendre ce
07:43corps qui s'est heurté à son monde, qui a été blessé sans cesse.
07:47Il y a notamment cette réflexion que j'aime beaucoup de Binz Wenger sur la dépression,
07:53où Binz Wenger dit « L'être déprimé, c'est quelqu'un qui a perdu le temps.
07:57Il n'a plus le passé parce que le passé n'est jamais passé, il n'est jamais dépassé.
08:01On ressasse toujours ses blessures.
08:02Mon frère ressassait ses blessures, on m'a abandonné, on m'a laissé… »
08:04Mais ça, ce n'est pas un truc de bourgeois d'aller chercher dans la psychanalyse ?
08:08Justement non.
08:09C'est de remettre l'individu au centre ? Vous êtes devenu macroniste ?
08:13Mais non, parce qu'au contraire, c'est une question politique qui est que cette
08:19complexité psychologique, elle est toujours accordée à la bourgeoisie et jamais aux
08:23classes populaires.
08:24Donc vous avez toujours des films ou des livres sur la bourgeoisie où on montre comme la
08:26bourgeoisie va bien, vit bien, a des beaux appartements, mais elle est triste quand même.
08:31Parce qu'elle est tellement complexe psychiquement que même quand tout va bien, elle peut aller
08:35mal.
08:36Alors que justement, les pauvres, on les représente toujours comme tristes pour quelque chose.
08:40Comme s'ils n'avaient pas accès, comme s'ils n'avaient pas droit à une profondeur
08:43en dehors de leur catégorie sociale, en dehors de leurs conditions de vie.
08:47Et pour moi, écrire « L'effondrement », c'était restituer aux classes populaires
08:51cette catégorie psychique.
08:52C'est aussi une guerre de classes et donc c'est aussi un livre marxiste.
08:55Edouard Louis n'est donc pas devenu macroniste.
08:58Lisez « L'effondrement », c'est paru aussi.
09:00Merci beaucoup.

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