Entre Louis XIV et Molière, il y a bien plus qu'une admiration mutuelle, bien plus qu'une complicité. Molière, devenu peu à peu l'informel surintendant des plaisirs du roi, est une pièce maîtresse. L'auteur du Tartuffe ne se contente pas d'utiliser la protection de son souverain pour distiller la satire des mœurs qui sont au cœur de son art, il sert d'autant plus volontiers le projet royal que celui-ci rejoint celui de son théâtre. Dans son ouvrage "Le Roi et l'Arlequin", le journaliste à Valeurs actuelles, Laurent Dandrieu, explique comment Louis XIV trouva en Molière le plus parfait interprète de cette mesure française qu'il voulait voir régner en son royaume, quand le célèbre comédien vit dans ce roi artiste, un prince selon son cœur. Sur le trône ou sur les planches, c'est de concert que le roi et l'arlequin œuvraient à la gloire de la France.
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00:00Bonjour à tous. Bienvenue. Ravie de vous retrouver, notre Zoom, aujourd'hui, en compagnie de Laurent Dandrieu. Bonjour, monsieur.
00:12Bonjour. Laurent Dandrieu, rédacteur en chef culture chez Valeurs Actuelles, l'auteur d'une dizaine de livres sur la littérature, l'histoire de l'art, le cinéma,
00:22les questions religieuses. Le voici, le dernier, le roi et l'arlequin Louis XIV, Molière et le théâtre du pouvoir.
00:31Donc les relations entre ces deux hommes. Et cette relation va commencer le 24 octobre 1658. Molière rencontre Louis XIV pour la première fois.
00:44Il a 36 ans. Le comédien a choisi de lui jouer Nicodème, une tragédie de Corneille. Comment va se passer cette première rencontre ?
00:54Alors, c'est le grand retour de Molière à Paris. Il a passé 12 années en province. Il a fait le tour des provinces pour y affiner son art et y acquérir une assez forte réputation.
01:08Et il sent que le moment est venu de rentrer à Paris et d'y établir sa carrière pour passer un peu à l'étape supérieure. Et donc il obtient ce privilège de pouvoir jouer une pièce devant le roi au Palais du Louvre,
01:22dans la salle des gardes qui est aménagée en théâtre pour l'occasion. Et il choisit effectivement de reprendre, j'allais dire, un vieux succès de Corneille, Nicomède,
01:34ce qui est un choix assez habile puisque c'est une pièce que Corneille avait écrite en résonance avec l'affronte. On sait que l'affronte, c'est le grand traumatisme qui a perturbé l'enfance de Louis XIV
01:48et contre lequel il va réagir tout au long de son règne pour réaffirmer et rétablir l'autorité royale. Et donc Molière choisit cette pièce où on entend d'ailleurs une réplique
02:02qui a dû faire tilt, je pense, dans l'esprit de Louis XIV. Parce qu'à un moment, on y dit c'est un crime d'État que d'en pouvoir commettre. Et je ne peux pas m'empêcher de penser
02:11que quelques années, quand Louis XIV décidera la chute de Fouquet, il a eu en tête cette réplique de Corneille. C'est un crime d'État que d'en pouvoir commettre.
02:20Mais à la surprise générale, ça ne se passe pas très bien, cette première représentation. – Accueil peu enthousiaste.
02:27– Accueil poli, mais peu enthousiaste. Il est vrai que Molière avait choisi, conformément à la hiérarchie des genres, de jouer une tragédie plutôt qu'une comédie.
02:37Mais il n'était pas forcément, lui et sa troupe, n'étaient pas forcément réputés dans ce registre. Ils étaient censés, effectivement, briller davantage dans le comique.
02:49Et donc, voyant que cet accueil de Louis XIV est un peu tiède, Molière consulte brièvement sa troupe et décide de demander au roi la permission d'enchaîner avec une deuxième pièce.
03:02Et là, c'est un choix assez curieux parce qu'il choisit une farce qui s'appelle le docteur amoureux et qui, d'ailleurs, est plus, dit-on, un canevin comique qu'une véritable pièce écrite.
03:17D'ailleurs, Molière ne la couchera jamais par écrit et donc cette pièce nous est désormais perdue.
03:23Donc, c'est une assez grosse farce, dirons-nous. Mais Louis XIV rit à s'en tenir les côtés, dit un témoin.
03:33Du coup, évidemment, toute la cour suit le roi dans son enthousiasme. Et là, pour le coup, c'est un vrai succès qui va permettre à Molière de commencer cette carrière parisienne
03:45sous les meilleurs auspices puisqu'il va obtenir l'agrément du roi pour devenir la troupe de monsieur, c'est-à-dire la troupe du frère du roi,
03:54et pour obtenir une salle à Paris à proximité immédiate du Louvre.
03:59– Le théâtre du petit Bourbon. Alors, vous l'avez dit, Laurent Dandrieu, avant d'arriver à Paris, proprement dit,
04:05Molière passe 12 années à sillonner la France pour y faire ses premières armes de comédien.
04:12Dans quelles conditions se déroulent ces premières années ?
04:16Est-ce qu'il est en roulotte, dans des conditions épouvantables, ou est-il bien traité ?
04:21– Alors d'abord, il faut dire que Molière a fait les choses un peu à l'envers.
04:25C'est-à-dire que normalement, à cette époque, les comédiens commençaient par la province avant de revenir à Paris.
04:31Lui, il a essayé de débuter sa carrière à Paris. – Oui, ça s'est pas mal passé.
04:33– C'est à Paris qu'il a fondé l'illustre théâtre. Et ça a été un flop.
04:37Il a été deux fois en prison pour dette tellement ça ne marchait pas.
04:40Et donc, il a dû, finalement, se faire comme tout le monde et aller passer de longues années en province.
04:46On a cette idée, effectivement, d'une troupe itinérante, un peu marchant sur les routes,
04:51boueuse, précédée par une carriole où on aurait entassé à la hâte tous les décors,
04:56parce que c'est ce qu'on voit notamment dans le film d'Ariane Mouchkine, consacré à Molière.
05:02C'est aussi l'image qu'en donnent les écrits qui ont pu être faits sur le théâtre à l'époque,
05:10que ce soit le roman comique de Scarron ou, plus tard, le Capitaine Fracas de Gautier.
05:17En réalité, la troupe de Molière a toujours été protégée par des princes.
05:21C'était la troupe officielle du duc d'Épernon et ensuite du prince de Comtis.
05:27Et donc, c'est une troupe qui vivait sur un pied relativement luxueux
05:31et qui voyageait en fiacre pendant qu'une compagnie spécialisée transportait ses décors par ailleurs.
05:37Donc, c'était une vie assez confortable qui était, effectivement, non pas consacrée à jouer,
05:43à dresser hâtivement des traiteaux dans les villages de campagne pour jouer devant les paysans,
05:47mais plutôt, effectivement, pour jouer devant les seigneurs et les courbes provinciales.
05:51– Alors, Molière, vous l'expliquez bien, est resté longtemps prisonnier
05:55de l'idée selon laquelle c'est la tragédie qui est le seul genre noble.
06:00Comment saute-t-il le pas pour arriver à la comédie ?
06:03– Alors, effectivement, il a toujours essayé de briller dans ce registre
06:06comme comédien et comme metteur en scène, je dirais,
06:11même si, lui, en tant qu'auteur, il s'est plutôt adonné très rapidement à la comédie.
06:18Il a fait un essai de tragie-comédie, mais qui n'a pas fonctionné.
06:21Il a vite abandonné cette piste-là.
06:24Mais, effectivement, il semble qu'à l'époque, pour être pris au sérieux comme troupe de théâtre,
06:29eh bien, il fallait aussi faire dans la tragédie,
06:32malgré le fait que les contemporains ne se déclaraient pas très convaincus
06:37par le talent de Molière et de sa troupe,
06:40sans qu'on sache si, simplement, le talent de Molière
06:45était effectivement très inférieur à son talent comique, ce qui est probable.
06:49Il y a aussi probablement le fait que Molière était en réaction
06:53contre le style de jeu très, très, très déclamatoire de l'époque
06:56et essayait d'aller vers un jeu qui, pour l'époque,
07:00paraissait plus naturel et, semble-t-il, ça a été mal accepté.
07:04Mais il est évident que tous les contemporains le disent,
07:07en tant qu'acteur, en tout cas, et évidemment aussi en tant qu'auteur,
07:12le véritable génie de Molière est un génie comique.
07:17Il avait notamment une expressivité du visage et du corps qui était sans pareil.
07:24Si on peut trouver un équivalent moderne,
07:28ce serait quelque chose comme Louis de Funès,
07:29mais probablement encore très, très au-dessus.
07:33– Alors, la première année de Molière à Paris n'est pas franchement un succès.
07:38Le triomphe arrive avec Les Précieuses, Ridicule, c'est en 1659.
07:43Pourquoi vous dites que cette pièce dit tout de Molière ?
07:47– C'est assez étonnant, ces débuts parisiens,
07:49parce qu'on pourrait imaginer que pour s'installer sur la scène parisienne
07:53et par rapport aux troupes concurrentes déjà bien établies,
07:57il serait arrivé avec une pièce toute nouvelle
08:00qu'il aurait écrite pour l'occasion.
08:02En réalité, il va mettre un certain temps à écrire Les Précieuses, Ridicule
08:07et il va débuter avec, effectivement, des farces
08:09dans le genre de celles qu'il jouait en province.
08:13Et Les Précieuses, Ridicule, vraiment, c'est un tournant
08:17parce qu'il s'éloigne de ce modèle de la farce un peu grossière
08:22et qui repose essentiellement sur du comique de situation
08:26pour aller vers un comique qui sera celui qui le fera passer à la postérité,
08:30qui est un comique de critique et de satire social,
08:32c'est-à-dire qu'il se moque dans cette première tentative
08:38d'un certain nombre de travers de l'époque,
08:41d'un certain snobisme, d'une certaine préciosité, donc.
08:44Et ce qui est très frappant, dès ce coup d'essai
08:48qui était un véritable coup de maître,
08:50c'est que c'est une satire qui porte, effectivement,
08:54sur des travers très datés, c'est-à-dire que la préciosité,
08:59c'est quelque chose qui est très lié à l'époque de Molière
09:01qui n'existe plus sous cette forme aujourd'hui.
09:04Mais en même temps, en critiquant cela
09:06et en critiquant cette forme particulière de snobisme,
09:08eh bien, il réussit à donner à cette satire
09:11une dimension universelle qui nous parle encore aujourd'hui.
09:15– Alors, vous écrivez aussi que Molière était bien l'homme
09:18qui faisait le plus rire le roi.
09:20Est-ce qu'on a aujourd'hui des écrits
09:23qui décrivent la qualité de leur relation à ces deux hommes ?
09:27– On a assez peu de choses, bizarrement, sur Molière,
09:29assez peu de témoignages.
09:30On a des bribes, des témoignages épars.
09:33On a notamment ce témoignage d'un proche de la cour
09:39qui rapporte que Louis XIV a dit un jour
09:44que Molière était un homme qui ferait rire les pierres.
09:48– Alors qu'on disait, c'est écrit dans votre ouvrage,
09:51que dans ses divertissements, Louis XIV ne riait pas, voire peu.
09:54Peu, voire pas.
09:55– Alors, il était très sérieux dans tout ce qu'il faisait,
09:57y compris lorsqu'il jouait, quand il était enfant, disait-on,
10:02et notamment plus tard quand il dansera
10:04ou quand il jouera de la musique.
10:05Mais ce qui était très étonnant, c'est que c'est quelqu'un
10:07qui était très soucieux d'avoir un maintien
10:12toujours très majestueux et d'en imposer par son maintien.
10:15Donc, il contrôlait soigneusement ses attitudes et ses expressions.
10:19En revanche, quand il allait voir une pièce de Molière,
10:22pour le coup, là, il n'avait aucun complexe à rire
10:26jusqu'à s'en tenir les côtés, comme disaient les témoins.
10:29Donc, il y a un véritable engouement de Louis XIV
10:34pour le théâtre de Molière.
10:35Il voit ses pièces jusqu'à cinq ou six fois d'affilée.
10:40Il va les voir et les revoir.
10:42Il fait évidemment venir Molière de très nombreuses reprises à la cour,
10:47mais il se déplace aussi lui-même pour aller voir les pièces de Molière
10:50dans son théâtre parisien.
10:52Et il y a vraiment le sentiment que, finalement,
10:56Louis XIV ne peut plus très rapidement se passer de Molière,
11:01au point, j'ai écrit, que Molière était devenu
11:05comme un informel surintendant des plaisirs du roi
11:07parce que c'est autour de lui que tournaient
11:10tous les divertissements de la cour.
11:12– En effet, Louis XVI n'hésitait pas à se déplacer lui-même…
11:15– Louis XIV !
11:16– Oui, excusez-moi, Louis XIV, allait dans les théâtres parisiens
11:20et, à l'inverse, c'est quand même plutôt Molière qui le rejoignait.
11:24Vous expliquez, vous comptez 333 jours à la cour passées
11:28et 159 représentations dans le cadre de la cour.
11:32– Voilà, et effectivement, ça ne compte pas.
11:35Les fois nombreuses où Louis XIV est venu voir Molière dans son théâtre
11:40ou non plus ce qu'on appelait les visites,
11:41c'est-à-dire les représentations privées qui étaient données,
11:44notamment chez un grand seigneur qui convoquait Molière et sa troupe
11:48pour en régaler ses amis.
11:51– Comment est-ce qu'on peut expliquer cette communauté de goûts
11:54entre les deux hommes, malgré leur différence de rang ?
11:59– Oui, alors, il y a plusieurs explications.
12:01La première, la plus évidente, c'est qu'effectivement,
12:05Molière faisait rire Louis XIV à s'en tenir les côtes.
12:09Donc ça, c'est déjà la première explication,
12:11c'est qu'il appréciait son théâtre au-delà de toute expression.
12:18La deuxième explication, c'est qu'il y a effectivement
12:21une intimité personnelle entre les deux,
12:24liée au fait que Molière n'est pas seulement comédien,
12:30mais il est aussi valet tapissier du roi et que donc, par trimestre,
12:35un trimestre par an, qu'il avait hérité de son père,
12:39son père qui était tapissier, et donc, un trimestre par an,
12:44Molière est tenu, quasiment tous les jours,
12:47d'assister au lever du roi et aussi de l'assister dans ses déplacements
12:52puisque les déplacements du roi supposent aussi
12:55un déplacement du mobilier du roi, mais que c'est le valet tapissier
12:58qui est chargé d'assurer ce déplacement.
12:59Donc, Molière, étant valet du roi, fait partie du très petit nombre de gens
13:06qui sont admis quotidiennement à partager l'intimité du roi
13:10et on sait par des témoignages que Louis XIV,
13:14dans ce cadre très particulier, lui qui était toujours,
13:16effectivement, un peu sur le qui-vive et, on peut dire,
13:21un peu enfermé dans son rôle de roi,
13:23qu'il concevait comme quelque chose de très théâtral,
13:26et bien, dans ce cadre du petit lever où il était avec ses valets,
13:32il se laissait aller à beaucoup plus d'intimité,
13:34beaucoup plus de naturel et il aimait beaucoup discuter avec ses valets
13:38pour, je dirais, un peu prendre la température du royaume
13:41et pour avoir des échanges un peu plus francs et un peu plus sincères
13:45sur ce qu'il se passait dans son royaume.
13:48Donc, on imagine qu'il parlait beaucoup avec Molière
13:50pour, justement, se tenir au courant de la vie artistique parisienne parce que…
13:56– Il n'hésitait d'ailleurs pas à se moquer des courtisans avec ses valets, Louis XIV.
14:00– Oui, tout à fait.
14:01D'abord, ce qui est très frappant, c'est qu'il détestait la flatterie
14:06et donc, il ne perdait pas une occasion, effectivement,
14:10de moquer la courtisanerie de son entourage.
14:14Et puis, il avait, effectivement, aussi une…
14:17c'était quelqu'un qui était réputé pour une grande courtoisie
14:20et donc, il était très attentif aux personnes et très aimable avec tout le monde,
14:24y compris les gens qui le servaient.
14:26Et on dit qu'il ne pouvait pas, dans les jardins de Versailles,
14:30croiser une femme de chambre qu'il reconnaissait comme étant une femme de chambre
14:34sans soulever galamment son chapeau à son passage.
14:37– Et Molière, d'ailleurs, vous l'indiquez,
14:39adressait des petits mots à Louis XIV pour lui indiquer son affection,
14:47mais il le faisait toujours d'une manière très à droite, sans appuyer le trail.
14:50– Oui, c'est-à-dire qu'effectivement, il y avait un… comment dire ?
14:53Il y avait un genre d'écrit, à cette époque,
14:56qui était des adresses au roi pour le remercier de telle ou telle faveur
15:02ou pour faire sa cour.
15:05Et le ton de Molière se frappe par, justement,
15:11beaucoup d'humour et beaucoup de distance
15:13et cette incapacité qu'il avait à basculer dans la flatterie.
15:18– Alors, vous parlez d'une grande fête que Louis XIV a donnée
15:21avec plus de 600 invités à Versailles.
15:24C'était du 7 au 13 mai 1664.
15:28Est-ce que, à ce moment-là, Molière est au sommet de sa gloire ?
15:31Est-ce que vous pouvez nous donner des éléments
15:33sur ce qui s'est passé à cette période-là ?
15:37– Alors, cette grande fête, c'est la première des grandes fêtes de Versailles,
15:42les plaisirs de l'île enchantée.
15:44C'est une semaine absolument incroyable
15:47qui tourne autour d'un thème qui est donné par ce roman de Larios
15:53qui s'appelle Roland Furieux.
15:56Et donc, il y a une suite de spectacles, ballets, pièces,
15:59feux d'artifice, banquets, balles,
16:02qui sont censés être autant de sortilèges inventés par la sorcière
16:09qui est l'un des personnages de ce roman,
16:12pour retenir en captivité des chevaliers
16:15et les empêcher d'avoir envie de partir ailleurs.
16:19Et donc, parmi ces divertissements,
16:22évidemment, il y a Molière et sa troupe qui jouent plusieurs pièces.
16:26– Ça se passe dans les jardins ?
16:27– Ça se passe dans les jardins de Versailles, effectivement,
16:30avec des décors de Vigarani, la musique de Lully,
16:33des feux d'artifice absolument somptueux.
16:37Et puis, Molière, il joue différentes pièces,
16:39dont d'ailleurs la première version de Tartuffe.
16:44C'est la première fois que Tartuffe sera représentée
16:49avant de susciter le scandale que l'on sait.
16:52– Oui, le Tartuffe qui va donner une réputation
16:55d'homme anti-chrétien à Molière.
16:57Est-ce que c'était juste ou est-ce que c'est lui tombé dessus ?
17:01– Non, d'ailleurs, c'est antérieur un peu au Tartuffe
17:05parce que dès l'École des femmes, par exemple,
17:09il y a dans l'École des femmes une scène
17:13où le vieux barbon qui veut épouser la jeune Agnès
17:18caricature le discours de l'Église pour la menacer
17:24des feux de l'enfer si jamais elle lui était infidèle.
17:27Et les adversaires de Molière ont utilisé cette scène
17:32pour dire que c'était une sorte de manifeste
17:34d'impiété et d'athéisme.
17:36C'est assez curieux, c'est quelque chose
17:40que j'ai beaucoup de mal à m'expliquer,
17:42c'est que Molière, que tous les témoins de l'époque
17:44décrivent comme un homme aimable, affable, bienveillant,
17:48a suscité de son vivant des hostilités, des inimitiés,
17:52des haines absolument implacables.
17:55– C'était son succès quoi.
17:56– Oui, mais c'est très bizarre parce qu'il était effectivement,
18:01comme beaucoup de comédiens, il menait une vie
18:02qui n'était pas forcément tout à fait exemplaire
18:05du point de vue chrétien.
18:06– Comme celle de Louis XIV d'ailleurs.
18:08Mais c'était le roi très chrétien quand même.
18:10– Mais il n'a jamais fait profession d'athéisme,
18:14il n'a jamais manqué aux obligations de l'Église.
18:18Et par exemple, Lully, qui était lui un débauché notoire,
18:24qui vraiment avait une vie qui était provocante de débauches,
18:29n'a jamais rencontré les accusations qui ont frappé Molière.
18:35Donc il y a quelque chose d'assez mystérieux,
18:37mais effectivement, ce qu'on a appelé le parti dévot,
18:40c'est-à-dire un parti un peu informel de gens qui se souciaient
18:45peut-être un peu plus de surveiller la morale des autres
18:49que de pratiquer la charité chrétienne, ont voulu en faire un impi,
18:55un athée et un adversaire de l'Église.
18:59Et évidemment, ont trouvé dans le Tartuffe,
19:02qui est une pièce contre l'hypocrisie religieuse,
19:05un prétexte pour accuser Molière d'impiété.
19:08Mais c'est une accusation qui est totalement infondée,
19:12parce qu'aujourd'hui, il suffit de lire la pièce
19:15pour comprendre à quel point, effectivement,
19:18c'est l'hypocrisie qui est attaquée et non pas la véritable dévotion,
19:22et qui est attaquée en des termes qui, par ailleurs, à l'époque,
19:25étaient ceux-là même selon lesquels Bossuet, par exemple,
19:29ou Saint-François de Sales dénonçaient, eux aussi,
19:31l'hypocrisie religieuse et les faux dévots.
19:34– Louis XIV, d'ailleurs, aurait refusé d'avoir un anti-chrétien
19:37dans son entourage proche.
19:39– Oui, mais ce qui est très frappant, c'est que Molière a présenté ce Tartuffe,
19:44donc, au cours de cette fameuse semaine des plaisirs de l'île enchantée,
19:48alors qu'il savait même que, déjà, ses adversaires,
19:52sans connaître la pièce, voulaient en faire un objet d'attaque contre lui.
19:57Donc, s'il l'a joué à Versailles, c'est évidemment parce que Louis XIV
20:02l'avait autorisé à le faire et était au courant de la teneur de la pièce.
20:06– Alors, vous parliez de Lully, le surintendant de la musique royale.
20:10Est-ce qu'on sait comment Molière et Lully ont collaboré ?
20:15– Alors, ils ont collaboré sur les instances express de Louis XIV
20:20qui étaient très soucieux de faire évoluer le théâtre vers un spectacle total,
20:27c'est-à-dire de le mêler le plus possible qu'il soit,
20:30notamment de musique et de danse.
20:32Et c'est pour ça qu'il va beaucoup pousser Molière à écrire des comédies-ballets,
20:38comédies-ballets qui seront faites avec la collaboration de Lully
20:43qui se chargera de la partie musicale.
20:47Et donc, les deux hommes vont collaborer, les deux Baptistes, comme on les appelait,
20:52donc Jean-Baptiste Lully et Jean-Baptiste Poclain, dit Molière,
20:56ils vont collaborer très étroitement avant de se brouiller
20:59parce que Lully a voulu obtenir du roi une sorte de privilège musical
21:07absolument exorbitant où, en gros, il était le seul à avoir en France
21:11le droit de faire intervenir sur scène un nombre conséquent de musiciens.
21:17Évidemment, c'était catastrophique pour Molière
21:20qui ne pouvait plus jouer dans son théâtre ses comédies-ballets.
21:24Et donc, Molière va protester auprès de Louis XIV
21:29et obtenir une exception pour son théâtre.
21:32Mais ça va susciter une brouille définitive entre Molière et Lully.
21:38– Alors, on a entendu à plusieurs reprises dans les médias, dans divers magazines,
21:43cette rumeur selon laquelle c'est Corneille
21:45qui aurait été le vrai auteur des pièces de Molière.
21:49Est-ce que… d'où ça vient ? Est-ce que…
21:52– Alors, c'est une rumeur qui est complètement moderne,
21:55qui date d'il y a un siècle,
21:56qui a été inventée par un romancier qui s'appelle Pierre Louis
22:00et qui est une rumeur totalement absurde,
22:04qui n'a aucune espèce de fondement,
22:07c'est-à-dire que jamais Pierre Louis n'a avancé
22:12le moindre commencement de début de preuve de cette affirmation
22:17et qui est en plus absurde parce qu'on ne voit absolument pas
22:20pourquoi Corneille aurait écrit des pièces
22:23qui sont objectivement des chefs-d'œuvre et sans vouloir les signer.
22:27On ne voit pas non plus pourquoi Molière aurait accepté
22:32de jouer ce rôle de prêtre-nom, d'homme de paille.
22:36Ça n'a absolument aucun sens et c'est évidemment absolument totalement faux.
22:40– Comment se termine la relation d'amitié,
22:44cette relation artistique entre Louis XIV et Molière ?
22:48– Alors, elle se termine un peu tièdement, je dirais,
22:52parce qu'elle se ressent justement de cette brouille entre Molière et Lully
22:59et du fait que Louis XIV ait accédé dans un premier temps
23:03aux exigences de Lully au détriment de Molière.
23:08Et de fait, si Louis XIV a donné ses privilèges à Lully,
23:16c'est pour créer ce qu'il souhaitait voir advenir depuis longtemps,
23:20c'est-à-dire l'opéra à la française dont Lully va lui livrer tous les ans
23:25un exemplaire pour le plus grand bonheur de Louis XIV.
23:29Et de fait, ça va amener Lully à devenir un peu le pivot des fêtes royales
23:36et des divertissements royaux que Molière était avant lui.
23:39Et de fait, la dernière pièce de Molière,
23:47« Le malade imaginaire », eh bien, ne sera pas présentée à la cour
23:50mais sera créée par Molière dans son théâtre.
23:53Probablement, le roi serait venu la voir dans son théâtre
23:58mais on sait que Molière est mort peu après la quatrième représentation,
24:04avant que Louis XIV ait eu le temps de faire le déplacement.
24:10Donc c'est une fin un peu en demi-teinte mais qui n'est pas une véritable brouille.
24:16Et je crois que s'il y aurait...
24:20Si Molière avait eu la chance de vivre plus longtemps,
24:24les deux hommes se seraient retrouvés, de toute évidence,
24:28auraient retrouvé leur ancienne complicité.
24:31– Le roi et l'art lequin, Louis XIV, Molière et le théâtre du pouvoir.
24:37Excellent ouvrage qui se lit vraiment comme un roman.
24:40Merci à vous, Laurent Dandrieu.
24:43– Merci de votre invitation.
24:44– Et merci à vous de nous avoir suivis.