BRUT BOOK. “Je suis Charlie”, c’est lui qui l’a créé juste après les attentats chez Charlie Hebdo. Trois mots et un logo, souvent repris, parfois détournés, qui l'ont propulsé malgré lui dans une lumière parfois trop forte. Neuf ans plus tard, Joachim Roncin raconte dans son livre “Une histoire folle”, ce moment où il a créé “Je suis Charlie” et comment il a vécu l’après.
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00:00On m'a demandé, là, récemment, lors du conflit israélo-palestinien, de m'exprimer.
00:07En tant que créateur de « Je suis Charlie » ?
00:09Oui. Et ça arrive souvent, ça. Ça arrive tout le temps, en fait.
00:14On est le 7 janvier 2015.
00:16Vous apprenez qu'il y a eu un attentat à Charlie Hebdo.
00:18Qu'est-ce qui se passe dans votre tête ?
00:20J'ai le rédacteur en chef adjoint, Hugo, qui voit un message sur son message
00:26qui dit « Une attaque chez Charlie Hebdo ».
00:28Et moi, ma première réaction, c'est de ne pas y croire, de minimiser.
00:33À l'époque, je travaillais pour le magazine que j'avais co-créé, qui s'appelait « Stylist Magazine ».
00:39Je suis directeur artistique de presse, à la base.
00:41Et donc, je travaille les images.
00:43Et donc, je poste une image.
00:45Je poste cette image de « Je suis Charlie » sur Twitter, sans rien d'autre.
00:50Juste l'image, la balance.
00:51Quelques heures après, j'ai un coup de fil de l'AFP qui me contacte
00:56pour me demander si c'est moi qui ai créé ce slogan.
01:00On discute pendant quelques instants.
01:03Je dis beaucoup de conneries.
01:04Je crois que je suis KO.
01:06Il y a une sorte de sidération, un truc irréel qui se passe.
01:09Il y a un peu de peur.
01:12Il y a un peu tous ces sentiments qui sont mélangés.
01:15Et moi, on me demande, en parallèle, d'avoir un discours presque construit
01:20comme si j'étais une personne qui avait mentalisé tout ce qu'il avait fait.
01:26Qui avait fait ça sciemment.
01:28Et donc, on me demande d'être très construit dans mon raisonnement.
01:32Pourquoi vous avez fait ça ? D'accord, à quelle attention ?
01:35C'est pour qui la liberté de la presse ? Non, non, non.
01:37On me pose des questions.
01:39Et dans les questions, de temps en temps, je trouve même des réponses.
01:42C'est-à-dire qu'on me pose des questions en me disant
01:43« Mais est-ce que ça fait référence aussi un peu au slogan de Kennedy ?
01:48« Ich bin Berliner ».
01:50Je dis « Oui, bien sûr, ça fait un peu référence à ça. »
01:53Mais en fait, tout ça, c'est faux.
01:54C'est faux et vrai un peu à la fois.
01:57C'est-à-dire que j'ai la culture de ces choses-là,
02:00mais je ne pense pas que ce soit ça, en fait.
02:02Et le soir même, je vais à une sorte de veillée,
02:07qui est Place de la République.
02:09C'est la première veillée qui se passera à Place de la République
02:11pour la mémoire des victimes.
02:15Et donc, il y a beaucoup de monde.
02:19Et là, dans la foule, je commence à voir des affiches,
02:23des gens qui ont imprimé sur leur machine à photocopier,
02:26des « Je suis Charlie ».
02:29Ces mots sont devenus un slogan.
02:32Et ce slogan, ce n'est pas moi qui l'ai créé.
02:35Moi, j'ai créé ces mots, j'ai donné aux gens des mots.
02:41C'est les gens qui se sont retrouvés derrière
02:43et qui en ont fait un slogan et qui ont accolé
02:47une forme de cri ou en tout cas de message contre la terreur.
02:55Je m'appelle Joachim Roncin.
02:57J'ai écrit un livre qui s'appelle « Une histoire folle ».
03:00Ça raconte l'histoire de comment j'ai créé un slogan
03:03qui s'appelle « Je suis Charlie »
03:05et toutes les histoires absurdes qui sont survenues par la suite.
03:11L'attentat Charlie Hebdo date du 7 janvier 2015.
03:15Pourquoi avoir écrit ce livre aujourd'hui, 9 ans plus tard ?
03:21J'ai l'impression depuis quelques années
03:24que le slogan est en train de glisser vers quelque chose qui ne me plaît pas.
03:27Petit à petit, ça a glissé vers quelque chose qui m'a dérangé,
03:32à savoir une récupération peut-être politique.
03:36Ça dénote un caractère français presque nationaliste qui me dérange.
03:42Dans votre livre, vous écrivez « J'ai écrit trois mots sur Twitter ».
03:44En vérité, vous avez publié une photo, un logo où figuraient ces trois mots.
03:50Si vous aviez écrit les trois mots sur Twitter,
03:53ça aurait peut-être pris moins d'importance.
03:56Mais le fait que ce soit un logo,
03:58est-ce que pour vous, ça a une dimension supplémentaire ?
04:01C'est vrai.
04:02Je ne l'ai jamais analysé comme ça.
04:04Vous me posez une bonne colle.
04:07C'est vrai que j'ai créé une image.
04:09Je n'en suis pas très fier de cette image
04:12Je trouve que graphiquement, ce n'est pas très élégant.
04:16Mais vous avez raison, je pense que si j'avais écrit que les mots,
04:19ça n'aurait pas rencontré autant de succès.
04:22Parce que c'était très simple de se l'approprier.
04:26Littéralement, de se l'imprimer tel quel.
04:30Et puis, d'un point de vue sémantique,
04:33c'est extrêmement simple aussi de se l'approprier.
04:35Il y a eu des détournements de « Je suis Charlie ».
04:38Il y en a beaucoup qui ont fait un hashtag « Je ne suis pas Charlie ».
04:41Il y en a qui ont parlé, Dieu donné, de « Je suis Charlie Koulibaly ».
04:44Comment vous l'avez vécu ?
04:48Alors, « Je ne suis pas Charlie », c'est libre à chacun de le dire.
04:52Et ça, il n'y a pas de problème.
04:54Mais ce qu'il faut comprendre, c'est que quand on dit « Je suis Charlie »,
04:57parce qu'après, c'est comme ça que ça...
04:59Et je trouve que c'est la meilleure façon de l'analyser pour le plus grand nombre.
05:05C'est de parler de liberté d'expression.
05:09C'est que je ne peux pas dire « Je suis Charlie » et après dire...
05:12Franchement, ce n'est pas bien de dire « Je ne suis pas Charlie »,
05:14parce que ça voudrait dire que moi-même, je ne respecte pas le slogan...
05:19Enfin, les mots qui sont devenus slogans que j'ai créés.
05:22Celui qui m'a le plus vexé,
05:25parce que ça voulait dire qu'on pouvait comprendre un petit peu
05:30un acte terroriste, c'est « Je suis Charlie mais... ».
05:34Ça, c'est terrible.
05:37« Je suis Charlie mais... », c'est, je pense, la pire chose.
05:42Ce « mais » là, veut dire « Ouais, quand même, ils l'ont bien cherché.
05:46Il ne fallait pas qu'ils fassent ça. Il ne faut pas... ».
05:49Ça, ça m'a vraiment le plus troublé.
05:52Après, tous les...
05:54Disons les autres, les « Je suis Charlie Coulibaly »,
05:58pour moi, tout ça, c'est de la communication.
06:00C'est de la communication, « Je suis Charles Martel », etc.
06:03Les Le Pen qui disent ça.
06:05Enfin, ça me...
06:08Voilà, peu importe.
06:10C'est de la com, c'est de la com politique.
06:13Est-ce qu'il n'y a pas aussi une chose dans « Je suis Charlie »
06:16qui illustre assez bien les réseaux sociaux,
06:18ou en tout cas les réseaux sociaux tels qu'ils sont aujourd'hui ?
06:20C'est l'aspect manichéen ou binaire.
06:23On est Charlie ou on ne l'est pas.
06:25Et finalement, il n'y a plus de discussion.
06:26C'est-à-dire « Je suis Charlie, point ».
06:28Ouais.
06:30Ça, c'est...
06:32C'est un truc dont je parle de ça pas mal aussi dans mon livre,
06:36sur aujourd'hui le fait qu'on...
06:39qu'il n'y a plus trop de nuances, en fait.
06:40C'est une éducation qui est faite par les réseaux sociaux.
06:44Et les médias, dans leur ensemble,
06:48se sont mis aussi un peu au pas des réseaux sociaux,
06:51à savoir qu'il faut une réponse rapide.
06:53C'est aussi pour ça que j'ai beaucoup refusé d'aller dans les médias.
06:58C'est qu'on me demandait une réponse rapide de...
07:00« Qu'est-ce que t'as voulu dire ? Pourquoi ? Qu'est-ce que c'est ?
07:02C'est quoi ? Pourquoi ? Qu'est-ce que tu penses ?
07:04L'islam ? La burqa ? »
07:09On me posait, mais vraiment, on me demandait d'intervenir dans beaucoup de débats.
07:14J'ai toujours refusé.
07:15On m'a demandé, là, récemment,
07:20lors du conflit israélo-palestinien, de m'exprimer,
07:23de faire quelque chose.
07:25En tant que créateur de « Je suis Charlie ».
07:27Oui, et ça arrive souvent, ça.
07:30Ça arrive tout le temps, en fait.
07:32Les attentats de Charlie Hebdo et le logo, slogan, mot « Je suis Charlie »
07:38datent du 7 janvier 2015.
07:39Aujourd'hui, on est en janvier 2024.
07:42Ça fait neuf ans.
07:43Avec le recul, est-ce qu'il y a un truc que vous feriez différemment ?
07:47Une leçon que vous avez apprise ?
07:52Je me prendrais moins la tête.
07:54Je me suis beaucoup pris la tête, en fait.
07:56Je pense que si je devais le refaire, je le referais, 100 fois.
07:59Sauf que je ferais plus attention à ma santé mentale.
08:04On me posait la question de « Est-ce que j'étais fier de ce slogan ? »
08:11On ne peut pas être fier d'un slogan qui prend ses racines sur autant de malheurs.
08:17Mais je ne peux pas être non plus insensible,
08:20parce que ça serait une négation de mon égo.
08:25On ne peut pas être insensible à l'histoire de ces trois mots.
08:29Et au fait que, tout d'un coup,
08:34tout le monde l'a porté ou l'a décrié.
08:39On ne peut pas être insensible à ça.
08:42Donc oui, ça génère beaucoup de questions.
08:45Et c'est difficile à dire,
08:48mais quand il y a eu l'attentat et le meurtre de Pathy, du professeur Samuel Pathy,
09:01on m'a contacté, parce que, comme beaucoup de moments catastrophiques,
09:06il y a ce mème de « Je suis... »
09:11Là, en l'occurrence, c'était « Je suis Pathy. »
09:13Je crois que c'est vraiment à ce moment-là que je me suis dit
09:16« Pourquoi je refuse encore une fois ? »
09:19« Pourquoi je refuse d'aller parler de ce truc, de ce slogan, etc. ? »
09:25Et c'est là où je me suis dit « Putain, il faut que j'en parle. »
09:29Il faut que j'en parle, il faut que je dise que
09:33je suis tellement content que cette chose ait existé,
09:36mais que ça a été un fardeau.
09:38Que c'est quelque chose qui m'a pesé beaucoup,
09:41et que j'ai eu beaucoup de mal à vivre avec, finalement.
09:46Énormément de mal.