“On a affaire à une métamorphose de la sexualité”
BRUT PHILO. Aujourd’hui, réseaux sociaux et écrans impactent nos relations, y compris sexuelles. Voici pourquoi le sexe en 2023 n’est plus tout à fait pareil qu’avant, avec la philosophe Elsa Godart.
BRUT PHILO. Aujourd’hui, réseaux sociaux et écrans impactent nos relations, y compris sexuelles. Voici pourquoi le sexe en 2023 n’est plus tout à fait pareil qu’avant, avec la philosophe Elsa Godart.
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00:00Je vais vous raconter une histoire, un cas que j'ai eu au cabinet qui est beaucoup marqué.
00:05C'est l'histoire d'une jeune fille qui sèche les cours, donc bon milieu, tout bien, etc.
00:11Sèche les cours un après-midi, elle se retrouve avec un de ses potes chez elle,
00:16ils ne savent pas quoi faire, ils jouent un peu aux jeux vidéo, il pleut,
00:19ils n'ont pas envie d'aller au centre commercial, qu'est-ce qu'ils font ?
00:21Ben on est là, autant baiser, c'est le terme qu'ils emploient.
00:25Et donc, ils décident de baiser dans un rapport totalement indifférent.
00:31On pose la question de savoir, est-ce qu'il y a eu jouissance, est-ce qu'il y a eu plaisir,
00:34est-ce que vous l'avez fait pour ça ? Non, non, ben c'était l'occasion.
00:37On aurait pu le faire ou ne pas le faire.
00:38J'ai eu affaire aussi à un sujet, un homme qui préférait regarder un film porno
00:44plutôt que d'avoir une relation sexuelle avec sa copine qui dormait dans la chambre d'à côté.
00:47Pourquoi ? Quand on lui demande, ben c'est moins fatigant.
00:50Donc on est vraiment sur ce rapport d'indifférence ou d'équivalence.
00:53Ce que vous me dites, ça m'évoque quelque chose.
00:55Je vais vous laisser... Non, allez-y, allez-y.
00:58Dites-moi si je vais trop loin, mais en fait, dans les réseaux sociaux,
01:01souvent on constate, notamment dans les commentaires, nous chez Brut notamment,
01:04qu'il y a assez peu de complexité.
01:06C'est-à-dire qu'en gros, c'est soit noir, soit blanc, avec des commentaires extrêmes.
01:10Et finalement, le rapport sexuel-physique, il est assez complexe.
01:13La connaissance du corps de l'autre est complexe, chaque corps est différent, etc.
01:17Et est-ce que quelque part, le manque de complexité qu'on a sur les réseaux sociaux,
01:20ben du coup, quand on se retrouve face à une grande complexité comme une relation sexuelle,
01:23ben ça fait d'autant plus peur.
01:25Vous avez tout à fait raison, c'est pas du tout...
01:27C'est la complexité de la sexualité et du sujet, car c'est un indice social
01:30dans lequel on n'a pas envie d'aller.
01:33On préfère quelque chose de simple et d'efficace.
01:35Ça fait de nous des individus mécaniques. En fait, ça fait de nous des machines.
01:38Aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de gens
01:41qui ne vont pas jusqu'à la rencontre.
01:43Donc on sait très bien qu'il y a des... Je parle pas des applications de rencontre
01:46où finalement, ça donne lieu à corps à corps.
01:48C'est pas de ça dont je parle.
01:50La mise en lien, bon...
01:52Ce qui m'intéresse plutôt, c'est de voir à quel point on s'érotise,
01:57on établit une sexualité de l'entre-deux
02:02qui là, pour le coup, est davantage fantasmatique,
02:04avec des supports d'image, des supports vidéo de l'autre,
02:08mais sans qu'ils rencontrent des corps.
02:10Et ça, c'est quelque chose qui m'intéresse,
02:12parce que d'une certaine manière, l'écran fait écran.
02:14C'est-à-dire qu'il y a une volonté de ne pas aller jusqu'à assumer
02:18la pleine et entière relation à l'autre.
02:20C'est comme si on voulait arriver à voir...
02:23C'est quelque chose entre les deux,
02:25entre une forme de masturbation,
02:27mais sans être tout à fait seule.
02:29On participe à ce genre de choses,
02:31des relations à distance,
02:33quand on a eu les premiers Skype, etc.
02:35On avait déjà affaire à ce genre de choses.
02:37Mais aujourd'hui, c'est quelque chose qui s'est étendu,
02:39puisque finalement, il y a un côté pratique.
02:41Le côté pratique, je m'entends derrière cela,
02:43c'est qu'il y a une volonté de ne pas assumer,
02:46pardonnez-moi,
02:48tout ce qui peut être caractéristique
02:50de la lourdeur d'une relation.
02:52Donc en fait, on ne va en garder que le meilleur.
02:55On va se satisfaire avec ces images,
02:58avec ce support.
03:00On va accompagner ce support d'une vie fantasmatique,
03:04mais en même temps, on ne va pas jusqu'à la rencontre de l'autre.
03:06Et ça, c'est plutôt intéressant,
03:08parce que de ce point de vue-là,
03:10on n'aurait peut-être plus envie
03:13de faire relation,
03:15d'aller jusqu'au bout de la rencontre charnelle
03:18qui nous oblige à une responsabilité, finalement,
03:20dont on ne veut peut-être plus.
03:22Ce n'est pas évident d'assumer le regard de l'autre.
03:24C'est tous les effets qu'on peut voir,
03:26par exemple, dans les modes de rupture.
03:28C'est facile de rompre par texto,
03:30et c'est encore plus facile de rompre par ghosting.
03:33On n'a plus besoin d'assumer la relation à l'autre.
03:37C'est beaucoup moins évident de dire les yeux dans les yeux,
03:39charnellement à l'autre, je te quitte.
03:42Parce qu'on sait qu'on va avoir affaire à une histoire,
03:44à une scène, à tout ce qu'on peut imaginer.
03:46Et là, on peut fuir.
03:47Effectivement, c'est cette non-rencontre,
03:49et c'est très paradoxal,
03:50parce que là où on imagine que le lieu de la sexualité,
03:52c'est le lieu même de la rencontre,
03:54on a affaire à un mode hybride,
03:56où on est avec l'autre sans véritablement en être.
03:59C'est-à-dire qu'à un moment donné,
04:01j'utilise l'autre en vue d'une fin personnelle,
04:06où je me sers du corps de la chose,
04:10du regard de l'autre,
04:12en vue de ma propre satisfaction personnelle.
04:14Il y a quelques semaines,
04:15j'ai fait un brut de philo avec Alexandre Lacroix,
04:17que vous connaissez peut-être.
04:18Oui, bien sûr.
04:19Il disait dans cette vidéo
04:20qu'en fait, les nouvelles générations faisaient moins l'amour
04:23que les précédentes.
04:24Oui, il avait fait un livre d'ailleurs
04:25sur ce que veut dire faire l'amour.
04:26Je me souviens très bien.
04:27Exactement.
04:28Donc, il en parlait de ça.
04:29Et puis en fait, dans les commentaires sous cette vidéo,
04:31il y avait pas mal de gens,
04:33de gens à priori jeunes,
04:34qui disaient,
04:35ben oui, et alors ?
04:36Si on n'a pas envie de faire l'amour,
04:37c'est quoi le problème ?
04:38Qu'est-ce que ça vous évoque ?
04:39Le problème, c'est que c'est une panique de l'éros.
04:42Un rapport sexuel,
04:43quel qu'il soit,
04:44ça engage la rencontre avec l'autre,
04:47et donc avec quelque chose de vertigineux en soi.
04:49Quelle est la différence ?
04:51C'est-à-dire que je vais me confronter à quelque chose
04:53que je ne maîtrise pas,
04:54que je n'appréhende pas.
04:56Je vais me mettre à nu,
04:59au sens physique,
05:00et peut-être aussi évidemment métaphorique,
05:04face à l'autre.
05:05Et donc c'est prendre le risque intrinsèque
05:07d'une relation dans laquelle je ne vais pas pouvoir fuir.
05:10Donc ça m'engage,
05:11et plus largement,
05:12ça m'oblige,
05:13comme dirait Lévinas.
05:14Eh bien, on n'a pas envie de ça.
05:15On a envie de quelque chose
05:17qui ne me permet pas d'avoir autant de responsabilité.
05:22Moi, je trouve ça très dommage,
05:24que les jeunes n'aient plus envie de faire l'amour,
05:26parce que finalement,
05:27ça veut dire ne plus avoir envie du bout de l'autre,
05:29de la curiosité,
05:30de la différence,
05:31de la découverte.
05:32Je rappelle que c'est que dans la rencontre
05:34avec la différence qu'on peut créer.
05:36Et là,
05:37si on n'est que dans la rencontre avec le même,
05:39ce qu'on appelle l'endogamie,
05:41la répétition du même,
05:43on est dans quelque chose
05:44qui nous empêche de faire un nouveau monde.
05:46Est-ce que la question,
05:47ce n'est pas aussi la pression ?
05:48C'est-à-dire qu'en fait,
05:49pour les hommes comme pour les femmes,
05:51il y a une sorte de pression
05:52quand on a un rapport sexuel physique,
05:54dans le sens où on s'expose au regard de l'autre,
05:56à ce qu'il va penser de nous,
05:57et même à ce qu'on va penser de nous-mêmes.
05:59Est-ce que c'est cette pression aujourd'hui
06:00qu'on a plus de mal à vivre à l'heure des écrans ?
06:02Vous me faites extrêmement plaisir.
06:04Je ne sais pas que j'ai tout le temps envie
06:06de parler de mes livres,
06:07mais j'ai tellement travaillé tout ça.
06:08Du coup,
06:09dans un de mes bouquins
06:10qui s'appelle
06:11En finir avec la culpabilisation sociale,
06:13je parle de cette pression imposée par la société
06:15où on va finalement arriver
06:17à une auto-uberisation de soi.
06:19En permanence,
06:20dans tout ce que l'on fait,
06:21on va s'auto-évaluer.
06:22Ce n'est pas juste
06:23une auto-évaluation classique
06:25de manière pour essayer d'avancer.
06:28C'est juste qu'on va passer au crible
06:30presque surmoïque.
06:31Est-ce que je vaux la peine ?
06:33Est-ce que j'ai fait assez bien ?
06:34Est-ce que je fais comme il faut ?
06:37Est-ce que ça va ?
06:38Est-ce que je ne vais pas décevoir ?
06:41Et on se soumet,
06:42soi-même,
06:43en présentant des contenus
06:44dans le champ du virtuel,
06:45au jugement d'autrui.
06:46C'est ça les likes
06:47ou les commentaires qu'on attend.
06:49On se met en situation
06:51d'être évalué en permanence
06:53par soi et par les autres.
06:54Donc effectivement,
06:55et il est évident
06:56qu'on est dans une société
06:57en situation permanente,
06:58ce qui nous met une pression.
06:59Mais on se met soi-même
07:00cette pression
07:01parce qu'au fond,
07:02elle est factice.
07:03On n'a pas besoin
07:04d'aller jusqu'à là.
07:05Mais vous avez tout à fait raison,
07:06ça participe à cela.
07:07Il faut pomper avec ça.
07:09Ce que vous voulez dire,
07:10c'est que l'ubérisation
07:11dont vous parlez...
07:12L'auto-ubérisation.
07:13L'auto-ubérisation
07:14dont vous parlez
07:15sur les réseaux sociaux notamment,
07:17finalement,
07:18elle se retrouve ensuite
07:19dans le lit,
07:20dans la chambre.
07:21C'est une version
07:22de Black Mirror et des étoiles.
07:24Est-ce que tu me mets quatre
07:26sur cette performance sexuelle ?
07:27Mais c'est horrible.
07:28Vous vous rendez bien compte
07:29que là, on est loin
07:30d'une sexualité
07:31qui parle d'amour.
07:32On est loin d'une sexualité
07:33qui parle de reconnaissance
07:35de l'autre.
07:36On est loin d'une sexualité
07:37qui parle de ses propres désirs.
07:38On est dans une sexualité
07:40consommable,
07:41de consommation.
07:42Mais le propre
07:43de notre société contemporaine
07:44est d'être paradoxal.
07:45Il ne faudrait pas
07:46en tirer des conclusions
07:47trop actives.
07:48On a affaire
07:49à des mécanismes
07:50et à des mises en forme,
07:51d'où la notion de métamorphose,
07:53sur plusieurs plans.
07:54On continue
07:55à faire l'amour.
07:56Le rapport à la sexualité,
07:57aux sexualités,
07:58se modifie.
07:59Les questionnements
08:00demeurent.
08:01Les outils,
08:02les usages
08:03sont en pleine évolution.
08:04Il nous faut aujourd'hui
08:05les analyser,
08:06les interroger,
08:07sans en tirer
08:08de conclusions.
08:09Restez prudents.
08:10Mais il est vrai
08:11qu'on a affaire
08:12à une métamorphose
08:13de sexualité.
08:14La sexualité,
08:15c'est une histoire
08:16que vous écrivez
08:17et que vous décidez
08:18de raconter.
08:19On a beaucoup
08:20élaboré autour
08:21du consentement.
08:22C'est une chose
08:23très importante.
08:24Mais le consentement
08:25commence par soi-même.
08:26Autorisez-vous
08:27de votre propre désir.
08:28Mais avant cela,
08:29prenez le temps
08:30de l'interroger.
08:31Avant de pouvoir
08:32être saturé d'images,
08:33d'être dans un effet
08:34de conformisme,
08:35d'uniformisation,
08:36de mimétisme,
08:37de reproduire
08:38ce que vous voyez,
08:39d'entrer
08:40dans le désir
08:41de l'autre,
08:42que sont les attentes
08:43d'une société,
08:44d'une communauté,
08:45des amis,
08:46interrogez
08:47votre propre désir.
08:48Posez-vous la question
08:49de ce que vous voulez vraiment,
08:50de ce que vous voulez
08:51de ce que vous êtes vraiment,
08:52de ce que vous aimez vraiment.
08:53Parce qu'il ne peut y avoir
08:54d'amour de l'autre
08:55ni de désir
08:56sans l'amour de soi.
08:57Et l'amour de soi,
08:58ça commence
08:59par le respect de soi.
09:00Mais pour ça,
09:01il faut prendre le temps
09:02de s'interroger.