Déterminée, redoutable, puissante. Elle est à l’image de la matière qu’elle manie tous les jours, le droit. Avocate pénaliste depuis 40 ans, elle a plaidé dans les affaires les plus sensibles et défendu Charles Pasqua, Nicolas Sarkozy, Nicolas Hulot ou Alexandre Benalla. Mais son premier combat restera toujours celui en faveur de la présomption d’innocence. Une valeur cardinale qui est aussi le meilleur étalon pour juger, selon elle, de l’état d’une démocratie. Ce droit est-il menacé en France ? Comment le protéger quand la presse ou les réseaux sociaux se transforment en tribunaux ? Ses clients prestigieux sont-ils des justiciables comme les autres ? Cette semaine, Rebecca Fitoussi reçoit Jacqueline Laffont dans « un monde, un regard ». Année de Production :
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00:00Générique
00:22Depuis plus de 40 ans, notre invitée défend les affaires les plus sensibles et les plus politiques du pays.
00:28Elle est peut-être l'avocate pénaliste la plus puissante de la place de Paris, la plus admirée aussi.
00:33Elle est une lame, une minutieuse obstinée, au ton juste et au raisonnement implacable, nous dit le monde.
00:39Capable de démonter une accusation de façon clinique, méthodique, sans même adopter un ton agressif pour essayer d'impressionner, non ?
00:47Sa patte, c'est le travail, l'investissement sans réserve et, une fois, inébranlable dans le droit à une défense pour chacun.
00:55Ses clients ont été entre autres Charles Pasqua, Nicolas Sarkozy, Eric Dupond-Moretti, Carlos Ghosn, Alexandre Benalla, Nicolas Hulot.
01:02Et ne commencez pas à penser qu'elle a eu tort, que tel ou tel n'était pas défendable, que tel ou tel aurait dû aller directement en prison sans passer par la case procès.
01:11La mission qui l'habite, c'est précisément de ne pas transiger sur les principes fondamentaux d'une justice d'équilibre et de la présomption d'innocence.
01:20Et à l'heure où l'on balance, à l'heure où l'on bannie, à l'heure où l'on juge dans l'espace médiatique ou virtuel,
01:25elle répond que l'on mesure l'état d'une démocratie à celui des droits de la défense.
01:31Sont-ils en danger, ces droits de la défense ?
01:33Sont-elles que le métier d'avocat dévie, change, cède sous le poids des tribunaux médiatiques ?
01:39Posons-lui toutes ces questions. Bienvenue dans « Un monde, un regard ».
01:41Bienvenue Jacqueline Laffont, merci d'avoir accepté notre invitation ici au Sénat, au Dôme, tournons.
01:46Avocate pénaliste à la tête du cabinet haïc et associé, avez-vous peur pour la justice de ce pays ?
01:52J'ai parfois peur pour la justice de mon pays.
01:56Quand je la compare, je me rassure souvent quand même, parce qu'en réalité je crois que finalement il n'y a pas de justice idéale,
02:09qu'il n'y a pas de justice sans certaines dérives, qu'il n'y a pas de justice parfaite et que la nôtre est très imparfaite,
02:19mais qu'elle est quand même en mesure de nous offrir des garde-fous.
02:26En revanche, ce qui m'inquiète parfois, c'est l'immixion de l'opinion publique, des médias, dans ce qui n'est pas la justice d'ailleurs,
02:35mais dans des procès qui se font sans règles, hors de cette règle que donne la justice, que donne la loi, que donne le droit.
02:44Et vous avez raison de dire, je me reconnais vraiment dans votre présentation, je pense que je suis une militante de la justice,
02:52une militante de la règle de droit, des droits de la défense, et que c'est ce qui parfois a tendance à disparaître, c'est ce qui m'inquiète parfois.
03:01Et c'est de plus en plus difficile à porter ce combat, vous le sentez ?
03:05C'est parfois difficile parce que je pense que nous arrivons dans une société aujourd'hui dans laquelle la nuance est parfois difficilement possible.
03:17Je trouve qu'il y a une forme de binarité dans la façon de présenter les choses, où vous êtes du bon côté, où vous êtes du mauvais côté,
03:24et que toute discussion est parfois devenue impossible sur certains sujets.
03:30Et donc oui, en effet, sur certains points, je pense qu'il y a des remparts qu'il faut préserver.
03:38On a mis des siècles et des siècles dans notre beau pays à faire respecter un certain nombre de droits,
03:45et je pense que certains de ces droits sont aujourd'hui mis en danger au prétexte de combats qui sont des combats légitimes,
03:52mais qui, pour moi, ne doivent jamais sacrifier la règle de droit.
03:55Oui, vous dites aujourd'hui, parce qu'on accuse, on est du bon côté de la barre.
03:59Qu'est-ce qui s'est passé ? Quel a été le virage ? Est-ce qu'on est entré dans une ère de la victimisation ?
04:03Je pense qu'on est entré dans une ère de la victimisation.
04:07Je pense que ce qui était audible autrefois l'est beaucoup moins aujourd'hui.
04:13Quand je vois comment ont été reçus, je pense à un exemple qui me vient à l'esprit.
04:18Par exemple, la tribune d'Elisabeth Bardinter, qui est une femme dont personne ne peut remettre en cause l'engagement féministe
04:25qui a été celui d'une vie, la culture qui était la sienne, la façon qu'elle a eu toujours de venir défendre les droits des femmes.
04:34Et quand je vois comment une tribune dans laquelle elle a simplement voulu mettre en garde
04:40contre cette façon binaire de présenter les choses, comme cette façon de sacrifier les gens sur la place publique sans aucune règle.
04:49Et quand je vois les retours qui ont été ceux de cette implication-là et de cet engagement-là,
04:57je pense que nous avons de quoi nous inquiéter.
05:00Vous dites qu'il faut apprendre à penser contre soi-même, essayer de ne jamais hurler avec les loups.
05:05Dans le pire des crimes, il faut toujours tenter de déceler une lueur d'humanité, même infime.
05:11Est-ce que c'est ça qui est compliqué aujourd'hui pour les gens ?
05:14C'est non pas une forme d'indulgence, mais en tout cas une compréhension de la complexité des faits et des situations.
05:20Oui, c'est ce que j'évoque quand je parle de l'absence de toute nuance.
05:24C'est-à-dire qu'aujourd'hui, on est dans une vision binaire des choses, totalement manichéenne.
05:27On est du bon ou on est du mauvais côté.
05:29Et si l'on défend la justice et si l'on défend les principes,
05:32eh bien, on est taxé, en réalité, de ne pas défendre des causes aussi nobles et justes que, par exemple, la parole des femmes,
05:40pour donner un exemple qui est un exemple d'actualité.
05:43Donc, je crois que, si vous voulez, le rôle que nous portons, nous, avocats,
05:48une responsabilité que je pense majeure, même si certains avocats cèdent à cela,
05:52cèdent à cela en renonçant à des droits majeurs comme ceux de la prescription, à notre régime de preuves.
05:58Moi, si vous voulez, toute ma vie d'avocat, je préférerais effectivement un coupable relaxé qu'un innocent condamné.
06:08Enfin, ça me paraît tellement évident. Il a fallu des années, Voltaire l'écrivait déjà.
06:11Et aujourd'hui, je pense que ces socles-là sont en train de disparaître et je crois que c'est très dangereux pour nos démocraties.
06:16Vous parliez de la responsabilité des avocats.
06:18C'est vrai qu'on sait que certaines affaires peuvent aussi déboucher sur des non-lieux parce qu'il y a eu vise de procédure,
06:23parce que certains avocats ont utilisé la complexité de notre droit aussi pour faire innocenter ou faire libérer prématurément quelqu'un.
06:30Vous comprenez que ça, ça puisse choquer aujourd'hui et peut-être que c'est même de là que vient ce manque d'indulgence d'aujourd'hui ?
06:36Alors, je peux comprendre que ça puisse choquer certains.
06:40Je pense que nous, nous avons aussi un devoir de pédagogie à faire et pas que nous, les commentateurs, la presse, les médias,
06:49parce que la réalité, c'est qu'il n'y a pas de justice sans des règles qui réglementent cette justice-là.
06:57Et ce qui change tout, c'est que la procédure, c'est la voie justement dans laquelle la justice doit être rendue.
07:05En dehors des règles de procédure, il n'y a pas de justice.
07:08Le fond et la forme sont intimement liés.
07:10Donc, on ne peut pas se satisfaire d'une justice qui ne respecterait pas les règles de procédure.
07:18Et si parfois, ça aboutit à des résultats qui peuvent choquer certains, ce qui est rassurant, c'est que cette règle de droit soit respectée, toujours.
07:28Et pour ce qui est des crimes sexuels, on parle beaucoup de l'imprescriptibilité.
07:31Vous êtes pour ?
07:32Non, absolument pas.
07:34Non, non, mais d'abord, il y a un droit fondamental qui est le droit à l'oubli.
07:38Les règles de prescription, elles ont été déjà très considérablement rallongées en matière de crimes sexuels.
07:47Et aujourd'hui, des jeunes femmes qui auraient été victimes de faits lorsqu'elles étaient mineures ont un temps très long pour pouvoir déposer plainte, ce dont je me réjouis.
07:57Mais je pense que ce qu'il faut, c'est inviter les personnes qui sont victimes de faits qui sont de nature d'agressions sexuelles ou de crimes sexuels à déposer plainte au plus vite.
08:09Pour moi, il n'y a qu'une solution de régler ça, c'est la justice.
08:13La justice, ce n'est pas les médias qui doivent, hors toute médiation procédurale, venir dire qui est coupable et qui ne l'est pas.
08:20Le temps judiciaire est important.
08:22La règle judiciaire, elle est fondamentale.
08:24Il n'y a pas de justice sans les règles de procédure.
08:26Il n'y a que dans les États non démocratiques où les règles de procédure n'existent pas.
08:30Donc tout cela ne doit pas être opposé.
08:33Tout cela doit être expliqué et on doit tous comprendre que pour aboutir à une décision de justice juste, il faut respecter la façon dont les preuves sont recueillies, dont les personnes sont entendues.
08:44Et lorsque l'on arrive à parfois, rarement, quelques procédures qui sont annulées sur des vis de forme, ça peut de temps en temps choquer.
08:53Mais ce qu'il faut se dire, c'est qu'en réalité, c'est le garant de respect de la règle de droit.
08:58J'ai cité pas mal de noms de clients que vous avez eus, les plus connus.
09:01Est-ce qu'il y a un regret chez vous d'en avoir défendu certains, sans nous dire qui évidemment, mais certains qui n'ont pas mérité votre défense ?
09:08Non, jamais.
09:09Jamais ?
09:10Jamais.
09:11Je peux regretter parfois de les avoir défendus d'une certaine façon.
09:15Non, je n'ai jamais regretté d'avoir défendu qui que ce soit.
09:19Il a pu m'arriver, mais ça n'a aucun intérêt finalement, de penser que, peut-être que, d'avoir une sympathie ou pas,
09:29de se dire finalement, bon, la personne que j'ai défendue ne l'a pas été très reconnaissante, etc.
09:34Mais tout cela n'a strictement aucun intérêt.
09:37Ce sont des sentiments intimes qui n'ont rien à voir avec ça.
09:40Je n'ai jamais regretté d'avoir défendu aucun des clients que vous avez cités en particulier, et aucun de mes clients, jamais.
09:46Et pourquoi beaucoup de responsables politiques, qu'est-ce qu'ils ont de spécial ?
09:50Qu'est-ce qui vous attire dans leurs affaires, dans leur défense ?
09:54Écoutez, d'abord, beaucoup, peut-être pas beaucoup par rapport au nombre de clients qui sont les miens,
10:00les chefs d'entreprise, j'ai des gens de tous les horizons, des anonymes, etc.
10:05Et des hommes politiques, j'ose espérer que s'ils viennent me voir, c'est qu'ils considèrent qu'ils seront défendus comme ils attendent de l'être.
10:15Et donc, je suis toujours très touchée de cette marque de confiance-là.
10:19Ce sont des procès qui sont difficiles, ce sont des procès avec une grande pression.
10:23Ce sont des procès où il y a des a priori, parce qu'en réalité, les magistrats jugent des personnes qu'elles connaissent,
10:30parce que ce sont des personnes publiques, avec tout ce que ça comporte, encore une fois, d'a priori.
10:36C'est ça que vous aimez peut-être, faire tomber les préjugés sur quelqu'un, sur votre client ?
10:40Oui, j'aime cela, et puis j'aime aussi les combats difficiles.
10:46Vous savez, on symbolise toujours, c'est banal de rappeler ça, la justice par la balance.
10:52Donc nous, on est un des deux plateaux de la balance.
10:55Et au bout du compte, d'un côté, il y a l'accusation, de l'autre côté, il y a la défense.
10:59Et au bout du compte, il y a des magistrats qui décident.
11:01Et s'il n'y a pas de défense forte, il n'y a pas de bon procès, il n'y a pas de bonne vérité judiciaire.
11:07Je pense que nous, notre rôle d'avocat, c'est de permettre à toutes les personnes que l'on défend,
11:12et notamment aux hommes politiques, qui sont quand même très mal menés, dans les procédures judiciaires.
11:17Il ne faut quand même pas l'oublier.
11:19Je pense que nous sommes dans une société qui est passée d'un extrême à un autre,
11:23dans beaucoup de sujets, sur beaucoup de terrains.
11:26Et aujourd'hui, très franchement, on ne peut pas dire que leur défense soit facile à exercer.
11:32Vous défendez aussi des anonymes, on l'a dit.
11:34Vous déployez la même énergie pour ces affaires, et ce n'est pas n'importe qui qui le dit.
11:40C'est Dominique Simono, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, citée dans Libération.
11:45Elle dit ceci, je l'ai souvent vue plaider en parlant de vous.
11:48Elle est aussi remarquable en défendant Patrice Demestre dans l'affaire Bettencourt,
11:52qu'auprès des détenus en comparution immédiate.
11:54Je l'aime beaucoup. Sacré compliment.
11:56Qu'est-ce que vous y trouvez d'autre, de différent dans ces affaires avec ces anonymes ?
12:00Est-ce qu'il y a une autre humanité que vous recherchez ?
12:03Je suis toujours heureuse de continuer à exercer la défense pour ceux qui sont plus faibles,
12:11pour ceux qui n'ont pas les moyens, pour ceux qui sont des anonymes,
12:16qui sont d'univers sociaux très différents, très éloignés.
12:19Je pense qu'on se ressource et qu'on prend des forces dans cette défense-là.
12:24Et il est très important pour moi que mes jeunes associés avec lesquels je travaille,
12:29mes collaborateurs, exercent cette défense-là.
12:32Qu'est-ce que vous leur dites à ces responsables politiques
12:34que vous vous apprêtez à défendre quand ils deviennent vos clients ?
12:37Certains sont quand même évidemment des hommes puissants, et on le sait, ça se voit.
12:41Je pense même à Nicolas Sarkozy, qui est lui-même avocat.
12:43Donc, qu'est-ce que vous pouvez lui dire ?
12:46Vous savez, dans ce métier, ce qui est assez formidable,
12:48c'est qu'il nous arrive de défendre des personnes qui ont une intelligence absolument exceptionnelle,
12:52redoutable, et donc le conseil n'est pas forcément toujours évident,
12:57ni à donner, ni à recevoir d'ailleurs.
13:00Mais en réalité, je trouve, quand votre question me fait penser à ça,
13:05que d'une certaine façon, je pense que ce sont des gens, dans l'ensemble,
13:09très intelligents et qui acceptent d'être conseillés.
13:12Ce n'est pas toujours simple, ça s'explique, ça se travaille, ça se démontre.
13:16On démontre pourquoi il faut dire les choses peut-être un peu différemment.
13:20Et dans l'ensemble, je pense que ça n'est pas si compliqué que cela,
13:26même si, encore une fois, on a des personnes qui ont effectivement leur personnalité.
13:30Alors, on peut leur dire, évidemment, on leur donne des conseils sur la façon de se présenter,
13:34de ne pas trop intervenir, de ne pas être leur propre défenseur,
13:38qui sont des conseils de base.
13:40Certains ont du mal à jouer le jeu ?
13:42Parfois, il y a des tempéraments qui font que c'est parfois plus difficile pour certains que pour d'autres.
13:49Mais, in fine, en définitive, ça fonctionne toujours relativement bien, je trouve.
13:55– J'ai un document à vous proposer, Jacqueline Laffont,
13:57je vais le décrire pour les gens qui nous écoutent, rassurez-vous.
13:59C'est un document délivré par nos partenaires, les Archives nationales.
14:02Il s'agit du cahier de notes pour plaidoiries relatives à l'affaire Dreyfus, 1897,
14:07écrite et signée de la main d'un dénommé Georges Mandel,
14:10de son vrai nom, Louis Rothschild, rien à voir avec la famille des banquiers.
14:13Georges Mandel était un journaliste, il a fait partie des tout premiers Dreyfusards.
14:17Sur la couverture de ce cahier, il a écrit des éléments de langage comme
14:20« Vive la partie défendante, vive le droit, la justice, la liberté,
14:25l'équité et la vérité, la paix sociale. »
14:27L'affaire Dreyfus, je sais qu'elle vous a profondément marquée,
14:30Dreyfus, capitaine juif accusé de trahison, à tort, mais la preuve de son innocence,
14:36c'est tenu à rien du tout, à un tout petit quelque chose,
14:39et je crois que ça vous habite encore, ça.
14:41– Oui, alors d'abord, je trouve ce document magnifique et émouvant,
14:45parce qu'en réalité, ce que je trouve absolument formidable dans tout ça,
14:49c'est que rien de tout cela n'a vieilli, rien n'a vieilli,
14:52et tout cela est totalement d'actualité aujourd'hui,
14:55et je trouve que cette espèce de chaîne de défense-là, elle me touche vraiment.
15:01Alors oui, l'affaire Dreyfus, c'est par excellence l'affaire d'une injustice
15:07absolument majeure, révoltante, c'est l'erreur judiciaire,
15:12l'erreur judiciaire, c'est celle que l'on craint,
15:15c'est celle que tous les magistrats devraient craindre.
15:18Je trouve que ce qui nous manque aujourd'hui, ce qui manque aux commentateurs,
15:22ce qui manque parfois à certains juges, peut-être même à certains avocats,
15:26c'est qu'on exerce des professions dans lesquelles
15:29nous devrions être habités par le doute.
15:32Et l'affaire Dreyfus, c'est toujours un exemple,
15:35c'est une petite lumière quand même qui doit nous éclairer,
15:38qui doit se réveiller, qui doit se réallumer,
15:40parce qu'il a fallu un rien pour que finalement, jusqu'à la fin de ses jours,
15:46Dreyfus soit considéré comme un coupable.
15:48Alors il a fallu beaucoup d'énergie de la part des intellectuels de l'époque,
15:53des médias, entre guillemets si on peut dire comme ça,
15:56du monde médiatique de l'époque.
15:58Et je trouve que le monde médiatique fait un peu défaut sur ce terrain
16:02ces dernières années.
16:04Parce que si on n'avait pas retrouvé ce petit papier dans une poubelle un jour,
16:08Dreyfus aurait été, jusqu'à la fin de ses jours, condamné,
16:13comme on le sait, dans les conditions que l'on sait,
16:15tout simplement, rappelons-le quand même, parce qu'il était juif.
16:18Parce que c'est aussi quelque chose que l'on doit rappeler.
16:21Et moi, à chaque fois que je pense à cela,
16:23j'avais lu ce livre formidable de Jean-Denis Bredin
16:27sur l'affaire Dreyfus, il y en a eu beaucoup d'autres.
16:30Moi, c'est quelque chose qui me hante,
16:32et honnêtement, je pense que tous les avocats que nous sommes
16:36devrions être habités par ces risques-là.
16:39Il y a l'affaire Dreyfus, évidemment, qui est l'affaire des affaires,
16:42mais il y en a d'autres, il y en a encore eu récemment,
16:45il y a eu un article dans Le Monde qui est venu révéler
16:48qu'effectivement, une jeune femme avait accusé un homme de viol,
16:51je crois que c'est Pascal Robert-Diard qui a écrit cet article,
16:54et qui, des années et des années plus tard,
16:56lui a expliqué pourquoi elle avait fait cette fausse accusation,
16:58qui était coupable.
16:59On avait les expertises qui allaient bien,
17:01qui venaient dire qu'effectivement, il avait tout pour être coupable.
17:03On avait les exercices psychologiques de la victime
17:06qui allaient très bien pour dire pourquoi cette jeune femme
17:08était crédible, etc.
17:09L'erreur judiciaire, elle est évidemment rare.
17:12Je ne dis pas qu'elle est fréquente, mais elle nous guette,
17:15et c'est pour ça que je pense que tout cela doit nous habiter.
17:20– Ce qui est fou dans votre parcours,
17:22c'est que le droit a été presque un choix par défaut.
17:24D'abord, vous ne venez pas du tout d'une famille d'avocats,
17:26votre père était officier de marine, et au début,
17:28il n'était pas très enthousiaste à l'idée de vous avoir avocat de pénaliste,
17:31pas un métier de femme, disait-il.
17:33On sait aujourd'hui que Simone Veil a renoncé à être avocate
17:36parce que son mari réprouvait l'idée.
17:38Ils ont peur de quoi, ces hommes ?
17:40De ces femmes avocates ?
17:42– Alors, écoutez, moi, quand j'étais jeune fille, jeune femme,
17:48qui me destinait à devenir avocate,
17:52je pense que, en tout cas s'agissant de mon père,
17:55puisque je n'avais plus ma mère, mon père avait un peu peur.
17:59De toute façon, je voulais être avocate de pénaliste,
18:01je ne voulais pas être autre chose que pénaliste.
18:03J'aurais voulu être avocat d'affaires,
18:05je pense qu'il aurait peut-être mieux accepté.
18:07C'était un métier qui lui faisait peur,
18:09il considérait que ce n'était pas un métier pour une femme,
18:11que c'était un métier difficilement consignable avec une vie de femme,
18:14avec une vie de mère de famille, etc.
18:16Il avait ces clichés-là dans la tête.
18:20– Mais il était sensible à l'injustice ?
18:22– Alors, en revanche, moi, j'ai été élevée dans une famille
18:27où le sentiment d'injustice était très fort.
18:30Et je crois que c'est Paul Ricoeur qui a écrit ça,
18:35il dit qu'on ne se destine dans la région du droit
18:39que parce qu'il y a un cri dans notre enfance qui a retentit,
18:42c'est injuste.
18:44Et pour moi, c'est ça en fait.
18:47Je pense que ce choix n'est pas non plus totalement un hasard,
18:51même s'il m'est très personnel.
18:53Ce que je dis aussi, c'est que mon père a été très très vite,
18:57il m'a offert ma robe, et il a été très très vite
19:00un des premiers fans et un des premiers soutiens
19:03du métier que j'ai exercé.
19:06– Et votre mère pouvait crier cette injustice ?
19:08Parce qu'elle avait elle-même souffert d'une injustice,
19:10elle n'avait pas pu faire d'études, son père l'avait envoyée
19:12dans une école de secrétariat, je crois,
19:14alors qu'il avait laissé faire des études à ses frères,
19:16il y a une forme d'injustice.
19:18– Les fils faisaient des études,
19:20ma mère qui était ingénieure et l'autre qui était architecte,
19:23les filles n'en faisaient pas, ma mère avait quand même réussi
19:25à aller jusqu'à son baccalauréat,
19:27ce qui n'avait pas déjà été facile à l'époque.
19:29Et oui, elle, elle avait vraiment vécu comme une profonde injustice
19:32de ne pas pouvoir faire d'études,
19:34et elle n'avait qu'une idée en tête, elle avait trois filles,
19:36c'est que les trois fassent des études et un métier.
19:39– Et elle enseignait le français au Cambodge.
19:41– En revanche, elle a quand même,
19:43elle s'est quand même débrouillée pour enseigner le français
19:46quand elle suivait mon père dans les affectations,
19:48au Cambodge qui était l'affectation où je suis allée toute petite fille,
19:51et elle enseignait le français d'abord en Tunisie,
19:53puis ensuite au Cambodge aux enfants qui voulaient apprendre le français.
19:56– Et vous, vous étiez un peu la rêveuse et l'idéaliste de la fratrie,
20:00d'après ce que j'ai compris, un peu rebelle aussi,
20:02à la lueur de celle que vous êtes aujourd'hui,
20:04quel conseil donneriez-vous à la petite fille que vous étiez ?
20:06Qu'est-ce que vous lui diriez avant qu'elle ne se lance dans la vie ?
20:10– Alors, à la petite fille que j'étais, je lui dirais qu'il faut suivre ses choix.
20:21Je pense que je les ai à peu près suivis sur tout.
20:26Après, je dis ça, ça peut paraître prétentieux, ça ne l'est pas du tout,
20:30parce qu'en fait, dans une vie, on aimerait avoir mille vies.
20:34Vous le disiez, j'adorais la littérature, j'avais coincé une hippocagne.
20:38Bon, oui, je peux avoir des regrets,
20:40mais je n'ai pas de regrets de cette profession que j'exerce depuis 40 ans
20:45et que je continue à exercer avec beaucoup de bonheur encore,
20:48même si c'est un métier à pression.
20:51Je n'ai pas de regrets sur ma vie personnelle et familiale.
20:56Ensuite, on peut toujours mieux faire.
20:58Et donc voilà, en revanche, les conseils que j'ai envie de donner aujourd'hui,
21:03moi, finalement, tout cela est un peu derrière,
21:05c'est à toutes les petites filles d'aujourd'hui,
21:07à toutes les jeunes filles d'aujourd'hui, c'est d'avoir confiance
21:12et de suivre un peu ses rêves, ses passions, ses idéaux.
21:17Et je pense que quand on fait ça, la vie peut toujours être meilleure,
21:24elle peut toujours être différente,
21:25elle aurait pu être encore mieux, tout ce que vous voudrez.
21:27Mais en revanche, la vie, elle est vécue.
21:32Et c'est ça le conseil que j'aimerais aujourd'hui.
21:35J'ai des photos à vous proposer, Jacqueline Laffont.
21:40La première photo que je voudrais vous montrer, c'est celle-ci.
21:43Il s'agit du centre de détention de Mosac en Dordogne,
21:47établissement atypique imaginé par Robert Badinter,
21:50dont la priorité est la réinsertion des détenus
21:52et qui, de ce fait, laisse pas mal de liberté aux prisonniers
21:56dans l'enceinte de la prison.
21:57Ils sont privés de liberté, mais ils sont relativement libres
21:59à l'intérieur de cette prison.
22:00C'est un modèle carcéral qui vous semble juste aujourd'hui,
22:04le bon, pour éviter peut-être la récidive ?
22:08Je pense que, évidemment, c'est un modèle carcéral
22:11qui me semble plus juste.
22:13Je pense aussi que ce qui serait encore plus juste,
22:18c'est de réduire le nombre de détenus.
22:22Je pense cela profondément.
22:26Je pense que c'est un des combats de Dominique Simonot.
22:29C'était un des combats de Robert Badinter que j'admire profondément,
22:34mais auquel il n'est pas parvenu non plus.
22:37Alors oui, des prisons meilleures qui préparent les détenus
22:41à leur sortie, qui ne sont pas des sources d'humiliation
22:45et des endroits dans lesquels on nourrit des rancœurs,
22:51des volontés de violence.
22:55Parce que, finalement, cet univers carcéral,
22:57en dehors de quelques exceptions,
22:59il est quand même très humiliant, très dur,
23:02je dirais très irrespectueux de la nature humaine.
23:07Continuez d'y aller en prison, parce que vous avez été marquée.
23:09Je sais que ça fait partie des choses qui vous ont marquées
23:11dans votre vie d'aller en prison, d'aller faire des visites en prison.
23:13Vous continuez d'y aller ?
23:14J'y suis beaucoup allée.
23:15J'y vais moins parce que je défends moins de personnes
23:17qui sont en prison, mais j'y vais encore de temps en temps.
23:20C'est quand même toujours un moment très dur, la prison.
23:23Moi, par exemple, je n'ai jamais oublié,
23:25la première fois que je suis rentrée en prison,
23:27ça n'était pas celle-ci, elle était moins accueillante que celle-ci.
23:31C'était la mise en arrêt de Bois-d'Arcy.
23:34C'est quand même un choc et quelque chose de très dur.
23:38Ce que je trouve, c'est qu'il y a des conditions de détention en France
23:41qui ne sont pas à la hauteur de notre pays, franchement.
23:44Et je pense qu'on ne donne rien de bon à ces détenus
23:48en les traitant de cette manière-là.
23:50Je pense qu'il faudrait que les gardiens de prison
23:52soient un peu plus associés à des vertus un peu éducatives
23:56et de réinsertion.
23:59Et que c'est vraiment un chantier qui...
24:02Les choses se sont améliorées, mais qui, à mon avis,
24:05reste complètement à traiter.
24:06Mais on ne prend pas le chemin de moins de détenus aujourd'hui.
24:08Non, pas du tout.
24:09On prend même le chemin inverse.
24:10Je le déplore.
24:11Ça vous inquiète ?
24:12Oui.
24:13Nos prisons sont surpeuplées.
24:16On a su vider les prisons pendant le Covid,
24:20quand il a fallu le faire.
24:22Ça n'a pas eu d'effet et d'impact négatif.
24:25Au contraire, parce que je pense qu'on a trop de détenus,
24:29que la prison est trop souvent une solution,
24:33alors qu'elle ne l'est pas toujours,
24:36ou en tout cas en dernier recours.
24:38Une autre photo à vous proposer.
24:40Il s'agit de Geoffrey Hinton.
24:42Il est l'inventeur des réseaux de neurones profonds
24:44qui ont donné naissance à Chadjipiti.
24:46Dans le Financial Times, il déclare
24:48que l'homme devient la deuxième espèce la plus intelligente sur Terre
24:51derrière l'IA.
24:52Il annonce que l'intégration de l'IA dans le domaine juridique
24:55est l'un des plus grands défis auxquels les avocats auront à se confronter.
24:58Chadjipiti a passé avec succès les épreuves du barreau de New York.
25:01Est-ce que c'est une innovation qui vous inquiète
25:04ou qui inquiète le monde des avocats ?
25:06Je pense que c'est une innovation qu'il faut prendre en compte
25:11et que, comme toute nouveauté dans le monde qui est le nôtre et qui nous entoure,
25:16il faut qu'on la traite, qu'on la gère et qu'on l'accepte à certaines conditions.
25:26J'ai aussi été très marquée par une discussion que j'ai eue,
25:30un entretien que j'ai eu avec Robert Badinter,
25:32vraiment quelques mois avant sa mort.
25:36On avait échangé, dans son appartement chez lui,
25:40sur l'avenir de la justice et il disait cela.
25:43Il disait que la justice allait être totalement bouleversée,
25:47chamboulée par l'intelligence artificielle.
25:50Le portrait qu'il dressait était un portrait qui m'inquiétait.
25:55À un moment donné, il m'a dit que les jugements allaient être rendus.
25:59Il y en a trop, on ne pourra pas faire autrement.
26:02Il m'a dit que ce serait pire que les jugements qui sont rendus aujourd'hui.
26:07Est-ce qu'il y aura plus d'erreurs ?
26:09Est-ce qu'ils ne seront pas plus justes ?
26:11C'était une question qu'il posait,
26:13que j'ai trouvée un peu inquiétante en ce qui me concerne.
26:16Moi, l'intelligence artificielle,
26:18je trouve qu'il faut lui réserver une place maîtrisée de support, d'aide.
26:25Mais je pense que l'intelligence artificielle
26:28ne pourra jamais remplacer totalement l'homme.
26:31Sa perception, sa sensibilité, ses intuitions, son humanité.
26:36Oui, bien sûr qu'il pourra passer des examens encore plus difficiles
26:43que ceux-là et des concours encore plus difficiles,
26:45traiter des dossiers.
26:46Mais en réalité, je ne pense pas...
26:50Pour moi, c'est encore du domaine de la science-fiction
26:53et pas de la science-fiction positive.
26:55Je crois que la place de l'homme dans la justice doit être défendue.
27:00Jacqueline Laffont, j'ai une dernière question
27:02qui est en lien avec le lieu dans lequel nous sommes.
27:04Nous sommes entourés de quatre statues qui représentent chacune une vertu.
27:07Il y a la sagesse, la prudence, la justice, bien sûr, et l'éloquence.
27:12Laquelle de ces vertus vous semble la plus importante,
27:15vous caractérisez là, en cet instant ?
27:18Alors, je dirais la justice.
27:21Le contraire me fait étonner.
27:24Merci beaucoup, Jacqueline Laffont.
27:26Je vous en prie.
27:27Vous aurez été notre invitée dans un moment d'un regard.
27:28Merci à vous de nous avoir suivis comme chaque semaine.
27:30Émissions à retrouver, évidemment, en replay sur notre plateforme et en podcast.
27:34À très bientôt sur Public Sénat. Merci.