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Le cinéma d’Alice Diop dessine un territoire politique et poétique original défini par le care, l’écoute, l’attention à l’autre. Derrière la violence des rapports humains, il s’agit de révéler une part de tendresse possible, d’inventer « un autre pays ».

Cours de cinéma par Frédéric Bas, enseignant et réalisateur.

Enregistré au Forum des images le 20 décembre 2024 dans le cadre de la thématique « Elles sont là pour rester », 10 réalisatrices aujourd’hui en France (4 décembre 2024 - 6 avril 2025).

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Transcription
00:00:00Bonsoir à tous et à toutes. Oui, je suis très content que Khan m'ait envoyé un petit
00:00:18photogramme d'un plan, une image d'un film d'Alice Diop, qui s'appelle « Clichy »
00:00:23pour l'exemple, en me disant « Est-ce que tu reconnais ce jeune homme ? En fait, c'est
00:00:26moi, il y a vingt ans. » Et je lui ai dit, je me souviens de la réponse, je lui ai dit
00:00:30« C'est cette chère Alice. » Je n'ai rien dit d'autre puisqu'il y avait un petit moment
00:00:34où on ne s'était pas parlé. Et elle me dit « Tu sais, elle sera à l'honneur au
00:00:37Forum des images au mois de décembre. » J'ai dit « Formidable. » Elle me dit « Est-ce
00:00:40que tu veux faire un cours sur son cinéma ? » Je lui ai dit « Écoute, la forme est
00:00:44assez libre. » Donc ce soir, j'ai quand même fait un cours, comme on dit, sur le
00:00:50cinéma d'Alice Diop, mais avec l'idée que vous ne connaissiez pas tous par cœur
00:00:53sa filmographie. C'est un peu l'idée. On a la chance d'avoir beaucoup de films,
00:00:58d'ailes qui vont être projetés. Donc la possibilité pour vous de les voir en entier.
00:01:03On en verra des extraits ce soir. Bon, j'ai beaucoup de choses à dire. Le cinéma d'Alice
00:01:10Diop dit beaucoup de choses. Je vois, j'ai sous les yeux la liste des réalisatrices
00:01:18choisies dans ce site qui s'appelle « Elles sont là pour rester. » Et je voudrais commencer
00:01:22en essayant de dire ce que dit le nom d'Alice Diop dans cette liste. Alice Diop, elle a
00:01:2845 ans aujourd'hui. Elle fait des films depuis plus de 20 ans. On peut vraiment dire qu'il
00:01:33y a une œuvre. Et une œuvre, on va revenir sur son œuvre. Même si c'est une œuvre
00:01:38qui commence, on dit qu'elle commence parce qu'elle est passée, comme on dit, l'expression
00:01:43« elle est passée à la fiction » avec ce film Saint-Omer. J'espère qu'on aura
00:01:48le temps de parler. Mais comme je veux remonter un peu le cours du fleuve qui nous amène
00:01:56à ses débuts, je ne sais pas si on aura le temps d'arriver à ce point, pas de résolution
00:02:02mais d'une certaine manière, d'un redémarrage de l'œuvre avec la fiction. Alors j'ai rencontré
00:02:09Alice Diop il y a 20 ans, à Clichy-sous-Bois, en 2006. On ne s'est jamais revues depuis.
00:02:15J'ai observé depuis le poste qui est le mien, c'est-à-dire enseignant, son travail,
00:02:20son travail de cinéaste. J'ai toujours retrouvé dans son œuvre, je vous décrirai notre rencontre
00:02:26tout à l'heure, le feu premier que j'avais vu il y a 20 ans. Il y a chez Alice Diop
00:02:34une ténacité, une énergie physique, sans quoi on ne fait pas de films, surtout pas
00:02:40les films dont vous allez voir des extraits ce soir. Donc une énergie physique pour filmer
00:02:44le réel, enfin je n'ai pas trouvé d'autres mots que cette expression, filmer le réel
00:02:48comme ça, de se confronter au réel. Et puis parallèlement, une exigence, je dirais, de
00:02:55penser. C'est-à-dire que vraiment, au début de ce cours, au seuil de ce cours, je dirais
00:03:00que c'est un cinéma qui s'affronte avec le réel, qui s'affronte au réel et qui pense
00:03:05le réel, avec une grande force intellectuelle. Chez Alice Diop, on parle de sociologie, de
00:03:14philosophie, d'histoire, d'anthropologie, d'ethnologie, de littérature, de cinéma.
00:03:20J'espère qu'il n'y aura pas trop de références ce soir, mais il est impossible de parler
00:03:26de son cinéma sans parler de tous ces bois qui lui permettent de faire le feu de son
00:03:32cinéma. Il y aura beaucoup de grandes questions qui seront abordées ce soir parce que son
00:03:36cinéma soulève de grandes questions et il y aura de grands penseurs et de grandes penseuses
00:03:41qui seront évoquées, Frantz Fanon, Bell Hooks, il y aura des écrivaines, Marguerite
00:03:49Duras, des écrivains, James Baldwin, il y aura Annie Ernaux, Marie-Henri Diaz. Bon,
00:03:55tout ça, ça nourrit son cinéma. C'est à la lecture de ses auteurs, à la fréquentation
00:04:02de ses auteurs qu'elle a construit l'imaginaire documentaire de ses films. Alors bien sûr,
00:04:10c'est un nouvel horizon, d'une certaine manière, pour le cinéma français. Ça fait 20 ans,
00:04:16en documentaire et puis avec Saint-Omer, la première fiction, qu'elle incarne, et je
00:04:21dirais même qu'elle signifie, quand j'ai dit ce que le nom d'Alice Diop veut dire dans
00:04:23cette liste, qu'elle signifie un regard en prise avec des réalités sociales et culturelles
00:04:29du pays qui ont été longtemps ignorées et qui sont encore aujourd'hui assez absentes
00:04:37des écrans. C'est quelque chose qui sera très important dans le cours de ce soir,
00:04:42en fait, la question des images manquantes, des choses qu'on ne voit pas et qu'on n'entend
00:04:48pas. Et je dirais que c'est ça ce qu'elle fait, c'est l'essai de créer enfin des films
00:04:56sur des réalités ignorées ou alors, très important aussi, caricaturées, c'est-à-dire
00:05:01sortir de la caricature, exister sur des sujets. Alors elle, elle nomme, j'ai cité,
00:05:07elle dit qu'elle filme la marge de la société française, voilà une manière de dire, il
00:05:12y a d'autres manières, mais les sujets de ces films, on peut les dire, les conditions
00:05:17de vie dans les banlieues populaires, l'expérience sociale, l'expérience familiale, l'expérience
00:05:22intime des habitants de ces communes, de banlieues, l'expérience de la jeunesse, pour reprendre
00:05:30le titre du livre de Papendia et la condition noire en France, la question des femmes, les
00:05:36questions des réfugiés, il y a tout ça dans les films que je vous présenterai. Vous voyez
00:05:40comme le programme est dense et puissant. Et finalement, pour résumer cette signification
00:05:49d'Alice Diop, je reprendrai le mot très connu de Gilles Deleuze, le philosophe, dans un
00:05:55des moments de son abécédaire, il dit que créer, c'est un acte de résistance. Il
00:06:00avait dit ça, je crois, à une conférence, c'est très connu. Mais je pense que le cinéma
00:06:05d'Alice Diop, c'est un acte de résistance. Alors résistance à quoi ? A une représentation
00:06:11cinématographique qui reste globalement aveugle au sujet qu'elle aborde, qu'elle questionne,
00:06:16et je voudrais ce soir, avec vous, faire un état des lieux de ce qu'elle nous a montré
00:06:22et rappeler, rappeler que c'est quand même, pour reprendre là pour le coup, un slogan
00:06:27de mai 68, ce n'est qu'un début, continuons-le. Voilà. Je voulais quand même tester la température
00:06:37politique de la salle, puisque évidemment ce soir au forum, même si ça s'appelle forum,
00:06:43on va parler des images, mais le cinéma d'Alice Diop, il réactive, il active, ça dépend
00:06:50des gens, des affectes politiques, ça c'est sûr. On ne peut pas sortir indemne, vous
00:06:54allez voir peut-être la permanence après ce cours, on ne peut pas sortir indemne de
00:06:59la permanence, dans le sens où ce sont des films qui vous changent, qui changent votre
00:07:03regard. Alors, je vais commencer par un portrait d'Alice Diop à partir des titres de films
00:07:10qu'elle a choisis dans sa carte blanche au forum, juste les titres, et puis après je
00:07:16vous dirai en deux mots ce qu'on peut dire. Déjà je tiens à vous dire que vous êtes
00:07:19chanceux, parce que vous allez, si vous ne les avez pas vus, voir des choses incroyables.
00:07:23Alors, on peut faire ce travail-là avec les films qu'elle a choisis pour le forum, on
00:07:26peut faire ce travail-là avec les films qu'elle choisit dans la carte blanche au site de la
00:07:30Cinetech. J'espère que vous êtes tous adeptes de la Cinetech, qui propose à des cinéastes
00:07:37de choisir leur film au idéal, et quand on voit les films choisis par Alice Diop, alors
00:07:43là on a vraiment tous les cinéastes, mais je veux dire, on a son angle, donc là vous
00:07:47pourrez voir au forum Jeanne Dillemant, Welfare, Vitalina Varela, Sam Bizanga, 35 hommes, La
00:07:57Voix des Autres, Losing Ground, et donc là vous allez tout de suite vous rencontrer à
00:08:03la fois des géants du documentaire, des géantes du documentaire et de la fiction, Wise Man,
00:08:10Chantal Ackerman, Pedro Costa, Claire Denis, mais vous avez aussi des géants moins connus.
00:08:16Anne vous parlait de Kathleen Collins, qui est une cinéaste qui est redécouverte dans
00:08:21les années 2000, mais qui a fait des films dans les années 80 et a tourné aussi dans
00:08:26les années 60, qui est une figure importante du cinéma américain sur les questions de
00:08:31racisme aux Etats-Unis. Et puis vous avez Sarah Maldoror, une géante du cinéma africain,
00:08:41assez peu connue, d'un côté vous allez voir le film, pourquoi je ne connais pas ? C'est
00:08:47toujours pareil, quand on découvre les films de ces cinéastes qu'on découvre grâce à
00:08:51cette carte blanche, on se dit mais il y a quand même un chénon manquant, il y a quand
00:08:54même des films que je ne vois pas, et donc évidemment ça c'est une des questions que
00:08:58ce soir j'aimerais poser avec vous. Il y a un pan du cinéma qu'il faut redécouvrir
00:09:03ou qu'il faut créer. Et puis vous avez, Anne le signalait, des talents, des talents nouveaux,
00:09:09je pense à un film, un court-métrage de Fatima Kassi qui s'appelle « La voix des autres »,
00:09:15on en reparlera un petit peu tout à l'heure quand on évoquera la permanence. Donc voilà,
00:09:19il y a ça dans les choix. Et puis pour continuer le portrait, je vais vous dire juste les titres
00:09:23des films d'Alice Diop, parce que ces titres, ça montre vraiment le terrain, je dirais,
00:09:28poético-politique, la double entrée des films d'Alice Diop. Donc « La tour du monde »,
00:09:37« Clichy » pour l'exemple, « Les Sénégalaises et la Sénégaloise », « La mort de Danton »,
00:09:44« La permanence », « Vers la tendresse », « Nous » et puis « Saint-Omer ». Et je dirais
00:09:50à chaque fois, vous avez, on le verra quand on abordera les films, vous avez un programme
00:09:55esthétique et un angle, son angle. Je dirais « La mort de Danton », vous voyez, quand
00:10:00on vous dit « T'as vu la mort de Danton ? T'as vu Saint-Omer ? », tout à coup
00:10:04on a un titre qui va dialoguer avec le film. Et ce dialogue, cette circulation que vous
00:10:09allez faire entre le titre et le film, c'est ce qu'il faut comprendre du film. C'est
00:10:11un chemin qu'on aura tous du mal à formuler ou de formuler différemment. Alors un des
00:10:17films qu'elle a choisi et que j'ai choisi pour commencer ce cours, c'est un film qui
00:10:22a un très beau titre. Et j'ai nommé ce cours de cinéma « Vers la tendresse » en
00:10:28reprenant un titre d'un film d'Alice Diop. Et le titre du film qu'on va voir s'appelle
00:10:32« Mon amour existe ». C'est sans doute un des plus beaux films sur la banlieue qui
00:10:36a été réalisé. Il est signé Maurice Pialat, donc un des géants de notre cinéma de fiction.
00:10:43Mais là c'est un documentaire, enfin un documentaire, un essai, un essai poétique,
00:10:49politique. On sent dans ce film toute la colère de son auteur. J'ai toujours trouvé que
00:10:54c'était un film qui, moi personnellement, me foutait par terre et qui me mettait en
00:10:57larmes à chaque fois que je le voyais, avec moins de 30 minutes. On va regarder un extrait
00:11:04pour essayer d'entrer dans l'œuvre d'Alice Diop. Donc on va regarder l'extrait numéro
00:11:091. Donc un extrait, pas au début, un extrait de « L'amour existe » de Maurice Pialat.
00:11:15Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaires payables à tempérament,
00:11:21urbanisme pensé en termes de voirie, matériaux pauvres, dégrabés avant la fin des travaux.
00:11:25Le paysage étant généralement ingrat, on va jusqu'à supprimer les fenêtres, puisqu'il n'y a rien à voir.
00:11:43Des entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de l'organisation
00:11:47TOD. Par achèvement de la ségrégation des classes, introduction de la ségrégation des âges,
00:11:56parents du même âge ayant le même nombre d'enfants du même âge, on ne choisit pas, on est choisi.
00:12:16Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent, jeux troubles dans les cas bémesurés.
00:12:46Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion. Quels seront leurs souvenirs?
00:13:00Le bonheur sera décidé dans les bureaux d'études, la ceinture rouge sera teinte en rose,
00:13:09qui répète aujourd'hui du peuple français qu'il est indiscipliné.
00:13:16Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève.
00:13:23Classe qui fait les bonnes élections, culture en toque, construction en toque.
00:13:27De plus en plus, la publicité prévaut contre la réalité.
00:14:06Ils existent à trois kilomètres des Champs-Elysées.
00:14:31L'amour existe de Pialat pour débuter ce cours, pour dire aussi quelque chose qui traverse
00:14:48tout le cinéma d'Alice Diop, c'est-à-dire cette promesse. Peut-être, je disais dans l'appréhension
00:14:55du cours d'un autre pays. Enfin, le cinéaste Pialat est connu pour sa dureté. Tout son cinéma est un
00:15:03cinéma de la dureté. Il y a un très bel article sur lui qui disait que dans les films de Pialat,
00:15:09le mal était fait, le mal est fait. Et qu'on est comme ça dans ce pessimisme. Et d'un autre côté,
00:15:14un de ses films les plus célèbres s'appelle À nos amours. De la même manière, on verra que
00:15:18Vers la tendresse pose un constat sur ce sentiment de l'amour et des sentiments de l'amour du coeur.
00:15:25Mais il y a toujours ce mélange du pessimisme, de la dureté et de l'amour possible, de la promesse
00:15:32d'amour. Alors, c'est un film, le film de Pialat, qui reprend l'image des banlieues, de la banlieue
00:15:38française, depuis le temps des fortifs, chantée par Fréhel. La banlieue populaire, chantée par
00:15:44Prévert et par Piaf, citée par Alice Diop dans une très, très belle scène de Nous, où on voit des
00:15:51jeunes adolescents se reposer sur des sièges longs en écoutant la foule d'Edith Piaf. Donc,
00:15:56cette mémoire de la banlieue, mais elle est frottée aux années 60, le temps du film. Et déjà, la charge
00:16:02de Pialat contre les grands ensembles, contre la banlieue, comment la nécessité de loger les gens
00:16:07va induire une architecture collective que Pialat nomme concentrationnaire. Et le film date de 61,
00:16:13c'est quelques années après Nuit et Brouillard de René. Un livre, et beaucoup lu à ce moment-là,
00:16:22c'est le livre de David Rousset, L'univers concentrationnel. Ça va loin. Ce mot-là frappe,
00:16:26et dans l'écriture de L'amour existe, c'est quelque chose qui renvoie à l'écriture, pas seulement au
00:16:31sujet de Nuit et Brouillard de René. Il y a beaucoup de points communs. La voix qui porte le montage
00:16:37des images, le ton de la voix, et surtout le film comme une interpellation. Le moment que j'ai choisi,
00:16:42bien sûr, c'est-à-dire le moment où Pialat révèle la présence des bidonvilles et des
00:16:48travailleurs immigrés. Je rappellerai que c'est à Nanterre qu'a commencé la révolte de mai 68,
00:16:56avec des étudiants en sociologie qui regardaient la ville. Pourquoi je dis tout ça ? Parce que
00:16:59banlieue, banlieue, c'est la première partie de mon cours de ce soir, c'est le territoire d'Alice
00:17:05Diop. Elle est une cinéaste du territoire, et son territoire, ça a été la banlieue. D'ailleurs,
00:17:10il y a souvent des allusions à la Seconde Guerre mondiale dans ces films. Encore une grande séquence
00:17:15de nous, pour ceux qui ont vu le film, avec un passage au mémorial de Drancy, où la cité de
00:17:23la muette, qui a été utilisée comme cadre pour le principal camp d'internement dans la région
00:17:28parisienne pour les Juifs, livré aux Allemands. Et c'est un moment de nous, c'est un moment du nous.
00:17:35Il y a un goût de l'histoire très très fort chez Arlette Farge. Il y a un goût de l'archive. Il y a
00:17:42un livre très très beau d'Arlette Farge, qui est une grande historienne, un livre qui s'appelle
00:17:49« Le goût de l'archive », justement. Je trouve qu'Alice Diop, elle a le goût de l'archive. Je dirais même,
00:17:54puisque le temps tourne, et peut-être je ne le dirai pas, je pense que ces films, aujourd'hui,
00:17:59servent d'archive pour aujourd'hui. On va voir celui, précisément celui où j'apparais, le film
00:18:05qu'elle a tourné à Clichy-sous-Bois. C'est une archive fondamentale à voir et à revoir. C'est comme
00:18:11une épiphanie, ça nous saute aux yeux. Et donc, dans la présentation de ce livre d'Arlette Farge,
00:18:16il écrit « L'archive naît du désordre, elle prend la ville en flagrant délit. Mendiants, voleurs,
00:18:22gens de peu, sortent un temps de la foule. Une poignée de mots les fait exister dans les archives
00:18:27de la police du XVIIIe siècle. » Vous voyez, ça, c'est la grande historienne d'Arlette Farge. Et Alice Diop a
00:18:33fonctionné de la même manière avec des images, nous montrait des fragments de ce réel-là. Un, pour pas qu'on
00:18:38les oublie, et deux, pour les faire exister. Alors, « Le territoire de la banlieue », ça va poser d'emblée
00:18:46la forme que va choisir d'illustrer Alice Diop en allant à Clichy-sous-Bois, en 2006, pour faire un film
00:18:57qui s'appelle « Clichy pour l'exemple ». On va regarder le premier extrait de ce film, c'est l'extrait numéro 2
00:19:06dans notre liste. Donc, « Clichy pour l'exemple », il faut évidemment faire le lien entre cet extrait-là, de 2006,
00:19:13et le film de Pialat de 61.
00:19:15« On m'a demandé que tu étais médecin. » « Ouais, aller, chirurgien. C'est plus un médecin, c'est carrément un chirurgien,
00:19:28spécialiste du rôle. Ça va ? »
00:19:33Rachid accompagne l'inspectrice salubrité de la ville, venue pour constater l'état de dégradation de la forestière.
00:19:46« Ouais, ouais, on va au dernier étage. Ouais. Je vais ouvrir. Parce que... On arrive sur l'appartement 24 024,
00:20:05dont le propriétaire est la Gécime, la Gécime étant pratiquement propriétaire de tout le bâtiment, qui a accepté,
00:20:10donc, fermer l'appartement temporairement, le temps que les travaux d'étanchéité en terrasse puissent être faits,
00:20:17parce que là, il est franchement impropre à nouveau à la location. Tout est décollé. C'est que la fuite, quand il pleut,
00:20:24elle est relativement assez importante. Tout, vraiment absolument tout est décollé. Les dalles sont décollées.
00:20:29Voilà, c'est dans un état lamentable. On voudrait nous montrer des plafonds, des crevasses. Vous vous rendez pas compte,
00:20:36mais l'eau, ça s'infiltre par des tout petits trous. Et ça suffit à pourrir la vie de ceux qui sont sous terrasse.
00:20:45Et on a des gens qui, ne pouvant pas aller louer ailleurs, parce qu'ils ne trouveront pas, restent dans des conditions de vie
00:20:51comme celles-là et à continuer à payer un loyer et des charges. Si ça, c'est pas une violence réelle, qu'est-ce qu'une violence ?
00:20:59Parce qu'il faut vivre dans des conditions de vie comme ça. Ce qui nous amène, nous, toujours à dire que, contrairement aux idées reçues,
00:21:06à La Forestière, c'est pas les gens qui sont des sauvages et les jeunes qui sont des hordes de je ne sais trop quoi.
00:21:12La première violence qui est faite et la première violence qu'on constate ici à La Forestière, c'est le bâti. Il est tellement dégradé.
00:21:19Tout est pourri. Je suis désolé, mais là, vraiment, tout est pourri, quoi.
00:21:33Je sais pas. Qu'est-ce que vous en pensez ? C'est vrai que c'est pas...
00:21:50On va repasser, là. Il va pleuvoir énormément, là. Ils annoncent des gros orages. Je pense qu'on va avoir un gros amoncellement d'eau.
00:21:58Ça va nous permettre de mieux voir et d'affiner un peu les choses.
00:22:02Là, c'est significatif, aussi.
00:22:04Ouais, là, c'est clair.
00:22:06Faites attention à vous.
00:22:08Est-ce que ça pleuve ici, alors que ça fait une semaine qu'il pleut ?
00:22:12Ouais, c'est pas simple, hein.
00:22:15Ça se dégrade bien, quand même, hein.
00:22:17Si demain, le cadre de vie changeait, si demain, on avait des équipements à la hauteur, etc., etc., c'est évident que ça changerait beaucoup de choses.
00:22:36Une des revendications majeures sur ces quartiers-là, c'est évident que c'est le logement, que c'est l'urbanisme,
00:22:45que c'est le droit au transport, le droit de pouvoir quitter un quartier.
00:22:48C'est tout ça, le véritable problème.
00:22:50On peut enfermer, comme ça, des gens dans des bulles, hein.
00:22:53Mais, je veux dire, on s'étonne de quoi, après, des conséquences que ça va générer.
00:22:59Banlieue, pour parler du cinéma d'Alice Diop, et art de dévoilement.
00:23:05Je vous l'ai dit, le cinéma documentaire, il sert à ça, il sert à montrer une réalité cachée, masquée.
00:23:10Il y a un pouvoir de révélation du cinéma documentaire.
00:23:14Le cinéma nous montre des lieux qu'on ne voit pas.
00:23:17C'est le geste premier.
00:23:19C'est une enquête sociologique, Clichy, pour l'exemple.
00:23:23C'est aussi un geste d'urgence.
00:23:25Est-ce que je dois rappeler les faits ?
00:23:27Est-ce que, dans la salle, vous savez tous les faits qui ont suscité les violences urbaines,
00:23:34en novembre 2005, à la suite de la mort de deux jeunes collégiens,
00:23:41Zied et Bouna, à la suite d'une course-poursuite avec la police,
00:23:46une réaction politique qui présente d'emblée les deux jeunes garçons comme des délinquants,
00:23:51les médias qui s'emballent sur le thème de la délinquance,
00:23:54et je me souviens d'être dans un bus, allant en cours dans le collège Romain-Roland, à Clichy-sous-Bois,
00:24:00et voir des jeunes adolescents évoquer le mensonge.
00:24:03Et je leur demandais « Mais vous parlez de quoi ? »
00:24:05Ils disaient « Mais c'est pas vrai, c'est pas vrai, monsieur. »
00:24:09Et les violences commencent.
00:24:11On est en 2005, c'est une date importante, 2005, dans l'histoire de France.
00:24:14Je le dis comme ça parce que quand Alice Diop fait des films d'histoire,
00:24:18quand elle parle de l'histoire de France,
00:24:20évidemment, elle nous permet d'intégrer ces dates.
00:24:22Vous connaissez, j'ai une formation historienne,
00:24:26faire de l'histoire, c'est établir des chronologies.
00:24:29Donne-moi tes dix dates, et je vois comment tu regardes ce qui s'est passé,
00:24:33comment tu as configuré le passé.
00:24:36Et Alice Diop, elle révèle ce territoire.
00:24:38Elle y va donc quelques mois après ce qui s'est passé.
00:24:41Alors, en termes d'esthétique, on pense bien sûr aux grands documentaristes,
00:24:46à la grande tradition du cinéma documentaire,
00:24:48Raymond Depardon pour « La Justice », Fred Wiseman, on a toute l'œuvre.
00:24:53L'œuvre de Wiseman.
00:24:54Alice Diop a choisi « Welfare », que vous allez pouvoir voir, qui est un chef-d'œuvre.
00:24:58On pense à Nicolas Philibert, tout le travail qu'il a fait sur le monde de la psychiatrie.
00:25:02Claire Simon, Claude Lanzmann.
00:25:05Chora est citée immédiatement par Alice Diop dans la Cinetech.
00:25:11C'est une tradition de révélation, on filme les acteurs sociaux
00:25:14et les situations, comme on dit en sociologie, et on les écoute.
00:25:18Alors, je me souviens absolument de la manière dont Alice s'est présentée à nous.
00:25:23Nous, c'était les enseignants du collège Romain Rolland.
00:25:26Je travaillais depuis deux ans dans ce collège.
00:25:28C'était un mercredi matin, on était dans une réunion syndicale.
00:25:31Il y avait une grande tradition syndicale dans le collège Romain Rolland.
00:25:35Et Alice arrive, 27 ans, avec un grand respect pour nous.
00:25:39N'osant pas prendre la parole, c'était un ténor du syndicalisme.
00:25:44Je le cite aujourd'hui parce que c'est ça, le documentaire.
00:25:47C'est la réalité d'une approche avec le réel Gérard.
00:25:51Et puis, à un moment donné, elle nous présente son projet.
00:25:53Et elle nous présente avec beaucoup de simplicité son projet filmé cliché sous bois,
00:25:57après ce qui vient de se passer, dans des lieux critiques, des lieux névralgiques.
00:26:01Elle ou elle et Numer, l'habitat, l'école et l'emploi.
00:26:06Je me souviens de la réticence des collègues.
00:26:08Ça a été un non absolu, avec des énervements.
00:26:11Non, on les connaît, les médias.
00:26:14On ne veut pas de ça. La caricature, ça suffit.
00:26:16Combien de temps vous allez rester ?
00:26:17Je me souviens d'avoir improvisé un plaidoyer pour le cinéma documentaire de création.
00:26:21Oui, mais vous ne savez rien.
00:26:23Elle vient là, elle est fragile, elle n'a pas de budget,
00:26:25parce qu'il y a eu très peu d'argent.
00:26:27Et finalement, elle est autorisée à filmer.
00:26:29Et notamment un conseil de classe qu'on va regarder.
00:26:33Et en fait, on voyait bien la volonté de faire un film au moment où l'histoire venait de se passer.
00:26:43Je parlais d'urgence tout à l'heure.
00:26:44Dans le film, on voit des jeunes évoquer des problèmes qui remontent.
00:26:48Ils disent à 20 ans, 30 ans, on se retrouve à la fin des années 70.
00:26:52Vous voyez, le lien avec le film de Pialat n'est pas si compliqué à faire.
00:26:56Et cette généalogie de la banlieue, on le doit à son cinéma, à d'autres films aussi.
00:27:02Mais Alice Diop a fait beaucoup de films où il revient sur ce territoire.
00:27:05Alors, on voit quoi dans ce film ?
00:27:06On voit la dégradation de l'habitat et on voit l'école qui se bat face à l'échec scolaire,
00:27:12qui est ressentie par une humiliation par les enfants.
00:27:15On va regarder une autre séquence.
00:27:16Vous allez reconnaître quelqu'un que vous avez devant vous avec 20 ans de moins
00:27:20dans une séquence de conseils de classe.
00:27:22Alors, je tiens à dire une chose parce qu'on en a parlé avec Anne.
00:27:25Très compliqué de choisir des extraits courts chez Alice Diop,
00:27:28parce que c'est une séance de la durée.
00:27:31Elle croit à la prise, elle croit à la durée.
00:27:34Elle a réalisé, d'ailleurs, grâce à cette manière,
00:27:37cette approche des prises absolument magnifique.
00:27:40Et c'est l'art du documentaire.
00:27:44Si vous ne voulez pas vous retrouver dans une logique de reportage,
00:27:47vous devez travailler la durée.
00:27:49Ce qui va faire que la télévision va vous censurer,
00:27:51c'est que votre scène va être trop longue.
00:27:52Et donc, pour le coup, quand il y a un extrait,
00:27:54souvent, on a 12 minutes.
00:27:56On dit non, on ne peut pas.
00:27:57Oui, mais c'est dans ces 12 minutes qu'il y a quelque chose qui va se passer
00:27:59qu'on peut appeler la dramaturgie du réel.
00:28:02Vous allez devenir des personnages parce qu'une caméra est là.
00:28:05Pas parce que vous trichez dans la caméra.
00:28:06Ça, c'est le Béossien qui dit on va jouer.
00:28:09Dans l'extrait que vous allez voir, je me souviens très bien des profs
00:28:11qui ne voulaient pas parler.
00:28:12Vous allez voir, ils ne parlent pas.
00:28:13Moi, je parle parce que j'anime en tant que professeur principal de la classe
00:28:18le cas d'élèves dont on discute.
00:28:19Et puis, j'ai une collègue, à l'époque, il y avait deux professeurs principaux.
00:28:22On était dans les écoles dont la République s'occupait beaucoup,
00:28:25les fameuses zones d'éducation prioritaires.
00:28:27Et c'est donc important pour moi de vous montrer cet extrait.
00:28:30Donc, deuxième extrait, pour l'exemple, c'est l'extrait numéro 3,
00:28:33le conseil de classe, avec évidemment, après le conseil,
00:28:36un moment très important,
00:28:38un moment qu'on commentera après dans la cour de l'école.
00:28:40Aucun investissement en cours.
00:28:41Le travail aura manqué de sérieux tout ce trimestre.
00:28:44Et dans l'anglais, donc, pour tous les élèves,
00:28:47il y a des qualités et des capacités que Mathieu prouve
00:28:49quand il veut s'en donner la peine.
00:28:50En arts plastiques, ensemble moyen, en musique, bilan décevant,
00:28:54EPS, bon trimestre, comportement satisfaisant,
00:28:56espagnol, résultat catastrophique.
00:28:58Mathieu a pourtant les capacités.
00:29:00Et tu rappelles qu'en Beauvais-Blanc, il a eu 25 sur 40.
00:29:06Alors, c'est vrai que...
00:29:08On va te faire le bilan du trimestre.
00:29:10Déjà, c'est à l'ensemble très insuffisant.
00:29:13C'est vraiment des capacités gâchées, quoi.
00:29:15Il sait plein de choses. Et puis, vraiment, il veut pas, quoi.
00:29:18Nous, on s'est posé la question prépare-le-conseil avec madame Fontune.
00:29:21Qu'est-ce que ça veut dire de faire redoubler Mathieu,
00:29:23dès lors qu'il demande le redoublement ?
00:29:26Alors, nous, on fait une proposition un peu paradoxale
00:29:29qui s'appuie quand même sur quelques remarques,
00:29:31par rapport au prof.
00:29:33C'est de faire passer.
00:29:34Des capacités.
00:29:36Après, moi, on n'a rien mis là-dessus.
00:29:38On a mis un K et puis à discuter.
00:29:40Bon, voilà, effectivement, le nœud du problème,
00:29:42c'est effectivement, je pense, les maths.
00:29:45Parce qu'effectivement, il a des résultats catastrophiques.
00:29:47Le français, il a montré que quand il doit faire ses preuves,
00:29:51il est capable.
00:29:52Effectivement, il n'y a pas les mêmes, comment dire, les mêmes bases.
00:29:56Donc, voilà, effectivement.
00:29:59Est-ce que, par exemple, une seconde, dans une optique littéraire...
00:30:02Attendez, j'aimerais bien déjà savoir ce qu'il veut.
00:30:05Pour l'instant, ces redoublements,
00:30:06M. Buisson, il perd le papier.
00:30:08Il ne veut pas rendre le papier.
00:30:09Il ne veut pas entendre parler du papier
00:30:11parce que le papier, il lui brûle les doigts.
00:30:13Mais ce n'est pas ce qu'il veut, ce n'est pas ce qu'il souhaite.
00:30:15Il est dans une situation...
00:30:16C'est les parents, mais c'est les parents aussi.
00:30:18Il y a Mathieu, c'est Mathieu qui va au lycée ou qui va au collège.
00:30:20C'est pas les parents.
00:30:21Et les parents, c'est vrai qu'ils sont quand même un peu largués.
00:30:23Il faut dire le mot, ils sont totalement largués.
00:30:25Enfin, moi, je ne voudrais pas dire, mais il y a 3 de moyenne.
00:30:29Alors, en termes de capacité, bien sûr, il vaut bien plus que ça.
00:30:34Chaque fois qu'il a daigné se mettre au travail, il a produit des choses.
00:30:38Mais quel sens ça, je veux dire...
00:30:41Toi, tu penses qu'en seconde, il va faire autre chose que ce qu'il nous a produit là ?
00:30:45Moi, je pense que non.
00:30:46Et le problème de la seconde, c'est qu'ils ne le feront pas redoubler.
00:30:48Ils vont le réorienter, il aura perdu une année.
00:30:50Enfin, moi, je...
00:30:52Bah, bien sûr.
00:30:54Parce que là, avec 3...
00:30:56Il est bien trop... Enfin, comment dire ?
00:30:58Non, le PEP ne lui correspond absolument pas.
00:31:01Mais moi, je maintiens quand même qu'un redoublement, ça se mérite.
00:31:04Oui, mais en même temps, soyons clairs.
00:31:06Je veux dire, on tient donc, nous, ce discours-là au collège.
00:31:09On fait des passages comme ça, d'année en année,
00:31:12pas tant sur les capacités que sur le manque de capacités.
00:31:14Et le fait qu'il faut qu'il sorte assez vite du collège
00:31:17parce que d'y rester, ça leur sert à rien.
00:31:18Et là, là, du coup, on transpose ça au lycée, quoi.
00:31:22Ça me... Tu vois, j'ai l'impression qu'on franchit un pas énorme, là.
00:31:25Honnêtement, Mathieu, l'année prochaine, dans une classe de 3e...
00:31:28Non, mais en BEP... Il fera quoi ?
00:31:29En BEP ?
00:31:30On va quand même pas mettre Mathieu en BEP.
00:31:32Ah, moi, je pense qu'en BEP...
00:31:36Moi, je vois pas comment le raccrocher en système avec un passage en seconde.
00:31:40Je le vois pas. Dès la 4e, il a lâché.
00:31:42Oui, 4e, ça a été le cas.
00:31:446e, c'était très bon, hein. C'est un élève qui a bien démarré, ici.
00:31:48Félicitations, 6e, 1er trimestre.
00:31:50Après, ça a été en... En filant, en filant.
00:31:53Tu te dirs sérieusement ?
00:31:55Nergiz, seconde, 11,75 de moyenne.
00:31:59Non, c'est pas vrai.
00:32:00Sur le corps.
00:32:01C'est pas vrai.
00:32:01Voilà, c'est vrai.
00:32:04Non, dis-moi, dis-moi, dis-moi.
00:32:05Ouais, je sais pas, moi, cousin. Léo, Zéra.
00:32:07Déjà, je comprends pas que tu m'as pas.
00:32:09BEP, c'est bon, t'as accepté.
00:32:11Et 9,45 de moyenne.
00:32:13Ah, ouais.
00:32:14Moi, j'ai 11,83, je passe en seconde, j'ai aimé.
00:32:17Attends.
00:32:18Il va s'y, les gars.
00:32:19Eh, il t'a mis quoi, il t'a mis quoi ?
00:32:20Voilà.
00:32:21Il t'a mis quoi, il t'a mis quoi ?
00:32:22Il t'a mis quoi, il t'a mis quoi ?
00:32:23Il t'a mis quoi, il t'a mis quoi ?
00:32:24Il t'a mis quoi, il t'a mis quoi ?
00:32:25Il y en a 10 qui passent en seconde, 2 BEP, 7 BEP et un double moins.
00:32:37C'est très émouvant pour moi de regarder ces images.
00:32:40C'est la première manière d'Alice Diop, c'est d'observer à distance.
00:32:48On sent son origine sociologique.
00:32:51Filmer une situation sociale.
00:32:54Ici, les élèves sont hors champ et on voit l'institution parler.
00:32:58L'institution, les enseignants.
00:33:00Alors là, vraiment, quand je vois ces images, l'institution en toute splendeur avec des
00:33:05propos, la procédure, avec un cas absolument difficile d'un élève qui n'a pas le niveau
00:33:10requis pour aller en seconde, mais qui n'a absolument pas le profil d'un futur lycéen
00:33:16professionnel, avec la séquence, la phrase, il ne veut pas entendre parler du papier,
00:33:22pas de papier.
00:33:23Je me souviens d'ailleurs que l'enseignant en question, qui s'appelle Muriel, était
00:33:28de celles qui ne voulaient pas qu'Alice filme le collège, qui est très attachée à la
00:33:34dignité.
00:33:35Je reparlerai de ce mot tout à l'heure, des enseignants, des élèves.
00:33:39Et je trouve là, quand je vois ça, ce extraordinaire personnage, Muriel, qui ne veut absolument
00:33:44pas ni du redoublement, ni elle sait pas, on ne sait pas en fait, c'est l'impasse
00:33:49du système.
00:33:50C'est ce qu'elle filme.
00:33:51Il s'en suit une scène d'une grande cruauté, dans la cour de création, et le réel, dans
00:33:56le cinéma désiré, c'est toujours un théâtre de la cruauté, c'est-à-dire où il y a la
00:33:59joie des uns, et puis la tristesse des autres, qui se taisent.
00:34:03Donc on voit bien que le point de départ de son cinéma, c'est la sociologie, on pense
00:34:08à la formule de Pierre Bourdieu, « la sociologie est un sport de combat ». Il s'agit de
00:34:13combattre fondamentalement la représentation médiatique des banlieues populaires à ce
00:34:18moment-là, qui stigmatise ce territoire comme un territoire de dangerosité, et qui
00:34:25recycle des clichés du XIXe siècle.
00:34:29Vous connaissez ce livre, « Classe laborieuse, classe dangereuse ».
00:34:32Je me rappelle d'un, je ne sais pas si j'ai le temps, mais d'un article, d'une photographie
00:34:37de Paris Match.
00:34:38J'avais, comme on dit, découpé l'article, c'était à l'époque où il y avait les
00:34:42journaux, où une enseignante avait été filmée à côté, photographiée à côté
00:34:47des élèves.
00:34:48Et la légende, c'était à Clichy-sous-Bois, l'enseignante a peur de lire à côté de
00:34:53la menace.
00:34:54Et l'enseignante avait porté plainte pour diffamation, et elle a dit « mais je suis
00:34:58enseignante là-bas, vous vous rendez compte de ce que vous racontez, c'était des élèves
00:35:02que je connaissais ».
00:35:03Donc c'est ça, Clichy, pour l'exemple, c'est un film essentiel.
00:35:06En 2024, c'est une archive, ça permet une mémoire d'un territoire, et ça invite
00:35:12un état des lieux, évidemment.
00:35:14Je venais à Paris à pied, le film La Haine, aujourd'hui, devient un spectacle de théâtre,
00:35:20et ils ont repris, vous savez, la punchline de La Haine, la fameuse punchline « jusqu'ici
00:35:26tout va bien ».
00:35:27Jusqu'ici, ils ont écrit « rien n'a changé », en 2024, « rien n'a changé ».
00:35:33L'état des lieux, c'est pour reprendre le titre d'un très beau film de Jean-François
00:35:38Richet, au début de ce qu'on appelle le film banlieue, en 1995, la même année que
00:35:43La Haine, deux films matrice.
00:35:44Donc l'état des lieux, c'est qu'aujourd'hui, il y a un genre qui s'appelle le film banlieue,
00:35:49dans la fiction.
00:35:50C'est indéniable qu'il y ait un imaginaire des banlieues qui passe par le cinéma, il
00:35:54passe par des films très importants, j'en citerai quelques-uns, Samia de Philippe Faucon
00:35:58en 2000, Wesh Wesh, qu'est-ce qui se passe de Rabat à Meurs à Imèges, qui a été extrêmement
00:36:02important et qui tournait à Clichy-sous-Bois, L'esquive d'Abdelatif Kéchiche en 2003,
00:36:08et évidemment, pour moi, deux chefs-d'œuvre récents, qui sont les deux films de Lajli,
00:36:13Les Misérables et Bâtiment 5.
00:36:15Vous savez, les élèves que j'ai aujourd'hui ont vu Les Misérables, et ils me demandent
00:36:18toujours « mais à la fin, qu'est-ce qui se passe, monsieur ? ». C'est marrant
00:36:22parce que j'ai l'impression que la fin des Misérables, ça se passe dans la cage
00:36:25escalier que vous avez vu tout à l'heure de La Forestière.
00:36:26Et je n'en sais rien, tu crois qu'il se passe quoi, toi ? Et ça s'appelle le cinéma.
00:36:32C'est-à-dire que c'est un cinéma du chaos.
00:36:34Alors, Bâtiment 5 reprend absolument la question du bâti dégradé dont parle le film d'Alice
00:36:42Diop, avec un scénario qui va faire monter progressivement une colère démentielle,
00:36:49une colère folle d'un des personnages.
00:36:50Sur le cinéma de fiction, on a nos informations.
00:36:55Dans la société française, en revanche, pour reprendre la punchline, rien ne s'est
00:37:01fait.
00:37:02L'état des lieux est beaucoup plus tendu.
00:37:04Au cours de la cérémonie des Césars, en 2017, Alice Diop a été récompensée pour
00:37:10le César du meilleur court-métrage pour Vers la tendresse.
00:37:13Cette année-là, c'était aussi le César pour Maïmouna Doucouré, pour son court-métrage
00:37:18Maman.
00:37:19Il y avait aussi Déborah Loukoumouéna qui avait un César pour son rôle dans Divine.
00:37:24Et Alice Diop a fait quelque chose de très beau et de toujours très fort.
00:37:29Elle a fait la liste des prénoms des victimes des banlieues.
00:37:36Les prénoms, il y avait Ziyad et Bouna, il y avait d'autres noms, et ça signifiait
00:37:41tout à fait sa lucidité et son pessimisme.
00:37:43J'en suis donc à conclure cette première partie sur la banlieue.
00:37:46On est là en 2024 et ça fait suite aux explosions de violences de juin-juillet 2023, à la suite
00:37:55de la mort de Naël Merzouk.
00:37:57On est dans cette situation-là.
00:37:58Et c'est dans ce contexte sociopolitique qu'il faut inscrire le cinéma d'Alice Diop.
00:38:02C'est à l'intérieur de ce moment-là, autour de deux concepts qu'elle incarne d'une certaine
00:38:08manière mais qui, pour elle, font crise.
00:38:11Des concepts politiques qui viennent des États-Unis, du monde anglo-saxon.
00:38:16Le premier concept qui est le concept de pensée décoloniale.
00:38:21Si il y en a dans la salle qui connaissent, qui sont habitués à ces concepts, vous les
00:38:26connaissez, c'est formidable.
00:38:27Ceux qui ne les connaissent pas, donc pensée décoloniale et puis racisme systémique.
00:38:32C'est les deux concepts politiques qui viennent des sciences sociales du monde anglo-saxon
00:38:37et qui ont pris de plus en plus d'ampleur aux États-Unis autour du mouvement Black Lives Matter.
00:38:43Né en 2013 et qui a connu une dimension nationale au moment de la mort de George Floyd le 25
00:38:50mai 2020.
00:38:51Voilà.
00:38:52George Floyd, je le rappelle, un homme noir étouffé par un policier qui a posé son
00:39:00genou sur sa nuque pendant neuf minutes.
00:39:01Et cet homme a demandé, disait cette phrase à Ken Brief, qui est devenu un slogan politique.
00:39:10Alors, je dis ça parce que, évidemment, la situation française n'est pas la situation
00:39:15américaine, mais le cinéma d'Alice Diop est un questionnement permanent sur qu'est-ce
00:39:21qui se passe en France.
00:39:22Si ce n'est pas la même chose, c'est autre chose.
00:39:24Alors cette question fondamentale, j'arrive à ça au deuxième temps, cette crise politique,
00:39:30Alice Diop va s'en emparer de deux façons.
00:39:32D'abord, ça va être un questionnement sur l'histoire de France et ce qu'on appelle
00:39:38le roman national, c'est-à-dire la manière dont on raconte l'histoire de France et ses
00:39:44angles morts.
00:39:45Et l'angle mort majoritaire, son amnésie, c'est le colonialisme.
00:39:49C'est ça, la pensée décoloniale, c'est l'idée de reparler de cette période-là.
00:39:55Et le film qu'elle a fait en parlant de re-écrire, d'imaginer une autre histoire de France,
00:40:03un autre nous, il s'appelle « Nous ». C'est un film dont je ne montrerai pas d'extrait
00:40:07ce soir, mais c'est un film qui a créé un débat, pour ceux qui l'ont vu, qui
00:40:12a été vraiment passionnant.
00:40:13J'en parlerai quand même un petit peu tout à l'heure, mais c'est un film où elle
00:40:17interroge le climax du film.
00:40:19C'est une rencontre qu'elle a avec l'écrivain français Pierre Bergouniou, qui lui a écrit
00:40:25« Sur les marges de Corrèze », et elle va le voir pour essayer d'imaginer une histoire
00:40:30des sans-voix, et cet entretien avec elle est vraiment symptomatique de sa manière
00:40:38d'aborder cette question de la crise politique en France à partir de l'histoire.
00:40:42L'autre manière, celle que j'ai privilégiée ce soir, c'est le portrait des gens, c'est
00:40:46le portrait des individus.
00:40:47Elle va progressivement évoluer, Alice Diop, d'une approche globale sociologique, observer
00:40:54une ville, avec les différents thèmes assez classiques, avec des scènes très fortes
00:40:59comme vous avez vu, vers quelque chose qui est beaucoup plus sophistiqué comme approche,
00:41:05des portraits, au sens vraiment du genre, le portrait, et elle va explorer politiquement
00:41:11les choses en écoutant, en écoutant les gens qu'elle va voir, et c'est mon deuxième
00:41:18temps, le cinéma de Alice Diop, c'est un cinéma de l'écoute, et elle écoute une
00:41:23dimension assez rarement entendue, notamment en banlieue, c'est à l'intime, elle va écouter
00:41:29l'intime, elle va réussir, il y a quelque chose chez elle de la maillotique, de la délivrance,
00:41:36et les gens lui parlent, et d'ailleurs, alors que pour l'exemple une voix off faisait
00:41:44le lien entre les différentes séquences, progressivement elle va s'autoriser à faire
00:41:48entendre sa voix, la voix qui interroge, c'est extrêmement émouvant, elle va, parce que
00:41:53vous voyez bien là où je veux en venir, c'est que peu à peu cette écriture de l'intime
00:41:57vers les autres va connecter avec une écriture de l'intime pour elle-même, et le troisième
00:42:02temps du cours, et Saint-Omer c'est complètement ça, c'est comment en parlant des sujets extérieurs,
00:42:09elle parle d'elle-même, et elle va faire un retour sur l'intime très très fort.
00:42:13Alors les deux films qui illusent cette dimension de l'intime et de l'écoute, pour moi c'est
00:42:20deux chefs-d'oeuvre, on va dire si on peut avoir une connaissance, on étudie une oeuvre,
00:42:23les films qu'on préfère, c'est d'abord Vers la tendresse, et puis La mort de Danton.
00:42:28Alors on va regarder un film absolument magnifique, Vers la tendresse, qui a été primé par le
00:42:35César du meilleur court-métrage, on regarde le film et puis je vous dis après comment
00:42:43on peut le recevoir.
00:42:44Donc c'est l'extrait, c'est l'extrait numéro 4.
00:42:58Et t'as déjà entendu tes amis te parler d'amour, de parler de leurs sentiments pour
00:43:09leur copine ?
00:43:10Jamais.
00:43:11Jamais.
00:43:12Jamais.
00:43:13Mais non.
00:43:14Tu vas commencer à parler comme ça les mecs, on dirait au popo, calme-toi mon frère.
00:43:20Va chercher une bouteille de Jack Daniels s'il te plaît, de tes histoires, j'en ai rien
00:43:25à cirer.
00:43:26Il va te dire ta meuf c'est une connasse, tu peux pas étaler tes problèmes amoureux
00:43:31comme ça devant des clébards assoiffés quand même, tu vois ils vont te dire c'était bien
00:43:40mignon mais il y en a des autres meufs, je sais pas, va à Châtelet, taille, ouvre au
00:43:46bled, je sais pas ce que tu veux, tranquille, elle parle pas, elle dit rien, elle te fait
00:43:51à manger, tu lui fais l'amour quand tu veux, t'as vu ?
00:43:58Mais quelle vision que vous avez des mecs amoureux ? Toi tu penses qu'un mec amoureux, comment
00:44:03il est regardé par ses potes ?
00:44:04Un mec amoureux, la plupart des mecs amoureux que j'ai connus sont tombés dans le panneau,
00:44:07leurs meufs c'était des tempes.
00:44:08La plupart des mecs que j'ai connus sont, bah non, pas tous.
00:44:13Mais vous avez une vision des femmes ?
00:44:15Non mais pas tous, mais je sais pas, c'est dur de parler d'amour, je connais pas l'amour
00:44:22en banlieue, je sais pas, je sais pas comment dire ça.
00:44:25C'est quoi la dernière fois que t'as été attiré par une fille qui n'avait pas ce profil
00:44:30là ? De fille facile ou ?
00:44:33Je sais pas, peut-être il y a un an et demi, après voilà, elle était déjà posée je
00:44:49crois, ouais.
00:44:50Et c'était qui cette femme, c'était comment, qu'est-ce que t'as ressenti ?
00:44:53Non mais je la trouvais belle, mignonne, intelligente, après intelligente je sais pas, mais première
00:44:59fois que j'ai vu elle, elle était sympa, tu vois, elle était sympa, tu vois, donc voilà
00:45:08après.
00:45:09Et tu l'as pas dit que t'as été attiré par elle ?
00:45:13Non, j'ai pas osé aussi, tu vois, je vais venir la voir, je vais dire je suis attiré
00:45:18par toi, tu verras, je suis pas un fou aussi, ouais, t'as vu, mais non, moi un mec comme
00:45:23moi je suis trop grillé, tu vois, on voit dans mes yeux qu'il cherche quelque chose,
00:45:27t'as vu.
00:45:28Non, c'est toi qui le vois.
00:45:30Ouais, mais je sais pas.
00:45:31C'est toi qui le prends en tout cas.
00:45:36Je vois, mais voilà.
00:45:46C'est les Blancs qui connaissent l'amour, c'est vrai, c'est malheureux peut-être à
00:45:52dire, je te dis la vérité, mais les Blancs ils connaissent bien l'amour parce que leurs
00:45:56parents ils leur ont montré, c'est ça aussi, ça part de la maison, tu vois, ils leur ont
00:46:02montré comment c'est, mais chez les Arabes et les Noirs c'est trop tabou, moi je vois
00:46:06des potes qui sont avec des Françaises, voilà, ils commencent à connaître, tu vois, quand
00:46:12ils vont chez leurs beaux-parents, normal, ils s'embrassent, tu vois, nous c'est chaud
00:46:17des trucs comme ça, je te dis, j'ai jamais vu mon père embrasser ma mère, tu vois.
00:46:21Donc toi comment tu veux apprendre, après l'amour c'est vrai que c'est pas un smack,
00:46:26mais comment tu veux apprendre, tu vois ce que je veux dire, tu vois pas l'amour chez
00:46:30les Africains, l'amour tu le vois pas, moi en tout cas chez moi, mon père il respectait
00:46:38ma mère, mais j'ai pas vu l'amour, tu vois, il l'a respecté, mais j'ai pas vu un couple
00:46:44qui s'aime, en France ils ont pas, y'a pas le temps de l'amour ici.
00:46:51...
00:47:21Les films d'Alice Diop c'est l'écoute, et dans le projet esthétique de son cinéma
00:47:27le son compte beaucoup, y'a un travail sur le son très important, dans ce film, c'est
00:47:33vraiment un travail sonore magnifique, on prend la parole dans l'extrait qu'on vient
00:47:40de voir, à la fois y'a la démarche documentaire qu'on connait, les documentaires où on interroge
00:47:46les acteurs sociaux sur leurs sentiments, je pense à un très beau film, premier film
00:47:51de Bertrand Blier, qui s'appelait Hitler connait pas, c'est un portrait de la jeunesse où
00:47:56on interroge face caméra des jeunes sur leurs sentiments, et on a de la parole crue comme
00:48:03on entend, alors c'est pas un échantillon représentatif vers la tendresse, elle a interrogé
00:48:10des hommes, elle a gardé quatre témoignages, plus le film avance, plus y'a une variation,
00:48:17je dirais, là je reprendrais un titre d'un grand classique de Roland Barthes, Fragments
00:48:23d'un discours amoureux, on est sur des fragments, et ces fragments ils se relient pas forcément
00:48:30entre eux, c'est plutôt une juxtaposition de solitude comme ça, et le film est vraiment
00:48:35un film de nuit, Alice Diop aime beaucoup la nuit, des hommes entre eux, des hommes
00:48:41seuls, on a eu ce plan qu'elle a fait d'un homme seul qui regarde une table de bistrot,
00:48:47la situation de l'entretien reste hors champ, et les questions réponses deviennent le texte
00:48:51du film, au sens vraiment politique d'un texte, on a un texte, d'ailleurs je sais pas si ça
00:48:56a été fait mais ce serait très bien que le texte du film devienne un livre, et au
00:49:03générique, ce qui est très beau, c'est qu'on voit que les voix, donc au générique
00:49:07on lit ça, avec les voix de Régis, Rachid, Patrick, Anis, voix de Régis incarnées par
00:49:13Modibo, Diara, Samaké, Diara, Dinal, Majdoub, Maher, Bouffera, donc quatre voix pour incarner
00:49:19une voix, vous voyez c'est un travail, elle a demandé, je pense, je voulais lui demander,
00:49:27elle a demandé à des voix de jouer, d'incarner ces témoignages, ce qui fait qu'il y a une
00:49:34dramaturgie de ces voix, et le film commence avec un, ce soir j'ai censuré deux moments
00:49:38de son cinéma où il y a beaucoup de mots grossiers, le magnifique témoignage qu'on
00:49:42vient d'entendre, ça commence très très durement, c'est d'une grande obscénité,
00:49:46c'est très dur, et puis là ce qu'on vient d'entendre c'est pas que c'est dur, c'est
00:49:50que c'est juste totalement déchirant, l'amour c'est pour les blancs, c'est pas pour les
00:49:55africains, les arabes, enfin c'est des choses, là on retrouve, je parlais de Pialat dans
00:50:00le cinéma français, un de ceux qui fait entendre des choses aussi violentes parfois
00:50:05dans son cinéma, il y a un de ses grands films, Pialat s'appelle l'enfance nue, sur
00:50:10les enfants de l'assistance, son premier film, un chef d'oeuvre, et là dans ce film
00:50:15vers la tendresse il y a ça, et évidemment ce titre terrible de vers la tendresse, qui
00:50:18est à l'horizon, et qui y va, plus on avance, plus on a d'expériences et des témoignages
00:50:25qui vont vers une tendresse, ça se termine par un couple, et elle fait entendre la version
00:50:29du cantique des cantiques d'Alain Bachung et Chloé Mons, donc on inscrit, ça c'est
00:50:35quelque chose qui est très important, je vois que le temps tourne, je sais pas si on
00:50:37aura le temps de le dire, elle inscrit ces motifs sociologiques dans un grand récit,
00:50:42le grand récit de la mythologie, le grand récit, le grand récit, cosmique, dans Saint-Omère
00:50:47c'est cosmique, c'est ça, on part d'une histoire individuelle, on est très proche
00:50:52de la personne, on l'écoute, Saint-Omère c'est un chef d'oeuvre de l'écoute, le
00:50:56procès bien sûr c'est le lieu de l'écoute, mais on n'est pas obligé quand on fait
00:51:00un film de procès d'entendre dans la durée, et le personnage de Saint-Omère, on l'entend,
00:51:05il raconte son histoire, mais à partir de cette histoire, Alice Diop va connecter avec
00:51:10une histoire plus grande encore, est-ce que c'est l'histoire du monde, est-ce que c'est
00:51:13l'histoire du cosmos, la mythologie.
00:51:15C'est un film aussi de réparation, c'est-à-dire que le geste d'écoute, moi je l'entends
00:51:21comme une réponse aussi à toute cette imagerie très brutale, très relayée par les médias,
00:51:28et souvent les films banlieueux d'ailleurs, de jeunes de banlieue, virilistes, dangereux,
00:51:34bon je sais pas moi, je vois plutôt une bataille d'images, une bataille de représentation.
00:51:39Et je pense que son film, voilà, essaye d'entendre quelque chose, la douleur de l'assignation,
00:51:51du fait de l'origine, on l'entend évidemment dans le film, et dans cette phrase que je
00:51:57redis, pour moi d'une grande puissance, il faut entendre qu'on dit l'amour c'est pour
00:52:01les blancs.
00:52:02On est dans un film de 2016, je veux dire, en 2016.
00:52:07Alors d'autres voix possibles, oui, des voix de tendresse qui viennent progressivement
00:52:12dans le film, et puis maintenant on va regarder un deuxième film où elle va aussi chercher
00:52:18l'intime d'un personnage complètement extraordinaire, le portrait d'un acteur, donc on va regarder
00:52:27un extrait de l'autre film que j'ai choisi pour illustrer cette approche de l'intime,
00:52:33avec ce titre incroyable, la mort de Danton, je dis incroyable parce que quand on ne le
00:52:36connait pas, on dit ça va parler de quoi, alors on va regarder, j'ai appelé cet extrait
00:52:40la colère de Steve, on va regarder donc l'extrait numéro 5.
00:52:45Mon prof on dirait qu'il flippe aussi, on dirait que nous on n'est pas, les gens comme
00:52:50nous, on n'est pas dans leur tête, rebours nocticides, on n'est pas dans l'idée, c'est
00:52:57pas dans leur programme, le cinéma c'est pas pour les rebours nocturnes on dirait, peut-être
00:53:03ils nous voyaient rappeurs ou footballeurs ou faire le même boulot que papa ou maman,
00:53:08ramasser des papiers et tout, c'est en plus après, nous on n'est pas dans leur programme,
00:53:14la preuve, ils ne savent même pas nous choisir des scènes, ils se pétaient pour nous choisir
00:53:17des scènes.
00:53:18Tu penses que ton prof il ne sait pas choisir des scènes ?
00:53:20Il me dit chercher des scènes de noir, c'est moi ou toi le prof, c'est toi qui me dois
00:53:24me donner les scènes, j'ai pas à chercher.
00:53:25Il te dit chercher des scènes de noir ?
00:53:27Oui, un jour il m'a dit, vous ne connaissez pas des auteurs, des auteurs noirs et tout.
00:53:31Pourquoi ?
00:53:32Pour me donner ces scènes là, tellement que le mec il est du père, parce que tu as dépassé
00:53:39le stade, tu ne peux plus, comment ça s'appelle, tu ne peux plus te contenter des petites scènes
00:53:47qu'ils te donnent.
00:53:48Maintenant il est obligé de dépasser un autre stade.
00:53:50Mais pourquoi il te jouait que des scènes de blague, tu ne peux pas jouer d'autres scènes
00:53:53que des scènes d'auteurs noirs ?
00:53:54Je ne sais pas, j'ai attendu un an pour une scène, parce que j'ai fait une scène avec
00:53:58le combat de possédés, il fallait que j'attende qu'il y ait un noir qui arrête, pour l'âge
00:54:02lui.
00:54:03Pendant un an et demi, il me dirait j'ai pas de noir et tout, pendant un an et demi,
00:54:08j'ai dit mais je voulais lui dire, ah c'est nouveau là, on peut attendre même, tiens
00:54:10on se pige.
00:54:11Je lui ai dit, attends je vais chercher un petit de ma cité, on va la faire la scène.
00:54:14Et là, il a trouvé un blanc, il a dit on va le maquiller en noir, pour la faire.
00:54:18Voilà, t'as vu le mec, c'est vraiment un truc de vieux, tu vois ce que je veux dire.
00:54:22Je lui ai dit, moi je vais chercher un petit de ma cité, il n'y a pas de problème, un
00:54:25petit roulement je t'en ramène.
00:54:26On l'a fait la scène, tranquille, je lui donne le texte, il l'apprend, c'est bon.
00:54:30Je lui ai payé son mot au pied.
00:54:32Il veut maquiller un blanc en noir pour faire la réplique ?
00:54:35Pour faire la réplique, voilà, voilà la pensée, tu vois ce que je veux dire.
00:54:40Bon les mecs, ils sont encore à l'ancienne, ils vont croire encore que c'est Christophe
00:54:44Colomb qui a découvert l'Amérique, bon vas-y laisse tomber, salut, salut tu vois.
00:54:52Avec des trucs comme ça, ça me… Pareil, Banton, pareil, je peux la jouer, non il n'y
00:54:57avait pas de noir à ce moment là, putain je suis là pour la travailler, quand j'ai
00:55:00la ligne…
00:55:01C'est-à-dire, je ne comprends pas, tu fais quoi cette histoire avec Banton ?
00:55:03Je lui ai demandé si je pouvais faire Danton, non, non, ce n'est pas possible, ça ne
00:55:08me va pas, il n'y avait pas de noir à ce moment-là.
00:55:09Mais toi, pendant que tu prends des trucs comme ça, ça ne te rend pas guedin, t'as
00:55:14compris ?
00:55:15Ça me rend guedin, mais qu'est-ce que tu veux, si ça me rend guedin, comme je suis
00:55:18un mec encore impulsif, je n'ai pas encore le… C'est dans la logique, soit je suis
00:55:23mauvais ou soit je ferme ma gueule, donc autant fermer ma gueule, parce que si je suis mauvais,
00:55:26je vais être mauvais à 100% et là, là il va vraiment voir le mec qui voit TF1 par
00:55:32Charles VIII qui le présente à droit de savoir, le sale enculé qui est dans ce rôle
00:55:36en train de picoler et tout, et là il va vraiment le voir, c'est pour ça que je ne préfère
00:55:39pas parler, tu vois ? C'est pour ça, je m'en mets à toi, je le prends pour ta faute,
00:55:43parce que j'aime aussi, et ça, tu dois passer par là, c'est ce que je veux dire,
00:55:48même si c'est injuste, tu dois passer par là, c'est injuste, c'est lui qui choisit,
00:55:57c'est lui…
00:55:58C'est-à-dire que tous les autres personnes peuvent jouer tous les rôles qu'ils veulent
00:56:00jouer, même l'autre blanc qui va te faire le rôle blanc, il peut jouer le rôle du noir,
00:56:04mais moi je ne peux pas faire le rôle du noir, c'est un truc de ouf, même moi je ne comprends
00:56:10pas, on va le classer, je ne sais pas ce que je vais lui dire, ça va être des discussions
00:56:16qui vont durer longtemps, après ça va m'énerver, parce qu'après un certain moment, je ne
00:56:21sais plus parler.
00:56:23La mort de Danton, c'est un portrait d'un jeune acteur, et dans ce portrait, Alice Diop
00:56:31va articuler la question de l'intime, et les questions politiques que j'ai évoquées
00:56:37un petit peu avant, qui vont traverser tous ces films, des questions qui tiennent à l'histoire
00:56:41de France, on l'a carrément convoquée par le titre du film et cette séquence, la révolution
00:56:47française, frottée au colonialisme, avec cette phrase incroyable que Steve Dick, le
00:56:53professeur de théâtre a dit, il n'y avait pas de noir à ce moment-là, qui nous choque,
00:56:58et puis l'histoire de l'art, qui est quand même le domaine d'Alice Diop, le théâtre,
00:57:04mais le cinéma qui est là, alors on a parlé des deux mots, je l'ai redit, ces deux mots
00:57:09politiques qui sont aujourd'hui des courants importants, donc le mot de « racisation »,
00:57:18qui veut dire comment le racisme systémique s'inscrit dans les corps, et l'autre concept,
00:57:25le concept de colonialité, qui est au cœur de « La mort de Danton », c'est-à-dire
00:57:29la colonialité de ce qui reste dans les corps, dans les esprits de la période coloniale.
00:57:33Alors, pareil, je ne comprends pas, il y a des tas de livres sur le sujet, et il y a
00:57:41une œuvre qui nous le montre, c'est-à-dire qu'Alice Diop nous montre des personnages
00:57:46qui sont traversés par ces questions. L'extrait qu'on vient de voir, « La colère de Steve »,
00:57:52donc il s'agit de Steve Sturmscheu, qui a grandi dans la cité des 3000 à Olnay-sous-Bois,
00:57:56la cité où a grandi Alice Diop. Il y a la question de la représentation dans ce film.
00:58:03D'abord, il y a le portrait d'un homme en mouvement permanent, un homme qui circule
00:58:07entre deux mondes, entre des mondes, d'abord la banlieue où il habite, et puis Paris-Centre,
00:58:11mais aussi des mondes sociaux, puisqu'il vient des milieux populaires, il va à un
00:58:14cours de théâtre, et Alice enregistre ses questionnements intérieurs, et enregistre
00:58:19de manière folle de proximité ces crises, notamment une crise qui ouvre le film que
00:58:25je n'ai pas mis, même chose, parce que, je vous le dis carrément, je ne voulais pas
00:58:29que vous ayez une mauvaise image de Steve, parce que c'est une colère, au cours Simon,
00:58:35il y en a, qui ont peur de lui, et ça le met dans un état de rage absolue, et il se
00:58:41met en colère là-dessus. Donc, Alice, elle filme cette colère, puis elle filme ce questionnement-là.
00:58:47Il est magnifique, vous savez, moi j'adore le moment où Alice lui dit « Mais pourquoi
00:58:51tu ne réagis pas ? », il dit « Mais parce qu'on va rentrer dans des... ». Vous voyez,
00:58:53on va rentrer dans le, c'est précisément le sujet. Soit on rentre dans le, soit on
00:58:58ne rentre pas. Mais là, son déchirement, il est filmé par elle. Puis le deuxième
00:59:04questionnement, c'est la représentation, au théâtre, au cinéma, le corps qui joue.
00:59:08Donc le film m'a croisé ces deux motifs, au présent, la société française, quels
00:59:15rapports elle entretient avec un jeune acteur noir qui vient de banlieue, ça c'est vraiment
00:59:18le sujet principal du film. Et j'avoue que je suis assez bouleversé par la fin du film,
00:59:26où Steve fait une prestation dans un théâtre parisien, et il y a un authentique geste de
00:59:31tendresse quand on voit ses amis de banlieue viennent le voir. Alors, il le gêne un peu
00:59:37pour la présentation parce qu'il rit très très fort. Puis ils viennent le voir dans
00:59:40le hall, alors ils font un peu de bruit, ils sortent dans la rue, et puis il y a un personnage,
00:59:44un grand ami avec qui il a parlé en banlieue de ce qu'il faisait, il est très fier de lui,
00:59:51je suis très fier de ce que tu fais. Il dit cette phrase, il dit « bon t'étais super,
00:59:56bon c'est bâtard, ils t'ont donné le rôle du négro dans Miss Daisy, mais c'est bon,
01:00:00t'étais super ». Là, il joue pas Danton, mais il joue le chauffeur de Miss Daisy,
01:00:05je sais pas si vous connaissez le film Miss Daisy et son chauffeur, donc il est très bien,
01:00:10on voit un extrait de la prestation. Donc ça c'est la question de la place du jeu,
01:00:14du corps, quelle est la place que j'ai. L'autre motif c'est le passé, comment ce présent réactive
01:00:23le passé ? La place des Africains, des Antillais, des étrangers dans l'histoire de France. Et je
01:00:32l'ai dit au début, Alice Diop a un grand goût de l'histoire, il y a cette phrase de James Baldwin,
01:00:37« l'histoire c'est le présent », et ça, ça travaille tout son cinéma. C'est-à-dire que c'est
01:00:42les films au présent, mais le passé sous plusieurs formes revient. Le titre, La Mort de Danton,
01:00:48c'est comme un poème, Steve ne peut pas jouer Danton, il ne peut pas jouer les Noirs non plus,
01:00:53et la question c'est l'impasse, comment on fait. Alors la référence à la révolution française
01:00:58elle est essentielle, parce que comment on frotte les idéaux révolutionnaires, l'histoire des
01:01:03colonies ? J'ai amené ce petit livre-là, c'est le discours de Danton de 1794, et je voudrais vous
01:01:12montrer, même si je sais que le temps tourne, c'est important, c'est la fin du film en fait.
01:01:17Voilà, les amis de Steve sont venus le voir, il est extraordinaire dans sa scène de théâtre,
01:01:25et puis il y a la dernière scène du film, donc on regarde l'extrait numéro 6.
01:01:28Nous avons brisé la tyrannie des privilèges en abolissant ces pouvoirs auxquels n'avait droit
01:01:38aucun homme. Nous avons mis fin au monopole de la naissance, au monopole de la fortune,
01:01:45dans tous les grands offices de l'état, dans nos églises, dans nos armées, dans toutes les
01:01:52parties de ce corps magnifique qu'est la France. Nous avons déclaré que l'homme le plus humble de
01:01:58ce pays est l'égal des plus grands. Cette liberté que nous avons acquise pour nous-mêmes, nous
01:02:04l'avons affectée aux esclaves, et nous confions au monde la mission de bâtir l'avenir sur l'espoir
01:02:11que nous avons fait naître. C'est plus que des victoires dans une bataille, plus que des épées
01:02:15et des canons, et toutes les cavaleries de l'Europe. Et cette inspiration, ce souffle pour tous les
01:02:23hommes, partout, en tous lieux, cet appétit, cette soif de liberté, jamais personne ne pourra l'étouffer.
01:02:32C'est vrai que j'ai retrouvé effectivement ce livre-là,
01:02:48« Lançons la liberté dans les colonies », discours de Danton, 4 février 1994, suivi de « La France est un arbre vivant »
01:02:55de Léopold Sédar Senghor, et puis suivi d'un discours de Christiane Taubira de 1999.
01:03:01C'est vrai qu'un des horizons du cinéma d'Alysiop, c'est quand même, dans cette séquence, de réaliser
01:03:08le rêve de Steve, dont il joue Danton. Alors je tiens à dire que Steve Tiontcho est un acteur
01:03:13extraordinaire aujourd'hui, vous l'avez vu, j'ai cité deux films que j'aime beaucoup dans lesquels il joue.
01:03:18Il est l'extraordinaire Lemaire dans « Les Misérables ». Pour ceux qui ont vu « Les Misérables »,
01:03:22qui a vu « Les Misérables » ? Vous vous souvenez du personnage de Lemaire, le jeune policier qui pense que c'est
01:03:28Lemaire, et qui découvre ce personnage absolument extraordinaire. Et puis il joue surtout l'adjoint
01:03:34Omer dans « Bâtiment 5 », un adjoint Omer qui doit avaler toutes les couleuves de la réhabilitation,
01:03:40de la destruction d'une tour où vit le peuple. Et il doit avaler les couleuves d'un maire qui dit que,
01:03:50profitant d'une catastrophe à un étage, ils vont détruire la tour. Le film est complètement déchirant,
01:03:56« Bâtiment 5 ». Je ne sais pas si vous l'avez vu autant, le film a été critiqué, il y a eu une réception critique.
01:04:02On dit beaucoup parfois que ces films sont primaires, on dit que c'est primaire, c'est caricatural.
01:04:08Moi, je ne le crois pas. Je ne crois pas que le cinéma peut être aussi puissant en insistant sur les traits.
01:04:19Après, les gens disent que c'est comme un conte. Si ça arrange les gens de dire que c'est comme un conte,
01:04:23il n'y a pas de problème. Ce n'est pas comme un conte, c'est comme la vérité. Et au cinéma, jouer, interpréter.
01:04:28Et Steve Sancho est dans ce film. Et ce qui est très beau dans le film d'Alice Diop, c'est que,
01:04:33moi, j'aime beaucoup ça, les acteurs français qu'il aime, c'est Jean Gabin et c'est Lino Ventura.
01:04:38C'est-à-dire qu'on voit qu'à travers ce portrait, il y a une tradition populaire des acteurs de cinéma.
01:04:44Et en racontant l'histoire de France à travers Steve Sancho, elle essaie, elle fait une histoire de France
01:04:52et du théâtre et du cinéma où le peuple serait présent. Donc, c'est important.
01:04:57Deuxième remarque. Elle, dans cet extrait, elle rappelle la question de l'universalisme.
01:05:04La question de l'universalisme telle qu'elle la défend, le défend. Et pour conclure ce moment de l'intime et de l'écoute traversée par le politique,
01:05:17j'aurais évoqué un écrivain qui compte beaucoup pour Alice Diop et pour ces questions-là. C'est James Baldwin.
01:05:23Bon, je ne le présente pas. Peut-être vous avez vu le film de Raoul Peck « I am not your negro » sur James Baldwin.
01:05:31Baldwin, qui a réfléchi sur les rapports de domination, on lui doit beaucoup sur cette réflexion-là dans les années 60, 70.
01:05:40Il a un dialogue en 1972 avec une très grande anthropologue qui s'appelle Margaret Mead.
01:05:45Margaret Mead est une des plus grandes anthropologues féminines et anthropologue tout court.
01:05:51Elle est célèbre pour le concept du culturalisme. Elle discute avec lui dans un livre, en 1972, avec Baldwin, et ils ne sont pas d'accord.
01:05:59Mead dit que l'urbanisme peut exister, qu'il faut dépasser la question des couleurs, de peau, des différences.
01:06:06Ce qui est paradoxal pour elle, qui défend le particularisme. Et Baldwin dit qu'au contraire, il faut être attentif à la couleur.
01:06:12Et là, on a là deux versions de l'universalisme. Une version de surplomb. Et puis un universalisme que Baldwin appelle « universalisme pluriel ».
01:06:26Bon, il est évident qu'Alice Diop défend cet universalisme-là. C'est-à-dire, encore une fois, un universalisme que défend sans doute le texte de Danton,
01:06:36si vous le lisez, peut-être de 1694. Bon, j'avais... Je regarde l'heure. Non, j'ai pas le temps.
01:06:45Il y avait un extrait de Baldwin dans un livre qui s'appelle « La prochaine fois, le feu ». « Next time, fire ».
01:06:55C'est un classique des luttes dans les années 60. Et il dit quelque chose de très très beau sur le fait de ce qu'il appelle l'épreuve de survie.
01:07:07C'est-à-dire le fait d'être noir aux États-Unis, pour lui, c'est une épreuve, c'est une expérience, mais que la société américaine aurait tout à gagner
01:07:14à utiliser le savoir de ceux qui survivent pour être une société heureuse ou harmonieuse, puisque pour lui, elle est malade.
01:07:23Baldwin fait le constat d'une société américaine malade, qui fait un écho absolument déflagrant avec ce qu'on vit aujourd'hui.
01:07:30Et je vais quand même vous lire cet extrait. « Celui-là qui, chaque jour, était obligé d'arracher par fragments sa personnalité, son individualité,
01:07:37aux flammes dévorantes de la cruauté humaine, sait, s'il survit à cette épreuve, et même s'il ne survit pas, il sait quelque chose quant à lui-même et quant à la vie.
01:07:45Qu'aucune école sur terre et aucune église non plus ne serait enseignée. L'autorité qu'il acquiert, il ne la doit qu'à lui-même, et celle-là est inébranlable.
01:07:53Et cela parce que, s'il veut subsister, il lui faut voir au-delà des apparences, ne rien considérer comme acquis, deviner le sens derrière les mots.
01:08:01Quelqu'un qui continuellement survit à ce que la vie peut apporter de pire, cesse éventuellement d'être dominé par la peur de ce que la vie peut apporter. »
01:08:09Alors, je ne sais pas si j'ai lu, c'est tellement dense, mais je crois que c'est aussi ce que veut dire Steve quand il dit « je ne vais pas rentrer dans tout ça, je ne vais pas me mettre en colère, je vais utiliser ce savoir pour être plus fort ».
01:08:23Donc, voilà, je voudrais, je sais qu'il reste un quart d'heure, on va juste, à mon avis, aborder très rapidement, hélas, parce que c'est un thème majeur,
01:08:34mais je veux qu'on puisse un peu échanger, je vous dis beaucoup de choses.
01:08:38« Le troisième temps de secours », j'ai appelé ça un cinéma pour réparer le care, le soin.
01:08:43J'avais prévu de vous montrer un extrait de « Nous ».
01:08:46« Nous », c'est ce film où Alice Diop a filmé des fragments de vie de banlieue le long du RER B.
01:08:53C'est inspiré d'un livre de François Maspero.
01:08:56C'est un film très curieux, parce qu'on pourrait dire que c'est un film sur le vivre-ensemble, puisqu'elle filme à la fois une messe de commémoration de la mort de Louis XVI,
01:09:07elle filme des jeunes en train de se reposer dans un terrain vague, on écoute en piaf, elle filme à un moment le mémorial de Drancy,
01:09:15et on se dit « oui, c'est un grand chant du vivre-ensemble, un peu le slogan politique du vivre-ensemble ».
01:09:21Ce n'est pas du tout, c'est plutôt un film dont chaque spectateur doit faire le travail de lien entre les fragments.
01:09:29Et c'est un film qui, je trouve, ressemble beaucoup à « Vers la tendresse », c'est-à-dire au bout du film,
01:09:36et on ne pourra pas écouter non plus le dernier extrait, j'étais trop gourmand, où elle met la chanson de Jean Ferrat, « Ma France ».
01:09:44Donc le film termine avec beaucoup de douceur, et on a vu des choses très différentes du pays.
01:09:49Et dans ce film, il y a une scène que je voulais vous montrer, c'est la scène où elle filme sa soeur,
01:09:55sa soeur qui est infirmière à domicile, et qui vient apporter des soins à une dame.
01:09:59Je vous décris l'extrait parce que c'est le troisième temps de ce cours, qui va être un peu bref.
01:10:04C'est le soin apporté à l'autre qui va permettre de nous sortir de ce chaos, en écoutant et en allant.
01:10:14Elle filme sa soeur venir dans la maison, pavillon de banlieue, s'occuper, on entend la voix, d'un soin,
01:10:22et elle dit « c'est ma soeur qui est là, mais elle ne rentre pas maintenant ».
01:10:24Il y a l'éthique de ne pas filmer le soin direct.
01:10:28Donc il y a une approche très sensible d'Alice pour nombrer ça, parce que le soin, c'est le dernier horizon de son cinéma,
01:10:39c'est par le soin qu'arrive la dignité.
01:10:42Je vous ai amené ce livre de Cynthia Fleury, qui est un peu fondamental.
01:10:49On est là dans la sidération de ce qui arrive à Mayotte.
01:10:52Là, je vous parle aujourd'hui, 20 décembre 2024, et elle parle du sentiment de dignité ou d'indignité.
01:11:00Elle parle du devenir indigne du monde.
01:11:03Le devenir indigne du monde, c'est le monde de l'indifférence.
01:11:06C'est le monde de « je ne sais pas quoi faire, je suis impuissant ».
01:11:10Je parle beaucoup de ça.
01:11:12J'avais prévu de vous parler des idées de Cynthia Fleury,
01:11:16où elle rencontre ce chaos qui viendrait du fait de l'indifférence au monde,
01:11:21de ce qu'un grand auteur qui s'appelle Achille Mbembe appelle « le devenir brutaliste du monde ».
01:11:26Le devenir brutaliste du monde, c'est un monde où il n'y a plus d'éthique individuelle,
01:11:30il n'y a plus qu'une éthique de gestion.
01:11:32Je vous ai résumé.
01:11:33L'éthique de gestion, c'est-à-dire que nous ne sommes plus que des masses à organiser,
01:11:37et souvent dans les états d'urgence, c'est ça qui se passe.
01:11:39L'individu, ce qui nous tient à tous, la morale, passe à l'as.
01:11:44C'est cet événement-là précis, en 2024, qu'il faut pointer,
01:11:48et qu'Alice Diop montre magnifique dans son…
01:11:51J'ai parlé tout à l'heure de deux chefs-d'œuvre dans « La Permanence ».
01:11:55Je sais qu'il est moins le cas, je voudrais qu'on regarde peut-être la plus belle séquence du cinéma d'Alice Diop,
01:12:03même si j'aurais aimé montrer une séquence de Saint-Omer, on va voir si on a le temps.
01:12:09Dans la durée, que se passe-t-il ?
01:12:12Dans un cabinet d'hôpital Bojon, un médecin reçoit des migrants en situation irrégulière.
01:12:23Il leur délivre des médicaments.
01:12:25Il les écoute d'abord, puis il leur délivre des médicaments.
01:12:28Et on va voir donc un moment bouleversant.
01:12:32Enfin, excusez-moi du mot bouleversant, je le trouve tellement nul.
01:12:35Un moment d'interpellation.
01:12:39J'ai parlé au début de ce cours avec Pialat d'interpellation.
01:12:43Quand on voit la proximité du malheur, ou quand le malheur est à deux pas de vous.
01:12:49On va regarder l'extrait numéro 10 de « La Permanence », un extrait assez long.
01:12:54Et la séquence est encore plus longue.
01:12:57Elle est comme un film qui résume les enjeux du care et de l'intime, et de l'écoute.
01:13:03Regardez l'extrait numéro 10.
01:13:33Je rêvais de ce qu'il m'était fait.
01:13:37Si je parle de ça, je me rends très malade.
01:13:42Ça me fait mal.
01:13:44Parce que maintenant, je prends des médicaments pour la physiologie.
01:13:50Parce que parfois, quand je vois les voitures, je ne l'entends même pas.
01:13:56Quand la voiture s'arrête, la voiture doit s'arrêter pour moi.
01:14:03Parfois, même quand je parle, je oublie, je dois écrire les choses que je dois faire.
01:14:13Si je ne l'écris pas, c'est juste de partir en direct.
01:14:20D'accord.
01:14:24Pourquoi es-tu venue en France, spécialement en France ?
01:14:29Tu ne connaissais personne en France ?
01:14:32Quelqu'un m'a aidé à venir, parce qu'il me protégeait.
01:14:37Il m'a dit qu'il allait m'aider à protéger mon bébé.
01:14:40Parce que je ne savais même pas où je devais aller.
01:14:45Oui, oui. D'accord.
01:14:51Vous avez compris pour le...
01:14:55Oui, persécuteur, oui.
01:14:57Mais c'est avec le mari que j'ai...
01:15:00Il a foutu dehors, en gros.
01:15:06Et qu'est-ce que je peux faire pour vous maintenant ?
01:15:10Parce que souvent, ils me rejettent.
01:15:13Alors, ma société...
01:15:21Il y a une traduction en français.
01:15:30D'accord, d'accord.
01:15:32Je comprends ça.
01:15:34Donc, c'est un certif.
01:15:43Il y a la traduction française de l'histoire, là.
01:15:51Alors...
01:15:59C'est très difficile pour vous.
01:16:14Vous... Excusez-moi, madame.
01:16:18Vous... Excusez-moi, madame.
01:16:44Comment ?
01:16:46Oui, c'est le récit qui est dur.
01:16:55OK.
01:16:57Excusez-moi.
01:16:59Excusez-moi un instant.
01:17:30C'est une vie de merde.
01:17:33C'est une vie de merde qu'elle a eue.
01:17:36C'est une vie de merde.
01:17:39C'est une vie de merde qu'elle a eue.
01:17:49Quand elle repense à tout ça,
01:17:52elle ne dort pas.
01:17:55Elle ne dort pas.
01:17:58C'est une vie de merde.
01:18:01C'est une vie de merde.
01:18:04Quand elle repense à tout ça,
01:18:07elle ne dort pas.
01:18:10Elle dort quand même.
01:18:13Quand elle repense à tout ça,
01:18:16elle ne dort pas.
01:18:26C'est une vie de merde.
01:18:32Excusez-moi, madame.
01:18:34J'ai écrit le certificat.
01:18:37Peux-tu...
01:18:40Votre problème de brûlure, c'était quand vous aviez 12 ans, c'est bon.
01:18:47Ok.
01:19:00Dans quelle ville habitez-vous maintenant ?
01:19:03Dans quelle ville ? Ah, à Stade.
01:19:11La permanence, alors je me suis trompé de lieu,
01:19:17puisque ça se passe à Bobigny, dans un cabinet médical d'hôpital Avicenne à Bobigny.
01:19:24Et j'ai fait la confusion parce qu'il y a un film qui s'appelle État limite,
01:19:29que vous avez peut-être vu, qui suit le parcours d'un psychiatre à l'hôpital Beaujon à Clichy.
01:19:34Et les deux films illustrent l'institution des soins.
01:19:40Dans ce film, Alice Diop a inscrit les blessures de l'intime dans l'ordre du monde, puisqu'on reçoit des migrants.
01:19:48Alors Cynthia Fleury, dans ce livre, La clinique de la dignité, c'est un livre de 2023,
01:19:53elle fait le constat que des personnes comme cette dame vont se multiplier
01:19:59du fait de ce qu'un climatologue appelle les guerres du climat.
01:20:04Je parlais de Mayotte tout à l'heure.
01:20:07Ces événements qui touchent des masses touchent les individus, en fait.
01:20:11Et la capacité des systèmes de soins des pays démocratiques, c'est qu'est-ce qu'on fait face à ça ?
01:20:20Et chaque fois qu'on voit cette séquence de la permanence,
01:20:25on est à la fois surpris par la crise qui arrive,
01:20:30et puis par le calme d'une certaine manière du médecin
01:20:36qui voit passer devant lui énormément de cas individuels de souffrance.
01:20:42Cynthia Fleury parle de devenir indigne des institutions,
01:20:47elle parle de souffrances éthiques qui deviennent de plus en plus importantes.
01:20:51Les gens qui, dans les institutions scolaires, de soins, psychiatriques, policières, prisons,
01:20:58sont face à des situations où ils constatent que l'institution est complètement incapable de faire face aux enjeux humains.
01:21:05Et on est oublié de penser à, parce que je ne l'ai pas cité,
01:21:10j'ai cité pas mal de monde, mais je ne l'ai pas cité, on est oublié de penser à Frantz Fanon.
01:21:14Frantz Fanon est un grand penseur de la condition noire,
01:21:19et il a été psychiatre pendant la guerre d'Algérie, il entendait des soldats,
01:21:25et il a vu comment l'histoire avec un grand H entrait directement dans le corps des gens et dans la psyché des gens.
01:21:35Il a développé une réflexion sur les violences de l'histoire coloniale.
01:21:40La souffrance éthique, c'est comment faire face à ça.
01:21:46Alors dans cet extrait, ce que j'ai trouvé incroyable, c'est que dans les films d'Alice Diop, il y a toujours le constat sociologique,
01:21:52comme on l'a vu au début dans « Clichy pour l'exemple », un état des lieux d'une question,
01:21:57mais l'émotion n'est jamais loin.
01:22:00Alors elle se l'interdit souvent, puisque l'émotion, dans le cinéma, c'est souvent un risque de sensiblerie, de tirer sur l'émotion.
01:22:09J'ai cité Pialat, il y a la fameuse phrase de Pialat qui disait « pas de gras dans un plan ».
01:22:14Il faut rester sur l'os.
01:22:17Il y a un côté bressonien chez Alice Diop.
01:22:20Quand on voit un film comme Saint-Omer, on pense au procès de Jeanne d'Arc.
01:22:24Pas parce que Jeanne d'Arc, mais parce que la manière dont parle le personnage,
01:22:28la manière dont le personnage est inscrit dans l'écran, parle pour sa solitude.
01:22:33La parole est dans l'espace pour que le public l'entende, comme le public du procès.
01:22:39Et là, il se passe quoi ? Il se passe un débordement de son système dans cette scène.
01:22:44Un débordement qui casse le protocole.
01:22:47Il y a un cri de souffrance qui change tout.
01:22:49Et là, on a une prise documentaire qui suit une dramaturgie de fiction.
01:22:52Le spectateur qui connaît le scénario de chaque consultation, il est habitué.
01:22:56Chaque personne qui vient pose un problème très grave.
01:22:59Il s'est habitué à l'échange entre le médecin,
01:23:03qui est un médecin très ouvert, qui donne des médicaments.
01:23:09On voit bien sur l'institution, le film dit beaucoup ça aussi, la psychiatre.
01:23:15Il y a une parole procédurale, ce qu'on appelle le professionnalisme.
01:23:19Je ne suis pas là pour me faire déborder par les émotions.
01:23:21Ni Alice Diop qui fait le film, ni le médecin qui reçoit.
01:23:24Et puis là, il y a l'effraction du réel qui casse tout,
01:23:27qui vient interpeller le docteur, qui garde son calme.
01:23:30Et ça nous surprend, qu'il pose la question des tortures
01:23:33qu'elle a subies dès l'âge de 12 ans, au moment de la crise.
01:23:36Donc là, il y a la violence institutionnelle.
01:23:39Et puis, il y a le spectateur.
01:23:42Là, ça nous saisit comme un événement.
01:23:46Et puis, il y a la réalisatrice.
01:23:48Et elle fait évidemment un geste magnifique.
01:23:50Et je conclurai sur ce geste.
01:23:52Je dirais que ce geste sera répété dans une scène bouleversante de Saint-Omer.
01:23:56C'est le geste du bras qui vient du hors-champ.
01:23:59Et de son corps aussi, qui rentre dans le cadre.
01:24:01Et qui fait un geste de réconfort.
01:24:03Qui est bouleversant.
01:24:05Parce qu'en fait, on ne fait pas ça dans un documentaire.
01:24:08Et Alice Diop est à bonne école.
01:24:10Raymond Depardon.
01:24:12La seule fois où j'avais vu ce geste de tendresse, d'accompagnement,
01:24:16c'était dans un film de Claude Lanzmann.
01:24:18Le dernier des Justes.
01:24:20Où j'avais été bouleversé aussi par le geste de Lanzmann
01:24:24qui racontait des choses extrêmement violentes liées à sa mémoire de la guerre.
01:24:29Mais c'est très rare.
01:24:31Et je dirais que ça dit beaucoup du cinéma d'Alice Diop.
01:24:34Qui est à la fois traversée par une grande tendresse du regard.
01:24:37Faite aux vulnérables.
01:24:39Et qui est gagnée par l'émotion.
01:24:42Cette séquence est rejouée de manière sublime dans Saint-Omer.
01:24:48Au moment où l'avocat de la défense fait face à nous.
01:24:53Un discours, je dirais.
01:24:55Une parole politique pour dire la souffrance de ce personnage.
01:24:59De Laurence Colly.
01:25:01Et qui, quand elle a terminé, provoque l'éclat de larmes.
01:25:05Ce qui est impossible d'imaginer chez le personnage pendant tout le film.
01:25:08Où elle garde une force de sa survie.
01:25:11On parlait de survie à l'instant.
01:25:13La survie dont parle Baldwin.
01:25:15Et qui fend l'armure.
01:25:17Et qui tombe dans ses bras.
01:25:19Je terminerai ce cours avec ce geste.
01:25:21Qui est quand même un geste.
01:25:23Sinon d'espoir.
01:25:25De possibilité.
01:25:27J'ai l'impression d'être très pessimiste ce soir.
01:25:31De possibilité d'un monde.
01:25:33Ce que j'ai appelé en reprenant un titre d'un livre de James Baldwin.
01:25:37Un autre pays.
01:25:39Je vous remercie.

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