Xerfi Canal a reçu Hélène Picard, professeure associée à Grenoble école de management, pour parler des dérives de l'entreprise libérée.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00Bonjour Hélène Piccard, professeure associée Grenoble Ecole de Management, autrice avec Thibaut
00:15Dodijos d'un article dans la revue française de gestion, « Dysfonctionnement inhérent aux
00:19expériences des entreprises libérées, analyse critique en cinq écueils », numéro 317. Alors
00:27ces écueils, l'entreprise libérée, on a en tête, il faut libérer l'entreprise, en finir avec les
00:33modes de management taylorisés, en gros l'organisation hiérarchique, la soumission à
00:39l'autorité, etc. Libérons tout ça, c'est la proposition phare de l'entreprise libérée,
00:44beaucoup d'impact en pratique, beaucoup de processus de transformation d'entreprise sur
00:50la base de ces préceptes et vous vous avez identifié après un examen de l'ensemble de
00:56la littérature produite, vous avez identifié cinq écueils, on va les creuser ensemble. Un,
01:01instrumentalisation des promesses humaines. Mon effort, instrumentalisation. Oui, en fait,
01:05ce qu'on voit, ce qu'on met en lumière ici, c'est la part de prescription importante qui
01:10est masquée par des discours humanistes et libéraux. En fait, il reste, malgré la mise
01:19en place d'espaces de délibération et de redistribution de la parole, une part de
01:23prescription importante, des tabous ou des aspects non négociables du modèle, notamment
01:30aussi influencé par tout un outillage assez formaté, on va dire. Oui, parce qu'il faut
01:38formaliser les tâches, c'est ça, quand on libère, il faut quand même se coordonner. Et ça, ça aura
01:42aussi toutes ces standardisations, des pratiques, donc un ensemble de principes et d'outils qui,
01:50en fait, s'avèrent un peu imposés ou en tout cas difficiles à négocier, mais aussi des modalités
01:55de répartition de la valeur qui ne sont pas forcément questionnées. Et puis, un troisième
02:00aspect là-dessus, et c'est là où on parle aussi d'instrumentalisation, c'est une tendance forte
02:04à mobiliser et à mettre au travail les émotions des membres de l'organisation. Cette promesse de
02:09bonheur, qui est un peu aussi au cœur de l'entreprise libérée, elle vient avec des
02:13attentes assez fortes en matière d'expression des émotions qui doivent être positives,
02:17la critique doit être constructive, elle ne peut pas être trop confrontationnelle,
02:20elle ne peut pas être trop radicale. Et donc là, ça représente un risque parce que ça peut créer
02:26des désillusions, voire des formes de souffrance face à une rupture de promesse qui, en fait,
02:31n'est pas tenue ou se révèle beaucoup plus limitée. Qui dit entreprise libérée ne dit pas forcément
02:36fin des rapports de force, on va dire ça comme ça, enracinement du dirigeant, c'est le deuxième
02:40dysfonctionnement. Oui, et ça, c'est un autre aspect quand on parle de rapports de force ou en
02:45tout cas de rapports de pouvoir. Ce que l'on observe dans ces démarches de libération, c'est
02:51la centralité du leader libérateur, cette fameuse figure du leader libérateur qui a tendance à
02:57perdurer bien après l'étape de transformation, le lancement de la démarche. Les récits de
03:03libération y mettent presque systématiquement en scène la figure du leader libérateur qui est
03:09porté par un désir intime, presque existentiel, et qui va amener à mettre en oeuvre la démarche
03:17organisationnelle. Et il y a par rapport à ça un double risque qu'on identifie. Le premier, c'est
03:22de surdépendre d'une figure qui peut redevenir un peu paternaliste, là où on voulait enlever
03:27justement de l'autoritarisme, même si c'est bienveillant. Et puis la deuxième, c'est la
03:34démarche, enfin le développement d'une forme de démocratie organisationnelle qui serait
03:40presque un peu populiste, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de management intermédiaire, on les a supprimés,
03:45mais on a un espèce de dialogue entre le dirigeant et les salariés, ce qui peut
03:53parfois aussi amener à passer outre d'autres corps intermédiaires qui sont importants, les
03:57représentants du personnel, les syndicats. Attention aux gourous, attention aux gourous. Troisième
04:03dysfonctionnement, difficulté de régulation, c'est-à-dire qu'il y a un moment où il y a quand même des
04:06conflits, on est dans une vie sociale, et qui dit vie sociale dit conflits, comment on les règle ?
04:11Oui, et ce que la littérature montre ici, c'est qu'on a assez fréquemment ce que des auteurs vont
04:18appeler des conflits sans instance, c'est-à-dire qu'on a une redistribution des fonctions managériales
04:26dont tout le monde peut se saisir, et on n'a pas forcément un lieu clair de pouvoir, en tout cas,
04:32qui pourrait être le tribunal ou qui pourrait être des processus de savoir comment prendre les
04:40décisions difficiles, comment régler des conflits interpersonnels, mais aussi sur la répartition des
04:45ressources par exemple. Il y a des canaux de décision qui peuvent devenir un peu flous,
04:49et on peut aussi avoir un risque important, dont moi pour le coup j'ai pu observer dans les
04:56entreprises sur lesquelles j'ai mené des travaux empiriques, de développement de dynamique
05:01interpersonnelle abusive ou toxique. Ceux qui n'adhèrent pas aux modèles peuvent être ciblés,
05:06peuvent devenir des boucs émissaires, et il n'y a pas forcément de figure médiatrice qui va se
05:11sentir légitime, puisque tout le monde est censé être sur le même plan, et on n'a pas réglé cette
05:15question-là de comment est-ce qu'on va réguler des collectifs qui peuvent être en tension,
05:19et ça peut devenir assez traumatisant, générateur de souffrance.
05:21Attention, les cours d'école, on est libre à l'intérieur, mais il faut qu'il y ait quand même
05:25le maître ou la maîtresse de temps en temps pour rappeler un peu à l'ordre.
05:29En tout cas, il faut savoir comment on va organiser cette vie relationnelle.
05:36Quatrième dysfonctionnement, l'hyper réflexivité. C'est très intéressant ça. C'est-à-dire qu'on
05:40passe son temps à se demander comment on s'est libéré, pourquoi on s'est libéré,
05:44est-ce qu'on ne peut pas se libérer plus ? C'est un débat infini.
05:47Il y a une charge d'organiser la participation qui prend presque le relais de la charge d'organiser
05:57le travail. On n'a plus un management qui va vous dire comment on doit travailler,
06:00comment on doit organiser les tâches. En revanche, le fait d'organiser la participation devient une
06:05sphère d'activité à part entière, qui va aussi demander un certain nombre de nouvelles
06:10formes d'expertise. Les salariés sont sollicités de plus en plus. Il est attendu aussi qu'ils
06:17s'impliquent dans les espaces de délibération qui se démultiplient. On peut parler par exemple
06:21dans la gracie des cercles, qui vont être multiples, et donc des lieux dans lesquels
06:26l'activité d'organisation se déploie. Et on a quelque part une forme de bureaucratisation de
06:33la participation, c'est ce que vont décrire aussi Marine Derideur et Laurent Tasquin par exemple,
06:36avec une remise en question continuelle, un risque d'instabilité et d'épuisement d'une partie des
06:43membres qui ne vont pas parvenir à rester à jour. Et donc, finalement, on peut avoir une fatigue
06:50autour de cette remise en question permanente. Et puis le dernier dysfonctionnement, c'est
06:55l'élitisme. Oui, alors ça, on peut se dire que c'est un peu inattendu. C'est le paradoxe complet.
07:00Voilà, on a une volonté de pousser les formes de participation, d'inclusion même, d'élargir des
07:08espaces de décision, de donner du pouvoir d'agir aux membres de l'organisation. Et en fait, ce
07:14qu'on observe, c'est des phénomènes effectivement paradoxaux de hiérarchie informelle et parfois
07:20aussi fréquents de survalorisation des comportements de participation. Et donc,
07:26finalement, de tentatives de distinction par la participation et par le fait de maîtriser aussi
07:32tout un jargon. Là encore, l'holacratie est très impressionnante sur ces aspects-là. Le travail de
07:38Margot Langlois sur Wichter est assez un illustrateur de ça. Il y a une accessibilité qui
07:45devient finalement assez inégale à ce langage-là et assez pratique. Par exemple, comment est-ce
07:50qu'on peut se libérer de son poste de travail pour participer au cercle d'innovation lorsqu'on est
07:54sur une ligne de fabrication et donc on est posté ? Difficile de se faire remplacer. Et donc là,
07:59il va y avoir un discours parfois des porteurs de l'entreprise libérée sur l'immaturité de ceux
08:04qui ne s'impliquent pas assez, qui me semblent ne pas tenir compte des effets systémiques par
08:09exemple de classe, de genre, qui peuvent freiner l'aisance ou le sentiment de légitimité dans la
08:14participation. Ça, les travaux sur les organisations féministes, par exemple La Dorion, le montrent
08:17très bien. Donc, on a un idéal du salarié-entrepreneur de sa participation qui peut
08:24conduire à l'exclusion de certains et certaines. Très intéressant. Typiquement, le cas des ouvriers
08:29qui ne sont pas habitués forcément à passer du temps en réunion versus les quatre qui eux sont
08:33très à l'aise et très habitués. Voilà comment on crée des dynamiques d'exclusion. J'ai envie de
08:38résumer en disant attention, emmanagement, l'enfer peut toujours être pavé de bonnes intentions.
08:41Voilà, donc libérer l'entreprise, ça peut parfois conduire à des dérives et on vient de les voir
08:46ensemble. C'est dans le numéro 317 de la revue française de gestion. Merci à vous. Merci beaucoup.