• il y a 2 ans
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous.
00:18 "L'amour est la seule chose digne d'être éternelle", écrit-il.
00:22 Prix Nobel de littérature en 2008, l'auteur du procès verbal de Désert ou encore de Alma,
00:27 nous donne aujourd'hui des nouvelles des indésirables dans AVER publié chez Gallimard.
00:31 Un recueil de huit nouvelles, des histoires qui donnent envie de rire et de pleurer,
00:36 des histoires de solitude et d'abandon.
00:38 Une oeuvre nomade de la main d'un écrivain fasciné par les ailleurs du monde,
00:42 mais peut-être d'abord fasciné tout simplement par les autres.
00:46 *Musique*
01:02 *Ti ti ti ti ti ti*
01:04 Ça ressemble un peu à un invité mystère, mais tout le monde vous aura peut-être reconnu.
01:08 Bonjour Jean-Marie Gustave Le Clésiaud. Bonjour.
01:11 Bonjour Olivia Gesper.
01:13 Bienvenue à vous. Une émission programmée par Henri Leblanc et préparée par Didier Pinault,
01:17 réalisée par Félicie Fauger avec Félix Delacour.
01:20 Jean-Marie Gustave Le Clésiaud, "Solitude", est-ce que c'est un beau mot pour vous ?
01:25 C'est un mot, je crois, qui m'inspire, mais je ne sais pas si je dirais qu'il est beau.
01:31 C'est lié à ma vie. J'ai une vie assez solitaire, je crois, depuis toujours.
01:38 Mais j'aime beaucoup ce mot, d'une certaine façon.
01:42 Des histoires qui donnent envie de rire et de pleurer, des histoires de solitude et d'abandon,
01:46 rassemblées dans ce recueil de nouvelles intitulé "Avers" et qui paraît aujourd'hui chez Gallimard.
01:52 Quelle différence entre la solitude des femmes et des hommes qui peuplent les nouvelles d'Avers
01:56 et celle de l'écrivain que vous compariez à une plante vénéneuse et nécessaire
02:01 lors de votre discours de réception du Nobel ?
02:05 Oui, l'écrivain a ceci de particulier, c'est que la solitude ne lui pèse pas vraiment
02:12 dans la mesure où il invente des personnages, des actions, il se plonge dans sa mémoire,
02:18 dans la mémoire des autres. Il est beaucoup à l'écoute des autres, en fin de compte.
02:25 Et donc, c'est un remède à la solitude que d'écouter les autres.
02:31 À l'écoute des autres. Vous le disiez aussi à ce moment-là, l'écrivain est l'être qui cultive
02:35 le mieux cette plante vénéneuse qu'il ne croit que sur le sol de sa propre incapacité.
02:40 On va écouter ce qu'en dit Michel Serres de cette fameuse solitude.
02:44 C'est un métier de la solitude physique. Mais quand on considère combien de personnes
02:51 et combien de choses passent par le bureau du solitaire qui écrit, c'est plutôt un métier de la foule.
03:00 Le nombre de gens qui sont passés dans mon bureau depuis que j'écris est énorme.
03:04 Le nombre de choses, cette espèce de tentative éperdue d'embrasser énormément de concret
03:12 fait que peut-être plus on est solitaire, plus on voit de choses, de mondes et de personnes.
03:19 Voilà l'émou du philosophe Michel Serres. Il y a foule aussi dans votre tête à vous ?
03:24 Oui, j'aime bien ce que je viens d'entendre, ça me parle.
03:28 Parce que quand j'écrivais, j'étais beaucoup plus jeune,
03:34 et j'imagine que pour Michel Serres c'était la même chose,
03:37 l'écriture venait en concurrence de la vie.
03:41 C'est-à-dire que j'étais dans une pièce, donnant sur la rue, mais je n'allais pas voir la rue.
03:46 Dans la rue parfois passaient des camarades de classe ou des camarades de jeu.
03:51 Ils m'appelaient et je ne répondais pas.
03:54 Parce que je pensais que le moment que je passais avec mon écrit
04:00 était plus important que ce que j'allais voir, ce que j'allais rencontrer dans la rue.
04:04 Mais à quel âge ? Petit déjà ?
04:06 Oui, oui.
04:07 Les camarades de classe qui vous appelaient, vous alpaguaient du bas de la rue ?
04:11 Oui, quand j'avais une douzaine d'années.
04:13 Vous écriviez déjà ?
04:14 Oui, j'écrivais des romans d'aventure.
04:16 J'étais très influencé, je crois, par Jules Verne.
04:21 J'avais envie de concurrencer ce que je lisais ou de continuer ce que je lisais.
04:26 Vous ne les avez jamais publiés ?
04:28 Non, ça ne m'est même pas venu à l'idée.
04:32 Pourquoi ? Ils n'étaient pas bons ?
04:34 Je crois que la littérature c'est quelque chose de particulier.
04:40 Parce qu'il faut atteindre un certain niveau.
04:42 Et je n'avais pas atteint le niveau, c'est comme pour le sport.
04:45 Ce n'est pas la peine d'essayer de faire une compétition de course
04:48 tant que vous n'êtes pas bien entraîné.
04:51 Mais quand est-ce qu'on sait, surtout soi-même, ça passe un peu par le regard des autres,
04:54 aussi qu'on a atteint le niveau ?
04:57 Quand on est accepté par l'éditeur.
05:00 J'ai envoyé des manuscrits qui ont été refusés à suivre.
05:04 Donc je considère que la première fois que j'ai publié,
05:07 ce n'était pas mon premier roman, ça devait être mon dixième roman.
05:10 Mais les romans précédents n'avaient pas été retenus.
05:14 Il a toujours raison votre éditeur. Vous en êtes bien sûr ?
05:18 Je ne sais pas. C'est surtout que j'écrivais en anglais à une époque.
05:22 Donc j'envoyais mes livres à des éditeurs anglais qui ne répondaient pas.
05:25 Ils devaient trouver que ma langue n'était pas très bonne.
05:28 Donc le français a été la langue de l'écrivain, la langue de la première publication ?
05:32 Non, la première langue d'écriture pour moi c'était le créole ou le pidgin english.
05:39 Parce que je mêlais le français à l'anglais, je l'écrivais à la française.
05:44 C'est-à-dire que pour l'article 2, j'écrivais ça "z easy".
05:48 Ça ne pouvait pas être publié bien sûr.
05:53 Puisqu'on parle d'évolution de l'écriture ou du style,
05:56 comment votre plume a évolué au fil de vos voyages ?
05:59 Je crois qu'écrire c'est voyager.
06:02 Moi je ne voyage pas pour écrire, j'écris pour voyager.
06:07 Même quand je suis immobile, quand je ne bouge pas, je parcours des tas de lieux.
06:13 Donc pour moi c'est équivalent, écrire et voyager.
06:18 Et pourtant vous voyagez énormément.
06:20 Ça veut dire que votre oeuvre, vos livres ne sont pas directement connectés à vos voyages ?
06:24 Absolument pas. Ce que j'écris dans mes livres n'existe pas.
06:28 Ce ne sont pas des lieux.
06:30 Ce sont des rêves ou des obsessions qui sont reliées à des choses que j'ai vécues,
06:39 mais qui ne sont pas la vie. Ils sont différents de la vie.
06:43 Dans vos causeries, on s'en souvient et j'avais eu le plaisir de vous rencontrer à cette occasion-là,
06:48 vous racontiez que justement vous n'écriviez jamais aussi bien sur la mer
06:52 que lorsque vous êtes et que vous vivez au Nouveau-Mexique,
06:56 dans le désert américain, à 2000 km des deux océans.
07:01 Ça c'est un exemple de déracinement ou de par l'imagination que vous pratiquez ?
07:07 Oui, j'ai un meilleur exemple.
07:09 C'est pour écrire l'Africain qui se passe dans une Afrique de mon enfance,
07:13 mais qui existe toujours, le Nigeria.
07:16 Je n'ai pas eu besoin d'aller au Nigeria, je ne suis jamais retourné au Nigeria.
07:20 Mais je suis allé à la très grande bibliothèque, la bibliothèque Mitterrand,
07:26 et là j'ai demandé à consulter des micro-fiches.
07:31 Parce que quand vous consultez des micro-fiches, on vous donne une petite cabine obscure.
07:37 Et c'est là que j'ai écrit ce livre qui se passait au dehors dans mon enfance.
07:42 Et pourtant vous êtes Jean-Marie Gustave Le Clésiot à la tête d'une oeuvre nomade réellement.
07:47 Et on le voit aussi dans ces 15 causeries en Chine que vous aviez écrites et qui étaient parues chez Gallimard en 2019.
07:54 Je reviens à l'imagination puisque vous dites que c'est aussi votre bateau,
07:59 peut-être cette grande baleine qui vous fait voyager à travers le monde
08:02 et qui navigue au fil de vos pensées.
08:06 S'il y a foule dans votre tête, est-ce que cette galerie de personnages qu'on retrouve dans AVERT
08:09 est née de votre imagination tout court ou quand même de rencontres ou des deux à la fois ?
08:14 Si on prend l'exemple de Maurice qui ouvre le bal de ses huit récits et qui est une fille de pêcheur
08:19 et qui est d'abord une voix telle que vous la décrivez.
08:22 Oui, Maurice, je l'ai rencontré, oui c'est vrai.
08:25 J'étais à Rodrigues, j'ai voulu visiter un couvent de bonnes sœurs.
08:30 Parce que j'aime beaucoup les couvents, ce sont des endroits qui m'inspirent.
08:35 Donc je suis allé visiter ce couvent qui était dans un endroit qui s'appelle Baladirou.
08:39 J'ai rencontré ses sœurs et ses sœurs s'occupaient de filles qui avaient été placées là,
08:45 non pas parce qu'elles étaient délinquantes mais parce qu'elles étaient maltraitées.
08:49 C'était des filles de familles alcooliques, des familles dysfonctionnelles comme on dit.
08:54 Parmi ces filles, il y avait une jeune fille d'à peu près 14-15 ans, en surpoids, assez timide.
09:04 Les sœurs qui la connaissaient lui ont demandé, pour moi et pour d'autres personnes qui étions là à cette occasion,
09:12 elle a demandé de chanter.
09:14 Et quand elle a chanté, de ce corps un peu difforme est sortie une voix absolument sublime.
09:20 Elle avait une voix merveilleuse de contralto.
09:24 Ça m'a bouleversé cette voix et ça me bouleverse encore quand j'y pense.
09:31 Je ne sais pas ce qu'elle est devenue.
09:34 C'est ce personnage que j'ai rencontré, cette fille qui ne s'appelait pas Maurice,
09:39 qui m'a donné envie d'écrire sur la musique, sur le chant, sur la place que le chant peut tenir dans la vie,
09:47 sur la façon dont on peut survivre grâce à la musique, grâce à la voix.
09:53 - Dans ce récit qui se passe du côté de Madagascar et de Maurice, vous l'avez entendu vibrer,
09:57 s'envoler cette voix dans ce couvent que vous avez alors visité, une voix d'ange, racontez-vous.
10:02 La voix de la révolte, diriez-vous ?
10:05 - Oui, la voix de la liberté plutôt que de la révolte.
10:09 Elle était prisonnière de son corps pour beaucoup de raisons,
10:17 mais quand elle chantait, elle se libérait comme les anges, comme les oiseaux.
10:24 - Ces huit nouvelles racontent des parcours d'indésirables, comme vous les notez.
10:28 Des nouvelles des indésirables.
10:35 C'est le sous-titre de ce livre, Jean-Marie Gustave Leclézio.
10:39 Indésirables, invisibles, déshérités, mais aux yeux de qui ?
10:43 - Oui, invisibles, ce ne serait pas un bon mot, d'ailleurs je n'ai pas utilisé,
10:47 sauf une personne qui parle de ces gens invisibles.
10:51 Indésirables, ça me parle davantage, ce sont des gens qu'on voit justement, mais qu'on évite.
10:57 Il y a eu cette personne extraordinaire, ce guerrier qui venait pour le moment du Sénégal,
11:04 qui mendiait à la station BAC à Paris, qui était toujours un peu entre deux vins.
11:10 Un jour, il est tombé, et avec ma fille, nous passions là,
11:14 et nous avons vu que les gens l'ont jambé.
11:17 Il était tombé par terre, et il roulait sur l'escalier, roulant l'escalier mécanique.
11:22 L'escalier l'amenait jusqu'en haut, et là, il retombait de marche en marche jusqu'en bas.
11:27 Et des personnes prenaient l'escalier qui n'était pas mécanique,
11:31 d'autres l'ont jambé pour pouvoir prendre l'escalier,
11:34 et ma fille et moi, on l'a relevé, et j'ai dit peut-être qu'il faudrait appeler la police secours,
11:41 et là, il s'est mis en colère, il n'y avait pas de police.
11:44 Alors, on l'a amené à l'hôtel voisin, on lui a donné à boire un verre d'eau,
11:49 et là, ils l'ont un peu soigné, puis on a appelé les pompiers,
11:53 qui ont demandé s'ils voulaient qu'on l'amène dans un hôpital,
11:57 il a refusé obstinément.
12:00 Et après, ce qui est très triste, c'est qu'il nous en a voulu, probablement, de l'avoir aidé,
12:06 et on ne l'a plus revu dans cette station.
12:08 Il a dû changer de station en disant "là, c'est dangereux, ils veulent m'emmener à la police".
12:12 - Donc là, quand vous avez tendu cette main directement,
12:15 vous vous êtes rendu compte qu'on ne voulait pas forcément de vous,
12:19 donc lui, l'indésirable, repousser aussi cette main que vous aviez tendue,
12:23 ça nous ramène à la littérature et à ses enjeux, puisque dès la première nouvelle,
12:27 vous faites aussi entendre la voix de Maurice,
12:30 la voix de ceux qui n'en ont pas ou qui ne parviennent pas à se faire entendre,
12:34 mais ont-ils besoin de vous, de vous l'écrivain ?
12:37 - Je ne crois pas, non, non, ça serait très prétentieux d'imaginer que je peux servir à quelque chose.
12:45 - Mais vous l'espérez quand même.
12:48 - C'est-à-dire que j'ai envie de partager.
12:50 J'ai eu des émotions et j'ai envie de partager.
12:54 La première grande émotion de ma vie, vraiment une émotion humaniste, je dirais,
13:00 c'est quand j'avais 9 ans et que j'ai pris un bateau pour aller retrouver mon père en Afrique.
13:05 Et ce bateau transportait ce qu'on appellerait aujourd'hui des migrants.
13:10 C'était des gens qui embarquaient dans un certain port, se rendaient dans un autre port,
13:16 et pour payer leur passage, on leur donnait un petit marteau.
13:19 Et avec ce marteau, ils tapaient sur la coque pour dérouiller la coque.
13:23 Et je me souviens d'avoir écouté ce bruit lancinant des marteaux frappant sur la coque,
13:30 au point que j'avais l'impression que c'était ce bruit qui faisait avancer le bateau.
13:35 Et ça m'a donné envie d'être avec eux.
13:39 Je ne pouvais pas. On était séparés, les passagers et ces gens qu'on transportait sur le pont
13:46 étaient séparés, on ne pouvait pas les rencontrer.
13:48 Mais on entendait ce bruit des marteaux qui cognaient toute la journée sur la coque du bateau.
13:54 Et ça m'a donné envie de partager ça, de faire durer ce bruit,
14:00 d'essayer de comprendre comment ce bruit naissait, ce que ça signifiait,
14:05 ce qu'étaient ces gens, qui n'étaient pas des prisonniers, qui n'étaient pas des hors-la-loi,
14:11 c'était juste des gens très pauvres.
14:13 Et j'ai eu envie de partager cette émotion.
14:17 Vous écrivez "Le sort que je réserve à mes personnages n'est guère enviable,
14:20 parce que ce sont des indésirables.
14:23 Et mon objectif est de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte
14:26 face à l'injustice de ce qui leur arrive.
14:28 Il y a comme un devoir pour vous, non pas de vérité, mais de sincérité,
14:32 peut-être de fidélité à ne pas arranger avec les outils de la fiction, du roman,
14:40 arranger ces situations qui dans la réalité ne le seront pas, ne le seront jamais,
14:46 y compris avec un coup de, un trait de plume.
14:49 Je ne suis pas sûr que je vais faire avancer la machine de l'humanisme.
14:59 Je ne suis pas sûr que la littérature serve à ça.
15:02 Alors à quoi sert-elle ?
15:04 Et je me suis posé la question, d'ailleurs on me l'a posé,
15:08 et je dois dans quelques jours répondre à cette question devant un public au Maroc,
15:14 pour le premier festival du livre africain auquel je suis invité.
15:18 Et à quoi sert la littérature ?
15:20 Je n'ai trouvé comme réponse qu'elle sert à se connaître et à se reconnaître.
15:24 En dehors de ça, je crois qu'elle ne sert à rien.
15:28 Oscar Wilde avait dit qu'elle est complètement inutile.
15:31 Donc en dehors de ça, je crois qu'elle est assez inutile,
15:34 mais si elle sert à se connaître et à se reconnaître, alors là c'est pas mal.
15:39 La question de l'utilité ou de l'inutilité, elle est intéressante,
15:42 comparée à vos débuts dans les années 60, vos débuts en écriture,
15:45 il semble dire aujourd'hui que la littérature a perdu aussi de son importance.
15:49 Moi j'entends, a perdu de son impact, en tout cas de son pouvoir aussi,
15:54 et notamment dans les prises de conscience.
15:56 Mais est-ce qu'elle a perdu pour autant tout son sens ?
15:59 Je ne pense pas, non. Je crois que la littérature, en fait ce sont les livres.
16:04 La littérature c'est livresque, c'est rien d'autre que les livres.
16:09 On peut l'entendre, on peut entendre la voix de la littérature,
16:13 on peut la lire sur des écrans, mais le livre est quand même le vecteur important de la littérature.
16:19 Je crois que ça n'a pas perdu son importance.
16:22 Et pour ajouter une part un peu de confession à tout ce que je dis,
16:29 j'ai, avec des amis, nous avons fondé une association,
16:33 et cette association, son principal travail c'est de rencontrer les enfants des écoles nécessiteuses à l'Île-Maurice,
16:41 et il y en a beaucoup, et de donner des livres aux enfants.
16:44 La plupart n'ont pas de livres, alors on leur donne des dictionnaires, on leur donne des romans.
16:49 J'ai donné quelquefois le prophète de Khalil Gibran à des enfants qui ont 9-10 ans,
16:55 je trouve que c'est une bonne idée, parce qu'ils savent lire et ils savent écrire, mais ils n'ont pas de livres.
17:00 Donc ils rapportent un livre chez eux, ils vont le mettre à côté de leur lit,
17:04 et peut-être le matin avant de vivre ou de partir pour l'école,
17:09 ils vont ouvrir le livre et regarder, chercher s'il y a des images,
17:13 ou essayer de capter les images qui sont dans les mots,
17:17 et ça va leur donner, je crois, quelque chose de... une assurance dans la vie.
17:22 - L'accès à un autre monde.
17:24 - Oui, par le langage.
17:27 - Et d'ailleurs, avec cette réponse que vous venez de nous donner aussi,
17:33 Jean-Marie-Gustave Lecléziau, avec cette action, ce geste pratique,
17:38 vous répondez à la question que l'un de vos narrateurs soulève dans le livre,
17:42 pourquoi inventer des personnages, pourquoi inventer des histoires ?
17:45 Est-ce que la vie n'y suffit pas ?
17:47 Et bien non, peut-être pas toujours.
17:49 12h19 sur France Culture, on est avec l'écrivain Jean-Marie-Gustave Lecléziau.
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18:54 France Culture, bienvenue au Club.
19:04 Olivier Gesper.
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20:18 Vous aurez peut-être connu la Chora de Balaké Sisoko
20:33 ou le violoncelle de Vincent Segal
20:35 ou encore l'accordéon de Vincent Perrani
20:37 ou le saxophone d'Émile Parisien.
20:40 Ce quartet des égarés comme il s'appelle.
20:43 Cette formation nomade, elle aussi,
20:45 puisque comme le dit Vincent Segal,
20:47 on marche sans savoir où l'on va
20:49 en se laissant aller au plaisir d'être paumé,
20:51 sortira son premier album le 31 mars prochain
20:54 et sera en concert au Trianon à Paris le 26 avril.
20:58 Avec mon invité, l'écrivain Jean-Marie-Gustave Lecléziau,
21:01 auteur d'un recueil de nouvelles, de huit nouvelles,
21:04 intitulé "Avers", publié chez Gallimard.
21:07 On est ensemble jusqu'à midi et demi.
21:09 Jean-Marie-Gustave Lecléziau, je vous ai demandé de nous lire un extrait.
21:12 Un extrait d'une de vos nouvelles
21:14 où la forêt est très présente dès les premières lignes.
21:17 Dans ce livre, elle l'est en général.
21:19 Ici encore dans cette étrée béma,
21:22 dans cette nouvelle, vous parlez de la forêt
21:24 comme d'un lieu dont on ne revient jamais.
21:26 Un monde de cris, de silences, de pluies,
21:28 un monde de nuits, d'animaux furtifs.
21:30 Tout le monde, on vous écoute.
21:32 Quand suis-je arrivé dans la forêt ?
21:36 D'où est-ce que je venais ?
21:38 Pourquoi me suis-je arrêté ici,
21:40 dans ce lieu insignifiant,
21:42 qui porte le nom un peu ridicule
21:44 étant donné ce qu'il est devenu,
21:46 d'El Real, un nom de guerre, de parade, de conquête,
21:50 pour un bourg colonial épuisé de soleil et de solitude,
21:53 de poussière, une seule longue rue,
21:56 bordée d'épiceries et de cantinas,
21:59 le long du fleuve Tuira,
22:01 où des pirogues à demi inondées par la pluie
22:04 baillent dans nuit comme des alligators.
22:07 C'est d'ici que j'ai débuté mon voyage sur les fleuves,
22:12 Capeti, Balsas, Tuquesa, Tupisa, Chico, Manene,
22:17 Quebrada, Susia, Pire, Chukunake, Paya.
22:22 Que sont-ils devenus ?
22:25 Chombo, Fulo, Efi, Regno, Bravito, Columbia,
22:29 Teclave, le Vieux Léon, la jolie Népono,
22:33 Fleur, surnommée Wenchara, chair de femme,
22:36 et mes campouñas Sabera,
22:39 les gosses africains Chico, Hueso, Marco,
22:43 tous ceux avec qui j'ai voyagé.
22:46 La forêt est un mur vivant,
22:48 quand tu le traverses, tu n'en reviens jamais,
22:51 un monde de nuit, de pluie, d'animaux furtifs,
22:55 de jaguars et de pumas, de tapirs et de cerfs,
22:59 un monde d'insectes, garrapatas, tiques,
23:03 chinches plouneuses, coloradillas aoutas,
23:07 moustiques et moucherons,
23:09 le monde des tamaychara, les vipères fer-de-lance,
23:12 rapides comme des anguilles,
23:14 des inca, les timides vampires
23:17 qui viennent mordiller les coudes des enfants endormis,
23:20 les tamandouas, les fourmiliers à deux doigts somnolents,
23:24 les yarés, les singes-arignées insolents,
23:28 les cotoutous, les singes hurleurs
23:30 qui rugissent à la tombée de la nuit.
23:33 C'est ce monde qui ne te relâche plus quand il te tient,
23:36 ce monde qui ne te libère jamais.
23:39 Et tu dois vivre dans son ombre,
23:41 comme si rien de ce que tu as connu,
23:44 rien de ce qui t'a fait, ne pouvait lui survivre.
23:47 Et tu dois, éventuellement,
23:50 descendre au-dessous, en étreppe béma,
23:53 pris dans les lacs et les douceurs,
23:56 dans les pièges, dans sa beauté flambante.
23:59 - Merci pour cette lecture.
24:01 On l'entend, votre langue à vous aussi est très cosmopolite.
24:04 Comment toutes ces langues, du créole à l'espagnol,
24:06 influencent-elles votre style, le rythme de vos phrases ?
24:10 - J'aime beaucoup la variété des langues
24:14 parce que les contes ne sont jamais les mêmes
24:17 dans toutes les langues.
24:20 Chaque langue porte sa façon de compter,
24:24 sa façon de commencer un conte et surtout de le finir.
24:28 Chez les indiens mbela, les contes se terminaient par
24:32 "hasta in nomas", jusque-là,
24:35 et puis après, il n'y a plus de conte.
24:37 Après, c'est la vie.
24:39 Il faut passer de la vie au conte et du conte à la vie.
24:42 J'ai grandi avec la voix de ma grand-mère,
24:45 qui était une conteuse.
24:48 Elle avait inventé un personnage tout à fait étonnant
24:52 qui s'appelait Zami, qui était supposé être mon ami
24:56 pendant la guerre.
24:58 C'était un singe.
25:00 Ce singe se tirait de toutes les situations les plus difficiles,
25:03 qui étaient généralement des situations où il n'y avait pas
25:06 à manger, où il n'y avait pas à boire, où il fallait s'échapper.
25:09 Ce singe était très astucieux.
25:12 Je crois que cette voix de ma grand-mère,
25:15 lorsque nous étions, mon frère et moi,
25:18 dans l'angoisse de la guerre,
25:20 qui venait apporter la variété, l'imaginaire,
25:24 je n'ai pas cessé de l'entendre.
25:27 C'est celle-là qui m'a guidé.
25:29 - Et cette forêt, cette fameuse forêt muette et aveugle
25:32 telle que vous la décrivez dans cette nouvelle,
25:35 est-ce que vous parvenez à écrire à partir d'elle ?
25:37 Parce qu'on a le sentiment qu'elle est à la fois pour vous
25:39 une source d'inspiration et une source de désolation,
25:42 comme dans Alma, l'un de vos précédents livres,
25:45 "Quête des origines à l'île Maurice",
25:47 dans ces forêts qui couvraient à l'époque la quasi-totalité de l'île,
25:50 qui est aujourd'hui plutôt déboisé, dégarni,
25:52 comme un crâne qui devient chauve.
25:55 La forêt, ici, elle est aussi présentée parfois
25:58 comme un labyrinthe, un espace de liberté,
26:00 le lieu d'un retour à l'enfance.
26:03 Qu'est-ce qu'elle est pour vous ?
26:04 Pour l'écrivain que vous êtes, la forêt ?
26:06 Je crois que c'était un accueil maternel,
26:12 un accueil en tout cas plein de douceur et d'amour
26:18 que pouvait donner la forêt.
26:20 La forêt, pour ne me parler que de la forêt d'Arienne,
26:24 la forêt de cette région où j'ai passé quelques années,
26:28 c'était un endroit dangereux,
26:30 mais c'était aussi un endroit très accueillant
26:33 et marchant en compagnie de gens qui la connaissaient,
26:37 j'ai découvert que ce n'était pas la forêt vierge,
26:40 c'était une forêt cultivée.
26:42 La différence des cultivateurs du monde développé,
26:47 les cultivateurs du monde forestier, du monde sylvestre,
26:53 c'était des gens qui laissaient les plantes où elles étaient.
26:56 Ils allaient chercher les plantes,
26:57 ils ne cherchaient pas à faire venir les plantes à eux.
27:00 Donc en dehors des plantations de plantains
27:03 qui étaient une façon de survivre économiquement,
27:07 les forêts étaient pourvoyeuses de tout,
27:09 pourvoyeuses à la fois de venin, mais de contre-venin.
27:12 Et de comte aussi peut-être pour l'écrivain que vous êtes.
27:16 Une dernière question, Modiano, Leclésio, Ernaud,
27:19 trois écrivains français nobélisés,
27:21 mais existe-t-il pour vous, Jean-Marie Gustave Leclésio,
27:24 une littérature française ?
27:27 Je ne suis pas sûr que ce soit une littérature française.
27:30 C'est une littérature qui utilise la langue française,
27:33 mais pour ne parler que de ces trois personnes
27:37 que vous venez de citer, elles ont des origines très diverses.
27:41 Elles ne sont pas issues du même milieu social,
27:45 elles ne sont pas issues de la même culture, du même héritage.
27:49 Elles n'ont pas la même écriture.
27:51 Merci beaucoup à vous d'avoir été avec nous.
27:54 Merci, je rappelle le titre de ce recueil de nouvelles,
27:56 AVERS, c'est chez Gallimard.
27:58 Merci mille fois.
27:59 Merci Olivia.
28:00 (Générique)

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