• il y a 9 mois
Transcription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis d'Occulture.
00:05 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoir.
00:09 Notre rencontre quotidienne, c'est une conversation à trois voix avec notre invitée ce midi.
00:15 Elle est écrivaine, traductrice et psychanalyste depuis son tout premier roman, "Truisme", en 1996,
00:21 avec lequel elle a connu un succès mondial.
00:24 Elle en a publié 19 autres et dans nombre d'entre eux,
00:27 elle parle des femmes, des agressions qu'elles subissent,
00:30 mais aussi comment elles s'émancipent, se libérant des clichés et des injonctions de la société.
00:35 Alors son dernier roman apparaît comme une évidence.
00:38 "Fabriquer une femme", aux éditions POL, raconte l'histoire de deux amis qui grandissent ensemble
00:43 à la fin des années 80, début 90, un roman d'apprentissage sur ce passage de l'adolescence à l'âge adulte.
00:50 Bonjour Marie Dariosec, bienvenue dans les Midis de Culture.
00:54 Marie Dariosec, est-ce que vous avez hésité, d'abord, première question,
00:58 avant de choisir ce verbe "fabriquer une femme" ? Pourquoi fabriquer ?
01:03 Comme souvent, le titre m'est venu tout de suite, il y a relativement longtemps,
01:08 et j'écris mes livres pour savoir ce qu'il y a derrière le titre, très souvent.
01:13 Et "Fabriquer une femme", c'était une évidence,
01:15 mais je m'en suis rendue compte seulement une fois qu'il a été publié,
01:19 parce que ça sonne bien, "fa", "fa", "fabriquer une femme", il y a un rythme.
01:24 Et je crois que ça me vient d'abord, les mots me viennent par leur sonorité, par leur rythmique.
01:31 Et ensuite, je vois ce qu'ils ont dans le ventre, je vois quel sens ils peuvent porter.
01:35 Et bien évidemment, je savais que ça venait de Simone de Beauvoir, mais Beauvoir, c'est devenir une femme.
01:42 On ne naît pas femme, on le devient.
01:44 Une phrase formidable qui a ouvert tout un champ de la réflexion sur les femmes et le féminisme,
01:49 et les hommes par ricochet.
01:51 Donc je ne voulais pas que ça s'appelle "Devenir une femme", c'était trop proche d'elle, trop théorique aussi.
01:57 Il y avait "Construire", mais là c'était trop Derrida, je ne voulais pas déconstruire.
02:02 En fait, moi j'adore raconter des histoires et trouver une forme à ces récits.
02:06 Je ne suis pas une théoricienne, même si j'adore lire de la théorie, mais je ne sais pas le faire moi.
02:11 Donc je voulais raconter un récit en miroir de deux jeunes femmes qui se construisent,
02:19 et je me rendais compte que vraiment c'était du bricolage.
02:21 Ça aurait presque pu être bricoler une femme.
02:23 - Derrière "Fabriquer", quand vous dites qu'il n'y a pas de théorie,
02:25 il y a quelque chose d'expérimental, d'association de matière, de mélange presque.
02:31 On a vraiment ce sentiment qui nous vient.
02:34 - Oui, ça m'a aussi permis, en écrivant, je me laisse beaucoup rêver autour de ce que j'écris.
02:42 En général, j'écris le matin, et puis l'après-midi je vais marcher et je rêve.
02:45 Et je me rendais compte que, ça ne m'étonnait pas que Frankenstein ait été écrit,
02:51 ait été fabriqué par une jeune femme, Marie Shelley.
02:54 Elle avait 19 ans, j'en reste toujours stupéfaite, c'est magnifique.
02:57 Parce que les jeunes femmes savent à quel point, même au 19e, et peut-être surtout au 19e,
03:02 ça a un peu progressé, elles savent à quel point elles sont la proie de...
03:07 Elles sont faites de morceaux qui...
03:09 Et on a beaucoup de mal à faire tenir ces morceaux ensemble, comme un Frankenstein.
03:14 On a tout un côté Frankenstein.
03:16 On est fait de... d'un corps et d'une tête, déjà.
03:21 Et pendant des millénaires, quand même, on nous a refusé la tête.
03:24 Donc il a bien fallu qu'on la cause sur notre corps, sur notre ventre, sur nos jambes.
03:29 Et je voulais raconter l'histoire...
03:32 Les années 80, qui sont celles de mon adolescence,
03:35 ont vraiment été un creuset d'injonctions contradictoires,
03:41 dont j'essaie de rire aussi aujourd'hui, parce que c'était vraiment assez impossible à vivre.
03:46 On va rentrer dans le détail, Marie Dariussecq.
03:48 Donc, on est dans les années 80-90.
03:51 On est, pour ceux qui n'ont pas encore lu votre roman,
03:54 ils ne seront pas surpris, dans le sud-ouest de la France.
03:57 Et on suit, là aussi, ils ne seront pas surpris et surprise,
04:00 deux anciennes héroïnes, en forme de compagnonnage que vous avez créé avec elles, Rose et Solange,
04:06 qui sont donc deux amies qui vont passer à l'âge adulte.
04:10 Voir de là où on vient, pour savoir comment cela influence nos choix,
04:16 là où on va, ce qui les lie, ce qui les oppose, ces deux amies.
04:19 Et il y a un endroit où elles se retrouvent, c'est le théâtre.
04:22 C'est Rose, d'ailleurs, qui fait venir Solange au cours de théâtre du lycée.
04:25 Et la troupe doit monter Antigone.
04:28 Tu as donc bien envie de mourir.
04:31 Tu as déjà l'air d'un petit gibier.
04:35 Pris !
04:36 Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi.
04:38 Faites ce que vous avez à faire.
04:40 Mais si vous êtes un être humain, faites-le vite.
04:42 Je n'aurai pas du courage éternellement, c'est vrai.
04:44 Je veux te sauver, Antigone.
04:46 Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.
04:48 Tu crois ?
04:49 Ni me sauver, ni me contraindre.
04:50 Orgueilleuse, petite édipe.
04:52 Vous pouvez seulement me faire mourir.
04:54 Je sais pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui,
04:58 mais je vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver, petite peste.
05:02 Je ne veux pas te laisser crever dans une histoire de politique.
05:04 Tu vaux mieux que ça.
05:06 Tu crois que ça ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil ?
05:12 Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du palais.
05:17 Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent,
05:20 il faut que ça pue le cadavre de Polynise dans toute la ville pendant un mois.
05:23 Vous êtes saoudieux.
05:24 Oui, mon petit, c'est le métier qui veut ça.
05:26 Ce qu'on peut discuter, c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire,
05:28 mais si on le fait, il faut le faire comme ça.
05:29 Pourquoi le faites-vous ?
05:31 Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes.
05:36 Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant.
05:40 Il fallait dire non, alors.
05:42 Je le pouvais.
05:44 Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage.
05:48 Ça ne m'a pas paru honnête.
05:50 J'ai dit oui.
05:52 Eh bien, tant pis pour vous.
05:54 Moi, je n'ai pas dit oui.
05:56 Antigone de ce folk mise en scène par Hédore Yacek en 1947
05:59 avec Maria Casares et Jean-David dans le rôle d'Antigone et de Créon.
06:04 D'abord, sur cette figure d'Antigone qui revient régulièrement dans vos offres.
06:09 Qu'est-ce qu'elle représente avant de rentrer dans cette scène en particulier ?
06:12 Qu'est-ce qu'elle représente, Antigone ?
06:13 Comment je peux résumer ça ?
06:15 Quand j'ai découvert Antigone par l'école, au collège,
06:19 et probablement dans la version d'Anouilh, celle qu'on vient d'entendre,
06:22 aujourd'hui, je préfère celle de Sophocle, mais elle est quand même prodigieuse, celle d'Anouilh aussi.
06:27 Je me suis...
06:28 Quelle jeune fille ne s'identifie pas à elle, à sa radicalité ?
06:32 Et puis, il se trouve que, et c'est aussi très apparent dans absolument tous mes livres,
06:36 et à chaque fois d'une façon un peu différente,
06:38 je suis précédée par un frère mort.
06:40 Et un jour, je le raconterai tel quel, mais je n'y suis pas encore.
06:45 Il se trouve que cet enfant, pour des raisons complexes et horribles, n'a pas de tombe.
06:50 Et je me suis retrouvée, vers l'âge de 12 ans, avec une espèce de mission...
06:55 Franchement, j'aurais pu partir dans la maladie mentale.
06:59 J'y suis déjà un petit peu, comme beaucoup d'écrivains, mais j'aurais pu partir très loin.
07:02 Je me suis retrouvée avec une espèce de mission dans la vie qui était d'enterrer mon frère.
07:06 Et ce personnage, Antigone, c'est ce qu'elle fait.
07:10 C'est ce qu'elle fait contre la loi des hommes.
07:13 Je suis frappée, à la fin du passage, bien sûr, à la fin de l'extrait,
07:17 elle, elle ne dit pas oui.
07:19 Alors, ça ouvre en plus tout le champ actuel du consentement,
07:23 qui est aussi l'espace dans lequel je fais se débattre mes personnages, garçons et filles,
07:29 et que je n'ai pas fini d'explorer.
07:32 Le consentement, dans les années 80, s'était vraiment pris dans la culture du viol.
07:38 Et on ne le savait pas, les garçons et les filles, on ne savait pas.
07:42 On n'avait pas d'outil conceptuel pour penser ce qui nous arrivait.
07:46 Et d'ailleurs, Rose et Solange, dans leurs cours de théâtre,
07:51 dans leurs dialogues, dans leurs débats qui naissent entre elles,
07:55 ne sont pas d'accord sur qui est le meilleur personnage d'Antigone.
08:00 Est-ce qu'il faut justement défendre Antigone comme le fait Solange,
08:03 qui est une caractérière, on peut le dire, qui a un fort caractère,
08:08 en tout cas, qui est celle qui se prend en main dans sa vie,
08:12 ou comme Rose qui considère qu'Antigone est dans la posture,
08:18 et que c'est Créon qui a raison et qui doit venir la sauver.
08:22 Donc c'est intéressant aussi d'avoir effectivement transposé ce débat entre ces deux amies.
08:27 De toute façon, le livre est construit… Il y a deux versions des faits.
08:30 Il y a la version de Rose et la version de Solange.
08:33 J'ai commencé par Rose, puis il y a celle de Solange.
08:37 Je l'ai écrite dans l'autre sens. J'avais d'abord commencé par Solange.
08:41 Ça donne des effets de lecture qui sont assez troublants, je pense.
08:47 En tout cas, Rose est dans le compromis.
08:49 Rose pense qu'au fond, l'ordre tel qu'il est, du monde, y compris l'ordre patriarcal,
08:54 même si elle n'a pas ce mot pour penser l'affaire,
08:57 mais que l'ordre finalement, elle va s'y soumettre, elle va s'y conformer,
09:00 parce qu'elle est aussi née dans un milieu relativement privilégié,
09:03 qu'elle est aimée par son père et sa mère,
09:05 et qu'elle est plutôt bien tombée avec Christian, avec son amoureuse.
09:08 Oui, sa vie est toute tracée. Elle sait où elle va.
09:11 Elle veut se marier avec ce Christian, elle va avoir des enfants avec Christian,
09:14 elle connaît déjà les prénoms de ses enfants.
09:16 Elle fonce tête baissée en quelque sorte.
09:19 Avec beaucoup de candeur. J'adore les personnages candides,
09:21 parce que du coup, les lecteurs et les lectrices peuvent se dire
09:25 "Ouh là, son train fonce un peu vite là".
09:27 Et Solange, sa vie est massacrée au départ,
09:30 par des tas de données, y compris de sa classe sociale,
09:34 et de son devenir femme, puisqu'elle tombe enceinte à 15 ans, beaucoup trop tôt.
09:38 Personne ne l'a protégée de ça.
09:40 Mais Créon et Antigone, le vieux débat, on ne va pas le refaire maintenant,
09:44 et c'est du vécu, je me suis vraiment retrouvée,
09:48 face à une amie très chère qui défendait Antigone,
09:51 parce qu'évidemment, c'est le personnage le plus séduisant, le plus punk,
09:55 je me suis retrouvée à devoir défendre Créon,
09:57 parce que la place était déjà prise, en quelque sorte.
10:00 Et je me rappelle avec douleur de ce moment où on est aussi,
10:03 ce qui m'intéresse dans l'adolescence, c'est qu'on se construit en miroir,
10:06 dans un narcissisme inévitable, je ne juge absolument pas ça.
10:10 On est obligé de se connaître soi-même pour essayer de démarrer dans l'existence.
10:15 Et chez les filles, ça se passe beaucoup face à une autre fille.
10:19 Les filles sont programmées pour se regarder les unes les autres.
10:22 Les magazines féminins, c'est assez déroutant, sont pleins de photos de filles,
10:25 alors qu'on aurait pu penser qu'ils seraient pleins de photos de garçons.
10:28 Non, les filles sont dressées à se regarder les unes les autres,
10:32 à regarder leur forme, leur visage, leur peau, leurs cheveux.
10:35 C'est abyssal et c'est fait aussi pour les domestiquer.
10:39 Dans les années 80 en particulier, les garçons avaient beaucoup plus de liberté par rapport à ça,
10:45 ils s'occupaient un peu moins d'eux-mêmes et ça les libérait.
10:48 Ça leur faisait faire des grosses bêtises aussi.
10:50 Je ne porte pas de jugement, je raconte. J'essaie de raconter.
10:55 - Et cette amitié, évidemment, elle est faite de haut et de bas,
10:58 puisque vous l'avez dit, il y a cette construction commune l'une face à l'autre.
11:02 Et il y a, tout le long de ce récit, des séparations, des retrouvailles,
11:08 du soutien, de l'abandon, des trahisons, l'aveu de la trahison.
11:13 C'est comme ça que ça fonctionne et c'est comme ça qu'on voit chacune de ces deux femmes se fabriquer.
11:20 - Oui, c'est ça. Elles se fabriquent en regard l'une de l'autre.
11:23 Elles se fabriquent d'abord dans un petit village, avec des choix amoureux.
11:28 Il n'y en a pas beaucoup. On est bien avant les applis, où on peut aller chercher des gens loin.
11:33 Il y a des personnages que j'ai fabriqués, mais qui sont évidemment informés
11:41 par des gens que j'ai pu croiser dans ma vie. Il y a le personnage du gourou de province,
11:45 pour lequel j'ai une espèce d'affection, mais en même temps, c'est un des personnages vraiment négatifs.
11:51 C'est ce genre de type qu'on connaissait toutes et tous, qui avait la trentaine,
11:56 qui était installé dans la vie et qui s'approchait des adolescents.
11:59 - C'est celui qui va tenir le bar de ce village.
12:03 - Il a un côté prédateur, objectif. Ce qui se passe, et avec Rose et avec Solange,
12:08 je ne le raconte pas, mais on est dans une zone très grise.
12:11 En même temps, parce que c'est la complexité qui m'intéresse,
12:15 il va leur délivrer quelques informations sur les hommes et les femmes.
12:19 Des informations extrêmement simples. Je me rappelle à 15 ans, entendre pour la première fois
12:23 quelqu'un me dire "un homme qui couche, c'est un donjon, une femme qui couche, c'est une salope".
12:28 Personne ne me l'avait jamais dit. Il y a des phrases qui vous sauvent aussi.
12:32 Enfin, ça ne vous sauve pas forcément, mais ça vous libère.
12:35 Vous vous mettez à réfléchir. Des choses très simples comme ça.
12:38 Et c'est ce gourou-là, j'allais dire un gourou, mais c'est une blague,
12:41 cette espèce de donjon de province qui tient un petit bistrot,
12:45 mais qui lit Che Guevara et Marx, qui leur délivre ce message-là.
12:49 - Puisque vous parlez de ces personnages, un mot sur ce que j'ai appelé ce compagnonnage
12:56 avec Rose et Solange. On a parlé de Christian, le petit ami de Rose,
13:02 qui va devenir agent immobilier, qui est aussi une figure qui reste,
13:06 qui revient dans l'univers, Marie Dariosec, dans certains de vos romans, pas tous, mais en partie.
13:13 Qu'est-ce que c'est cet univers, justement ?
13:15 Pourquoi avoir convoqué à nouveau des personnages qui vous suivent depuis toutes ces années ?
13:20 Est-ce que c'est une façon aussi de nous montrer la complexité de ces personnages
13:26 et puis de nous convoquer encore une fois dans votre univers ?
13:31 - J'y pense pour la première fois en vous entendant, mais au fond,
13:35 je convoque souvent Zola et Balzac ou Faulkner qui reprennent des personnages comme ça.
13:40 Mais en fait, Sophocle le faisait, et tous les Grecs.
13:42 Ils avaient deux familles, les Atrides, et ça y est, le nom de l'autre m'échappe.
13:46 Mais ils allaient chercher les Labdacides, ils allaient chercher Electre, Antigone, Oedipe,
13:51 et ils leur faisaient vivre de nouvelles aventures qui nous ont, en Europe et en Occident,
13:57 complètement imbibées. Donc à mon tout petit niveau, je n'ai plus ni l'envie ni le besoin
14:04 d'aller inventer d'autres personnages pour cet espèce de cycle-là.
14:08 Parce que j'écris d'autres romans aussi qui sont souvent plus courts et souvent à la première personne.
14:13 Mais là, pour ces romans qui embrassent une époque, plusieurs classes sociales,
14:19 et qui partent toujours du même village, je n'avais plus...
14:23 Je me rappelle que j'ai écrit "Clèves", le roman matriciel de toute cette série-là, en 2011.
14:29 Et je me suis dit, je les ai mes Playmobil, en fait, j'ai plus qu'à les sortir de la boîte.
14:34 Et c'est des livres complètement détachables les uns les autres,
14:38 mais moi je sais qu'ils partent du même réacteur, qui ne cesse d'irradier en moi
14:44 et de me proposer de nouvelles formes, mais avec les mêmes personnages.
14:50 - En avant les histoires, donc, avec ces Playmobil, Marie Dariocet, que vous racontez aussi.
14:54 - C'est plutôt Playmobil que Lego.
14:56 - Oui, il y a un débat aussi quand on est plus jeune, mais c'est aussi une histoire collective d'une génération,
15:01 effectivement, où vous racontez au-delà des trajectoires de ces deux femmes
15:05 et des personnages qui les entourent, mais une histoire collective,
15:10 les années Sida, la musique que l'on écoutait à cette époque-là,
15:15 les Ritamitsukos, les soirées dans les boîtes de nuit.
15:18 Vous nous plongez aussi dans tout cela, avec cette Solange que l'on suit à Paris,
15:22 parce que Solange a très envie d'aller voir ce qui se passe ailleurs,
15:25 de s'éloigner de là où elle est née et de croquer la vie à plein dedans,
15:31 de prendre des risques, faire la fête par exemple, quoi qu'il arrive.
15:34 Ça aussi c'est l'un des mantras de Solange.
15:37 - Oui, la danse, elle c'était un personnage, c'est une jeune femme qui danse.
15:42 C'était un des rares espaces de vraie liberté que j'avais rencontré.
15:46 Moi, histoire que j'adore danser, j'ai eu toute une phase boîte de nuit,
15:50 où je me sentais très loin du village, comme elle dit.
15:53 Rose reste au village et Solange s'en va.
15:55 C'est fondamental dans leur géographie mentale.
15:58 Et la danse, une fois qu'on avait décidé, souvent en abusant parfois de substance,
16:03 mais la danse est une transe.
16:04 Donc on peut aussi se mettre à danser comme ça.
16:07 Il y a les gens qui dansent et il y a les gens qui ne dansent pas.
16:10 Ça dessine aussi une façon d'être au monde.
16:12 Et je sais que dans la danse, il y avait une chose très importante,
16:16 c'était se débarrasser du ridicule.
16:18 Oublier ça.
16:19 Il y a une façon de danser où on oublie le regard des autres,
16:22 tout en voulant absolument s'exposer à ce regard.
16:24 C'est vraiment une forme de transe.
16:26 Et c'était un espace de liberté où, personnellement,
16:29 je me fichais de ce qu'en pensaient les autres, de comment ils me voyaient.
16:32 Après, il y avait toujours les gros lourds qu'il fallait éloigner.
16:35 C'est très étrange les boîtes de nuit.
16:37 Moi, je me suis toujours sentie protégée dans la boîte.
16:40 En revanche, sortir de la boîte était toujours très compliqué.
16:43 Il y avait toujours une sorte de parking en province ou des rues, la nuit.
16:48 Tous mes romans sont fabriqués de ça.
16:51 C'est-à-dire, qu'est-ce que c'est qu'être une femme dans l'espace public ?
16:53 Une jeune femme.
16:54 Et comment ?
16:56 Une femme, ça a deux cerveaux.
16:58 Ça a un cerveau qui se balade dans la rue, qui regarde les murs.
17:01 Moi, j'ai passé toute ma prime jeunesse à regarder le sol à Bordeaux et à Paris
17:05 pour éviter de croiser le regard des hommes.
17:08 Tous les hommes n'étaient pas des violeurs, mais on ne pouvait pas prendre le risque.
17:12 Ce qu'on appelle aujourd'hui le harcèlement de rue, c'est une chose qui m'a structurée comme être humain.
17:17 C'est-à-dire qu'on a un cerveau qui pense, qui est dans la ville.
17:20 Et on a un cerveau qui est stratège et qui se dit "ouh là là, lui qui s'approche, on le voit dans le coin de son oeil.
17:26 Qu'est-ce qu'il me veut ? Est-ce qu'il est dangereux ou pas ?
17:28 Est-ce qu'il vaut mieux que je marche au milieu de la rue, éclairée, la nuit ?
17:32 Ou bien au contraire, est-ce que je dois raser les murs ?
17:34 Ça, c'est un cerveau de fille.
17:36 Et c'est extrêmement problématique.
17:38 Et ça existe toujours aujourd'hui.
17:40 Le seul progrès qu'il y a, c'est que les filles savent qu'elles peuvent s'en plaindre.
17:43 Parce que dans les années 80, c'était un état de nature.
17:45 Les hommes étaient comme ça.
17:47 Pas tous.
17:48 Quand j'invente Christian, c'est un homme qui ne veut pas de cette masculinité-là.
17:52 Et il va en devenir alcoolique.
17:54 Parce que c'est très compliqué.
17:55 Et il y a Brice, qui est celui qui aime les garçons.
17:57 Et dans les années 80, c'était pas facile.
17:59 Il fallait inventer là aussi une stratégie.
18:02 Et pour ces hommes-là, qui pouvaient être des alliés,
18:05 la plupart des hommes dans la rue étaient d'abord un problème.
18:09 - Comment vous avez fait, Marie-Darieusecq, pour éviter de tomber dans des stéréotypes ou des archétypes
18:16 avec Solange et Rose, ou même les hommes dont vous venez de parler, Brice, Christian ?
18:21 Parce qu'on voit bien, Rose et Solange se construisent l'une par rapport à l'autre.
18:24 Vous parlez de fabriquer.
18:26 Donc il y a quelque chose vraiment de se dire, tel personnage va endosser tel rôle, telle idée.
18:29 Antigone, c'est vraiment un dilemme qui se pose.
18:32 Avec des parties d'ailleurs, le dilemme se joue moins entre Créon et Antigone que en Antigone elle-même.
18:37 Comment on fait pour ne pas tomber dans les stéréotypes ?
18:41 - Vous l'avez la réponse.
18:43 Il faut beaucoup lire et beaucoup vivre.
18:45 C'est-à-dire, pour un personnage comme Antigone, moi ma construite,
18:51 c'est très juste que vous dites le dilemme est à l'intérieur d'elle.
18:54 Parce qu'est-ce qu'elle aimerait vivre aussi ?
18:56 Et pas s'occuper de ça.
18:58 Et quand on l'a vu au théâtre, quand on a eu la chance,
19:03 je me rappelle d'une version d'Antigone complètement ratée à Bayonne,
19:06 il y avait vraiment Aimon en slip Léopard.
19:09 Mais n'empêche que mine de rien, on entendait aussi le texte.
19:12 - Antigone reste un très beau texte indépendamment de son interprétation.
19:16 - J'ai lu, j'adore lire, je passe mon temps à lire et à rêver.
19:21 Et j'ai vécu aussi.
19:23 - Mais ça, ça ne fait pas des bons arguments pour écrire des bons personnages.
19:26 - Je ne sais pas comment je fais.
19:28 D'abord, il y a peut-être des clichés quand même.
19:30 Mon premier roman s'appelle "Truisme", c'est pas pour rien.
19:33 J'aime aussi beaucoup soulever les clichés pour voir ce qu'il y a dessous.
19:37 Parce qu'ils ont leur part de vérité.
19:39 À l'âge que j'ai aujourd'hui, dire "un homme qui couche, c'est un donjon,
19:42 une femme qui couche, c'est une salope", c'est un cliché, c'est une phrase toute faite.
19:45 N'empêche qu'à 15 ans, ça m'a ouvert des cases du cerveau.
19:49 Ça m'a aidé à réfléchir.
19:51 Donc ça dépend de la période de la vie.
19:53 Et je continue à écrire avec mes personnages.
19:56 Ils disent beaucoup de phrases toutes faites.
19:58 J'aime beaucoup leur faire dire des phrases toutes faites
20:01 et voir comment ça résonne dans le livre, sur les autres.
20:04 - Vous aviez besoin de phrases toutes faites et de personnages parfois presque
20:09 qui ressemblent à un casting ?
20:10 - Il y a un casting, c'est vrai.
20:12 C'est beaucoup de travail aussi.
20:14 - Je ne dis pas que vous prenez des personnages prêts à interpréter.
20:20 Il y a un côté où chacun doit endosser un rôle et voir ce que ça donne ensemble.
20:24 - Ce qui est bien dans cette émission, c'est qu'on a le temps d'entrer dans la fabrique.
20:27 Par exemple, j'ai commencé à écrire la partie Solange,
20:30 qui était une espèce de partie coup de poing.
20:32 C'est une partie assez punk.
20:34 Je retrouvais des réflexes aussi de truisme.
20:37 C'est une partie où on a mal, mais aussi où on danse.
20:41 Et puis ensuite, j'ai écrit Rose.
20:44 Alors c'était plus plat.
20:46 - Vous êtes ennuyée ?
20:49 - Oui, parce qu'elle est assez ennuyeuse à sa façon.
20:51 Elle fait tout bien.
20:52 C'est un bon petit soldat du patriarcat.
20:54 Elle l'ignore, mais c'est ce qu'elle fait.
20:56 Elle veut épouser Christian.
20:58 En même temps, c'est difficile de rester avec son high school sweetheart,
21:01 avec son chéri de lycée.
21:02 Donc, elle a quand même envie d'aller voir ailleurs.
21:04 C'est une tension énorme entre elles, mais elles rentrent tout le temps dans le rang.
21:07 Elle m'énervait un peu.
21:08 Je sais qu'elle énerve certaines lectrices en particulier.
21:11 J'ai des retours en ce moment.
21:13 Et je me suis dit, t'es dégueulasse avec elle, Marie.
21:15 Il faut vraiment lui donner sa chance.
21:17 N'en fais pas un personnage de cruche.
21:19 - De faire valoir de Solange.
21:21 - J'ai fait une sorte de coup de force dans mon propre roman.
21:24 J'ai inversé les parties.
21:26 J'ai commencé par Solange, pour lui donner toute sa chance.
21:28 - Par Rose.
21:29 - Par Rose, oui.
21:30 Merci beaucoup de votre attention.
21:32 J'ai commencé par Rose.
21:34 Elle a pris une ampleur.
21:36 Elle a aussi quelque chose de très particulier.
21:38 Elle a un pouvoir.
21:40 C'est une sorte de sorcière.
21:42 Sauf qu'elle est tellement écrasée par l'ordre des choses telles qu'elles sont dans les années 80,
21:46 qu'elle ne va pas arriver à le développer.
21:48 Pour moi, c'est une sorcière qui s'ignore.
21:51 Et ça, c'est une chose que je développerai plus tard, probablement dans un autre roman.
21:55 Je me suis inscrite à un cours de chamanisme.
21:58 Donc, on va voir ce que ça donne.
22:00 J'ai besoin aussi de vivre les choses.
22:02 Évidemment, ce roman, à part l'accouchement à 15 ans,
22:06 et à part le moment où Solange couche avec Prince,
22:09 j'ai tout vécu.
22:11 J'ai tout vécu, mais pas dans cet ordre, pas exactement comme ça.
22:14 Mais j'ai tout vécu.
22:16 C'est comme ça que j'écris.
22:20 La femme n'existe pas.
22:23 Ça, je l'ai dit.
22:26 Mais, qu'elle n'existe pas,
22:30 n'exclut pas qu'on en fasse l'objet de son désir.
22:33 Bien au contraire.
22:35 D'où le résultat.
22:37 Voyez donc quoi ? L'homme, lui, il existe.
22:43 L'homme, à se tromper,
22:45 rencontre une femme avec laquelle, mon Dieu,
22:49 tout arrive.
22:51 Soit, d'ordinaire,
22:55 ce ratage en quoi consiste la réussite de l'acte sexuel.
23:01 J'en regrette que, en effet,
23:08 ça paraisse un petit peu compliqué,
23:12 mais j'y peux rien.
23:14 C'est pas moi qui ai fait,
23:17 ni l'homme, ni la femme.
23:20 Un autre s'en est chargé, d'après la légende.
23:25 La voix de Jacques Lacan, c'est une archive du 16 mars 1974,
23:31 dans l'émission Un Certain Regard.
23:33 « La femme n'existe pas », disait Lacan,
23:36 avec un « la » qui était barré.
23:39 Ce qui veut dire, Marie Dariosec,
23:41 évidemment, puisqu'on parlait à l'instant de ces deux femmes de votre roman,
23:45 des archétypes, des clichés,
23:47 de la façon de fabriquer une femme,
23:49 qu'il n'y a pas d'universel féminin.
23:52 Oui, moi je préfère Beckett, raté, raté mieux.
23:56 Beckett avait une modestie extraordinaire,
23:59 un peu agaçante aussi, parce qu'il a tout réussi.
24:02 Je trouve que c'est le genre d'archive qui a beaucoup vieilli.
24:06 Encore un homme qui nous explique ce que sont les hommes et les femmes.
24:09 Lui, il est du côté du manche.
24:11 Il dit qu'il ne peut rien.
24:13 C'est un grand bénéficiaire de l'ordre hétérosexuel, Lacan.
24:17 Peut-être c'est un point aveugle chez lui.
24:20 J'ai beaucoup pratiqué, il m'a beaucoup apporté.
24:25 Mais je trouve que ça vieillit, cette voix qui prend son temps,
24:28 qui nous explique encore.
24:30 C'est du mansplaining, vraiment, parce que nous on sait ça, les femmes.
24:33 On sait d'ailleurs que ça rate.
24:35 Tout mon roman est fondé sur le ratage de la scène hétérosexuelle.
24:39 En particulier chez Christian Héros.
24:42 Christian, il a tellement le poids du monde sur les épaules.
24:45 Il ne veut tellement pas, à sa façon héritée,
24:48 ce virilisme qu'il entoure au village.
24:51 Un vrai mec, c'est un macho, rugbyman, j'adore le rugby,
24:54 mais qui picole.
24:56 - Un cliché pour le coup.
24:58 - Ça désinhibit les jeunes garçons qui en devenaient dangereux.
25:01 C'était une catastrophe, ce modèle-là.
25:04 Mais bien sûr que Christian, quand il est face à Rose,
25:07 qui est aussi une fille très intense, très désirante,
25:10 il ne peut pas, en fait.
25:12 J'écris aussi le roman de ces garçons à qui on demande à 17 ans
25:15 d'être des étalons.
25:17 - Il y a eu des injonctions aussi envers les hommes d'être des bons amants.
25:21 - Des tue-du-sexe, voilà.
25:23 C'est vrai qu'après ma période Lacan, qui m'a apporté beaucoup,
25:27 j'ai eu une période Monique Wittig.
25:29 J'ai compris, grâce à elle, que l'hétérosexualité est un régime politique.
25:33 Et que pour Rose et Solange, qui ne sont pas des lesbiennes,
25:39 qui ne sont pas allées dans cette direction-là,
25:41 ça va être très compliqué d'être une femme dans ce régime politique.
25:45 - Parce que du coup, elles sont en permanence attirées par des mauvais garçons.
25:50 - Par des connards, en fait.
25:52 Oui, alors le mauvais garçon, ça a toujours son charme.
25:55 Mais alors Rose se protège mieux que Solange.
25:58 Quoique...
26:00 Il ne faut pas tout dévoiler non plus.
26:02 Ça m'a fait très plaisir quand mon éditeur, Frédéric Boyer, chez POL,
26:08 m'a appelé après la lecture du manuscrit.
26:10 Je suis quand même toujours un peu inquiète de la réception initiale des manuscrits.
26:15 Il était hilare.
26:16 Et il m'a dit "J'ai ri à chaque scène de sexe".
26:20 C'était ce que je voulais obtenir.
26:22 C'est-à-dire, plutôt que d'en faire un drame, et on peut vraiment en faire un drame,
26:27 je l'ai eu fait d'ailleurs dans certains de mes romans,
26:29 là j'avais envie d'en rire.
26:30 Ce ratage est prodigieux.
26:32 En fait, chaque fois qu'une de mes deux personnages s'approche d'un homme, ça rate.
26:37 Sauf une fois.
26:38 Voilà, je laisse découvrir aux lectrices et aux lecteurs.
26:41 - Parce que dire, montrer aussi que ça peut rater,
26:45 c'est une forme aussi de libération, en fait.
26:48 De dire on a le droit de rater, on a le droit que ça ne fonctionne pas,
26:52 on a le droit de ne pas prendre du plaisir, et du coup le dire aussi.
26:56 - Oui, je trouve que comparé au dossier frigidité des magazines féminins des années 80,
27:03 qui nous obligeait en fait à dire oui, j'ai réalisé ça récemment,
27:07 quand on vous explique qu'il ne faut pas être frigide,
27:09 et d'ailleurs il suffit de faire comme ça et comme ça, c'était des modes d'emploi,
27:12 vous n'avez plus la marge de dire non.
27:14 Parce que vous êtes censé en avoir toujours envie.
27:16 C'était ça les années 80.
27:17 La marge pour dire non était très étroite.
27:19 Mais je trouve qu'aujourd'hui l'époque est magnifiquement plus fluide.
27:22 Quand on écoute Jacques Lacan, même s'il est extrêmement subtil,
27:26 il y a quand même une binarité obligée, comme il dit "il n'y est pour rien".
27:29 Bah si, il est complètement du côté lui qui continue à perpétuer ça,
27:32 il est complètement du côté du patriarcat.
27:36 Aujourd'hui, ce concept de non-binarité m'a beaucoup apporté pour penser l'être humain que je suis,
27:42 en allant beaucoup plus loin que le supposé neutre.
27:46 Je suis de la génération où on lisait Elisabeth Badinter, Christéva,
27:52 ma génération plus que Hélène Cixous par exemple ou que Rigaraille.
27:57 C'était des femmes...
27:59 C'était très intéressant, mais nous expliquer qu'il y a du neutre dans l'humain,
28:04 en fait ça contribuait à alimenter le masculin sans cesse, sans cesse, sans cesse.
28:10 Et les femmes qui réussissaient étaient obligées de devenir des sortes d'hommes.
28:13 Moi j'ai beaucoup connu ça au début de ma jeunesse.
28:17 Aujourd'hui c'est passionnant je trouve d'être un garçon ou une fille qui ne veulent pas se conformer à ces injonctions-là.
28:24 Après je suis consciente d'être dans un milieu privilégié, où il y a un espace de liberté pour explorer ça.
28:30 Quand je retourne chez moi au Pays Basque avec un immense bonheur, c'est un peu plus compliqué.
28:36 Montrer la fabrication d'une femme, comme vous le faites dans ce roman dans les années 80-90,
28:41 c'est aussi montrer ce qui a changé, Marie-Dario Sec.
28:44 Vous l'avez dit tout à l'heure, c'est mettre des mots sur ce qui se passe.
28:48 Le patriarcat, le harcèlement de rue, la sororité aussi,
28:52 ce sont des mots qui aujourd'hui arment les femmes et les jeunes femmes face à ces inégalités.
28:58 Oui, je pense aussi aux mots que je n'aime pas beaucoup, mais le "care", qu'on peut très bien traduire en français par le "soin".
29:03 Et j'attends encore le grand livre du "care", il y en a quelques-uns.
29:07 Pourquoi vous n'aimez pas ce mot ?
29:09 Parce que c'est en anglais, c'est tout.
29:11 Le soin, c'est très bien.
29:13 Nous on avait "cure", le groupe de rock à l'époque.
29:16 Qui d'ailleurs, dans les paroles, était très intéressant.
29:19 "Boys don't cry", c'était un tube de ces années-là.
29:22 Les garçons ont le droit de ne pas pleurer.
29:24 Mais le soin, c'est aussi ce genre de mot qui me m'aide à penser.
29:30 Pourquoi est-ce que c'est toujours les femmes qui prennent soin dans les métiers les moins payés de la santé ?
29:35 Pourquoi ? Pourquoi c'est elles qui font le ménage ?
29:37 Beauvoir a déjà beaucoup, et d'autres.
29:40 Mais on peut réinventer le soin.
29:43 Rose est du côté du soin, c'est pour ça que j'en parle.
29:46 Rose, dans ses mains, elle a quelque chose qui va vers les autres pour les accompagner, pour les soigner.
29:53 Mais elle est un peu perdue.
29:54 A l'époque, elle ne peut faire que psycho, par exemple.
29:56 Et je raconte ça.
29:57 Grâce à une copine, je me suis rappelée ce qu'on subissait quand même sur le parking de la fac de Talens en 1987-1988.
30:06 Avec les exhibitionnistes qui sortaient des fourrés.
30:09 Je vous rassure, quand j'étais en 2005, il y avait les mêmes.
30:12 Est-ce que ça progresse ? Je ne sais pas.
30:15 Je ne sais pas, on est 20 ans plus tard.
30:17 Cette pulsion irrépressible qu'ont certains hommes de nous montrer leur zizi.
30:22 Notre zizi, c'est ça ? Nous, on ne fait pas ça.
30:25 J'ai fait un an de self-defense.
30:29 On apprenait non seulement les gestes qui sauvent, mais aussi les phrases.
30:33 Dire "ah mais il est tout petit".
30:36 Des choses très simples comme ça.
30:37 Ou bien pour les frotteurs dans le métro, choper la main et la lever et dire "à qui c'est cette main ?"
30:42 Vous avez déjà fait ça ?
30:43 Oui, j'ai déjà fait ça.
30:44 Et alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
30:46 C'est affreux.
30:47 C'est moi qui ai eu le plus honte.
30:49 Le type est quand même parti.
30:50 Il s'est enfui.
30:51 Il s'est enfui dès que la porte s'est ouverte.
30:52 Et moi, je me suis retrouvée comme je ne sais pas quoi dans le métro.
30:56 L'époque n'était pas prête à ça, je crois.
30:58 Mais ça progresse doucement.
31:00 Mais il y a encore des campagnes de harcèlement, je perds mes mots aujourd'hui, contre le harcèlement.
31:06 Il y a quelques années, la RATP, avec plein de bonnes intentions, a une fois de plus adressé sa campagne à destination des femmes.
31:13 Avec des prédateurs.
31:14 Un loup magnifique, un ours magnifique.
31:17 Ça rendait sexy les frotteurs.
31:19 C'est quand même le comble, parce que c'est quand même des gens dégoûtants.
31:21 Ce n'est pas ces campagnes-là qu'il faut faire.
31:23 C'est des campagnes pour éduquer les hommes et les garçons.
31:26 Il faut arrêter d'éduquer les filles à être des stratéges et à apprendre comment survivre.
31:32 Il faut éduquer les garçons à arrêter d'embêter les filles.
31:34 Mais on n'y est pas encore.
31:36 Ce que j'ai appris, et que je viens d'apprendre, c'est que dans la vie, ce qui est important, ce sont les gens que vous avez rencontrés.
31:47 Et c'est ça qui forme les jalons d'une vie.
31:50 C'est les gens que vous avez rencontrés et qui vous ont enrichi par ce qu'ils étaient.
31:57 Et c'est beaucoup plus important que les lieux et les dates.
32:02 Ce sont les gens que vous avez rencontrés et ce qu'ils ont fait pour vous en étant d'eux-mêmes.
32:09 La Voix de la sculptrice et plasticienne Louise Bourgeois.
32:12 C'est une archive du 1er décembre 1996.
32:15 Atelier de création radiophonique sur France Culture.
32:18 Marie-Dario, est-ce qu'il y a quelqu'un en particulier qui vous vient à l'esprit quand vous écoutez cette définition de Louise Bourgeois sur l'importance des rencontres ?
32:27 Il y a eu quelques profs.
32:29 M. Louis, M. Chartier, une dame dont le nom m'échappe.
32:33 Ils doivent être très âgés aujourd'hui.
32:35 Peut-être plus là.
32:37 Ce sont des gens qui sont un peu incarnés dans le personnage de Maïder dans le livre.
32:41 Ce genre de prof très courageuse, pleine de vitalité, qui tient un club de théâtre.
32:49 Et le théâtre va sauver Solange.
32:51 M. Louis m'avait mis les choses de Georges Pérec dans les mains.
32:55 Ce n'est pas mon préféré d'ailleurs de Pérec, mais j'ai découvert Pérec.
32:58 Et puis il m'avait parlé de l'école normale supérieure.
33:00 Donc ça a changé ma vie.
33:02 Des profs qui vous repèrent et qui se disent "je vais lui mettre une petite graine dans la tête et ça lui donnera l'ambition nécessaire d'aller ailleurs, d'aller chercher ailleurs".
33:13 Et puis des amis.
33:15 Le livre est beaucoup fait sur des amis de ces années-là qui m'ont marquée pour toujours.
33:20 Après moi je suis très sensible.
33:22 Je suis comme Louise Bourgeois à ma façon.
33:25 Je ne suis pas très date.
33:27 Je suis beaucoup plus géographique qu'historique, géographe qu'historienne.
33:32 Mes romances sont faites de lieux traversés par des fleuves qui s'arrêtent au bord de côtes, qui se dessinent très nettement.
33:38 La géographie est vraiment un espace pour moi très romanesque.
33:43 J'ai la chance d'être de quelque part, c'est-à-dire d'avoir des racines.
33:47 Avoir des racines, ce n'est pas être de quelque part, tout le monde est de quelque part.
33:49 C'est avoir le droit et les papiers de pouvoir y retourner librement.
33:53 Donc ça c'est quelque chose de très important pour moi.
33:55 Il y a une source là-bas, une source de fiction, de mythe, de climat.
34:01 De climat au sens de "morois" avec un "s".
34:04 Qui me portera jusqu'au bout je pense, plus que l'histoire.
34:09 On vous sent, Marée Dariussecq, et à chaque fois qu'on vous lit, on voit qu'il y a des parties de vous dans ces romans.
34:15 Vous le dites, des gens que vous avez rencontrés, des amis.
34:19 Ces lieux qui vous aident à construire ces récits, quelle est la part d'autobiographie ?
34:25 Et comment vous concevez l'autobiographie aujourd'hui ?
34:27 On parle beaucoup d'autofiction aujourd'hui lors des sorties littéraires.
34:30 Est-ce que c'est exactement la même chose ou vous faites vous une différence ?
34:33 Il se trouve que grâce à mon directeur de thèse qui s'appelle Francis Marmande,
34:37 où c'était quand ? Au début des années 90.
34:40 J'ai fait une thèse sur l'autofiction.
34:42 C'est la deuxième thèse sur l'autofiction après celle de Vincent Colonna.
34:45 Voilà, des vieux souvenirs me reviennent.
34:48 Ça m'intéressait énormément comme objet littéraire, mais c'était à distance de moi.
34:56 Je pense que, à part mon livre qui s'appelle "Le bébé", qui est strictement autobiographique,
35:00 et puis deux essais où je parle de choses qui m'ont touchée de près,
35:04 j'ai refusé l'autobiographie pour protéger mes parents.
35:08 Parce que mes parents sont des gens du silence, des gens de la pudeur,
35:12 pas de la campagne parce qu'ils sont de la mer,
35:15 des gens d'une origine assez modeste et on ne parlait pas beaucoup dans ces milieux-là.
35:21 Et c'est pour ça qu'ils ont passé…
35:23 Ils n'auraient pas aimé lire leur vie dans un nouveau roman ?
35:26 Non, c'était impossible.
35:27 En particulier l'histoire de leur enfant mort.
35:30 Ils ont gardé le silence sur cette histoire toute leur vie.
35:33 L'histoire du secret me porte beaucoup aussi.
35:36 J'ai appris à respecter leur silence.
35:38 Ça m'a pris beaucoup de temps.
35:39 J'étais enragée au départ.
35:41 Mais évidemment, j'ai fait une psychanalyse, etc.
35:44 Il se trouve que mon pauvre papa est mort.
35:47 Les écrivains sont aussi des vampires.
35:50 Une part de moi, je suis terriblement triste, on s'aimait énormément,
35:55 mais une part de moi est soulagée parce que je suis écrivaine avant tout,
35:59 avant probablement d'être fille, fille de.
36:02 J'écrirais évidemment sur lui et sur son silence.
36:05 Maintenant, quelque chose est ouvert.
36:08 On a beaucoup de chance quand on est un écrivain publié
36:13 parce que tout, même ce qui fait mal, peut être porteur de beaucoup d'énergie.
36:20 En y ajoutant d'autres choses, vos rêveries, vos inventions.
36:26 Il se trouve que l'histoire de mon frère mort est tellement complexe
36:31 que là, je vais avoir besoin d'une autobiographie la plus stricte possible.
36:35 J'ai aussi écrit une biographie de la peintre Paula Modersohn-Baker
36:38 qui est une biographie stricte.
36:40 Je n'ai rien inventé, tout est fait à partir de ses journaux intimes,
36:43 de sa correspondance, de son œuvre de peintre.
36:46 Parce que je trouve que quand quelqu'un n'est pas connu comme elle l'était à ce moment-là,
36:50 on a un devoir éthique, moral, de n'écrire que ce qu'on sait.
36:55 Pour mon père, ce sera pareil.
36:57 On découvrira ça avec plaisir.
36:59 Merci beaucoup, Marie Dariosecq, d'être venue dans les Midi de Culture.
37:01 Je rappelle le titre de votre dernier roman, "Fabriquer une femme", aux éditions POL.
37:06 Et pour finir, nous avons choisi deux chansons qui sont citées dans votre livre.
37:10 "Toxic" de Britney Spears et "Nougat York" de Claude Nougaro.
37:13 Laquelle souhaitez-vous écouter ?
37:15 Allez, Britney !
37:18 [Musique]
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37:24 [Musique]
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37:45 [Musique]
37:47 [Musique]
37:53 [Musique]
37:59 [Musique]
38:12 "Toxic" de Britney Spears.
38:14 Pour terminer cette émission avec vous, Marie Dariosecq, merci beaucoup d'être venue dans les Midi de Culture.
38:18 Une émission préparée par Zora Vignet, Anaïs Hisbert, Cyril Marchand, Laura Dutèche-Pérez, Manon Delassalle et Candice Bergeron.
38:24 L'émission est réalisée ce midi par Félicie Fauger et à la prise de son, c'est Ruben Carnazine.
38:28 A demain, Géraldine !
38:29 A demain, Nicolas !

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