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Mattia Filice, conducteur de train depuis 2004, est l'invité du 7h50 pour son premier roman chez P.O.L, intitulé "Mécano". Un texte virtuose dans lequel l'auteur raconte sa vie et la complexité de son métier.

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Transcription
00:00 Il est 7h48, Léa Salamé, votre invitée ce matin est conducteur de train.
00:04 Bonjour Mathias Filice.
00:05 Bonjour Léa.
00:06 Merci d'être avec nous ce matin.
00:08 Vous êtes cheminot dans la vie, vous êtes conducteur de train, mais vous êtes aussi
00:12 écrivain.
00:13 Vous publiez votre premier roman, « Mécano » chez POL.
00:16 Un livre stupéfiant, hypnotique, poétique, bluffant.
00:20 Sincèrement, ça fait longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi singulier.
00:24 Le livre le plus intriguant de l'hiver selon les Inrocks.
00:27 Un coup de maître retentissant selon le Figaro.
00:30 J'écris depuis le début sur ce qui fait ma vie, depuis désormais 18 bonnes années.
00:36 14 328 trains, 232 254 arrêts à quai, 481 346 kilomètres.
00:45 Ce livre, c'est tout ça et c'est passionnant.
00:48 C'est votre vie de mécano.
00:49 Oui en effet.
00:51 Et puis c'est vrai que depuis le début je me suis dit qu'il fallait écrire quelque
00:55 chose dessus, même si je m'en sentais longtemps incapable.
00:57 Mais je me souviens du premier jour où on nous a présenté les machines, les trains.
01:03 Et en fait, depuis le quai, le train semble pas très haut.
01:07 Mais quand c'est depuis le ballast, tout en bas, ça grippait aux mains courantes et
01:11 arrivait dans une cabine étroite.
01:13 On a l'impression de monter un peu dans le faucon Mélinium.
01:17 Et malheureusement, l'hyperpropulsion ne fonctionne pas.
01:21 On va en parler.
01:22 Votre héros, et vous aussi parce qu'il vous ressemble drôlement, votre héros, il
01:26 est devenu par hasard conducteur de train.
01:27 Il était projectionniste d'un cinéma sans spectateur.
01:30 Écrivez-vous.
01:31 C'est ce que vous étiez aussi dans la vie.
01:32 Et il se voit proposé par le plus grand des hasards de conduire un train un jour.
01:37 Et il y va.
01:38 Il dit OK.
01:39 Oui, c'était une plaisanterie d'un contrôleur.
01:41 Je ne sais pas s'il m'entend aujourd'hui, mais il faut faire attention à ce qu'on
01:44 peut dire aux simples voyageurs.
01:46 Mais oui, j'ignorais tout du monde ferroviaire.
01:52 J'ignorais même qu'il y ait une présence humaine dans le train finalement.
01:55 Et donc finalement, vous dites pourquoi pas ? Vous tentez le coup.
01:59 Vous passez les entretiens dans vos boches et on voit qu'il y a tout un tas d'épreuves
02:02 et d'entretiens pour devenir conducteur de train.
02:04 Ce n'est pas facile.
02:05 Apprivoiser une machine qui tire des centaines et des centaines de tonnes, ce n'est pas
02:09 facile.
02:10 C'est découvrir, vous dites vous, une nouvelle langue, un univers avec ses codes, ses règles,
02:12 ses réflexes, ses nouvelles sensations.
02:14 Et il y a quelque chose de vertigineux à cela.
02:16 Totalement.
02:17 Mais en fait, parfois on s'en aperçoit uniquement en étant sur le quai, en voyant
02:21 le train passer, son propre train qu'on a pu conduire la veille ou le lendemain.
02:26 Et c'est là qu'on réalise, mais c'est moi qui conduis ça, qui va à 200 km/h,
02:33 qui fait juste un "pfff" en passant sur le quai.
02:36 Il y a une joie enfantine à conduire un train.
02:40 Il y a quelque chose de...
02:41 On va parler aussi de la difficulté, mais il y a quelque chose, quand on lit votre
02:44 livre, d'enfantin, de l'évasion, la liberté.
02:48 Les premières années, il y a une bascule.
02:50 Il y a un moment, il y a une bascule entre l'angoisse, le stress, un peu comme quand
02:53 on apprend à conduire, à pédaler.
02:57 Et puis il y a ce battement où on commence à maîtriser la machine et en effet, on commence
03:05 à admirer le paysage.
03:06 Et par la suite, à force de passer devant le même paysage, ce sont les visages humains
03:11 sur les quais qui deviennent le paysage.
03:14 Oui, parce que vous dites, c'est une solitude particulière celle du conducteur de train
03:19 parce que vous voyez défiler des milliers de voyageurs.
03:22 Ils vous voient aussi, dites-vous, à travers la cabine quand la vitre n'est pas trop sale.
03:26 Et en même temps, vous êtes seul.
03:28 Exactement, c'est assez ambivalent la situation.
03:33 On se retrouve avec quand même des milliers de personnes qui nous suivent, mais en même
03:38 temps, on est en super première classe avec pas de problème de voisinage.
03:43 Vous parlez de cette solitude.
03:45 Le métier de mécano, c'est la solitude, la répétition, la fatigue, pour ne pas dire
03:50 l'épuisement et le danger tout le temps.
03:52 Qu'est-ce qui est le plus difficile, le plus usant ? C'est la répétition, c'est les
03:57 horaires décalés, la solitude, c'est les distances parcourues.
04:00 C'est quoi ?
04:01 C'est un ensemble de choses, cette usure de l'intérieur, parce qu'en fait, le corps
04:08 enregistre tous ces réveils artificiels et on finira par payer la note à un moment
04:13 ou à un autre.
04:14 Il n'oubliera pas.
04:15 Vous dites "je suis jeune et pourtant je me sens fossile".
04:17 Ah oui, parce qu'il y a la rencontre avec la fatigue.
04:20 On craint la faucheuse, mais je pense que la fatigue, c'est la rencontre la plus douloureuse,
04:25 surtout quand on conduit un train où on ne peut pas demander aux voyageurs de s'arrêter
04:29 cinq minutes le temps de récupérer.
04:30 Voilà, c'est ça.
04:31 Vous évoquez aussi la fameuse question qu'on pose toujours, dites-vous, aux conducteurs
04:35 de train.
04:36 Avez-vous déjà tué quelqu'un ?
04:37 Oui, cette question est récurrente.
04:39 Et à titre personnel, je touche du bois, mais non, monsieur le juge, je n'ai tué personne.
04:45 Oui, mais vous racontez aussi à vos collègues que ça leur est arrivé.
04:50 Ça veut dire n'avoir aucun moment d'inattention, ça veut dire être concentré tout le temps
04:54 sur les obstacles qui peuvent arriver et sur quelqu'un qui se retrouverait sur le quai,
05:00 par hasard ou par volonté, et freiner une machine qui va à 200 km/h, c'est très difficile,
05:06 vous le dites, ça demande une concentration de tous les instants.
05:08 Oui, mais en fait, de toute façon, quand on voit le danger, généralement, c'est trop
05:13 tard.
05:14 En miroir de cette solitude, de la solitude du conducteur de train, on découvre l'incroyable
05:19 solidarité entre les uns et les autres.
05:20 L'entraide est véritablement au cœur du roman.
05:22 Quand un de vos collègues n'y arrive plus, vous le prenez, vous prenez sa charge à sa
05:26 place, vous racontez cela.
05:28 Votre réconfort à vous, vous le trouvez parfois pendant les pauses en lisant Rimbaud
05:32 et Apollinaire, parce que vous lisez beaucoup, mais surtout avec vos potes, vos compères
05:36 dans la galère, écrivez-vous.
05:37 Il y a des Yann, des Abdou, des Willy et même des Geoffroy de la Salamandre, de Rennes,
05:41 de Saint-Brieuc, des Minguet, de Bamako, de Versailles et de Bondy, d'Abidjan, de Port-au-Prince,
05:46 de New York ou de Bangui.
05:47 Ils viennent de partout, les conducteurs du train, de toutes les origines, de toutes les
05:51 classes sociales.
05:52 Vous parlez même d'un bac +6 qui est conducteur de train.
05:54 Ce qui vous marque, c'est la diversité de tous ces profils.
05:56 C'est une richesse incroyable, c'est un échantillon de la société.
05:59 Et à l'heure où on parle d'écologie, c'est presque l'écologie humaine, moi, que j'aimerais
06:03 interroger, il y a une intelligence qui est sous-utilisée.
06:07 Et dans cette diversité, je vois justement un potentiel à venir qui pourrait être réjouissant
06:13 pour tous.
06:14 Votre pote, bac +6, dit d'ailleurs qu'il a des échanges beaucoup plus passionnants
06:18 depuis qu'il est conducteur de train qu'à l'université.
06:20 Exactement, parce qu'on rentre dans la théorie pratique.
06:22 On se pose des questions collectives, même si les discussions sont entrecoupées entre
06:27 deux trains.
06:28 Mais oui, ça fait naître un espoir.
06:32 Et puis il y a les mécanotes, parce que le métier se féminise.
06:35 Il y a quelques mécanotes, vous les appelez comme ça.
06:38 Exactement.
06:39 Alors là, c'est un néologisme.
06:40 Mais oui, heureusement, le métier se féminise.
06:44 Et en plus, c'est...
06:48 Et en plus, parfois, vous tombez amoureux d'une mécanote.
06:51 On peut tomber amoureux, oui.
06:53 Le héros.
06:54 Vous racontez aussi la pénétration des règles de l'entreprise privée à la SNCF.
06:59 Au moment de passer votre entretien d'embauche, vous écrivez « Certains passaient par là
07:09 mon conseil de ne pas parler service public.
07:11 C'est passé de mode, paraît-il.
07:12 Il faut insister sur l'ambition, entendre des évolutions de carrière, monter les échelons,
07:17 être un winner.
07:18 Oui, c'est un peu dans le cours de cet individualisme exacerbé.
07:23 Mais par exemple, moi, à titre personnel, le service public, je le verrai aussi pour
07:28 l'alimentation.
07:29 Je verrai pour tout ce qui est indispensable aux besoins humains.
07:33 Cette réforme des retraites à 64 ans, vous en pensez quoi ? Vous avez manifesté, Mathia
07:38 Filici.
07:39 Oui, je vais manifester.
07:40 Moi, je serai partisan, surtout qu'on se répartisse le travail entre tous, qu'on dispose plus
07:44 de temps.
07:45 J'ai eu le temps pour écrire, je l'ai eu aussi parce que je me suis choisi à 80%,
07:49 un temps partiel, aussi pour m'occuper de mon enfant.
07:52 Voilà, c'est ça qui est important.
07:54 Vous dites, la vraie question, c'est la durée du temps de travail.
07:57 Vous vous êtes mis à 80% quand il y a 12 ans, votre fils est né.
08:00 Et c'est ça qui vous a permis d'écrire ce livre.
08:02 C'est ça qui vous a permis d'écrire ces 400 pages.
08:04 Qui m'a aidé en tout cas.
08:05 Mais ça a été trois ans d'écriture et à temps plein, je ne suis pas certain que
08:10 j'aurais pu écrire quelque chose d'aussi abouti.
08:13 Probablement, je l'aurais simplement transmis à la lecture de mon enfant qui les aurait
08:17 finis au grenier.
08:18 Ça aurait été vraiment dommage.
08:20 Ce qui est remarquable aussi, ce qui a épaté la critique, c'est la forme du livre, rédigé
08:24 à la fois en prose et en vers.
08:25 Le style suit le rythme du train avec ses accélérations, ses décélérations, ses
08:29 arrêts en gare.
08:30 C'est vraiment une merveille, votre livre.
08:34 Vous citez aussi Annie Ernaud.
08:36 J'ai compris Annie Ernaud quand elle dit "les choses existent à partir du moment
08:39 où elles sont écrites".
08:40 Exactement, c'est en écrivant que j'ai réalisé que c'était une véritable épopée,
08:44 que le narrateur découvrait tous les actes héroïques autour de lui.
08:48 Vous parlez aussi de votre pote Gérard qui va mourir à 47 ans.
08:52 Il devait partir à la retraite trois ans plus tard.
08:54 Exactement, le moniteur, celui qui a transmis tout ce savoir et qui malheureusement n'aura
08:59 pas pu profiter de son temps libre.
09:01 Votre regret, Mathias Filiché, c'est que votre père ne lira pas ce roman.
09:04 Oui, exactement, parce que malheureusement, il est parti trop tôt.
09:07 Il était restaurateur et… Oui, dans 8 jours, c'est son anniversaire.
09:13 "Au royaume du hasard, je suis le maître du temps, transporte des milliers de cœurs,
09:18 des millions de battements.
09:19 Je ne sonne pas le toxin, ni ne détiens de pouvoir divin.
09:22 Je conduis le train."
09:24 Voilà, lisez "Mécano" chez P.O.L.
09:26 Ce livre qui ne ressemble à aucun autre et qui ne vous lâche pas longtemps après l'avoir
09:30 terminé.
09:31 C'est un vrai écrivain, Mathias Filiché.
09:32 Vraiment, belle journée à vous.
09:34 Merci beaucoup Léa Salamé.
09:35 Merci Léa.
09:36 Il est 7h58.
09:38 Vous racontez aussi la pénétration des règles de l'entreprise privée à la SNCF.
09:47 Au moment de passer votre entretien d'embauche, vous écrivez "Certains passaient par là.
09:57 Mon conseil est de ne pas parler services publics.
09:58 C'est passé de mode, paraît-il.
10:00 Il faut insister sur l'ambition.
10:01 Entendez évolution de carrière, monter les échelons, être un winner."
10:06 Oui, c'est un peu dans le cours de cet individualisme exacerbé.
10:11 Mais par exemple, moi, à titre personnel, le service public, je le verrai aussi pour
10:16 l'alimentation.
10:17 Je verrai pour tout ce qui est indispensable aux besoins humains.
10:20 Cette réforme des retraites à 64 ans, vous en pensez quoi ? Vous avez manifesté, Mathias
10:26 Filiché ?
10:27 Oui, je l'ai manifesté.
10:28 Moi, je serais partisan, surtout qu'on se répartisse le travail entre tous, qu'on
10:31 dispose plus de temps.
10:32 Car le temps pour écrire, je l'ai eu aussi parce que je me suis choisi à 80%, un temps
10:37 partiel, aussi pour m'occuper de mon enfant.
10:39 Voilà, c'est ça qui est important.
10:41 Vous dites, la vraie question, c'est la durée du temps de travail.
10:44 Vous vous êtes mis à 80% quand il y a 12 ans, votre fils est né.
10:47 Et c'est ça qui vous a permis d'écrire ce livre.
10:49 C'est ça qui vous a permis d'écrire ces 400 pages.
10:51 Qui m'a aidé en tout cas.
10:52 Mais ça a été trois ans d'écriture et à temps plein, je ne suis pas certain que
10:57 j'aurais pu écrire quelque chose d'aussi abouti.
11:00 Probablement, je l'aurais simplement transmis à la lecture de mon enfant qui les aurait
11:05 finis au grenier.
11:06 Ça aurait été vraiment dommage.
11:08 Ce qui est remarquable aussi, ce qui a épaté la critique, c'est la forme du livre, rédigé
11:11 à la fois en prose et en vers.
11:12 Le style suit le rythme du train avec ses accélérations, ses décélérations, ses
11:17 arrêts en gare.
11:18 C'est vraiment une merveille, votre livre.
11:22 Vous citez aussi Annie Ernaud.
11:23 J'ai compris Annie Ernaud quand elle dit "les choses existent à partir du moment où
11:26 elles sont écrites".
11:27 Exactement.
11:28 C'est en écrivant que j'ai réalisé que c'était une véritable épopée, que le
11:33 narrateur découvrait tous les actes héroïques autour de lui.
11:35 Vous parlez aussi de votre pote Gérard qui va mourir à 47 ans.
11:40 Il devait partir à la retraite trois ans plus tard.
11:41 Exactement.
11:42 Le moniteur, celui qui a transmis tout ce savoir et qui malheureusement n'aura pas
11:47 pu profiter de son temps libre.
11:48 Votre regret, Mathias Filiché, c'est que votre père ne lira pas ce roman.
11:52 Oui, exactement.
11:53 Parce que malheureusement, il est parti trop tôt.
11:55 Il était restaurateur.
11:57 Oui, dans 8 jours, c'est son anniversaire.
11:59 "Au royaume du hasard, je suis le maître du temps, transporte des milliers de cœurs,
12:05 des millions de battements.
12:06 Je ne sonne pas le toxin, ni ne détient de pouvoir divin.
12:10 Je conduis le train."
12:11 Voilà, lisez "Mécano" chez P.O.L.
12:14 Ce livre qui ne ressemble à aucun autre et qui ne vous lâche pas longtemps après
12:17 l'avoir terminé.
12:18 C'est un vrai écrivain, Mathias Filiché.
12:20 Vraiment, belle journée à vous.
12:21 Merci beaucoup, Léa Salamé.

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