Hugo Micheron : "Le jihadisme n'est pas réductible aux attentats"

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Hugo Micheron, spécialiste du Jihadisme, maître de conférences et chercheur à Sciences Po, auteur de La colère et l’oubli. Les démocraties face au Jihadisme européen (Gallimard), est l'invité du Grand entretien. Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien

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Transcription
00:00 France Inter, 8h23.
00:02 France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7 9 30.
00:08 Avec Léa Salamé, nous recevons ce matin un maître de conférence, chercheur à Sciences
00:12 Po, spécialiste du djihadisme.
00:14 Il publie « La colère et l'oubli, les démocraties face au djihadisme européen ». Ce sera en
00:21 librairie demain chez Gallimard.
00:23 Vos questions au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:29 Hugo Michron, bonjour.
00:30 Bonjour.
00:31 Et bienvenue à ce micro.
00:33 Vous rentrez des Etats-Unis, vous avez enseigné pendant deux ans à Princeton et vous publiez
00:39 ce livre très fouillé, passionnant, effrayant aussi à bien des égards, qui revient sur
00:44 la confrontation entre les démocraties européennes et le djihadisme de l'Afghanistan à l'assassinat
00:50 de Samuel Paty.
00:51 Ce livre a l'ambition de faire la première grande histoire du djihadisme européen, de
00:56 sa naissance il y a 30 ans à ses évolutions les plus récentes.
01:00 Histoire mais aussi géographie, Allemagne, Danemark, Belgique, Royaume-Uni.
01:05 Vous ne vous limitez pas à la France.
01:08 Aucune histoire du djihadisme européen n'a été écrite.
01:12 Écrivez-vous dans l'introduction.
01:14 C'est donc désormais chose faite avec votre livre.
01:17 Pourquoi fallait-il combler ce manque ?
01:19 Et bien vous savez, souvent en termes de recherche, on pense qu'il faut aller chercher l'aiguille
01:24 dans la botte de foin et en fait, la plupart du temps, il faut expliquer qu'il y a un
01:28 éléphant dans la pièce.
01:30 Et ça, c'est le constat que je fais à mon arrivée à Princeton en plein Covid, en
01:35 septembre 2020, quand en fait, je me plonge dans les archives.
01:38 Il n'y avait à peu près que ça à faire à l'époque pour voir ce qui a été publié,
01:43 non plus sur simplement la dimension djihadiste française sur laquelle j'avais travaillé,
01:46 mais sur la dimension à proprement parler européenne et internationale.
01:51 Et en fait, à ma grande surprise, on trouve des histoires du terrorisme islamiste en Europe,
01:55 on trouve des histoires d'Al-Qaïda, on trouve tout un tas de choses, mais qui se limitaient
01:59 en fait à l'approche à travers des attentats.
02:01 Et moi, je me posais la question en fait, mais qu'est-ce que le djihadisme en dehors
02:05 des attentats ? D'où est-ce que ça vient ? Où est-ce que ça va ? Et en fait, quel
02:09 est ce phénomène dans le temps long et à l'échelle de plusieurs États ?
02:14 Et c'est ce qui est intéressant dans votre livre, vous parlez d'une évolution sinusoïdale
02:17 du djihadisme ces 30 dernières années, marquée par des pics et des séquences de déclins.
02:21 Vous parlez de marées hautes et de marées basses.
02:23 Et justement, vous dites, une des erreurs à ne pas faire, c'est de réduire le djihadisme
02:27 aux seuls attentats, c'est-à-dire au seul moment de marée haute, où on est attaqué,
02:31 où il y a des morts.
02:32 Pour vous, il est fondamental d'étudier ce qui se passe entre deux vagues d'attentats,
02:37 d'étudier ce qui se passe au fond aujourd'hui, en ce moment, depuis quelques mois, on est
02:41 dans ce que vous dites, une phase de marée basse.
02:43 - Oui, tout à fait.
02:45 Le djihadisme, c'est surprenant, parce que dès qu'on y réfléchit, ça vient très vite
02:49 à l'esprit, mais ce n'est pas réductible aux attentats.
02:52 Les attentats, c'est un moyen, le terrorisme, c'est un moyen, ça sert à terroriser,
02:55 ça sert à galvaniser des gens et en intimider d'autres.
02:58 Donc c'est un outil politique.
03:00 Le djihadisme, en dehors des attentats, a une existence, laquelle ?
03:05 Et donc c'est ce point de départ.
03:07 Et en fait, quand on regarde l'évolution du djihadisme sur les 30 dernières années
03:10 en Europe, on observe qu'au début, ces premiers individus qui arrivent, qui sont des vétérans
03:16 de la guerre en Afghanistan, de la guerre civile algérienne, etc., ils n'ont pas comme
03:21 objectif en premier lieu de faire des attentats en Europe.
03:23 D'ailleurs, ils s'investissent plutôt dans les djihads à l'étranger, en Bosnie, en Algérie,
03:27 en Tchétchénie, etc.
03:28 Ils vont avoir très rapidement pour objectif de taper les États-Unis, de frapper les États-Unis.
03:33 Mais l'Europe n'apparaît pas en tant que telle.
03:35 Et en fait, c'est les évolutions successives de ce djihadisme, donc en dehors de périodes
03:39 d'attentats, qui vont progressivement donner un djihadisme européen.
03:43 Et il y a une exception notable dans ce panorama qui est la France, qui est frappée dès le
03:46 milieu des années 90.
03:48 Et donc...
03:49 Et pourquoi on était ciblé dès le début, alors que l'Europe les intéressait moins ?
03:52 Alors, il y a plusieurs raisons.
03:54 Déjà, on n'a pas été les premiers.
03:55 Il y a les États-Unis avant, en 1993.
03:57 Il y a les premiers attentats du World Trade Center, qui sont organisés d'ailleurs en
04:01 grande partie avec des liens, avec des réseaux implantés au Danemark, avec des relais aussi
04:06 en Angleterre.
04:07 Donc, il y a déjà une première implantation et la France est frappée.
04:10 En fait, c'est une stratégie du GIA qui est donc impliquée dans la guerre civile algérienne,
04:16 qui sont des djihadistes algériens passés par l'Afghanistan et qui sont en train de
04:20 perdre du terrain en Algérie face au régime et qui vont très rapidement chercher à mêler
04:25 la France pour pouvoir finalement obtenir, gagner en popularité là où ils perdent
04:32 le terrain en frappant l'ancienne puissance coloniale.
04:34 Donc, cette justification post-coloniale arrive pour justifier des attentats en France.
04:38 Mais la réalité, c'est que c'est une stratégie d'un groupe djihadiste impliqué dans la
04:41 guerre civile algérienne et qui perd du terrain.
04:43 C'est une manière de se refaire, de se redorer la pilule, se relégitimer politiquement.
04:49 - Alors, le djihadisme comme phénomène européen.
04:52 Vous donnez des chiffres.
04:53 32% des Européens qui sont partis en Syrie étaient Français.
04:57 16% Allemands.
04:58 14,5% Britanniques.
05:00 8,5% Belges.
05:02 2,5% Danois.
05:04 Mais rapportés à la taille de la population, la Belgique, la Suède et le Danemark prennent
05:10 la tête du classement.
05:11 Et vous dites de façon contre-intuitive, les départs pour la Syrie ont disproportionnellement
05:18 touché les pays scandinaves au passé colonial inexistant et dont les sociétés sont parmi
05:24 les plus égalitaires du monde.
05:26 Comment expliquez-vous le phénomène ?
05:28 - Eh bien, déjà, c'est très important de souligner cet aspect, je crois.
05:31 Il faut vraiment revenir dessus.
05:33 L'ensemble des pays européens, et donc ça vaut pour le cas de la France, ont eu tendance
05:37 à expliquer les départs de Daesh à l'aune de leur spécificité, de leur contrat social.
05:41 Donc en France, typiquement, le débat a tourné autour de la question de la laïcité, de
05:45 l'histoire coloniale de la France, avec d'ailleurs toutes les positions.
05:49 Certains qui disaient que le phénomène djihadiste français s'explique par la laïcité à
05:55 française qui serait trop exclusive, etc.
05:57 Et d'autres pour dire au contraire, c'est parce qu'on a un système laïque que le
06:01 phénomène n'a pas été pire.
06:03 On retrouve ce débat en fait partout.
06:05 En Angleterre, ils expliquent le phénomène djihadiste à travers le communalisme.
06:09 En Allemagne, à travers le différentialisme culturel.
06:13 On va retrouver le débat autour du multiculturalisme aux Pays-Bas, qui est aussi très très important.
06:19 - Chacun essaye d'expliquer en fait par son histoire propre, nationale, pourquoi est-ce
06:23 que ces ressortissants vont faire le djihad ou pourquoi ils frappent en Europe ?
06:27 - C'est ça, et on n'a pas vu d'ensemble.
06:29 C'est un petit peu, si vous voulez, comme le "personne ivre", selon l'histoire populaire,
06:33 qui cherche ses clés en dessous du lampadaire finalement.
06:35 On n'a pas vu qu'il fallait aller chercher dans les zones d'ombre.
06:39 Et finalement, le phénomène djihadiste européen se matérialise de la même façon au Danemark
06:43 et en France.
06:44 - Alors comment on l'explique ?
06:46 Par exemple au Danemark ou dans les pays scandinaves, effectivement, rapporté au
06:49 nombre à la population, il y en a plus qu'en France qui partent.
06:52 - C'est là où c'est très important, c'est qu'en fait, où se sont produits les départs
06:57 au Danemark, où est-ce qu'ils se sont produits en France, etc.
06:59 C'est-à-dire qu'en fait, il faut aller un petit peu plus loin que simplement la question
07:02 des pays, il faut aller dans l'ultra-local.
07:04 Et ce que je montre, c'est qu'il y a un même schéma européen, qui est que les djihadistes
07:08 sont partis pour Daech, se sont émergés dans des zones très spécifiques.
07:13 C'est des quartiers de certaines villes qui ne sont pas les plus grandes, qui ne sont
07:17 pas les plus pauvres, qui ne sont pas celles où il y a la plus grande proportion de musulmans.
07:21 Et à partir de là, une fois qu'on a cette géographie, il est possible d'aller vers
07:24 l'histoire.
07:25 Et tous ces lieux, ces zones de départ pour Daech ont en commun une histoire commune,
07:29 c'est l'implantation de djihadistes, des vétérans dans les années 90, notamment issus
07:34 du conflit afghan, et qui ont fait, qui ont implanté à l'échelle de tout petit microcosme
07:39 dans les années 90, on est à 3-4 prédicateurs à Aorus ou à Copenhague ou à Malmö en Suède.
07:47 On en est à 2-3 autour de Ulm et de Bonne en Allemagne.
07:52 On en est à 2-3-4 maximum dans la région toulousaine.
07:55 C'est à chaque fois des petits microcosmes, mais ce qu'ils ont fait, c'est qu'ils ont
07:58 mis en place finalement des méthodes de prédication qui ont pris progressivement.
08:03 Alors ils sont passés de 3 à 10 à 15.
08:05 Mais ce mouvement-là sur 25 ans, ça donne 100 départs, 150 départs dans ces localités,
08:10 dans ces environnements.
08:11 Mais à l'origine, c'est des Afghans venus post la guerre d'Afghanistan sur quelques
08:15 villes européennes.
08:17 C'est vraiment ce que vous montrez.
08:18 Il y en a 2-3 et qui convertissent au fur et à mesure.
08:20 Vous parlez de Londres comme étant la ville importante des prédicateurs.
08:24 Et alors ça, c'est quelque chose sur lequel je crois qu'il faut revenir.
08:27 Ce que j'essaie de faire dans le livre, c'est de revenir, de faire un petit peu l'autopsie
08:30 finalement de ce qu'on a appelé à l'époque le Londonistan, sur lequel il y avait eu beaucoup
08:34 de publications.
08:35 Mais on a eu du mal à voir qu'il ne s'agissait pas seulement de prédicateurs, mais qu'il
08:40 s'agissait en fait d'actions qu'ils construisaient sur le long terme.
08:43 Et ce sont des vétérans qui ne sont pas tous afghans.
08:46 La plupart sont Syriens, Égyptiens, Irakiens, Algériens, mais qui sont passés, qui ont
08:51 été matricés par la guerre d'Afghanistan.
08:53 Et là-dessus, je voudrais revenir un instant parce que finalement, l'histoire du djihad
08:57 global, elle est écrite, elle existe, elle est très bien documentée et elle montre
09:01 systématiquement que la guerre d'Afghanistan, suite à l'invasion soviétique dans les
09:04 années 80, c'est le point de départ de ce qu'on appelle la matrice contemporaine
09:07 du djihadisme.
09:08 Mais en fait, on rate 3 points, à mon sens, qui nous permettent de comprendre ensuite
09:12 l'évolution en Europe.
09:13 Le premier point, c'est qu'en fait, le djihadisme, il n'apparaît pas sur les
09:17 lignes de front afghane dans les années 80.
09:19 Il apparaît à l'arrière, il apparaît à Peshawar, le long de la frontière afghane,
09:23 mais au Pakistan, dans des instituts religieux, avec des individus qui montent finalement
09:28 des universités.
09:29 Il y a une université de la prédication et du djihad qui apparaît.
09:32 Il y a des idéologues qui vont donner des cours, qui vont devenir des professeurs
09:35 en djihadisme.
09:36 Le deuxième point, c'est qu'il n'apparaît pas tant sous la forme d'une matrice
09:40 combattante que sous la forme d'une matrice intellectuelle.
09:43 Donc le djihadisme, ce sont aussi des idées qui s'enseignent et qui se transmettent.
09:46 Et ça, on le voit très bien à Peshawar avec ces instituts que je viens de mentionner.
09:49 Et puis, le troisième point, c'est que le djihadisme apparaît véritablement comme
09:52 un mouvement structuré, non pas pendant la guerre afghane, c'est-à-dire dans les
09:56 années 80, mais après, dans les années 90 à Peshawar, après le retrait soviétique
10:00 d'Afghanistan, c'est-à-dire après que la raison d'être originelle du djihadisme,
10:04 l'invasion de l'Afghanistan par l'URS, ait disparu.
10:08 - J'ai cité la Belgique, la Suède, le Danemark, la France, l'Allemagne, on a parlé de Londres,
10:14 il semble y avoir une exception italienne.
10:17 Comment l'expliquer ?
10:18 - Alors, il y aurait presque deux exceptions, mais il faudrait aussi inclure les Etats-Unis.
10:23 Mais c'est vrai qu'en Europe et en Europe de l'Ouest, il y a l'Italie qui est très frappant.
10:27 Par ailleurs, les différents pays que vous avez mentionnés, les huit pays,
10:30 concentrent 85 à 90% des départs.
10:32 Donc vous voyez, on est vraiment sur un phénomène assez spécifique.
10:34 - Pourquoi il n'y en a pas en Italie ?
10:36 - Alors, l'Italie, il y en avait. Dans les années 90, il se produit en Italie
10:40 la même chose qu'on observe en Belgique, en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne, etc.
10:45 C'est-à-dire l'arrivée de ces premiers idéologues qui vont essayer de mettre en place
10:48 leur machine de prédication dans les environnements qu'ils ont identifiés
10:51 comme potentiellement propices pour la diffusion de leurs idées.
10:54 Ça arrive aussi en Italie et notamment à Milan, dans un quartier de Milan,
10:58 un quartier du centre d'ailleurs.
11:00 Mais la différence, c'est que ces idéologues vont être arrêtés extrêmement vite.
11:04 Les Italiens n'ont pas forcément beaucoup mieux compris que les autres Européens.
11:09 Avant le 11 septembre, en fait, le djihadisme, il faut le dire, il faut le répéter,
11:12 n'était pas du tout perçu comme une priorité politique.
11:15 Mais les Italiens avaient une législation antiterroriste assez développée
11:18 du fait aussi des activités de la mafia.
11:20 Et donc quand ils vont attraper quelqu'un impliqué dans l'envoi de djihadistes en Bosnie
11:25 et probablement dans différentes activités criminelles et illicites,
11:27 ils vont arrêter tout le monde.
11:29 Et donc en fait, il ne va pas y avoir ce phénomène d'incubation
11:31 qui va se produire sur le long terme.
11:34 Et c'est ce qui fait que l'Italie, finalement, a été assez peu touchée par les défenses.
11:36 Parce qu'ils ont été plus durs, c'est ce que vous dites.
11:38 Pas forcément. Ils ont interpellé les bonnes personnes.
11:41 Le problème de l'approche en matière de djihadisme,
11:45 et c'est vraiment quelque chose qu'il faut réussir à concevoir,
11:49 c'est que si on l'approche uniquement sous le plan du terrorisme,
11:52 en fait, on approche des filières en attendant qu'il y ait un attentat
11:56 ou une préparation d'un acte caractérisé.
11:58 Ce qu'on ne comprend pas, c'est que le djihadisme en tant qu'idéologie
12:01 produit des effets politiques, etc.
12:03 Et donc, si on ne s'intéresse qu'aux attentats, finalement, on vient à la fin du film.
12:06 Et moi, ce que je propose de faire dans ce livre,
12:08 c'est finalement de regarder tout le film avec les sous-titres.
12:10 C'est-à-dire, à un moment donné, de se poser la question
12:12 de qu'est-ce que le djihadisme en dehors, simplement,
12:15 de ces attentats et de ces différentes vagues qui viennent et puis qui repartent.
12:19 Encore un mot sur Hugo Michron,
12:21 sur la manière dont le djihadisme s'arrive en Occident, s'y implante.
12:26 Vous dites qu'il le fait pour les garanties exceptionnelles
12:30 et la protection dont il bénéficie à l'abri de l'État de droit.
12:35 Donc, le djihadisme qui est la démocratie,
12:38 elle l'a choisi parce qu'elle lui offre des conditions favorables pour prospérer, c'est ça ?
12:44 Alors, il faut être extrêmement prudent là-dessus.
12:46 Parce qu'effectivement, ce que recherchent les idéologues djihadistes
12:51 dans les années 90 en venant en Europe,
12:53 en fait, ce qu'ils ont compris qu'ils auront à disposition,
12:55 c'est un cadre légal avec l'État de droit,
12:57 avec une liberté d'expression que eux détestent, par ailleurs.
13:00 Mais ils vont s'en servir pour pouvoir diffuser leurs idées, se cacher à l'abri de ça.
13:04 Alors, ayant dit ça, il ne faut surtout pas tomber dans le piège qu'ils tendent en retour,
13:08 qui est cette forme de subversion, finalement,
13:10 de se saisir de la liberté d'expression pour diffuser des idées antidémocratiques
13:14 et si jamais il y a intervention, dire "vous voyez, vous sortez de l'État de droit, etc."
13:18 Mais il ne faut pas croire que c'est justement en suspendant ce qui fait la force
13:23 du contrat démocratique européen qu'on va régler quoi que ce soit.
13:26 Et ça, on l'a entendu dans la présidentielle de 2022,
13:28 je crois que c'est extrêmement risqué de s'engager là-dedans,
13:31 parce que la question, c'est comment les démocraties européennes
13:35 arrivent-elles à se défendre face à des menaces déclarées ?
13:39 Et là-dessus, il y a un parallèle, je crois, qui n'est pas dénué de sens,
13:42 même si on ne parle pas évidemment du même phénomène,
13:44 c'est la réaction des démocraties européennes face à la Russie.
13:47 On retrouve dans les deux cas...
13:49 - C'est une comparaison entre le djihadisme et l'Ukraine, par exemple.
13:53 - Alors, dans le sens, vraiment toutes choses égales par ailleurs.
13:56 La Russie est un pays, bon voilà, il y a tout un tas de choses qui limitent le parallèle.
14:00 Mais ce qui est intéressant, c'est de voir que l'Europe, face à une menace déclarée,
14:04 en l'occurrence la menace russe, s'est comportée un peu de la même façon,
14:07 dans le sens où on reprend les propos de Vladimir Poutine
14:10 et d'un certain nombre de dirigeants russes et leurs actions,
14:13 que ce soit l'annexion de la Crimée en 2014,
14:16 leur attitude en Georgia, en Syrie, etc.
14:21 Ce qu'on observe, c'est qu'ils ont été très clairs sur ce qu'ils pensent des régimes démocratiques européens.
14:25 Ils ont été très clairs en disant que ça représentait pour une menace existentielle
14:28 qu'il fallait détruire, que c'était des régimes faibles.
14:31 Le djihadisme, c'est pareil.
14:33 Ces individus, quand ils débarquent dans les années 90 à Londres, à Molenbeek ou aux Pays-Bas,
14:38 ils tiennent des discours, mais extrêmement explicites.
14:41 - Et nous, on sous-estime, c'est ce que vous dites.
14:43 Vous l'expliquez bien dans le livre. Dans les années 90, on ne veut pas voir.
14:45 - On ne les prend pas au sérieux.
14:47 On les traite de bouffons, on les traite de clowns.
14:50 Et c'est là-dessus. C'est quand même une erreur.
14:53 On parle aussi des années 90, un contexte intellectuel dans lequel on pense que la démocratie a triomphé.
14:58 Mais on n'a pas voulu prendre au sérieux des individus qui l'étaient.
15:01 - Mais vous allez même jusqu'à Mohamed Mera.
15:03 Vous dites que c'était 2012, la vague d'attentats terroristes a commencé en France avec Mohamed Mera,
15:08 deux ans avant la proclamation de l'État islamique, avant Daesh.
15:12 À l'époque, on voit en lui un tueur au scooter et un loup solitaire.
15:15 Il faudra attendre les attentats de 2015 pour comprendre, dites-vous,
15:18 que le cas Mera était significatif et annonciateur d'autres choses.
15:21 Là aussi, on n'a pas vu, on n'a pas voulu voir,
15:24 ou ça nous embêtait trop de le voir, que Mohamed Mera,
15:29 ben non, c'était une filiation et c'était dans un système qui était déjà là depuis 15 ans.
15:33 - C'est-à-dire qu'en fait, il était dans un contexte et on n'a pas recontextualisé.
15:37 Donc il y a un contexte local et puis il y a un contexte européen.
15:40 Le contexte local de l'affaire Mera, c'est Toulouse.
15:43 Ça, j'en ai parlé dans le premier livre.
15:45 Je reviens là-dessus, puisqu'en fait, l'évolution de Toulouse fait énormément penser à l'évolution de Ulm,
15:49 petite ville bourgeoise du sud de l'Allemagne.
15:53 Et donc, Mera a évolué dans le sillage des Frères Klein,
15:57 qui vont ensuite revendiquer les attentats du 13 novembre,
15:59 qui apparaissent dans les quartiers toulousains après le 11 septembre.
16:02 Donc ça fait déjà 10 ans qu'ils mettent en place ces fameuses machines de prédication.
16:05 Alors, ils sont une douzaine, mais progressivement,
16:07 ils vont agglomer autour d'eux jusqu'à une centaine de personnes,
16:11 dont les frères Mera.
16:13 Et donc, Mera, lui, il a un parcours très classique de djihadiste de l'époque,
16:16 c'est-à-dire qu'il fréquente ces milieux-là à l'échelle de Toulouse,
16:19 mais il se rend en Afghanistan et il se retrouve dans une Katiba,
16:22 une brigade francophone dirigée par un Belge de Molenbeek,
16:26 qui va ensuite revendiquer les attentats de Mohamed Mera à Toulouse-et-Cobain.
16:29 - Donc non, c'est pas un loup solitaire.
16:30 - Donc c'est clairement pas un loup solitaire.
16:31 Et moi, j'ai un énorme problème avec cette approche.
16:33 Et au niveau européen, il y a plein de Mera à cette époque-là.
16:37 Deux ans avant Mera, il y a un attentat déjoué hallucinant
16:41 qui devait se produire, qui était validé personnellement par Ben Laden
16:45 et qui devait frapper simultanément Paris et Berlin.
16:48 Et ça ressemble de très près à ce qui va se passer à l'échelle de Paris,
16:51 ensuite dans les attentats du 13 novembre.
16:53 Donc en fait, il y a des continuités.
16:56 Ce qu'on observe en 2010, en fait, c'est que pour la première fois,
16:59 on a en Afghanistan des brigades françaises, des brigades belges,
17:02 des brigades anglaises qui se sont autonomisées des tutelles djihadistes.
17:07 - Hugo Michon, 2014, la création de l'État islamique.
17:10 Et chose marquante, dites-vous, l'apparition des femmes dans le djihad.
17:14 Racontez-nous ce phénomène qui ne cesse de croître,
17:18 qu'on a tendance à sous-estimer.
17:20 Vous en dites la chose suivante, l'incorporation des femmes
17:23 est sans doute le bouleversement le plus fondamental,
17:26 celui susceptible d'entraîner les reconfigurations les plus durables.
17:31 Pourquoi ?
17:32 - Parce que les femmes jusqu'alors, on trouvait des femmes impliquées dans le djihadisme.
17:37 Je pense par exemple à Malika El Aroud,
17:39 qui a, on va dire, un pédigré de djihadiste, de faiseuse de martyre, c'est sa réputation.
17:45 Donc on allait en trouver.
17:47 Les femmes de Ben Laden aussi avaient été mises en avant
17:49 dans certains nombres de propagande d'Al Qaïda.
17:51 Mais ce qu'on n'avait pas, c'était une organisation djihadiste
17:54 qui va finalement leur donner un rôle et un statut à part entière.
17:57 Et c'est ça que fait Daesh à partir du moment
17:59 où Daesh se proclame comme un état islamique, comme un califat.
18:02 Et c'est là où il faut comprendre que là, on a un changement de paradigme total,
18:05 puisque pour la première fois, on a une organisation djihadiste
18:07 qui dit "en fait, on a un territoire, donc où que vous soyez, vous venez
18:11 et on va vous donner des responsabilités".
18:12 Et à partir de ce moment-là, les femmes, les enfants, les vieillards,
18:15 tous les exclus du djihadisme d'Al Qaïda sont intégrés.
18:17 Et le rôle des femmes sous Daesh,
18:19 et de manière plus large désormais dans le djihadisme,
18:22 c'est pas de prendre les armes et de combattre,
18:24 c'est d'éduquer les enfants, de les endoctriner,
18:26 de les idéologiser dès la naissance
18:28 et d'en faire de futurs djihadistes.
18:30 Et ça, ça déplace totalement l'enjeu sur la génération d'après,
18:34 c'est-à-dire sur le long terme.
18:35 Évidemment, ça pose la question que vous pose Rosi sur la pline France Inter,
18:38 le rapatriement des djihadistes français prisonniers dans des camps en Syrie
18:42 quid de leurs femmes et de leurs enfants.
18:44 Il en reste, je crois, un peu moins de 200 aujourd'hui en Syrie,
18:48 des femmes françaises et leurs enfants.
18:50 Et on sait pas quoi faire, il n'y a que des mauvaises solutions.
18:54 Alors vous voyez la question, les femmes et les enfants.
18:56 Je pense déjà qu'il faut discerner femmes et enfants,
18:59 c'est-à-dire que pour les enfants, ce sont des mineurs,
19:01 il y a une responsabilité morale, il y a une responsabilité légale.
19:03 Et plus on les laisse finalement dans le camp,
19:05 notamment le camp de Al-Hol, qu'il faut imaginer ce que c'est,
19:08 c'est 50 000 personnes.
19:10 On a des enfants sur place, ils grandissent dans ce camp,
19:14 c'est comme s'ils grandissaient sous Daech.
19:15 Donc il faut se poser aussi un peu la question,
19:17 là, non seulement de l'enjeu moral, mais aussi de l'intérêt de la France.
19:20 Et puis pour les femmes, là c'est autre chose,
19:22 parce que jusqu'en 2016, les femmes n'ayant pas commis
19:24 pour la plupart de crimes de sang sur place,
19:26 finalement font face à des peines assez restreintes.
19:29 Il y avait un biais genré énorme au niveau de la justice,
19:31 et c'est normal, il y a eu un retard à l'allumage,
19:33 qui a été compensé en partie depuis.
19:35 Mais la question c'est de savoir comment on caractérise en droit
19:38 la participation des femmes.
19:40 Et là pour l'instant, l'approche est encore insuffisante,
19:43 parce que je crois qu'on n'a pas vraiment compris
19:45 la place de la femme dans un mouvement djihadiste beaucoup plus large.
19:48 Il ne faut pas la sous-estimer, c'est ce que vous dites.
19:50 Au contraire.
19:51 On passe au standard d'Inter. Bruno, bonjour.
19:53 Bonjour.
19:54 Vous nous appelez du Pays Basque et on vous écoute.
19:56 Oui, bonjour. Je voudrais d'abord féliciter votre interlocuteur,
20:00 votre intervenant pour la qualité de son travail,
20:02 et de comment il en parle.
20:04 Il nous parle des mauvaises graines, effectivement.
20:08 On peut parler en l'occurrence de mauvaises graines.
20:10 C'est des personnes venues d'Afghanistan,
20:13 il parle aussi d'Égyptiens et Syriens
20:16 qui sont venus dans les villes moyennes, etc.
20:19 Est-ce qu'il pourrait nous parler, a-t-il travaillé,
20:21 puisque son travail semble complet,
20:23 sur le terreau réceptif ?
20:25 A savoir, les mosquées, s'agissaient-ils à ce moment-là
20:29 de lieux de prêche clandestins, publics ?
20:32 Les mosquées, est-ce qu'il pourrait donner un coup de projecteur sur la France
20:35 avec la politique faite dans ces 30 dernières années
20:38 par les ministres de l'Intérieur successifs,
20:40 qui sont aussi sous du culte,
20:42 pour savoir, est-ce que les financements étaient français pour partie,
20:45 de l'étranger ? Merci.
20:47 Bien reçu, Bruno. Merci.
20:49 Réponse rapide, Hugo Michron.
20:51 Merci infiniment pour vos mots.
20:53 La réponse rapide, c'est qu'on a une évolution
20:55 des stratégies des djihadistes au cours du temps.
20:57 Dans les années 90,
20:59 on trouve, finalement,
21:01 ils ont théorisé un certain nombre de choses, je pense notamment
21:03 à l'un d'entre eux, Omar Bakri, qui est un de ces émirs du Londonistan,
21:06 qui publie un livre, au milieu des années 90,
21:09 sur le rôle de la mosquée. Et lui, il veut en faire,
21:11 si vous voulez, une sorte de grande ambassade de la prédication
21:13 salafo-djihadiste,
21:15 sur le modèle des instituts qu'ils avaient créés à Peshawar.
21:18 Donc là, il y avait duplication depuis.
21:20 Il y a eu une prise de conscience,
21:22 notamment suite aux attentats du 11 septembre,
21:24 à travers la cellule d'Ambourg, qui se regroupait
21:26 dans une mosquée locale. Et ça, finalement,
21:28 c'était des points qui ont été beaucoup plus contrôlés.
21:30 Les djihadistes, depuis le 11 septembre
21:32 et surtout depuis les années 2010,
21:34 agissent, la plupart du temps, en dehors
21:36 des mosquées, et notamment
21:38 sur les nouveaux moyens, les nouvelles plateformes.
21:41 Justement, vous en parlez, et c'est un des points saillants
21:43 de votre livre, Hugo Michron. Vous dites
21:45 qu'un des buts du djihadisme,
21:47 notamment en France, c'est d'organiser sa confrontation
21:49 avec l'extrême droite. Vous écrivez
21:51 « Les noyaux durs, en prison ou en ligne,
21:53 sur Internet, souhaitent réduire l'hostilité
21:55 dont ils font l'objet en présentant leurs actions
21:57 comme une réponse contre la montée
21:59 de l'extrême droite, qu'ils encouragent par ailleurs
22:01 et appellent de leur vœu, ce qui est paradoxal.
22:03 Guerre contre les valeurs démocratiques,
22:05 salafisation de l'islam, utilisation de leur
22:07 propre fin à leur propre fin de la montée
22:09 de l'extrême droite en France. » Ce sont,
22:11 aujourd'hui, les tendances du djihadisme français.
22:13 Ils veulent faire monter l'extrême droite
22:15 pour se positionner comme
22:17 la réponse
22:19 à l'extrême droite. Ce que vous dites.
22:21 En fait, il y a un face à face, c'est une dialectique.
22:23 C'est-à-dire que, depuis le début, d'ailleurs, il faut regarder
22:25 les dates, le 11 septembre 2001
22:27 et 2002, première accession
22:29 de l'extrême droite au deuxième tour d'une présidentielle française.
22:31 C'est un phénomène qu'on a observé, encore une fois,
22:33 dans les différents pays européens évoqués.
22:35 Ce qu'ils font, avec une partie
22:37 de l'extrême droite, c'est qu'ils sont d'accord
22:39 sur les termes du conflit.
22:41 C'est-à-dire une grammaire de conflit
22:43 civilisationnel qui opposerait
22:45 un ensemble authentique
22:47 et structuré qui serait l'islam.
22:49 Ce qui, à mon sens, n'est pas du tout le cas. Il ne faut pas tomber
22:51 là-dedans. Et puis, de l'autre côté,
22:53 un ensemble authentique
22:55 et structuré qui serait la France
22:57 ou la démocratie. Et ça, c'est déjà grossier
22:59 intellectuellement. Mais, évidemment,
23:01 c'est extrêmement dangereux, puisque
23:03 la démocratie se retrouve coincée
23:05 finalement entre deux
23:07 pôles opposés qui sont en faveur
23:09 d'une confrontation. Et c'est pour ça
23:11 qu'il faut se réapproprier le débat. C'est pour ça qu'il faut en parler.
23:13 Si on plonge dans le déni en se disant
23:15 que c'est trop douloureux d'en parler,
23:17 on laisse la place aux forces qui hystérisent le débat.
23:19 - Un mot pour finir sur un fait
23:21 d'actualité à la suite de la parution d'un
23:23 livre sur les frères musulmans.
23:25 Une anthropologue du CNRS, Florence
23:27 Bergeau-Blacklare, fait l'objet
23:29 de Menaces de mort et
23:31 bénéficie d'une protection policière.
23:33 Le livre est préfacé par Gilles
23:35 Kepel. Que vous inspire
23:37 cette affaire ?
23:39 - J'en parle d'autant plus facilement
23:41 que je ne la connais pas personnellement. Je connais son
23:43 travail mais elle, je ne la connais pas.
23:45 Et c'est inadmissible. C'est inadmissible.
23:47 Je veux dire,
23:49 c'est pas comme si on avait pléthore de chercheurs
23:51 sur ces sujets. C'est
23:53 un sujet très compliqué, les frères musulmans.
23:55 Et de quoi est-ce que c'est le nom ? C'est la seule
23:57 chercheure en France qui est sous protection
23:59 policière. Chercheure au CNRS.
24:01 Voilà, moi en tant que chercheur, je suis
24:03 accablé et je pense que ça devrait
24:05 interpeller. De quoi est-ce que c'est le nom
24:07 en France, en 2023, après
24:09 Samuel Paty, après tout un tas d'histoires,
24:11 qu'une chercheure en sciences politiques
24:13 soit sous protection policière ?
24:15 - Vous n'avez pas peur, vous, parfois, parce que vous faites
24:17 des livres, vous allez à leur rencontre,
24:19 le précédent livre, vous avez passé, je crois, vous avez fait
24:21 des centaines d'entretiens dans les prisons françaises ?
24:23 - Je vais vous dire, c'est pas la
24:25 question. En fait, il faut faire le travail
24:27 et puis voilà. Et là-dessus,
24:29 c'est Claude Lévi-Strauss, quoi.
24:31 Le travail de terrain, c'est une servitude.
24:33 Il faut le faire et si on ne le fait pas, il n'y a pas.
24:35 C'est pour ça que la recherche est un beau métier.
24:37 C'est que parfois, il faut créer et pour créer,
24:39 il faut prendre le parti de se frotter
24:41 aux épines du cactus.
24:43 - Hugo Michron, merci. La colère et l'oubli
24:45 chez Gallimard, les démocraties
24:47 face au djihadisme européen.
24:49 En librairie demain. Merci d'avoir été
24:51 à notre micro. 8h48.

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