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"Comment quelque chose, qui au départ est une demande de liberté, devient un tribunal où on condamne ?"
BRUT PHILO. A-t-on encore le droit à l'erreur, l'imprécision ou l'imperfection sur les réseaux sociaux ? Avec la philosophe Laurence Devillairs.

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Transcription
00:00 Si vous êtes pur, parfait et que vous agissez bien,
00:04 quel mérite vous avez ?
00:05 La Rochefoucauld disait "Nul ne peut être loué de bonté
00:09 s'il n'est capable d'être méchant".
00:12 Et c'est ça pour moi la morale,
00:14 c'est pas l'affaire des gentils.
00:15 Pour moi la morale, c'est l'affaire de ceux qui pourraient être méchants,
00:19 imparfaits,
00:20 qui l'ont sans doute été,
00:21 mais qui sont capables d'un engagement,
00:24 capables de quelque chose de bien.
00:26 Je m'appelle Laurence De Villers,
00:27 je suis philosophe, en philosophie j'ai deux passions,
00:31 le XVIIe siècle et la philosophie morale.
00:35 Est-ce que selon vous c'est excessif aujourd'hui
00:37 de dire que sur les réseaux sociaux,
00:39 il n'y a plus le droit à l'erreur, le droit à l'imprécision,
00:42 le droit à l'imperfection ?
00:43 Non, c'est pas excessif parce que,
00:46 curieusement, le numérique qui est pourtant un flux permanent,
00:49 enfin une information,
00:51 on efface une autre et puis qui sera remplacée par une autre,
00:55 et puis on aime les formats courts, etc.
00:58 plus en fait ça souligne le côté irréversible.
01:01 "Oh ! Je l'ai dit !"
01:02 Ben oui, je l'ai dit, dans la vie,
01:04 notre personnalité, elle est très souple en réalité.
01:07 On change, je ne suis pas la même avant de vous parler
01:10 que maintenant qu'on est en train de se parler,
01:12 c'est notre caractère qui est assez figé,
01:14 mais notre personnalité elle bouge
01:16 alors que le numérique va nous figer à tout jamais
01:19 dans des choses qu'on a dites.
01:21 Donc ça c'est le côté irréversible.
01:23 Après le droit à l'imperfection,
01:26 c'est encore autre chose que vous dites,
01:27 et d'une certaine façon, à mon avis c'est plus grave.
01:30 C'est-à-dire ?
01:31 C'est plus grave parce que dans les réseaux sociaux,
01:34 il y a quand même cet esprit club,
01:36 cet esprit société aussi, qui exclut.
01:40 Et il y a très vite un tribunal qui se met en place,
01:43 qui est "Oh ! Non mais t'as vu ce qu'il a dit ?
01:45 Non mais on n'a pas le droit de dire ça !"
01:48 Et moi ce qui me frappe, c'est que le monde du numérique,
01:51 moi que j'aime pour sa rapidité, pour sa vitesse,
01:54 mais c'est un monde...
01:57 Je vais peut-être dire quelque chose qui va vous sembler à contre-courant,
02:00 mais c'est pas un monde de liberté.
02:01 C'est plus un monde de la perfection,
02:05 où il faut faire vraiment attention à ce qu'on dit
02:06 parce qu'on n'a pas le droit à l'erreur.
02:09 C'est plus ce monde-là, très fermé, irréversible,
02:13 très normé où il faut dire des choses et pas d'autres,
02:15 qu'un monde de liberté.
02:17 Est-ce que ce n'est plus un monde de la liberté aujourd'hui,
02:19 mais que ça a pu l'être par le passé ?
02:21 D'ailleurs Internet s'est construit sur l'esprit libertaire.
02:23 Est-ce que finalement on est dans une évolution
02:25 vers de moins en moins de liberté dans ce monde numérique ?
02:28 Oui, je le crois.
02:29 C'est curieux, philosophiquement il y a quand même quelque chose comme un mystère,
02:32 on pourrait essayer de percer ce mystère,
02:34 mais comment quelque chose qui au départ est une demande de liberté,
02:38 la volonté de ne pas être dans des cases,
02:41 dans des catégories, dans des étiquettes,
02:44 devient un tribunal où on condamne,
02:47 on donne des châtiments, des récompenses.
02:51 C'est curieux comme la liberté semble si difficile à vivre.
02:56 On se rend compte peut-être que les questions du droit à l'imperfection,
03:00 à l'erreur, à l'imprécision,
03:02 elles touchent donc souvent des questions qui relèvent des valeurs
03:04 et notamment par exemple de l'écologie.
03:07 Typiquement, on va voir que tel militant écolo va utiliser un téléphone
03:11 ou on va la voir en photo dans une voiture
03:14 et on va lui faire le reproche que finalement il n'est pas vraiment écolo
03:17 parce qu'il utilise un téléphone, pas parce qu'il roule en voiture.
03:20 Qu'est-ce que ça vous inspire ça ?
03:21 Ça m'inspire un peu froid dans le dos
03:24 parce que je trouve que ça s'approche du puritanisme.
03:30 Le puritanisme c'est quoi ?
03:32 C'est l'idée que si je ne me suis pas rendue parfaite
03:37 au point d'être pure, sans tâches, sans défaut,
03:40 dans une cohérence rigide, alors je n'ai pas le droit.
03:45 Je n'ai pas le droit de dire ce que je dis, je n'ai pas le droit de défendre,
03:48 je n'ai pas le droit d'être celui que je veux être.
03:50 On peut se mettre à défendre les océans alors qu'on n'est ni marin,
03:54 ni né au bord de la mer,
03:56 ni celui qui finalement a toujours été écolo dans sa vie.
04:01 On peut être écolo et rouler en voiture ?
04:02 On peut être écolo et téléphoner à l'iPhone ?
04:05 Alors je ne suis pas en train de dire "tout peut se faire".
04:08 Ce n'est pas "tout est permis à condition de pouvoir le faire".
04:11 C'est-à-dire maintenant je deviens un militant écolo
04:13 mais n'empêche que j'ai un 4x4.
04:14 Ce n'est pas ça que je suis en train de dire.
04:16 Je suis en train de dire que la rigidité,
04:18 l'idée de perfection, de cohérence absolue,
04:22 de puritanisme, ce n'est pas la morale.
04:25 Parce que si vous dites ça, vous niez la possibilité de l'engagement.
04:30 L'engagement c'est quoi ?
04:31 C'est à un moment donné, je me mets debout et je me dis "non, ça non".
04:35 Il y a un effet de génération parce que, encore une fois,
04:37 moi j'étais dans la génération du mouvement punk
04:40 qui m'a énormément marquée, qui a été mon mouvement.
04:45 Et on ne voulait surtout pas être pris dans l'idée
04:50 qu'il y a des choses qui se font et des choses qui ne se font pas.
04:52 Le fameux slogan "no future", ça voulait dire
04:56 "il n'y a rien qui maintenant, demain, aujourd'hui, après-demain,
05:01 va pouvoir me dire ce que je dois faire".
05:03 Et donc moi je suis frappée de voir que la jeune génération
05:07 aujourd'hui n'est pas très punk, elle est plutôt dans une forme de moralisme.
05:12 Les jeunes sont archi dans la valeur.
05:16 C'est-à-dire ça, ça, ça ne se fait pas, ça, ça se fait.
05:20 Vous voyez, ce qu'il faut valoriser comme comportement ou ne pas valoriser.
05:24 Et vous voyez, par rapport à ce qu'on disait, le droit à l'erreur,
05:27 ça me frappe de voir que d'une certaine façon,
05:31 on est plus dans le moralisme que dans la morale.
05:35 C'est-à-dire plus dans "attention, dis quelque chose de parfait,
05:38 dis ce qu'il faut dire, ça, il ne faut pas le dire, ça, il ne faut pas le faire,
05:42 voire ça, il ne faut pas le penser" que "ma liberté, c'est d'agir moralement".
05:48 - Bon, moi je vais devoir défendre un peu les jeunes.
05:50 Ils ne sont peut-être pas punk, mais je n'ai pas l'impression
05:52 que les vieux soient plus punk qu'eux.
05:54 *Bruit de tonnerre*
05:56 Merci à tous !

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