Ce sont les tractations diplomatiques en cours au Moyen-Orient qui sont au menu de ce deuxième numéro de "Chocs du monde". Édouard Chanot reçoit le géopolitologue Pierre Conesa. La Syrie de Bachar El-Assad vient de réintégrer la Ligue arabe, contre l’avis de Washington. La Turquie d’Erdogan s’est aussi assise à la table des négociations avec Damas. L’Iran et l’Arabie saoudite, les deux adversaires chiite et sunnite, se sont accordés pour réouvrir leurs ambassades, sous l’égide de la Chine. Alors, après le chaos causé par les interventions militaires occidentales, le Moyen-Orient en a-t-il fini avec la guerre permanente ?
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00:00 [Générique]
00:22 Bonsoir à tous et bienvenue dans ce deuxième épisode de Chocs du Monde,
00:26 le nouveau magazine des crises internationales et de la prospective de TV Liberté.
00:32 Je reçois ce soir Pierre Conezza.
00:34 Pierre Conezza, bonsoir.
00:35 - Bonsoir.
00:36 - Avec qui nous allons tâcher de comprendre les basculements qui sont actuellement en cours au Moyen-Orient.
00:41 Pierre Conezza, vous êtes évidemment géopolitologue, vous êtes un ancien fonctionnaire
00:45 et vous avez écrit plusieurs essais, le dernier en date,
00:48 le complexe militaro-intellectuel en 2022, mais aussi le lobby saoudien en France,
00:53 comment vendre un pays invendable ou encore Dr Saoud et Mr Jihad,
00:58 la diplomatie religieuse de l'Arabie Saoudite, c'était en 2016.
01:02 Encore une fois, vous connaissez la géopolitique du Moyen-Orient
01:05 et il y a quelque chose qui change, qui change très vite dans cette vaste région du monde.
01:10 Je vous propose de faire un tour d'horizon rapide de l'actualité.
01:14 C'est un revirement historique.
01:16 La Syrie de Bachar el-Assad a réintégré la Ligue arabe le 8 mai 2023,
01:20 après en avoir été banni il y a 11 ans.
01:23 Une décision dénoncée par Washington alors que le président iranien en visite à Damas
01:27 a salué la victoire du peuple syrien après une décennie de guerres civiles et de sanctions occidentales.
01:34 Et c'est sous l'égide de la Chine que l'Iran et l'Arabie Saoudite
01:37 ont renoué leurs relations diplomatiques au mois de mars.
01:41 Les deux anciens adversaires chiites et sunnites ont annoncé la réouverture prochaine de leurs ambassades
01:46 et des négociations de paix sont en cours entre les Saoudiens et les Houthis soutenus par Teheran
01:52 alors que le conflit au Yémen a causé près de 400 000 morts, surtout civiles.
01:57 Alors, après le chaos causé par les interventions militaires américaines au début des années 2000,
02:02 les révoltes arabes des années 2010 et l'essor du djihadisme,
02:06 le Moyen-Orient en a-t-il enfin fini avec la guerre permanente ?
02:15 Un basculement a donc lieu au Moyen-Orient et les choses vont vite, très vite Pierre Conesa.
02:21 On a l'impression d'une chute de domino, mais alors la question c'est
02:25 quelle a été la pichenette génératrice de ce mouvement ?
02:28 Était-ce selon vous peut-être le retrait américain d'Irak et d'Afghanistan
02:33 ou encore les accords d'Abraham entre Israël et les Émirats, puis Bahreïn,
02:37 négociés par Trump, Donald Trump, en septembre 2020 selon vous ?
02:42 On aurait bien du mal à essayer d'y comprendre quelque chose.
02:46 N'oubliez pas qu'on commence le 11 septembre, au moment des attentats contre le World Trade Center,
02:53 avec un premier tour de passe-passe, qui est le discours de janvier 2002
02:58 qui accuse l'Iran, l'Irak et la Corée du Nord, si vous voulez, l'axe du mal,
03:01 et pas un mot sur l'Arabie saoudite.
03:03 Or il n'y avait qu'un Saoudien sur 19 terroristes, donc on pouvait penser quand même,
03:07 et n'oubliez pas que les Saoudiens ont été pendant longtemps le contingent musulman
03:11 le plus important en Afghanistan, avec les talibans.
03:13 Donc il y a eu une espèce de mensonge qui était d'autant plus explicite
03:17 qu'évidemment vous allez avoir ensuite, pour déclencher la guerre en Irak,
03:20 cet extraordinaire mensonge de Colin Powell avec sa petite fiole
03:25 pour expliquer qu'il y avait des armes de destruction massive en Irak,
03:28 alors que toutes les organisations internationales disaient que l'embargo avait…
03:32 Et donc on est, si vous voulez, face à un acteur qui s'est toujours cru
03:36 le maître de la géopolitique du Moyen-Orient,
03:39 pris en porte à faux d'abord dans sa guerre en Afghanistan,
03:42 n'oubliez pas quand même que les Russes n'y sont restés que 10 ans,
03:45 les Américains n'y vont rester que 20 ans, et c'est Trump qui va décider de s'en retirer.
03:51 Et puis ensuite vous avez l'invasion de l'Irak qui va complètement écraser un pays
03:56 qui était géré par un dictateur, mais qui était une espèce de géopolitique
04:01 hétéroclite, c'est vrai, il y avait des Chiites, il y avait des Sunnites,
04:04 il y avait des Kurdes, etc., mais enfin en tout état de cause,
04:07 c'était une espèce de stabilité, stabilité dans la dictature, mais stabilité quand même.
04:12 Même pour faire un peu aussi comme les autres, nous-mêmes on a fait
04:16 la destruction de la Libye, si vous voulez, pilotée par Bernard Henri-Lévy
04:20 et par Sarkozy, et vous voyez bien qu'aujourd'hui encore,
04:24 la Libye n'a pas retrouvé sa stabilité.
04:26 Donc on est face à une situation où paradoxalement, il faut se demander
04:29 aujourd'hui si ces interventions occidentales qui ont été finalement
04:32 fondamentalement déstabilisatrices, sont génératrices de nouveautés,
04:36 ou au contraire c'est le maintien en poste de certains régimes solides,
04:41 mais dictatoriaux, qui assurent une partie de stabilité.
04:44 Visiblement c'est l'analyse des Russes, c'est-à-dire qu'ils ont sauvé Assad,
04:47 justement en se disant au moins il y a un pays qui tiendra le coup,
04:50 puisque partout ailleurs, vous avez eu le retour des talibans,
04:53 alors on est quand même en droit de se dire qu'après 10 ans de soviétique
04:56 et un temps d'américains, si l'Afghanistan est musulman,
04:58 on aurait dû se le découvrir avant.
05:00 Vous voyez ce que je veux dire, c'est-à-dire qu'on avait cette projection
05:03 de nos capacités et de nos bonnes intentions sur des zones géographiques
05:06 dans lesquelles l'analyse locale n'avait aucune importance, mais aucune importance.
05:11 Si j'ai écrit ce bouquin sur le complexe militairement-intellectuel,
05:14 c'est parce qu'il se passe un basculement justement après la disparition de l'URSS,
05:18 où si vous voulez, il se passe deux événements qui vont complètement changer
05:22 le processus décisionnel.
05:25 C'est d'abord le fait qu'effectivement l'acteur majeur qui était l'URSS
05:28 ne peut plus intervenir, et c'est donc la première guerre post-guerre froide,
05:32 et donc on va décider d'aller libérer le Koweït,
05:34 grande démocratie devant l'éternel, de Saddam Hussein,
05:36 grand dictateur devant l'éternel.
05:38 Mais ce qui est intéressant, ce sont les conditions matérielles de cette guerre,
05:42 c'est-à-dire que c'est une guerre annoncée,
05:44 on va avoir 170 000 hommes qui vont se déployer en Arabie Saoudite,
05:48 en expliquant que dans 6 mois la guerre allait commencer,
05:50 on avait un top départ, si vous voulez.
05:55 Ensuite, cette guerre, ou l'annonce de cette guerre,
05:58 a attiré toutes les chaînes de télévision de la planète.
06:01 Donc en fait, on savait que le jour J, à telle heure,
06:03 l'offensive commencerait, manque de chance, la guerre ne dure que 120 heures.
06:07 C'est-à-dire qu'en fait, tout le monde se retrouve avec une guerre terminée,
06:10 évidemment les pays du Golfe demandent qu'on n'aille pas chercher Saddam Hussein chez lui,
06:14 ils demandent que libérer le Koweït ça suffit,
06:16 mais on prend l'habitude que la guerre soit un spectacle en live,
06:20 ça veut dire qu'on était dans un processus d'hubris guerrière,
06:24 où on se disait, puisque nous avons l'outil, faisons la police de la planète.
06:27 Donc on est aujourd'hui dans ce bilan que vous évoquez,
06:30 c'est-à-dire finalement, au bout du compte,
06:32 cette espèce d'activisme des Occidentaux, en particulier des Américains,
06:36 est un activisme qui est en échec,
06:38 il se retire d'Afghanistan,
06:40 et donc aujourd'hui vous avez des partenaires locaux qui se disent,
06:42 mais après tout il y a peut-être d'autres pays qui sont des grands acteurs internationaux,
06:46 sur lesquels on peut compter, d'où l'apparition à mon avis de la Russie et de la Chine.
06:50 – Vous faites la transition en place,
06:51 je voulais justement vous interroger sur la Syrie,
06:54 sur son retour en grâce, contre l'avis américain d'ailleurs,
06:57 si je pouvais citer les dirigeants du Pentagone,
07:02 "Nous ne pensons pas que la Syrie mérite d'être réadmise dans la Ligue arabe,
07:06 à ce stade, nous continuons à penser que nous ne normaliserons pas nos relations
07:10 avec le régime d'Assad et nous ne soutenons pas nos alliés et partenaires qui le font",
07:14 c'était ce matin.
07:15 Je vous propose de regarder Pierre Conesa,
07:17 une carte réalisée par l'équipe de Chocs du Monde,
07:20 une carte de la Syrie, aujourd'hui, en mai 2023.
07:23 Il y a toujours d'ailleurs des troupes d'occupation américaines,
07:27 comme vous pouvez le constater au sud,
07:29 dans une région évidemment riche en pétrole, comme par hasard.
07:32 J'ajouterai par ailleurs que l'Arabie Saoudite a annoncé hier
07:35 réouvrir son ambassade à Damas.
07:38 Voilà, cela semble être, peut-être encore une fois,
07:41 un échec occidental, un désastre de la politique étrangère américaine.
07:46 Pierre Conesa, comment expliquer cela ?
07:49 – Je crois que, si vous voulez, si on le prend dans une continuité historique,
07:53 avec ces différents épisodes qui se sont terminés par des désastres,
07:57 destruction de pays et qui ont complètement éclaté,
08:00 comme par exemple l'Irak, retour en grâce des talibans en Afghanistan,
08:04 on peut se dire qu'effectivement, si vous voulez,
08:06 les acteurs locaux sont face à deux interrogations.
08:09 La première, c'est est-ce que la puissance américaine
08:11 est toujours celle qui est capable de faire l'ordonnancement général de la région ?
08:15 On sait qu'il y a le primauté, évidemment, à la défense d'Israël,
08:18 et ça de toute façon, quoi qu'il advienne.
08:20 Et la deuxième chose, c'est que finalement, ces acteurs se disent,
08:23 pour un minimum de stabilité, mieux vaut une dictature,
08:27 et ils vont avec l'intercession de pays qui sont prêts éventuellement à intervenir,
08:31 c'est ce qu'a fait la Russie en sauvant Assad.
08:33 Donc finalement, ça prouve en tout cas aux acteurs locaux
08:36 qu'autant banaliser, si vous voulez, la relation avec Moscou,
08:39 et pour ce qui concerne la relation irano-saoudienne,
08:43 on est là effectivement dans un scénario complètement nouveau,
08:46 puisque ce sont les Chinois qui ont fait les intermédiaires
08:48 pour aboutir à une réconciliation.
08:50 Je ne sais pas ce que cette réconciliation signifie.
08:52 – Alors, nous allons aborder justement ça dans un instant.
08:54 – Voilà.
08:55 – Comment, pour préciser un petit peu votre pensée,
08:57 alors bon, ce matin, Sergei Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères,
09:00 a aussi annoncé un projet de feuille de route pour une normalisation turco-syrienne,
09:05 pour résumer, la Turquie avait soutenu les rebelles au début de la guerre syrienne,
09:09 et le président, donc contre le président Assad,
09:12 mais Erdogan s'efforce désormais de renouer les liens avec la Syrie,
09:16 en espérant que la Syrie récupère 4 millions,
09:19 ou presque 4 millions de réfugiés syriens sur le sol turc.
09:22 Voilà, pour préciser votre pensée à propos de l'intervention russe en Syrie,
09:27 comment la qualifiez-vous ?
09:30 Comment jugez-vous vraiment cette action russe,
09:33 qui est, comment dire, pour le moins contradictoire avec la posture occidentale
09:37 à l'égard de la Syrie, et plus largement peut-être du Moyen-Orient ?
09:40 – Oui, mais la posture occidentale, encore une fois,
09:43 les Russes n'ont pas de raison d'y adhérer.
09:46 Regardez notre différent à propos de l'Ukraine,
09:49 on ne peut pas dire qu'effectivement, il y a une espèce de consensus d'intérêts communs
09:53 entre la Russie et les Occidentaux,
09:56 et donc partout où les Russes pourront, disons,
10:00 placer leur pion et aboutir à des résultats tangibles, ils le feront.
10:04 Donc ils n'ont pas de raison, encore une fois, de considérer que la politique internationale
10:08 se décide quelque part entre Washington, Paris et Londres,
10:11 et donc ils ont leur propre stratégie.
10:13 Donc sauver Assad, c'est aussi la manière de sauver, si vous voulez,
10:16 encore une fois, un des derniers pays qui a eu un minimum de stabilité,
10:19 et on aura probablement d'autres actions russes, si vous voulez,
10:22 encore une fois, pour essayer de refaire avancer leurs propres intérêts.
10:25 – Vous pensez que si peut-être ils résolvent la situation en Ukraine,
10:28 on les verra de nouveau agir au Moyen-Orient, au Proche-Orient ?
10:33 – Je crois que l'un n'empêche pas l'autre, ils l'ont montré,
10:36 mais résoudre la question en Ukraine, ça alors, je dois dire que je ne vois pas
10:40 aujourd'hui les modalités du règlement.
10:44 Moi j'aime assez la position du président Macron,
10:47 qui a expliqué dans une interview télévisée qu'on aiderait l'Ukraine suffisamment
10:52 pour que les Russes ne puissent pas gagner la guerre,
10:55 jusqu'au moment où Poutine se rendra compte que la solution n'est pas militaire
10:58 et donc qu'il faut une solution politique.
11:00 Il ne dit pas les éléments de la solution politique,
11:02 c'est-à-dire que faire de la Crimée ou de choses comme ça,
11:05 est-ce qu'il faut reculer sur les anciennes frontières,
11:07 mais je veux dire, l'idée que la solution ne soit pas militaire
11:10 est déjà une première option diplomatique.
11:13 – Alors vous évoquez justement un retour de certains facteurs stabilisateurs,
11:18 enfin disons qu'il y a un certain nombre de facteurs déstabilisateurs
11:21 qui disparaissent au Moyen-Orient.
11:22 Vous avez évoqué l'accord négocié par les Chinois,
11:27 qui est en fait un accord entre Chiite et Sunnite,
11:30 entre l'Iran et l'Arabie Saoudite.
11:32 Choc du Monde a justement réalisé une carte de ce schisme
11:35 qui nous permet quand même de comprendre la fracture interne du Moyen-Orient.
11:41 Donc la Chine a négocié cet accord entre l'Iran-Chiite et l'Arabie Saoudite le 8 mars.
11:46 Assistons-nous, selon vous, à l'essor d'une puissance de remplacement,
11:50 à savoir la Chine au Moyen-Orient.
11:52 Croyez-vous à cette, appelons-la la Pax China ?
11:56 – Je crois que votre carte d'abord est très intéressante
11:59 parce qu'elle montre, si vous voulez, la réalité du monde arabo-musulman.
12:02 Elle montre la réalité du monde arabo-musulman dans le sens où effectivement,
12:06 si on regarde ce qui se passe sur le terrain,
12:08 vous avez une guerre sunnite au Pakistan, en Afghanistan,
12:11 à Bahreïn, évidemment au Yémen, évidemment en Syrie,
12:17 et donc on est face à quelque chose, si vous voulez,
12:19 dans lequel à chaque fois qu'on nous oppose, si vous voulez,
12:21 pour expliquer les attentats terroristes, les intérêts du monde arabo-musulman,
12:25 la véritable menace aujourd'hui terroriste n'est pas sur les Occidentaux,
12:28 elle est entre musulmans.
12:30 90% des victimes des attentats terroristes aujourd'hui sont des musulmans,
12:34 que ce soit dans les grandes mosquées chiites du Pakistan ou des choses comme ça.
12:37 Donc il serait temps, nous Occidentaux, de penser que nous ne sommes pas
12:40 le centre de la planète et que si, après tout,
12:42 se passent des choses qui concernent le monde arabo-musulman,
12:45 peut-être n'avons-nous pas les moyens d'intervenir,
12:47 en tout cas se poser comme faiseurs de paix,
12:49 c'est le meilleur moyen de réconcilier tout le monde contre nous.
12:51 Donc moi, j'ai tendance à être extrêmement prudent, si vous voulez,
12:55 à penser que nous avons une capacité d'action,
13:00 et encore une fois, cette incapacité d'action a été constatée dans les faits.
13:04 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, vous avez des acteurs qui ne se sont pas mêlés de ces guerres,
13:08 qui interviennent comme puissance de médiation.
13:10 Est-ce que la réconciliation Iran-Arabie saoudite est l'annonce,
13:13 si vous voulez, d'une véritable réconciliation,
13:15 étant donné le paysage de haine entre sunnites et chiites dans le monde arabo-musulman ?
13:19 J'ai tendance à penser que ce n'est pas demain que l'Arabie saoudite donnera aux chiites
13:22 les mêmes droits qu'aux sunnites dans ce pays.
13:24 – Vous restez sceptique.
13:25 – Oui, oui, facialement, c'est bien.
13:28 – Très bien, un certain nombre d'avancées diplomatiques ont eu lieu.
13:34 Cela étant dit, il y reste un casus belli.
13:38 On évoque certains facteurs déstabilisateurs qui disparaissent.
13:41 Malgré les accords d'Abraham négociés par Trump,
13:44 entre Israël et certaines puissances du Moyen-Orient,
13:47 il reste évidemment cette question de l'État hébreu au milieu de la carte du Moyen-Orient.
13:53 Alors, même si au niveau régional du Moyen-Orient,
13:55 la situation peut à certains égards sembler s'apaiser,
13:58 ça n'a pas l'air d'être le cas en Palestine.
14:01 Gardez-vous cela au fond de votre tête.
14:04 Êtes-vous, encore une fois, sceptique sur la possibilité d'un apaisement au Moyen-Orient,
14:12 en dépit de la situation israélienne ?
14:14 – D'abord, la position israélienne est extravagablement audacieuse en ce moment,
14:20 puisque vous avez une arrivée au pouvoir de radicaux religieux juifs
14:24 qui considèrent qu'il y a un grand Israël à reconstituer,
14:27 répondant aux définitions de la Bible.
14:29 Or, la Bible dit, la terre des promis aux Juifs, c'est entre les deux fleuves,
14:33 c'est-à-dire entre le Nil et l'Euphrate.
14:35 Vous voyez qu'on est encore loin de la réalisation,
14:37 mais enfin, ça veut dire qu'il y a une espèce de légitimité religieuse
14:39 dans le gouvernement d'Israël, aujourd'hui à considérer que,
14:42 finalement, les Palestiniens n'ont plus aucun droit.
14:44 D'où l'implantation de colonies sauvages dans les territoires
14:47 normalement attribués à l'autorité palestinienne.
14:50 Et donc, on est face à un problème, si vous voulez,
14:53 où la dynamique est devenue interne à la société israélienne,
14:55 et elle est belligène.
14:57 Donc, est-ce que pour autant, on va avoir du côté des Occidentaux
15:01 une espèce de volonté de freiner, de contester cette assise électorale
15:06 qui, après tout, est légitime, c'est-à-dire que, encore une fois,
15:08 c'est un gouvernement élu par le peuple israélien,
15:11 mais qui est fondamentalement belligène.
15:12 Donc, est-ce qu'on va le qualifier comme tel ?
15:14 Vous voyez bien qu'on est face à des problèmes devant lesquels on recule.
15:17 Vous savez, Gérard Chalian dit une phrase que je trouve très intéressante,
15:20 il dit "la capacité des anciennes victimes à devenir des bourreaux
15:23 laisse bien augurer de l'avenir de l'espèce".
15:26 Et c'est vrai qu'on a un certain nombre de pays dans le monde
15:28 qui, aujourd'hui, au titre de victimisation passée,
15:31 certaines devenues puissantes, si vous voulez,
15:34 elles s'autorisent des choses qui sont tout à fait inadmissibles
15:37 par rapport à d'autres qui n'avaient rien à voir dans leur victimisation.
15:40 Donc, il faudrait que les Occidentaux se remettent dans une position
15:43 qui ne soit pas systématiquement victimaire,
15:46 pas systématiquement en pleine pénitence à l'égard du bleu de la planète,
15:50 mais qu'on arrête d'utiliser l'outil militaire.
15:52 – Qu'on arrête d'utiliser l'outil militaire.
15:55 Il y a une idée qui traverse les médias, les médias occidentaux,
15:59 mais pas seulement bien sûr, c'est un argument qu'on retrouve
16:02 dans la diplomatie russe, dans l'éthique chinoise,
16:04 et la diplomatie indienne aussi, me semble-t-il.
16:07 On parle de la fin du monde unipolaire,
16:09 dominée par les Américains principalement.
16:12 Est-ce à dire que le Moyen-Orient peut retrouver,
16:16 avec la fin potentiellement du monde unipolaire,
16:19 un semblant de paix, ou gardez-vous à l'esprit
16:24 la menace religieuse au sein du Moyen-Orient ?
16:26 – Écoutez, je crois qu'effectivement, notre capacité d'action de la décennie 90
16:31 nous laissait penser que nous étions les chefs d'orchestre.
16:34 C'est-à-dire sans tenir compte des dynamiques locales dans les crises.
16:37 Vous avez évidemment le cas de l'Afghanistan,
16:39 c'est-à-dire que les Américains arrivant pour évidemment faire régner
16:43 la démocratie et le bien-être de la population,
16:45 ont été obligés de se retirer au bout de 20 ans.
16:48 Alors, l'argumentaire qui m'amuse toujours à propos de l'Afghanistan,
16:52 c'est quand on a vu que l'intervention militaire commençait à caler,
16:54 parce que finalement les Afghans sont des coriaces,
16:56 les Américains avaient inventé l'idée de libérer la femme afghane.
16:59 C'était une thématique qui évidemment était à usage interne,
17:02 c'était pour montrer aux féministes américaines
17:04 qu'on se préoccupait du sort de la femme.
17:05 Quand vous êtes allé en Afghanistan comme moi,
17:07 vous savez, vous dites à un Afghan que vous allez libérer sa femme et sa fille,
17:10 vous en faites un taliban.
17:11 Vous voyez ce que je veux dire ?
17:12 C'est-à-dire, encore une fois, ce décalage entre la prétention affichée
17:15 quand vous parlez à votre opinion intérieure et ce qui se passe sur le terrain,
17:18 est une caractéristique de la plupart de ces interventions
17:20 qui ont toutes tourné en échec militaire.
17:22 Donc, on est bien dans quelque chose, si vous voulez,
17:24 qui est une redistribution complète.
17:25 Ce monde unipolaire des années 90, effectivement,
17:28 se termine avec le retrait de l'Afghanistan.
17:30 Ça ne veut pas dire que les Américains n'aient plus la puissance militaire
17:33 d'agir quelque part, mais encore faut-il clarifier
17:35 les objectifs politiques de l'intervention militaire.
17:37 La seule présence de casque bleu ne suffit pas.
17:39 Et c'est vrai également pour nous.
17:41 On a fait, effectivement, on a cru à un moment, après, par exemple, à Sarajevo,
17:45 qu'il suffisait d'avoir des casques bleus français et anglais
17:47 pour que tout le monde s'arrête.
17:48 Bon, on a bien vu que ce n'était pas tout à fait ça.
17:51 Donc, si vous voulez, les Occidentaux sont obligés de prendre en compte
17:53 le fait qu'ils ne sont plus les chefs d'orchestre,
17:55 qu'il y a d'autres puissances qui sont capables, avec moins de moyens
17:57 et plus d'intelligence, de se positionner.
18:00 Mais encore une fois, il y a une espèce de façade.
18:02 C'est-à-dire, on peut toujours signer des accords.
18:03 Est-ce qu'il faut les appliquer ensuite ?
18:04 Ça, c'est une autre question.
18:05 Je pense, évidemment, à la question Arabie saoudite-Iran.
18:09 – Alors justement, sur l'Arabie saoudite particulièrement,
18:11 vous avez écrit plusieurs ouvrages sur l'Arabie saoudite,
18:14 plutôt critiques, si vous me permettez.
18:18 Avez-vous, croyez-vous au virage de Mohamed Ben Salmane,
18:22 d'une pacification, en tout cas, d'une modernisation de l'Arabie saoudite ?
18:27 – Je crois qu'il faut comprendre que l'Arabie saoudite, si vous voulez,
18:30 a une caractéristique politico-religieuse qui est très importante à relever.
18:34 Rappelez-vous que l'Arabie saoudite se constitue en 1921,
18:38 c'est-à-dire en chassant de la Mecque les véritables descendants du prophète.
18:44 Et finalement, la famille saoude n'a aucune légitimité religieuse.
18:48 Elle ne peut pas prétendre, comme le shérif de la Mecque,
18:50 qu'il y avait effectivement une espèce de légitimité familiale.
18:53 Et donc, la seule légitimité politico-religieuse du régime saoudien,
18:58 c'est encore une fois le wahhabisme.
19:00 Qu'est-ce que c'était que le wahhabisme ?
19:01 Le wahhabisme, c'est simplement le fait qu'au 17ème, 18ème siècle,
19:07 la seule région du monde qui n'avait pas été colonisée
19:09 était le grand désert du milieu, le Hejaz.
19:12 De ce Hejaz apparaît un homme qui s'appelle Abdel Wahhab qui dit
19:15 "mais attendez, l'islam s'est perverti partout au Virondan",
19:19 puisque rappelez-vous que c'est l'époque où le sultan est ottoman, il n'est pas arabe.
19:23 Donc il va prétendre qu'effectivement le seul véritable islam,
19:26 c'est cet islam qui s'est préservé à l'intérieur du Hejaz,
19:28 et donc il va reprendre ce qu'on appelle le salafisme, c'est-à-dire la religion des prophètes.
19:33 Quand en 1921, 1927, se constitue le régime saoudien,
19:37 dans la constitution, vous avez l'idée qu'il faut propager l'islam.
19:40 Mais quel islam ? Évidemment l'islam wahhabite.
19:42 Alors qu'on l'appelle wahhabite ou salafiste, si vous voulez,
19:45 quand vous êtes gentil avec les saoudiens, vous l'appelez wahhabite,
19:47 comme si c'était une originalité,
19:48 mais quand vous regardez la diffusion de ce wahhabisme partout,
19:50 ça s'appelle partout ailleurs du salafisme.
19:52 C'est-à-dire que grâce à la guerre froide, l'Arabie saoudite est passée à travers les gouttes,
19:56 c'est-à-dire qu'elle a pu diffuser partout son salafisme, y compris dans les pays musulmans,
20:01 avec un objectif qu'on n'a pas bien mesuré au départ,
20:04 mais qui était d'abord de lutter contre le socialisme arabe.
20:06 Leur grand ennemi, c'était Nasser.
20:08 Et puis à l'époque, le socialisme arabe, c'était Nasser, c'était Boumdiène, c'était Assad,
20:13 c'était Saddam Hussein, etc.
20:15 Et donc l'idée, c'était que c'était ça la menace,
20:17 parce que la modernisation du monde arabe aurait signifié le recul de l'influence de la religion.
20:22 Et donc les Algériens ont payé très cher à cette influence,
20:25 puisque finalement, ils ont eu 10 ans de guerre civile provoquée par ces salafistes,
20:28 formés en Arabie saoudite, et nous on les rencontre au Mali,
20:31 puisque effectivement, Mohamed Diko, le patron de...
20:35 le grand imam de Bamako, est un type qui a été formé à l'université islamique de Médine.
20:38 C'est-à-dire qu'on rencontre en face de nous aujourd'hui des gens qui sont très fermement anti-occidentaux.
20:43 Bon, on ne l'a pas vu passer, parce qu'encore une fois, on était dans l'Est-Ouest.
20:46 Et puis quand l'Est-Ouest disparaît, on s'aperçoit que le monde n'est pas ce qu'on croyait.
20:49 – Le monde n'est pas ce que l'on croit.
20:52 Pensez-vous que l'Occident peut être vacciné contre ces ingérences dans le Moyen-Orient ?
20:58 Plus légèrement, sommes-nous vaccinés contre le BHLisme, à votre avis ?
21:02 – Je ne crois pas, parce que, si vous voulez, je l'espère, comme vous,
21:08 parce que, encore une fois, ce n'est pas le fait d'envoyer des militaires qui résout les crises,
21:12 surtout s'il y a un absence d'originalité,
21:15 un absence d'analyse politique de la dynamique de la crise.
21:18 Donc, on pourrait dire que BHL a eu son heure de gloire,
21:23 c'est-à-dire qu'effectivement, il a été le navire amiral d'une transformation
21:27 de ce que j'ai appelé le complexe militaro-intellectuel,
21:29 où là, il suffisait d'interpeller à partir d'un plateau télé un dirigeant en disant,
21:34 "je rentre de telle région, je connais les gentils, je connais les méchants,
21:37 on ne peut pas ne pas", c'est-à-dire la double négation supposait qu'effectivement,
21:40 il fallait intervenir.
21:41 Et donc, on a fait un certain nombre d'interventions catastrophiques.
21:44 Catastrophiques, encore une fois, parce que ce n'était pas le fait de connaître
21:47 les gentils et les méchants qui aboutissaient à résoudre la crise.
21:50 Si ces gentils et ces méchants avaient des bonnes raisons de se taper dessus,
21:53 ce n'est pas l'apparition de soldats occidentaux qui allaient les arrêter.
21:55 Mais ça ne fait rien.
21:56 On était convaincus que de toute façon, nous étions porteurs d'une mission.
22:00 Est-ce qu'aujourd'hui, on est capable de dire qu'on n'est pas porteurs d'une mission ?
22:03 Je vais vous citer un exemple.
22:04 La crise principale aujourd'hui, la plus grave, c'est le Congo.
22:08 On en est, je crois, à quelque chose comme 10 à 15 millions de morts.
22:11 Est-ce que vous croyez qu'aujourd'hui, un pays occidental va se décider
22:14 à l'intervenir pour le Congo ?
22:16 Certainement pas.
22:17 C'est-à-dire qu'il y a des crises, si vous voulez, qui n'ont pas cet impact médiatique,
22:20 cette capacité de mobilisation du complexe militaire ou intellectuel.
22:23 Et effectivement, vous avez ici en Europe quelque chose qui est d'autant plus extraordinaire,
22:27 c'est que le Cran, les associations noires, accusent l'Occident d'être responsable de tout ça,
22:31 mais ne se penche jamais sur les crises africaines, c'est-à-dire les crises intra-africaines.
22:35 Que ce soit le Rwanda ou que ce soit le Congo, aujourd'hui, il n'y a pas d'ingérence extérieure.
22:39 Donc, il faut arriver, si vous voulez, au moment où les Occidentaux cessent de se croire responsables de tout.
22:43 Et s'ils arrêtent de se croire responsables de tout,
22:46 ils sont beaucoup plus libres à décider de ce qu'ils doivent faire ou pas faire.
22:49 Très bien. Encore une fois, une question de perspective.
22:53 Chez Chocs du Monde, nous essayons justement de comprendre les basculements.
22:57 À supposer que le Moyen-Orient s'apaise, ce phénomène pourra-t-il être suivi en Europe ?
23:02 Cela nous concerne davantage peut-être, d'une certaine manière, par un déclin définitif,
23:07 on l'a observé, mais peut-il être définitif, du terrorisme ?
23:11 Écoutez, ça, effectivement, vous savez, il n'y a que sur la perspective qu'on risque de se tromper.
23:15 Pour le passé, on arrive assez bien.
23:17 C'est vrai qu'aujourd'hui, vous avez deux ou trois grands analystes de l'islam politique
23:21 qui aboutissent à la conclusion qu'il y a une crise de l'islam politique.
23:24 Et donc, il y a effectivement probablement un recul de ce qu'ont été l'importance de certains penseurs.
23:30 Moi, ce qui m'a toujours frappé, je l'ai écrit en 2014 dans ce rapport pour une fondation privée,
23:34 c'est que, bien évidemment, il y a une radicalisation qui progressait dans les communautés musulmanes,
23:39 mais ce qu'on ne regardait pas, c'était l'intégration de la communauté musulmane.
23:42 C'est-à-dire qu'on avait tous autour de nous des journalistes, des acteurs de cinéma, de théâtre,
23:47 des illittérateurs, etc., qui étaient des Français de culture musulmane,
23:50 qui n'avaient aucun problème avec la République.
23:52 Mais ceux-là, évidemment, on les interpellait à chaque fois qu'il y avait un attentat,
23:54 en leur disant "Alors, vous, vous êtes musulmans, qu'est-ce que vous en pensez ?"
23:57 Et un jour, il y a une chercheuse avec qui je travaillais, je lui ai dit,
24:00 elle avait un nom originaire du Maghreb, je lui ai dit "D'où est originaire votre famille ?"
24:03 Elle me dit "Si j'étais juive, est-ce que vous m'auriez posé la question ?"
24:06 C'est-à-dire qu'elle me montrait que c'est mon regard qui était un véritable problème,
24:10 puisque cette intégration est silencieuse.
24:12 Donc moi, je ne m'inquiète pas, si vous voulez, encore une fois, pour cette intégration,
24:16 qui se fait selon des modalités où il ne faut pas continuellement les mettre dans le coin,
24:20 en leur disant "Mais alors, finalement, qu'est-ce que vous avez à dire sur ces attentats ?"
24:23 Il faut cibler sur le salafisme, sur les porteurs d'idéologies salafistes.
24:26 On arrive à une situation qui est quand même très étonnante.
24:30 Vous avez donc aujourd'hui un terroriste condamné, ayant subi sa peine de prison,
24:35 frappé d'une obligation de quitter le territoire français, prononcé par un juge, une QTF.
24:40 De quel terroriste parlez-vous ?
24:42 Justement, prenons le cas d'un terroriste lambda, condamné,
24:46 ayant exécuté sa peine, frappé d'un arrêté d'expulsion au QTF.
24:52 Depuis 2015, la Cour de justice européenne oblige l'État expulsé à vérifier que,
24:56 s'il est expulsé dans son pays, indépendamment du fait qu'il faut l'autorisation consulaire,
25:00 qu'il sera bien traité.
25:03 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, on a environ 10 000 OQTF non appliqués,
25:08 et ça veut dire que ces OQTF sont au frais de la République,
25:10 logés, nourris, blanchis, puisqu'on ne peut pas les expulser.
25:12 Et donc, ils sont mieux traités que des SDF français qui, eux, n'ont droit qu'au RSA.
25:16 Donc, quand vous arrivez à ce genre de contradiction,
25:18 il y a un moment où il faut secouer le cocotier, il faut dire "Écoutez, il y en a marre".
25:21 Donc, effectivement, dire qu'il faut vérifier que le type sera bien traité chez lui,
25:25 c'est quand même une invention de juristes vivant à Bruxelles et loin de tout.
25:29 Donc, vous voyez, il y a un moment où cette jurisprudence européenne doit commencer à évoluer,
25:32 et évidemment, notre rapport à cette justice européenne est évidemment un problème grave.
25:37 – Un problème grave, il faut secouer le cocotier, ce sera le mot de la fin, Pierre Conesa.
25:42 Merci beaucoup pour vos éclairages et pour avoir répondu présent à l'invitation de Choc du Monde,
25:48 car votre regard correspond parfaitement à l'ambition de notre nouvelle émission.
25:52 Je remercie les téléspectateurs de TVL, surtout, surtout, n'oubliez pas de partager et d'aimer cette vidéo
25:58 et de parler encore une fois de Choc du Monde autour de vous,
26:01 le nouveau magazine des crises et de la prospective internationale de TVL.
26:05 Bonsoir à tous.
26:06 [Générique]