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De ses origines afghanes aux attentats des années 2010, en passant par sa "professionnalisation" dans le Londonistan, dissection du jihadisme avec le chercheur Hugo Micheron, auteur de "La colère et l'oubli: les démocraties face au jihadisme européen" (Éd. Gallimard).

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00:00:00 Hugo Michron, bonjour.
00:00:01 Bonjour.
00:00:02 Vous avez publié il y a quelques semaines chez Gallimard "La colère et l'oubli, les
00:00:08 démocraties face au djihadisme européen".
00:00:10 Vous êtes docteur en sciences politiques, vous êtes arabisant, on va voir que c'est
00:00:15 important pour le sujet qui nous occupe.
00:00:17 Vous êtes également, vous enseignez à Sciences Po, vous êtes chercheur.
00:00:20 C'est une somme historique, c'est extrêmement intéressant parce que c'est la première
00:00:24 fois que je lis le récit depuis les années 80 jusqu'à aujourd'hui du djihadisme européen,
00:00:32 de son installation, de l'ensemble des péripéties, exactement comme on lirait une histoire de
00:00:36 la Révolution française, une histoire de la Seconde Guerre mondiale, avec des faits,
00:00:40 avec des noms, avec des ramifications.
00:00:42 J'aimerais que vous m'expliquiez, pour commencer, ce que vous auriez à dire en quelques mots
00:00:53 d'abord de ce qui est écrit dans ce livre.
00:00:57 Vous résumeriez la problématique comment ? C'est-à-dire, qu'est-ce qui définit l'installation
00:01:03 du djihadisme en Europe puisque c'est ça votre sujet ?
00:01:06 En deux mots, je dirais que ce sont des idées, des idées, c'est ça le djihadisme, contrairement
00:01:13 à ce qu'on croit, et donc qui définissent une idéologie.
00:01:18 C'est-à-dire que le djihadisme ce n'est pas du terrorisme, en tout cas ce n'est pas
00:01:23 réductible à ça, le terrorisme c'est un moyen qu'ils utilisent mais ce n'est pas
00:01:26 du tout le but recherché.
00:01:28 Et ce sont des idées qui, à un moment donné, lorsqu'elles sont mises en route, et c'est
00:01:34 ça que j'essaie de montrer dès les années 90, d'abord dans des cercles extrêmement
00:01:38 restreints puis dans des cercles un petit peu plus larges, vont finir par définir un
00:01:42 rapport à la société, un mode d'action dont découle entre autres le terrorisme,
00:01:47 mais pas seulement, il y en a d'autres, et qui va à un moment donné produire du sens
00:01:52 sur 30 ans à l'échelle d'une dizaine de pays en Europe, pour d'abord quelques dizaines,
00:01:59 puis quelques centaines et actuellement quelques milliers d'Européens, au point de devenir
00:02:05 un enjeu politique pour les démocraties européennes.
00:02:10 Et donc vous voyez, selon moi, je crois que le djihadisme est, avant même d'être un
00:02:15 enjeu sécuritaire, un enjeu politique et sociétal, et c'est peut-être ces deux aspects
00:02:20 qui sont les moins bien couverts à l'heure actuelle dans le débat public.
00:02:23 Pour qu'on s'entende bien, donc, ce que vous venez de nous dire, c'est qu'on ne parle
00:02:27 pas seulement de terrorisme, on va essayer de comprendre à travers votre récit le lien,
00:02:34 justement, entre des idées et ce qui aboutit non seulement au terrorisme, mais à un mode
00:02:42 de vie en Europe, c'est bien ça ?
00:02:44 Oui, c'est-à-dire qu'en fait, une partie de la démarche derrière ce livre est partie,
00:02:50 prend son origine autour du procès du 13 novembre 2015.
00:02:55 J'étais témoin, enfin, je devais intervenir en tant qu'expert en novembre 2021.
00:03:02 Et en fait, j'avais le sentiment qu'en se focalisant uniquement sur les attentats, on
00:03:08 arrivait à la fin du film.
00:03:09 Et le but de ce livre, c'était de rembobiner finalement la bobine et d'essayer, en soi,
00:03:15 c'était une épreuve pour le chercheur que je suis, d'essayer de rembobiner la bobine
00:03:21 pour ensuite dérouler tout le film et si possible de donner les sous-titres.
00:03:24 Et ça, ça a impliqué un certain nombre de choses.
00:03:27 Ça a impliqué déjà de se poser la question, est-ce que le djihadisme finalement est une
00:03:31 spécificité française et auquel cas on aurait un djihadisme français, un djihadisme
00:03:36 allemand, danois, belge, etc. ? Ou bien est-ce qu'il y avait un djihadisme plus largement
00:03:41 européen ? Le deuxième aspect, c'était qu'est-ce
00:03:44 que le djihadisme en dehors des attentats ? Question qu'on se pose, à mon sens, pas
00:03:47 assez souvent.
00:03:48 Et puis, le troisième point, c'est ce qu'il y avait des ruptures historiques, c'est-à-dire
00:03:54 ce qu'on avait vécu dans les années 90.
00:03:55 Est-ce que c'était très différent des années 2000, 2010 et de ce qu'on vit aujourd'hui
00:04:00 ? Au contraire, est-ce qu'il y avait une mécanique générale depuis les années 90
00:04:04 jusqu'à aujourd'hui qui nous permettrait de comprendre là où on en est précisément
00:04:07 ? Ce que vous expliquez dans le livre, c'est
00:04:10 notamment l'idée qu'il y a des périodes de flux et des périodes de reflux.
00:04:14 Que les périodes de flux sont les périodes de renforcement du djihadisme, de conquête
00:04:19 violente et que les périodes de reflux sont le moment où finalement, on va dire, les
00:04:27 thèses, les théories de djihadisme se diffusent par l'enseignement et que c'est peut-être
00:04:32 la phase la moins visible mais la plus dangereuse du phénomène.
00:04:35 Oui, d'ailleurs, si on regarde l'apparition de ce qu'est le djihadisme historiquement,
00:04:38 il y a bien eu un moment où il y a eu le premier djihadisme quelque part.
00:04:41 Ce n'est pas un alien qui est descendu du ciel, ce n'est pas un champignon qui a
00:04:44 posé dans une forêt, on est d'accord avec ça.
00:04:46 Le djihadisme est apparu historiquement, on le sait, dans sa version contemporaine, en
00:04:52 Afghanistan dans les années 80 suite à l'invasion de l'URSS de ce pays.
00:04:55 Donc là, on a un point de départ intéressant par rapport à la suite de l'élément européen.
00:05:00 Ce qu'on observe et ce qu'on a sous-estimé, je crois, dans cette apparition, c'est que
00:05:05 finalement le djihadisme est apparu plutôt à l'arrière, c'est-à-dire pas du tout
00:05:09 sur le front afghan mais plutôt à Peshawar, la ville frontalière pakistanaise.
00:05:15 Premier point, à l'arrière.
00:05:16 Deuxième point, plutôt sous la forme d'une matrice intellectuelle.
00:05:18 Les premiers djihadistes autour de Abdallah Azam, qui est le mentor de Ben Laden, autour
00:05:23 d'un certain nombre d'idéologues qui sont les tout premiers, vont enseigner des idées,
00:05:29 vont monter toute une infrastructure, des séminaires religieux, mais aussi certains
00:05:33 à bord des activités économiques, des associations d'entraide, etc.
00:05:37 Ça jusqu'aux combattants qui vont ensuite partir sur la ligne de front, mais donc plutôt
00:05:41 sous la forme d'une matrice intellectuelle avant d'être une matrice combattante.
00:05:44 Et troisième élément, la plupart de ce qu'on appelle aujourd'hui les djihadistes,
00:05:49 les premiers d'entre eux, émergent au début des années 90, c'est-à-dire quand l'armée
00:05:55 rouge s'est retirée, quand l'URSS est tombée, c'est-à-dire quand l'objectif
00:06:00 de la mobilisation qui avait amené ces djihadistes sur zone entre l'Afghanistan et le Pakistan
00:06:05 avait disparu, donc à marée basse.
00:06:07 Et ça, si on regarde cette période qui est très importante, très charnière, en gros
00:06:14 de la période 91-94, à Peshawar, où affluent tout un tas de militants qui viennent s'endoctriner
00:06:19 dans ces centres, qui viennent rencontrer ces premiers djihadistes.
00:06:22 Ceux qu'on appelle les Arabes afghans.
00:06:23 Les Arabes afghans.
00:06:24 Exactement, qu'aujourd'hui on appellerait des djihadistes ou des volontaires étrangers.
00:06:29 Ces individus, ils se regroupent là vraiment pour avoir accès à des idées, à un mode
00:06:35 de vie, etc. et dont la participation au combat est perçue comme une obligation, mais finalement
00:06:39 n'est pas le premier.
00:06:40 Si on résume ces idées à ce moment-là, quelles sont-elles ? C'est quelle vision
00:06:44 de la société ? Et en quoi ça se rattache à certaines doctrines qui ont émergé du
00:06:49 côté des frères musulmans, d'autres choses ? Quel est le point commun ?
00:06:52 Ces idées, c'est la rencontre de plusieurs autres idéologies.
00:06:57 Il y a un fond qui vient du salafisme saoudien.
00:07:05 Typiquement, là-dedans, on va trouver des gens comme Ben Laden, qui étaient des personnages
00:07:10 très pieux, par ailleurs très aisés pour ce qui s'agit de Ben Laden, et qui vont
00:07:15 aller en Afghanistan pour lutter contre l'URSS comme une puissance impie, parce que communiste,
00:07:21 mais diffusant une forme d'athéisme qui est considérée comme l'antinomie même
00:07:25 de l'islam.
00:07:26 Donc, il faudrait combattre au nom de l'islam.
00:07:28 Et ces individus ne sont pas n'importe quel type de musulmans, ce sont des salafistes
00:07:32 très orthodoxes.
00:07:33 C'est un premier courant.
00:07:34 Le deuxième courant qui va affluer, ce sont des gens qui sont plus politiques, on dirait
00:07:40 des frères musulmans, aujourd'hui on dirait radicalisés, c'est-à-dire ceux principalement
00:07:45 formés par l'école égyptienne.
00:07:47 Donc on va trouver, pour ceux qui connaissent, celle de Khrotob, qui a été un grand idéologue
00:07:53 des frères musulmans radicalisés égyptiens, qui va être très influent en ces moments,
00:07:57 lui-même est mort avant, mais il a laissé beaucoup de textes, qui vont inspirer toute
00:08:00 une génération d'individus, qui vont en Afghanistan aussi pour participer à la cause
00:08:06 afghane, mais qui y vont aussi parce que finalement, ils sont persécutés pour chasser en Égypte,
00:08:11 en Syrie, et dans un certain nombre de pays arabes et musulmans.
00:08:14 Et donc pour eux, de partir en Afghanistan, ça devient une solution commode, où à la
00:08:18 fois ils peuvent dire qu'ils remplissent une mission politique et religieuse, et en
00:08:22 même temps ils sont libres, tout simplement.
00:08:24 La rencontre des deux, c'est ce qu'on appelle le salafo-djihadisme, et c'est ça la matrice
00:08:28 contemporaine du djihad.
00:08:29 Si on vous comprend bien, on s'aperçoit que l'Occident dans son ensemble, les États-Unis,
00:08:36 l'Europe, n'ont absolument pas vu ce qui était en train de se passer en Afghanistan,
00:08:41 c'est-à-dire à la fois cette opportunité dont vous parlez pour des gens qui étaient
00:08:46 des opposants aux régimes en place dans les pays arabes, cette opportunité de se trouver
00:08:52 un point de chute, et un renouveau religieux.
00:08:56 Quand on se souvient des papiers de Bernard-Henri Lévy, à la gloire des combattants d'Afghanistan,
00:09:03 de ce qu'il appelait à l'époque, en trouvant ça formidable, des fous de dieu, quand on
00:09:06 se souvient des éloges par Michel Foucault de la révolution iranienne, on se dit qu'il
00:09:12 y a quelque chose qui s'est joué, que les États-Unis et l'Europe non seulement n'ont
00:09:17 pas vu, mais dont on peut penser même que les États-Unis ont à un moment regardé
00:09:22 ça de façon bienveillante parce que ça les servait.
00:09:24 On était dans la guerre froide, donc on était dans un contexte divisé entre bloc de l'Est
00:09:28 et bloc de l'Ouest, et il faut bien dire que le bloc de l'Ouest avait utilisé jusque-là
00:09:32 énormément de combattants dits supplétifs dans plein de conflits du monde, comme d'ailleurs
00:09:36 le bloc de l'Est, c'était l'objet de la guerre froide, pour défendre des causes.
00:09:41 Donc ça allait de l'Amérique latine à l'Afrique en passant par l'Asie, et là
00:09:44 en fait ces individus ont été pris comme de simples combattants supplétifs parce qu'en
00:09:48 fait on n'a pas prêté suffisamment d'attention déjà à l'idéologie, on n'a pas pris
00:09:54 ça au sérieux, on n'a pas vu ce qui distinguait ces individus par exemple des combattants
00:09:58 au Costa Rica, au Chili ou je ne sais quoi.
00:10:00 Donc ce premier effet d'aplatissement, on va le payer pendant très très longtemps
00:10:05 parce que jusqu'à aujourd'hui on trouve énormément de personnes, y compris des
00:10:09 intellectuels très informés, qui ne comprennent toujours pas que l'idéologie fait sens
00:10:15 pour un certain nombre d'individus et va déterminer tout un tas de comportements politiques,
00:10:19 sociaux, etc.
00:10:20 Aujourd'hui, ces croyances-là, il faut je crois non seulement les prendre au sérieux,
00:10:24 mais justement essayer de saisir la logique.
00:10:27 Sur les débuts du djihad afghan, il y a aussi deux autres choses, parce qu'il ne faudrait
00:10:31 pas non plus tomber dans un discours qui viserait simplement à dire que l'Occident, ce que
00:10:35 j'ai pu entendre pas mal de fois, a créé le djihadisme.
00:10:38 Non, c'est très important parce que ce qui crée déjà le djihadisme, en premier
00:10:42 lieu, c'est l'URSS qui a envahi l'Afghanistan.
00:10:44 Donc là, il y a déjà une crise qui est provoquée par une erreur de calcul des dirigeants
00:10:48 soviétiques qui va avoir des conséquences mais astronomiques, à commencer par les Afghans,
00:10:54 puisqu'on parle de dizaines de millions de blessés, d'une génération d'orphelins
00:10:57 et en fait d'un pays qui ne s'en est jamais remis.
00:10:59 Le deuxième aspect, c'est ce qui se passe à ce moment-là, donc fin des années 70,
00:11:04 début des années 80, pareil, question très peu couverte ou pas assez, à mon sens, par
00:11:08 la recherche sur ces sujets, dans le monde arabe, dont les régimes issus des indépendances
00:11:17 se grippent.
00:11:18 Et là-dessus, finalement, on a affaire à des régimes relativement autoritaires qui
00:11:22 n'ont pas réussi la transition politique, qui n'ont pas réussi la transition démographique
00:11:26 et qui se retrouvent avec une opposition, comme ils ont finalement détruit la plupart
00:11:30 des oppositions politiques, la seule qui se retrouve en face d'elles, c'est l'opposition
00:11:33 islamiste, l'opposition religieuse, qui utilise le religieux comme instrument politique.
00:11:37 Et donc, ils vont exporter ces gens-là ou en tout cas les laisser partir avec pas mal
00:11:43 de cynisme vers les simafghanes en se disant finalement, vaut mieux qu'ils combattent,
00:11:48 qu'ils tuent le soviet là-bas plutôt qu'ils nous posent des problèmes ici.
00:11:53 Et ça, c'est un raisonnement qu'on va retrouver, y compris chez les régimes arabes,
00:11:56 un peu tout le long à chaque fois.
00:11:57 Bien sûr, chacun se refile la patate chaude.
00:11:59 Chacun se refile la patate chaude et dans des attitudes qui sont très peu responsables
00:12:03 à long terme.
00:12:04 Et donc, le dernier élément, c'est la logique d'instrumentalisation de ces individus et
00:12:09 de la résistance afghane au sens large par les États-Unis, l'Europe et l'Occident
00:12:15 et qui va conduire à soutenir matériellement, financièrement, etc. et à laisser un certain
00:12:20 nombre de ces prédicateurs commencer à faire des tournées.
00:12:23 Par exemple, l'individu que je mentionnais, Abdallah Azam, qui est le mentor de Bin Laden,
00:12:27 on le retrouve dans les années 80 aux États-Unis en train de lever de l'argent pour financer
00:12:33 la cause.
00:12:34 Et dans le livre, il y a la personne en charge du dossier afghan pour la CIA qui dit d'ailleurs
00:12:41 à ce moment-là, finalement, des individus qui venaient lever de l'argent pour une guerre
00:12:46 qu'on finançait, pour nous, on ne le voyait pas forcément d'un mauvais œil.
00:12:49 Donc on voit bien l'approche très transactionnelle, fondée sur...
00:12:52 Oui, avec un cynisme total puisqu'il explique qu'en gros, finalement, ça faisait ça de
00:12:56 moins que le contribuable américain aurait à payer.
00:12:58 C'est exactement ce qu'il dit, oui, exactement.
00:13:00 Et donc on voit bien comment des logiques, finalement politiques, idéologiques, ont
00:13:06 été reléguées, mais même pas au deuxième plan, au dixième.
00:13:08 Et donc, pour ne pas se mettre dans la peau, peut-être un peu, d'imposition et la peau
00:13:15 du donneur de leçons qui serait un peu indigne, je pense, au regard de la complexité de la
00:13:20 chose.
00:13:21 Il faut aussi dire que c'était impossible d'imaginer à la fin des années 80, au début
00:13:28 des années 90, que les milliers d'individus qui s'étaient regroupés en Afghanistan
00:13:34 au nom d'une cause qui paraissait quand même très lointaine puissent avoir une influence
00:13:39 aussi importante sur des milliers d'Européens qui sont nés, qui allaient naître et grandir
00:13:45 en Europe et qui allaient former les bataillons de Daesh au milieu des années 2010.
00:13:49 Et là-dessus, ça nous permet aussi de souligner un aspect, c'est la dimension assez virale
00:13:56 de cette idéologie.
00:13:57 Si elle s'est diffusée des cimes de l'Hindou-Koch en Afghanistan jusqu'à des territoires
00:14:03 reculés au fin fond de la forêt noire en Allemagne ou des banlieues de grandes villes
00:14:07 européennes, c'est bien qu'il y a quelque chose là-dedans qui attire.
00:14:10 Et qu'on ne dise pas simplement que c'est parce que l'époque est radicale et que les
00:14:13 jeunes ont envie de radicalisme.
00:14:15 Il y a quelque chose de spécifique là dans cette idéologie qui mérite d'être pris
00:14:19 en compte et d'être interrogé.
00:14:20 Et je trouve irresponsable que ça, on le balaie d'un revers de manche.
00:14:26 Maintenant, il n'y a pas que ça.
00:14:27 Et c'est vrai que dans le livre, j'essaie aussi de parler de comment cette idéologie
00:14:30 en fait s'adapte à des contextes politiques, sociaux, culturels, économiques qui sont
00:14:35 aussi propres à l'Europe.
00:14:36 Alors dans cette histoire-là, il y a Peshawar au départ et ensuite ça s'exporte à Londres.
00:14:42 Et le moment londonien, donc pour situer, on est sous Tony Blair, on est au moment
00:14:48 où la Grande-Bretagne est en pleine expansion, célèbre la mondialisation.
00:14:54 Et on voit ces gens arrivés d'Afghanistan qui s'installent.
00:14:59 Ça se passe comment et pourquoi ?
00:15:01 Oui, merci de rappeler le contexte.
00:15:03 On est dans ce qu'on appelle la "cool britannia" à l'époque.
00:15:05 Et qui en gros, c'est cette Angleterre jeune, de la "city", donc qui se veut un peu l'antithèse
00:15:12 de l'ère victorienne, de la "rule britannia" qui était cette Angleterre impérialiste,
00:15:17 etc.
00:15:18 Là, ce serait une Angleterre apaisée dans une mondialisation dont elle maîtrise finalement
00:15:23 les différents canaux.
00:15:24 Et de ce point de vue-là, première chose à noter, ce sont les mêmes individus.
00:15:30 Donc quand on parle de djihadisme, je vous disais tout à l'heure qu'on a affaire
00:15:33 à du militantisme.
00:15:34 Mais là, on a littéralement les mêmes individus et leurs environnements familiaux qui étaient
00:15:40 à Peshawar, qui se sont littéralement transplantés de Peshawar à Londres.
00:15:45 Alors, c'est pas que propre à Londres.
00:15:47 On en retrouve au Soudan, à Khartoum à l'époque, notamment Ben Laden et quelques affidés.
00:15:52 On va en retrouver en Indonésie.
00:15:53 C'était un mouvement mondial.
00:15:54 Mais Londres avait une sorte de place spécifique à cette période.
00:16:00 C'est que déjà, c'était une ville de monde, donc très ouverte.
00:16:03 C'était aussi la capitale de l'édition arabe.
00:16:05 C'était énormément de réfugiés politiques issus du monde arabe, qui étaient en fait
00:16:11 des mouvances les plus athées aux mouvances les plus islamistes.
00:16:14 Et donc ces individus pouvaient aussi, et c'est ce qu'ils ont fait, prétendre être
00:16:20 simplement incarnés qu'une forme de cette opposition qu'on voyait un peu partout, etc.
00:16:26 Maintenant, ce qu'ils ont fait, et ce qui a été très mal compris par les Britanniques,
00:16:30 c'est que, contrairement à d'autres opposants politiques, ils n'ont pas fait que soutenir
00:16:34 le djihad en Algérie, qui avait déjà des répercussions très graves en Europe, notamment
00:16:39 avec les attentats de 1995 en France, ou le djihad en Bosnie, etc.
00:16:42 Eux disaient qu'ils ne faisaient que ça.
00:16:44 La réalité, c'est qu'ils fonctionnaient comme des entrepreneurs, et ils montaient
00:16:48 ce que moi j'appelle des machines de prédication, c'est-à-dire en fait des structures.
00:16:52 Et on va voir que c'est important cette idée de structure, parce qu'ils pérennisaient
00:16:57 la possibilité de diffuser leurs idées à travers des associations, des séminaires
00:17:00 religieux, des cours du soir, parfois des cours de soutien scolaire aux enfants pour
00:17:04 pouvoir ensuite avoir accès aux parents et commencer un peu à travailler, tout ça.
00:17:08 Bref, ils ont fonctionné un peu comme ils fonctionnaient à Peshawar.
00:17:11 C'est-à-dire qu'ils ont évidemment adapté leurs mesures à l'environnement anglais,
00:17:16 mais ils ne se sont pas intéressés qu'à l'extérieur, ils se sont intéressés aux
00:17:19 musulmans britanniques.
00:17:20 Il y a à la fois une efficacité assez redoutable quand on observe ça, c'est d'ailleurs,
00:17:27 ça peut rappeler pour certains l'efficacité des cellules communistes qui faisaient de la
00:17:32 formation aux plus jeunes.
00:17:34 Et il y a aussi une dimension qui est pour le coup la dimension de la naïveté totale
00:17:41 de l'Europe.
00:17:42 Vous citez par exemple un personnage qui, dans un de ses discours, appelle à assassiner
00:17:49 le premier ministre britannique, mais on ne l'expulse pas parce qu'il a un statut
00:17:53 de réfugié et qu'on n'expulse pas un réfugié.
00:17:55 On est vraiment dans un moment d'ouverture gentille face à un danger qui se construit.
00:18:03 Vous disiez tout à l'heure, il ne faut pas juger et se mettre en surplomb.
00:18:08 Il y a tout de même un moment où on a envie de se dire que ça devenait un petit peu problématique.
00:18:14 Oui, je pense totalement.
00:18:16 D'ailleurs, les autorités britanniques le reconnaissent.
00:18:19 Il y a quand même très peu d'individus qui vont dire que cette période des années
00:18:22 90 à Londres a été très bien gérée et que les autorités ont fait preuve de clairvoyance
00:18:28 tout le long.
00:18:29 D'ailleurs, en toute honnêteté, il y a encore des éléments qui manquent.
00:18:33 Je soulève certains éléments dans le livre.
00:18:36 Il y a tout un tas d'éléments qui interrogent, à savoir comment les autorités britanniques
00:18:43 n'ont pas vu des individus que par ailleurs elles contrôlaient.
00:18:46 Alors, il y a des explications générales.
00:18:49 L'objectif dans les années 90 n'était pas le djihadisme dont personne ne parlait
00:18:53 puisqu'il n'y avait pas eu le 11 septembre.
00:18:55 Donc, c'était perçu comme quelque chose qui était des réminiscences du conflit afghan,
00:18:59 mais pas plus.
00:19:00 L'objectif pour les Anglais, c'était l'Ira.
00:19:01 Donc là, ça concentrait l'essentiel des ressources de renseignement.
00:19:04 D'autre part, ils pensaient contrôler ces individus à partir justement du moment où
00:19:11 ils avaient établi des contacts avec eux.
00:19:12 Et ça, c'est un peu l'expression d'un phénomène qu'on voit beaucoup.
00:19:15 C'est qu'en fait, ces émirs du Londonistan, comme ils sont appelés, c'est-à-dire ces
00:19:21 militants de Peshawar passés à Londres, qui vont s'organiser à Londres, connaissaient
00:19:27 mieux le fonctionnement des sociétés démocratiques que les responsables, notamment ce qu'ils
00:19:34 ont transparé, les responsables des renseignements, avaient compris leur mode de fonctionnement.
00:19:39 Et l'élément qui a été systématiquement raté, c'est de voir que ces individus avaient
00:19:43 un discours très clair, qui était très politique, qui était religieux, mais qui
00:19:47 était aussi très politique vis-à-vis de la jeunesse musulmane européenne.
00:19:50 Omar Bakri, auquel vous faites allusion, celui-là même qui avait menacé d'assassiner le premier
00:19:57 ministre britannique, lui, à aucun moment donné, il a caché quoi que ce soit.
00:20:01 Il a été très clair sur le fait que son but, c'était de transformer l'islam européen.
00:20:06 Et que ça ne soit pas paru comme un enjeu dans les années 90, je crois que c'est un
00:20:12 des grands points d'interrogation de ce qui s'est passé dans cette période.
00:20:16 Je ne peux pas tout aborder dans ce livre, mais moi, j'ai terminé ces recherches en
00:20:20 me disant qu'il y avait vraiment de quoi creuser.
00:20:23 Quand on vous lit, en effet, on se dit « mais personne ne lisait les publications en arabe
00:20:28 de ces gens-là ». Vous citez en effet le fait qu'il était très clairement établi,
00:20:33 vous le disiez, qu'il fallait changer l'islam d'Europe, mais aussi qu'il fallait utiliser
00:20:39 l'ensemble de l'état de droit européen pour le retourner.
00:20:42 C'était déjà là.
00:20:43 Personne n'est allé se renseigner.
00:20:45 Si, il y a eu des travaux très importants dans les années 90, aussi bien de chercheurs
00:20:50 français, il y a eu évidemment les différents travaux de Gilles Kepel, qui très tôt quand
00:20:55 même, il faut le souligner, s'est intéressé, je pense notamment à l'Ouest d'Allah,
00:20:59 à ces questions-là.
00:21:00 Il y a eu à l'étranger, du côté des Etats-Unis, de l'Angleterre, un certain nombre de livres,
00:21:06 y compris d'ailleurs des très bons livres de journalistes qui ont fait des enquêtes
00:21:12 et qui ont apporté des éléments importants.
00:21:15 On avait quand même plusieurs pièces du puzzle.
00:21:18 Mais regardez un cas très typique.
00:21:21 En 95, il y a les attentats à Paris du GIA au métro Saint-Michel.
00:21:29 Les attentats, en suite à une série déjà de menaces très claires, sont portés pour
00:21:34 la première fois par un jeune Français, Khaled Kelkal, issu de Vaud-en-Velin et de
00:21:41 la région lyonnaise.
00:21:42 Cet individu est très intéressant.
00:21:43 C'est l'un des premiers qui réussit à faire des attentats et dont on peut observer
00:21:48 tout le parcours.
00:21:49 Il est plutôt intelligent, voire assez doué.
00:21:52 Maintenant, il traverse des phases délinquantes.
00:21:58 Il se retrouve en prison.
00:21:59 Premier passage, il est déjà alpagué en prison par un individu proche de la mouvance
00:22:04 des Frères musulmans.
00:22:05 Il en sort un peu plus, regardant sur les questions d'islam.
00:22:08 Il retourne en prison.
00:22:09 Cette fois-ci, il est à côté de quelqu'un du GIA, le groupe djihadiste algérien, qui
00:22:13 lui va s'occuper de son éducation « religieuse ».
00:22:16 Et Kelkal en sort avec une vision très claire, qui est totalement djihadiste.
00:22:22 Il se mélange avec un de ses amis d'enfance dans son quartier.
00:22:27 Il commence à faire des rappels religieux.
00:22:29 Bien avant de participer aux attentats, il fait déjà de la prédication de rue.
00:22:33 Il se rend visible.
00:22:35 Il commence à tenir tout un tas de propos.
00:22:36 Il regarde déjà des vidéos djihadistes.
00:22:38 Bref, avant même de passer à l'acte, il avait déjà commencé à mettre en place,
00:22:42 à sa petite échelle, des machines de prédication.
00:22:43 Ce qui ne va pas marcher pour lui, c'est que dans son environnement immédiat, à Lyon,
00:22:49 il y a beaucoup de personnes issues de l'immigration algérienne qui ne vont pas du tout aimer
00:22:53 ça parce qu'ils ont l'impression de voir ce qui se passe en Algérie.
00:22:55 Et donc, ils vont lui dire « tu ne fais pas ça ici ».
00:22:57 Il faut rappeler qu'en Algérie, à ce moment-là, il y a des massacres absolument épouvantables,
00:23:03 que le GIA est en train finalement de se rendre impopulaire à force de massacrer la population civile.
00:23:08 Qui ne veut pas la suivre, qui ne reconnaît pas leur interprétation de l'islam.
00:23:11 Et donc du coup, le GIA, un peu comme Daesh 20 ans plus tard en Syrie, va se mettre à massacrer des civils.
00:23:15 Il met en avant davantage, c'est ce que vous expliquez, le fait d'imposer sa vision de l'islam
00:23:21 aux populations civiles que de combattre le gouvernement en place.
00:23:23 Oui, et là-dessus, c'est quand même là-dessus que le GIA va chuter d'ailleurs.
00:23:29 Et effectivement, quand Kelkal commence à propager ses idées dans son environnement lyonnais,
00:23:34 ou de Vau-en-Velin, on lui dit « tu ne fais pas ça ici », parce que c'est ce qui coûte
00:23:43 tous les carnages auxquels on assistait dans cette décennie 90 en France.
00:23:48 Et donc, il ne va pas bénéficier de beaucoup de relais.
00:23:51 Et donc, typiquement, c'est un exemple qui à la fois se traduit par du terrorisme,
00:23:55 puisqu'il organise ces attentats de 95, mais en même temps, il n'a pas laissé derrière lui
00:23:59 de véritables machines de prédication.
00:24:00 Ça, c'est un élément important, parce que dans certains cas, ça marche,
00:24:03 et dans le cas de Kelkal, ça n'a pas marché.
00:24:04 D'ailleurs, il va finir par être abattu par les forces de gendarmerie,
00:24:10 après s'être réfugié dans la forêt, etc.
00:24:12 Donc, il n'y avait pas de logeur, si vous voulez.
00:24:14 Il n'y a pas ce qu'il y a avec le 13 novembre, où ces individus vont se replier
00:24:17 et ils vont avoir des logeurs, alors qu'ils sont au courant qu'ils ne sont pas au courant.
00:24:19 Ça, c'est à la justice de trancher.
00:24:20 Mais lui, clairement, les individus autour de lui avaient compris ce qu'il faisait
00:24:24 et ne voulaient pas être mêlés à ça.
00:24:28 Toujours est-il que ces attentats de 95 sont organisés depuis Londres,
00:24:33 puisque le siège du GIA en Europe est à Londres.
00:24:36 Et quand les autorités françaises vont aller voir les autorités britanniques en disant
00:24:40 "vous avez des individus qui nous intéressent",
00:24:43 la réponse des britanniques, c'est de dire
00:24:45 "ils ne représentent pas un problème sécuritaire pour nous, mais pour vous".
00:24:48 Donc, nous, à la limite, c'est une menace idéologique au mieux, mais pas plus que ça.
00:24:52 Donc, ils n'ont pas vu que ces mêmes individus, avec les émirs du Londres,
00:24:56 étaient en train de lancer des programmes pour recruter de jeunes britanniques,
00:25:00 pour surtout les endoctriner dans leurs différentes écoles, pour les éveiller.
00:25:04 C'est un petit prénom à l'époque qu'ils utilisent,
00:25:05 pour les éveiller religieusement et politiquement.
00:25:08 Et donc, ça, les autorités britanniques ne comprennent pas que la présence de ces individus
00:25:12 représente potentiellement un gros problème pour les musulmans britanniques à terme.
00:25:16 Vous voulez dire qu'une des erreurs commises à l'époque,
00:25:20 c'est sans doute que ce qui se passe en France avec les attentats de 1995,
00:25:25 est lu, peut-être par l'ensemble des dirigeants européens,
00:25:29 comme une histoire franco-algérienne,
00:25:31 le résultat de la colonisation de l'Algérie par la France,
00:25:35 et donc quelque chose qui n'a pas de lien,
00:25:37 enfin, qui ne relève pas d'un mouvement global ?
00:25:40 Oui, exactement, et merci de le souligner.
00:25:43 Je vais essayer de résumer pour que ce soit très clair pour tout le monde.
00:25:47 On a ces nœuds à Peshawar qui, au début des années 90, sont là de militants.
00:25:53 Les autorités pakistanaises vont venir fermer tous les lieux qui ont été montés,
00:26:00 les écoles, les entreprises, les lieux de culte, les bâtiments,
00:26:04 les maisons d'hôtes, comme on disait à l'époque,
00:26:06 et vont faire comprendre à ces militants qui ne peuvent plus rester au Pakistan,
00:26:09 parce qu'ils sont déjà en train de préparer des attentats en Égypte,
00:26:11 en Arabie Saoudite, et qu'il y a une pression de ces pays pour régler le problème.
00:26:16 Les Pakistanais leur disent "vous n'êtes plus les bienvenus".
00:26:18 Ces individus vont partir un peu partout,
00:26:19 j'ai mentionné le Soudan, l'Indonésie, entre autres l'Europe et donc Londres.
00:26:23 Et Londres va être le principal centre de cette géographie européenne
00:26:26 militante en cours de construction.
00:26:28 Et donc, à Londres, ils vont soutenir tout un tas de groupes djihadistes
00:26:32 qu'on va voir apparaître à l'époque en Bosnie, en Algérie, etc.
00:26:37 Et en fait, quand les attentats de 1995 se produisent,
00:26:41 que les Français se rendent compte que le commandement opérationnel du GIA est à Londres,
00:26:48 que ces individus sont soutenus par ces fameux émirs du Londres qui viennent de Peshawar,
00:26:52 ils vont leur dire "on a un problème sécuritaire, et vous, vous pouvez nous aider".
00:26:56 Et les Britanniques vont dire "non, c'est votre problème".
00:26:57 Et la grille de lecture, mais jusqu'à aujourd'hui, qui est imposée,
00:27:01 c'est de dire "la France est frappée parce qu'elle a un problème colonial non réglé avec l'Algérie".
00:27:08 Personne ne voit qu'en fait le GIA a été formé par des Algériens
00:27:13 qui sont passés par l'Afghanistan, qui se sont djihadisés en Afghanistan,
00:27:16 qui sont revenus au début de la guerre civile pour essayer de mettre en place un califat islamique
00:27:21 en tirant profit du conflit qui a explosé entre le régime
00:27:26 qui a refusé l'issue des élections et le fils.
00:27:29 Donc ils sont venus faire un peu comme on a observé avec Daesh 20 ans plus tard,
00:27:32 c'est-à-dire ils ont exploité une situation de crise qu'ils ont transformée en chaos en Algérie.
00:27:37 Et comme leurs procédés étaient extrêmement violents
00:27:41 et qu'ils n'étaient pas suivis par la population, qu'ils massacraient,
00:27:44 on se souvient des massacres de Bent-al-Ha par exemple,
00:27:46 où c'est des villages entiers qui sont passés par le fil de l'épée,
00:27:49 hommes comme femmes, enfants, etc., qui vont créer un émoi international.
00:27:53 Comme ils ne sont pas suivis par la population, le GIA par stratégie
00:27:57 va viser l'ancienne puissance coloniale, la France, pour dire "Regardez,
00:28:00 aux Algériens, regardez, nous au moins on fait quelque chose contre l'ancienne puissance coloniale".
00:28:04 Et ils pensent qu'ils vont essayer, si vous voulez, par ce biais,
00:28:07 de récupérer une base de sympathisants qu'ils n'ont pas ou qu'ils n'ont plus en Algérie,
00:28:12 où se sont largement discrédités par leur méthode.
00:28:14 Mais la grille d'analyse de tout ça, c'est "Regardez la France et son problème colonial".
00:28:18 Et ça, c'est ce genre de raccourci qui tue la réflexion sur le djihadisme à grande échelle.
00:28:25 Et c'est un peu la vision qu'avaient un certain nombre de Britanniques.
00:28:28 Alors, pas tous, mais vous regardez les débats parlementaires, c'est extraordinaire.
00:28:31 Les échanges parlementaires en 1998 en Angleterre autour de ces fameux émirs du Londonistan,
00:28:38 au moment même où leur nom commence à apparaître dans plein d'affaires terreau à l'étranger.
00:28:42 Donc, il y a un attentat au Kenya, un autre en Tanzanie contre les ambassades américaines.
00:28:47 Il y a un enlèvement d'otages occidentaux au Yémen.
00:28:51 Tout ça, ça remonte directement à certains émirs du Londonistan.
00:28:55 Donc, il commence à y avoir des discussions sur revoir la législation britannique
00:28:59 pour pouvoir poursuivre des individus impliqués dans des actes terroristes à l'étranger,
00:29:04 mais sur le sol britannique.
00:29:05 Et le débat est surréaliste puisqu'on a des députés qui disent "Oui, mais en fait, pourquoi ?
00:29:09 C'est jamais qu'à l'étranger."
00:29:11 Puis les Français nous demandent de les expatrier.
00:29:13 Mais la France, en 1940, demandait bien à ce qu'on expatrie de Gaulle.
00:29:16 C'était la France de Vichy, on est content de ne pas l'avoir fait.
00:29:18 Puis avant ça, on avait Victor Hugo, puis avant Victor Hugo, on avait Karl Marx.
00:29:22 Et donc, ils sont réduits, soit des militants, soit des Che Guevara,
00:29:27 soit des figures nationales, sans voir qu'en fait, ces individus ont une vision du monde
00:29:32 qui non seulement était antidémocratique et qu'ils portaient tous les jours dans les médias,
00:29:35 dans ce sens-là, mais en plus qu'ils sont en train, littéralement,
00:29:37 d'organiser la prédication vers de jeunes musulmans.
00:29:40 Et c'est ça l'autre aspect, c'est qu'on n'a pas compris leur discours politique.
00:29:45 C'est une chose, mais on n'a pas non plus compris leur discours religieux.
00:29:47 Et à cette époque-là, il y a beaucoup de dénonciations dans les communautés musulmanes britanniques
00:29:53 d'un certain nombre d'individus qui vont dire "mais regardez leur discours".
00:29:56 Il y a des images d'archives, d'émissions de grand public,
00:30:00 vraiment à la télévision britannique, en prime time, etc.,
00:30:04 où ils sont invités pour amuser la galerie, au même titre que les dernières images d'une rixe dans un bar.
00:30:14 Ils sont mis en scène comme une espèce d'amuseur public, de bouffon.
00:30:18 Et finalement, quand ils appellent l'ensemble du pays à se convertir,
00:30:22 on n'y voit que des sujets de moquerie, et pas du tout le fait que c'est un propos qui peut être problématique
00:30:26 quand ils appellent à détruire la démocratie en Grande-Bretagne.
00:30:30 Et ça, c'est une époque, alors je ne sais pas dans quelle mesure elle est révolue,
00:30:35 mais c'est une époque où, en fait, l'Europe sort de la guerre froide, victorieuse.
00:30:39 Les débats intellectuels portent autour de la fin de l'histoire.
00:30:42 Et on a l'impression que finalement, les dividendes de l'AP ont produit cette situation dont on n'a plus à soucier.
00:30:48 On a largement dépolitisé le discours.
00:30:50 Et peut-être que ça, c'est un des éléments qu'avec le recul, on peut saisir.
00:30:55 Je ne voudrais pas multiplier les parallèles, mais c'est vrai que quand on regarde
00:31:00 ce qu'il en a été de la Russie jusqu'à l'invasion de l'Ukraine,
00:31:03 on se rend compte qu'on n'a pas énormément pris au sérieux non plus des discours qui étaient extrêmement clairs
00:31:08 sur ce que le régime russe pensait des démocraties occidentales, sur la façon dont il voulait s'employer.
00:31:13 Et il a fallu attendre que des tanks défoncent la frontière ukrainienne pour que tout d'un coup, on change de discours.
00:31:19 Et sur le djihadisme, on a eu plusieurs coups de semence.
00:31:21 Le 11 septembre, on a eu les attentats en Europe des milieux des années 2000, les attentats de Daech.
00:31:25 Et pourtant, le diagnostic n'est toujours pas vraiment fait, j'ai l'impression.
00:31:28 Alors justement, le 11 septembre change quand même les choses.
00:31:31 C'est-à-dire qu'on voit bien, c'est très paradoxal, on voit dans ce que vous racontez qu'il y a une prise de conscience,
00:31:37 que ça bouleverse totalement les équilibres.
00:31:40 Et pour autant, mais ça on y viendra tout à l'heure, ça ne bouleverse pas suffisamment pour que la prise de conscience soit profonde.
00:31:49 Alors qu'est-ce qui a changé l'attentat du 11 septembre ?
00:31:53 C'est un tournant. Les attentats du 11 septembre 2001, c'est un bouleversement majeur.
00:31:59 Très concrètement, à l'échelle internationale, c'est l'acte de naissance de ce qu'on appelle le djihad global.
00:32:04 Le 17 septembre, personne ne connaît Al-Qaïda, à part quelques spécialistes.
00:32:08 Le 12, tout le monde sait qui est Ben Laden, qui est une figure presque de la mondialisation,
00:32:13 presque aussi connue que Ronald McDonald.
00:32:17 Donc déjà, acte de naissance du djihad global.
00:32:19 Deuxième élément, prise de conscience immédiate du risque représenté
00:32:24 par un certain nombre de ces vétérans d'Afghanistan implantés en Europe.
00:32:27 Et pour cause, ils ont participé à l'organisation des attentats.
00:32:30 Juste après les attentats, on se rend compte qu'en fait, les pirates de l'air du 11 septembre
00:32:35 se réunissaient en très grande partie à Hambourg, dans une cellule de Hambourg,
00:32:39 avec des liens avec l'Espagne, où à Madrid, il y avait un des financiers.
00:32:44 Et tout ça se retrouvait au serment de plusieurs de ces émirs du Londonistan, à Londres, via Bruxelles, etc.
00:32:51 Donc, l'Europe a servi en partie de base arrière pour la préparation des attentats.
00:32:56 Et donc, ce qui change, c'est tout d'un coup une prise de conscience de cette réalité,
00:33:01 et donc une préoccupation sécuritaire de premier plan,
00:33:04 qui va conduire à démanteler ces filières terroristes dans l'immédiat 11 septembre.
00:33:09 Donc, entre en gros 2001 et 2003, les réseaux des vétérans sont largement démantelés.
00:33:14 Donc, ça se traduit par deux choses.
00:33:16 Certains sont envoyés en prison, d'autres vont être expulsés.
00:33:21 Ceux qui sont en prison, comme on considère que le problème est réglé
00:33:25 parce que la filière terroriste est démantelée, qui sont des alébaros,
00:33:28 et qu'on n'a pas vu les fameuses machines de prédication,
00:33:30 on ne voit pas que des alébaros vont mettre en place ces machines aussi.
00:33:33 Ils vont commencer à recruter.
00:33:34 C'est-à-dire qu'on les met avec des jeunes délinquants sans aucun problème ?
00:33:37 Ça, c'est ce qui va typiquement apparaître à travers le profil d'un Djamel Begal.
00:33:41 Lui, c'est un terroriste algérien, franco-algérien,
00:33:49 en lien avec une partie de ses milieux du Londonistan,
00:33:53 qui planifie un attentat à Paris contre l'ambassade américaine
00:33:56 qui va être arrêtée juste avant le 11 septembre.
00:33:58 Il est arrêté en août 2001, mais en prison, il va former notamment les frères Kwashi,
00:34:04 qui vont être les tueurs de Charlie Hebdo 15 ans plus tard,
00:34:07 et Hamedi Koulibaly, qui sera sur l'opération de l'hypercacha
00:34:11 et qui le prenait pour une source.
00:34:13 Et ça, c'est deux cas connus,
00:34:14 mais il a eu une très grande influence sur beaucoup d'autres détenus.
00:34:17 Donc là, c'est un de ces exemples-là.
00:34:19 C'est le même phénomène qu'on observe en Angleterre.
00:34:21 J'en cite un certain nombre dans le livre, en détaillant un peu leur parcours.
00:34:26 Ce n'est pas du tout isolé.
00:34:27 Donc, on a un déplacement de ces vétérans vers la prison,
00:34:31 et en prison, ils vont développer des méthodes de prédication.
00:34:34 Et pour ce qui est de ceux qui sont expulsés, on va en retrouver certains plus tard.
00:34:39 Mais tout ça pour dire qu'entre 2001 et 2003, il y a un énorme espace qui s'est produit.
00:34:44 Et c'est pour ça que l'approche terroriste sur la question purement sécuritaire,
00:34:50 entre 2001 et 2003, elle est plutôt bien gérée.
00:34:52 Donc, si on prend le djihadisme, comme on le fait trop souvent,
00:34:55 simplement comme du terrorisme,
00:34:57 la réponse a été plutôt claire, même plutôt forte, entre 2001 et 2003.
00:35:01 Mais si on tient compte de la dimension idéologique,
00:35:07 alors on comprend que ces individus ont certes été arrêtés,
00:35:10 et ils sont sortis de la circulation.
00:35:13 Mais s'ils ont mis en place des machines de prédication qui ont formé d'autres gens,
00:35:16 qui en ont pris les commandes à leur place,
00:35:18 et le problème, il est presque le même.
00:35:21 Et c'est ça qui se passe.
00:35:22 Après le 11 septembre, on a une passation entre des vétérans
00:35:26 qui étaient les figures du djihadisme en Europe,
00:35:29 vers de jeunes Européens qu'ils ont formés.
00:35:31 Et là, on a tout un tas d'exemples.
00:35:32 Donc, c'est les frères Klein à Toulouse, c'est la première cellule allemande à Ulm,
00:35:36 c'est un certain nombre de Britanniques dans le sillage de ces émirs du Londonistan
00:35:40 qui vont apparaître.
00:35:41 Et eux, pour le coup, étant Européens,
00:35:45 vont européaniser beaucoup le djihadisme.
00:35:49 Et ils vont repartir, ils vont pour la plupart être les premiers à partir en Irak au milieu des années 2000.
00:35:55 Et là, on passe à des filières qui sont maintenant des filières européennes,
00:35:59 vers des théâtres lointains, l'Irak, l'Afghanistan.
00:36:02 Et finalement, ces machines de prédication,
00:36:06 donc les vétérans, ont été remplacés par les pionniers européens.
00:36:11 Et ça, c'est ce qu'on va mettre encore quelques années à comprendre.
00:36:14 Oui, parce qu'il faut ajouter que vous disiez qu'il y a la prise en compte sécuritaire.
00:36:18 Vient s'ajouter à ça l'intervention en Irak, en 2003.
00:36:22 Vous racontez toute l'histoire des cellules qui ont permis les attentats d'Atocha, de Londres.
00:36:29 On s'aperçoit qu'en fait, on offre un nouveau théâtre de djihad international à tous ces gens,
00:36:38 et que de nouveau se crée un abcès de fixation.
00:36:43 Parce que oui, merci de souligner cet aspect.
00:36:46 Le 11 septembre, côté américain, c'est deux décisions majeures.
00:36:50 L'une qui semble justifiée, en tout cas validée par les Nations unies,
00:36:55 qui est l'invasion de l'Afghanistan,
00:36:56 parce qu'ils refusaient de livrer l'état-major d'Al-Qaïda qui avait organisé ces attaques.
00:37:01 Donc les États-Unis envoient avec le soutien de l'ONU un comptageant,
00:37:06 et en trois semaines font tomber les talibans.
00:37:09 Après, on peut discuter d'est-ce qu'il fallait rester 20 ans,
00:37:11 est-ce qu'il fallait vouloir construire un état de toute pièce ?
00:37:13 Bon, ça c'est... Je laisse les historiens en débattre.
00:37:16 Mais il y a une deuxième décision qui est absurde.
00:37:19 Enfin, je pense que là, il faut avoir aussi, à un moment donné, de l'honnêteté.
00:37:24 La décision d'envahir l'Irak et de renverser le régime,
00:37:28 un régime, une dictature atroce, etc.
00:37:30 Absurde et criminel.
00:37:31 Oui, c'est-à-dire que les conséquences à long terme de l'invasion de l'Irak,
00:37:36 on en paye encore le prix aujourd'hui.
00:37:38 Le Moyen-Orient, depuis 20 ans, en paye considérablement le prix.
00:37:45 Mais l'Europe aussi.
00:37:46 Et donc, ça, il faudra faire le bilan,
00:37:49 mais je pense qu'on a encore quelques années avant de le faire,
00:37:51 des conséquences de cette décision qui était éminemment politique
00:37:56 et très peu justifiée sur le plan stratégique,
00:37:58 et qui va conduire effectivement à, d'une part, des départs,
00:38:02 donc de jeunes européens vers l'Irak.
00:38:04 Pas seulement, mais en l'occurrence d'Européens.
00:38:07 Et surtout, à des filières en Europe qui vont commencer à considérer
00:38:12 qu'il faut frapper l'Europe parce qu'eux-mêmes sont européens
00:38:16 et commencent à développer une logique djihadiste
00:38:18 qui amène à considérer les régimes démocratiques
00:38:20 comme l'antithèse de leurs idéals politiques et religieux.
00:38:23 Et ça, c'est un des aspects un peu paradoxales du djihadisme en Europe aussi,
00:38:29 c'est que les pays qui vont être ciblés, ce sont des pays,
00:38:31 à part l'Angleterre, qui se sont opposés au djihad en Irak.
00:38:37 Je pense notamment à l'Allemagne,
00:38:39 où des cellules djihadistes vont se former pour frapper l'Allemagne,
00:38:42 qui, avec la France, s'étaient clairement positionnées contre l'invasion de l'Irak.
00:38:47 Je pense aussi à la situation en France plus tard.
00:38:51 Mais du coup, là, il y a un effet de bascule.
00:38:54 Et le problème avec le djihadisme, c'est qu'à partir du moment
00:38:57 où des individus commencent à frapper les pays
00:39:00 et à trouver des arguments religieux,
00:39:02 ils sont parfois suivis, parfois non,
00:39:03 mais en tout cas, ils créent des brèches dans le raisonnement djihadiste.
00:39:05 Et donc, cette période du milieu des années 2000,
00:39:08 qui correspond au deuxième pic,
00:39:09 on parlait de marée haute, ça c'est la deuxième marée haute,
00:39:12 il y en a trois jusqu'à maintenant,
00:39:15 ce sont des Européens qui décident de frapper l'Europe,
00:39:20 d'en apporter les justifications,
00:39:22 et qui vont du coup commencer à européaniser la logique djihadiste,
00:39:27 dont l'avènement c'est dix ans plus tard, sous Daech.
00:39:30 Il y a un autre élément qui se développe en parallèle,
00:39:33 et qui nous raconte cette fois-ci la diffusion de la vision du monde de ces gens-là.
00:39:39 Parce que les premières affaires de caricature, elles arrivent à ce moment-là.
00:39:44 Pourquoi à ce moment-là, et qu'est-ce qui se passe exactement ?
00:39:47 L'affaire des caricatures, c'est un fil rouge qui commence au début des années 2000,
00:39:52 et qui se poursuit jusqu'à aujourd'hui.
00:39:54 Je ne pense pas qu'on ait tourné la page historique de cette séquence,
00:39:59 et qui révèle beaucoup de choses.
00:40:00 C'est-à-dire que c'est un analyseur très intéressant des dynamiques djihadistes,
00:40:03 et du rapport des démocraties à ces dynamiques.
00:40:05 Le point de départ, et ça, la plupart des gens, je m'en étonne,
00:40:08 mais l'oublient, c'est Théo van Gogh.
00:40:11 Ce ne sont pas les caricatures en elles-mêmes.
00:40:14 Et même si on voulait être tout à fait exact,
00:40:16 il faudrait dire que c'est un débat hollandais à l'origine.
00:40:19 À savoir que les Pays-Bas se sont construits historiquement comme entité politique
00:40:25 sur le refus justement des persécutions religieuses,
00:40:28 donc le refus de l'extrémisme religieux.
00:40:29 Et donc l'ouverture au multiculturalisme et à une société composite aux Pays-Bas
00:40:35 a été le principe qui empêchait justement la violence, et la violence politique.
00:40:40 Et aux Pays-Bas, il n'y avait pas eu de meurtre politique...
00:40:44 - En 1872, je crois que c'est ça. - C'est ça.
00:40:46 - Donc depuis le 17... - 1600, pardon.
00:40:47 - C'est depuis, en gros, le dernier quart du 17ème. - Voilà.
00:40:51 Et donc, comparé par exemple à l'histoire de France,
00:40:54 bon, c'est assez remarquable d'avoir... On l'oublie,
00:40:55 mais donc il y avait une spécificité hollandaise très particulière.
00:40:59 Et donc, à partir de 2001 et des premiers débats autour de l'extrémisme religieux,
00:41:06 ce débat, en fait, prend tout le monde à contre-pied aux Pays-Bas,
00:41:09 puisque justement, eux, la dimension...
00:41:13 le contrat social s'était organisé pour protéger
00:41:16 et les libertés religieuses et la paix publique.
00:41:19 Donc tout d'un coup, d'avoir ce débat, ça va venir casser tous les éléments du débat.
00:41:22 Donc on va avoir plein de nouvelles figures qui vont s'imposer.
00:41:28 L'une d'entre elles, c'est Théo Van Gogh.
00:41:31 Et Théo Van Gogh est assez dur à classer,
00:41:33 parce qu'en fait, c'est un libertaire, 68 ars,
00:41:37 qui avait pour marque de fabrique de s'emparer des sujets de société les plus chauds
00:41:42 et d'y apporter sa patte, alors parfois avec pas mal de finesse intellectuelle
00:41:46 et parfois en y allant un peu de l'abattage et de la provocation, c'était son style.
00:41:52 Et sur ce sujet, il va y aller assez fort.
00:41:55 Il va produire un court métrage avec une députée hollandaise d'origine somalienne
00:42:00 qui dénonce les violentes fêtes aux femmes musulmanes
00:42:04 forcées d'épouser des maris dans son milieu à elle d'origine de la Corne de l'Afrique.
00:42:12 Il dénonce l'excision, il dénonce un tas de...
00:42:14 Et ils vont produire ce court métrage ensemble,
00:42:17 qui se veut effectivement assez provocateur
00:42:19 et qui va immédiatement susciter des condamnations à mort d'un petit groupe,
00:42:22 d'un petit groupe d'individus alaïs.
00:42:24 Et si on appuie sur "Fast forward",
00:42:27 on arrive à Théo Van Gogh qui est tué au milieu de la rue à Amsterdam,
00:42:32 alors qu'il se rend à son travail par l'un de ses agilistes hollandais.
00:42:37 Et cette affaire déclenche un émoi considérable aux Pays-Bas, on le comprend,
00:42:40 mais bien au-delà, puisque un an plus tard, au Danemark,
00:42:44 il y a cette histoire refait surface,
00:42:47 parce que dans le petit milieu intellectuel de Copenhague,
00:42:50 et Copenhague c'est tout petit par rapport aux grandes villes européennes,
00:42:53 circule une histoire comme quoi un dessinateur,
00:42:56 par ailleurs plutôt classé à gauche,
00:42:59 ne trouve personne pour illustrer un livre qu'il a voulu faire sur la vie de Mohamed
00:43:03 et qui justement, et paradoxalement,
00:43:05 vise à donner des éléments d'explication sur ce qu'est l'islam à des enfants,
00:43:10 à travers...
00:43:12 - Très ouvert, très bienveillant.
00:43:15 - Très bienveillant, mais il ne trouve personne.
00:43:17 Et donc l'idée c'est de dire "oui, tout le monde se censure à cause de Théo Van Gogh".
00:43:20 Et c'est ce qui amène un journal de centre-droit, le J.Len Poston,
00:43:24 de dire "eh bien, est-ce que c'est vrai ?"
00:43:26 Et dans le livre, j'ai pu rencontrer un certain nombre d'acteurs de cette période,
00:43:31 et le rédacteur en chef des pages culturelles qui lance cette initiative dit
00:43:35 "moi je voulais... voilà, je voulais dire est-ce que c'est vrai, est-ce que c'est faux, j'en sais rien,
00:43:37 mais vous savez quoi, puisque tout le monde en parle, est-ce que vous le faites ?"
00:43:40 Et donc il ouvre les pages, il y a 12 caricatures qui sont publiées,
00:43:44 et pendant 2-3 mois il ne se passe rien.
00:43:46 Et j'ai aussi rencontré un certain nombre d'individus, alors plutôt proches des frères musulmans,
00:43:51 qui vont s'emparer de cette affaire et qui vont essayer de faire monter la mayonnaise,
00:43:53 et qui racontent ça, et ça va prendre plusieurs mois.
00:43:56 Oui, et on voit comment ça se diffuse à partir de l'ambassadrice d'Egypte...
00:43:59 Qui instrumentalise ça, parce qu'il y a des élections en Egypte...
00:44:02 On est typiquement là sur un objet qui...
00:44:05 Au début les caricatures font assez peu de bruit,
00:44:07 le J.Len Poston personne ne connaît, c'est une diffusion importante au Danemark,
00:44:11 et en fait, progressivement, mois par mois, 3 individus, ils sont 3 à l'origine,
00:44:16 vont réussir à faire un peu monter la sauce en en parlant un peu dans les différents instituts
00:44:22 et conseils religieux où ils sont reçus, en Egypte, en Syrie, en Arabie Saoudite,
00:44:25 et ça va déclencher des manifestations de plus en plus importantes,
00:44:30 et en 2006 Al-Qaïda s'en saisit.
00:44:33 Par réaction et par solidarité, on a des journaux un peu partout en Europe qui disent
00:44:37 "mais non, la liberté de la presse et la liberté d'expression c'est très important,
00:44:40 donc il faut expliquer", et ça, ça va être notamment le cas de Charlie Hebdo,
00:44:46 et qui va être menacé de mort, et en fait, on a toute une série d'événements
00:44:48 entre 2006 et 2015 avec des attaques contre leurs locaux au cocktail Molotov,
00:44:55 on va dire qu'il y a une pression qui monte,
00:44:57 et qui va se manifester par l'entrée des frères Kouachi dans la salle de rédaction,
00:45:04 et qui vont tuer la rédaction, leurs invités, leurs gardes du corps,
00:45:08 et qui rebondit encore avec Samuel Paty au moment du procès de ces attaques de Charlie Hebdo,
00:45:13 avec une distinction, c'est que Samuel Paty, professeur d'histoire-géo,
00:45:18 qui suivait le programme scolaire, qui essayait d'expliquer ce débat autour des caricatures
00:45:23 qui était partout dans le débat public à ce moment-là,
00:45:26 parce que c'était justement le procès des tueurs de Charlie,
00:45:30 ce Samuel Paty n'était pas, contrairement à tous les autres jusque-là, partie prenante au débat.
00:45:34 Il voulait juste expliquer, et ça, c'est un changement de nature qui est très important,
00:45:40 et j'espère qu'on en comprend la mesure, parce que ça dit beaucoup,
00:45:44 et c'est pour ça que je disais que cette affaire des caricatures,
00:45:46 et j'ai été un peu long, et je suis désolé d'être autant revenue,
00:45:48 ces différentes étapes soulignent beaucoup de choses.
00:45:52 D'une, qu'il y a eu de l'instrumentalisation à tous les étages par les islamistes
00:45:57 qui ont essayé aussi de construire ça, et de normaliser l'idée de tuer des individus
00:46:04 désignés comme des profanateurs, etc.
00:46:07 La volonté d'influer directement sur les limites de la liberté d'expression en Europe,
00:46:11 ce n'est pas anodin, et puis la volonté aussi, je crois, de s'inviter dans les débats publics.
00:46:21 Al-Qaïda, typiquement, ils ont tout à fait conscience,
00:46:23 à travers la déclaration de Ben Laden en 2006 par rapport aux caricatures,
00:46:27 ils saient très bien que c'est un débat qui va diviser tout le monde.
00:46:31 Et ça, j'ai l'impression que c'est un peu oublié.
00:46:33 Le fait que ça parte d'un meurtre, le meurtre de Théo Van Gogh,
00:46:36 c'est par exemple oublié.
00:46:38 Est-ce que c'est de l'ignorance ?
00:46:39 Est-ce que c'est à un moment donné de l'autocensure ?
00:46:42 Est-ce que c'est du déni ?
00:46:43 Mais ce n'est pas anodin que cette affaire, ce n'est pas un journal danois qui publie,
00:46:49 c'est quelqu'un qui est tué et en réaction, ça provoque tout ça.
00:46:52 Donc je pense qu'il faut avoir ces éléments-là à travers ces différents rebonds,
00:46:58 et notamment parce qu'il y a eu un exemple aux États-Unis,
00:47:01 où ça s'est passé un peu différemment.
00:47:02 Alors c'est très intéressant cette histoire que j'avais totalement oubliée,
00:47:07 l'histoire d'un épisode de South Park,
00:47:09 la série, on va dire totalement foutraque et très ironique,
00:47:14 série dessin animé américaine.
00:47:16 Et alors, je ne me souvenais pas qu'il y avait eu un épisode
00:47:19 qui avait donné lieu à une affaire de caricature aux États-Unis.
00:47:21 Vous pouvez la raconter ?
00:47:22 Oui, donc tout à fait.
00:47:23 Donc South Park, qui est une sorte d'humour satirique politique américain un peu typique,
00:47:28 il y a un dessin animé qui existe depuis, il doit y avoir au moins 15 saisons.
00:47:34 Et alors, ce qui est déjà intéressant, c'est de noter,
00:47:36 dans South Park, le ton, c'est de se moquer de littéralement tout le monde,
00:47:39 et notamment des célébrités, des religions,
00:47:42 dans une sorte de pratique de la liberté d'expression américaine qui est quasiment absolue.
00:47:46 Contrairement à la France, il y a très peu de régulations,
00:47:48 donc elles partent un peu dans tous les sens et ils vont très très loin.
00:47:51 Ça, c'est ce qu'est cet épisode, souvent en vue de faire rire.
00:47:55 C'est souvent dans cet objectif.
00:47:59 Déjà, premier élément, le prophète est figuré plusieurs fois dans South Park.
00:48:03 Il est figuré une première fois juste après le 11 septembre.
00:48:06 Il n'y a rien.
00:48:08 Il est figuré une deuxième fois au moment de l'affaire des caricatures danoises,
00:48:12 donc 2005-2006.
00:48:14 Ça ne provoque rien.
00:48:16 Et il va apparaître une troisième fois, et là, il va y avoir beaucoup de réactions.
00:48:20 C'est en 2010, pour le 200e épisode de South Park.
00:48:28 Et les créateurs font un scénario où ils invitent les célébrités du monde entier qu'ils ont moquées,
00:48:36 toutes les divinités imaginables, etc.
00:48:39 Ils les invitent tous dans l'épisode,
00:48:43 et en fait, très succinctement, ils sont menés par l'acteur Tom Cruise,
00:48:48 qui est l'un de ceux qui a été le plus mené,
00:48:50 et qui veut tenter un procès contre la ville de South Park,
00:48:53 une "class action", comme on dit, un procès collectif,
00:48:57 pour dire "on va vous faire payer, vous allez nous devoir tellement d'argent,
00:49:00 on va couler la série, etc."
00:49:03 Et les habitants de South Park disent "ok, on fait ce que tu veux",
00:49:05 et il dit "vraiment, tout ce que je veux ?"
00:49:07 Alors, dans ce cas-là, Amen, dans ta série,
00:49:10 fait intervenir dans la série le prophète de l'islam, Mahomet.
00:49:15 Et là, tout le monde se glace dans la ville,
00:49:17 et ça se veut assez humoristique et assez éclairant
00:49:20 sur les débats de société autour de l'affaire des caricatures.
00:49:23 On a un groupe qui dit "surtout pas, ne le faisons pas, on va tous mourir",
00:49:26 d'autres qui disent "mais finalement, est-ce que de l'eau a passé sous les ponts,
00:49:29 on pourrait peut-être le faire ?"
00:49:32 Un autre qui dit "mais moi, je crois que je sais à quoi il ressemble",
00:49:34 il commence à essayer, tout le monde lui dit d'arrêter.
00:49:37 Donc, une psychose s'empare de tout le monde.
00:49:40 Et finalement, la solution retenue par le groupe,
00:49:43 c'est de faire venir ce qui est présenté comme le prophète
00:49:47 dans un habit de mascotte, un ours en peluche,
00:49:50 mignon avec la langue sur le côté,
00:49:52 et qui dit bonjour à la ville, et la ville le remercie
00:49:54 parce qu'il a sauvé la ville de la faillite en venant
00:49:57 et en empêchant Tom Cruise de poursuivre.
00:49:58 Bon, scénario, on en pense ce qu'on veut, satirique, etc.
00:50:04 Mais qui a le mérite d'avoir réussi à éclairer toutes les positions
00:50:11 qu'on peut connaître sur la société, sur le sujet.
00:50:14 Immédiatement après la sortie de cet épisode,
00:50:17 il y a un groupe aux Etats-Unis qui s'appelle Revolution Muslims,
00:50:21 qui va condamner à mort les créateurs, les producteurs, tout le monde.
00:50:24 Ils donnent leurs adresses.
00:50:26 En communiquant les adresses, ça va très loin.
00:50:28 Et ce groupe, c'est très intéressant parce qu'il est mené par un individu
00:50:31 que j'ai rencontré et dont je parle dans le livre,
00:50:33 qui est Jesse Morton, qui depuis est décédé.
00:50:35 Mais cet individu, c'est un converti américain
00:50:40 qui s'était entre autres formé dans les réseaux britanniques
00:50:43 des années 90 et début des années 2000.
00:50:45 Donc dans cet environnement du Londonistan qu'on a évoqué
00:50:48 et qui est revenu de ça avec l'idée qu'il fallait faire
00:50:51 exactement la même chose aux Etats-Unis
00:50:54 et même se cacher derrière la liberté, quasiment absolument,
00:50:56 la liberté d'expression pour promouvoir des idéaux djihadistes.
00:50:58 Et il se faisait conseiller par des juristes,
00:51:01 donc ça allait très loin, par des avocats
00:51:03 pour connaître les limites de la liberté d'expression
00:51:04 et savoir jusqu'où il pouvait aller lorsqu'il rendait hommage à Bin Laden,
00:51:08 lorsqu'il disait que le 11 septembre s'était mérité et justifié, etc.
00:51:12 Et il n'attendait qu'une chose,
00:51:13 c'était de voir émerger l'affaire des caricatures aux Etats-Unis.
00:51:16 Et comme il avait formé son groupe en 2008, il n'avait pas pu venir avant.
00:51:20 Ce groupe-là, Revolution Muslims, c'est 20 personnes,
00:51:23 en gros à New York et un peu avec quelques individus dans les autres Etats,
00:51:27 mais vraiment un tout petit groupe qui va tout d'un coup,
00:51:29 si vous voulez, avoir une influence politique énorme.
00:51:32 Et la réaction américaine, et c'est étonnant au regard des débats
00:51:36 aujourd'hui qu'on peut avoir sur les Etats-Unis,
00:51:39 ça a été d'utiliser le fait qu'ils avaient franchi la loi,
00:51:45 qu'ils avaient violé la loi, en disant "mais regardez ces individus,
00:51:52 à partir du moment où ils publient les adresses, etc.,
00:51:55 ils sont dans l'illégalité et ils ont arrêté quasiment tout le monde
00:51:58 et ils les ont condamnés de lourdes pertes
00:52:00 et ils en ont retourné l'un d'entre eux, dont ce fameux Jesse Morton.
00:52:05 Donc ce que vous nous dites, c'est qu'en 2010, les Etats-Unis réagissent
00:52:10 de façon extrêmement efficace, rapide, brutale,
00:52:15 alors même qu'aujourd'hui, les mêmes Etats-Unis,
00:52:19 finalement, ont soutenu avec des pincettes
00:52:23 la rédaction de Charlie Hebdo après le massacre,
00:52:27 ont expliqué plus ou moins par la voix même de Barack Obama
00:52:31 que quand même la France traitait mal les musulmans
00:52:37 et aujourd'hui, il est impossible de montrer une une de Charlie Hebdo
00:52:41 aux Etats-Unis dans un média américain.
00:52:43 – Oui, en fait, c'est… – Pourquoi ?
00:52:45 – C'est un vaste débat, de ce que j'en comprends,
00:52:50 ce qui a guidé cette décision américaine à l'époque,
00:52:55 c'est que, paradoxalement, ils avaient assez bien compris
00:52:57 la situation londonienne et belge des années 90, début des années 2000.
00:53:01 Donc, ils avaient tiré comme leçon qu'il faut faire très attention
00:53:03 aux petits clusters, quand ils commencent à se former, à se politiser,
00:53:06 c'est généralement, donc, ces débuts de machines de prédication,
00:53:09 alors, ils ne l'ont peut-être pas formulé comme ça,
00:53:11 mais ils avaient compris qu'il fallait faire attention
00:53:12 à cette forme de salafisme très politique, tendance djihadisante.
00:53:17 Et donc, ils devaient avoir ça sur le radar,
00:53:19 et ils peuvent l'avoir, seulement en s'étant penchés
00:53:22 sur la dynamique de Londres à cette époque.
00:53:24 J'ai fait plusieurs entretiens aux Etats-Unis sur ce sujet
00:53:26 et c'est ce qui est quand même ressorti à chaque fois.
00:53:28 Donc, ça, c'est le premier point, ils avaient tiré un certain nombre de leçons
00:53:31 du 11 septembre, pour le coup, sur le plan, je veux dire, idéologique.
00:53:34 Là où nous, on était restés peut-être plus sur le plan sécuritaire.
00:53:37 Deuxième logique, c'est une logique américaine,
00:53:39 c'est une logique judiciaire américaine.
00:53:41 Ils ont une législation qui leur permet d'aller très, très, très loin,
00:53:44 peut-être parfois même trop loin en affaires de terrorisme.
00:53:46 On a vu à cette même époque aussi tout un tas d'abus
00:53:49 sous fond de Guantanamo, sous fond d'arrestations
00:53:52 et de détentions arbitraires en Europe et ailleurs dans le monde.
00:53:56 Donc, ils ont un appareil judiciaire qui leur permet de coller 70 ans de prison
00:54:02 à des individus qui, en France, avec les mêmes faits,
00:54:07 ils n'en prendraient que 10. Est-ce que c'est bien ? Est-ce que c'est mal ?
00:54:09 Ça, je laisse à chacun la possibilité de se faire une idée.
00:54:13 Mais du coup, ça, c'était un travail des autorités américaines
00:54:15 qui avaient bien compris au moins cette dimension-là.
00:54:19 Sur le débat public américain en sens large, après cette affaire,
00:54:22 il faut bien constater qu'il y a eu quand même d'autres affaires
00:54:25 comme la diffusion de ce film sur Le Prophète
00:54:29 qui va créer énormément de scandales et de remous.
00:54:31 Il va y en avoir vraiment toute une série.
00:54:34 Avec aussi l'émergence des réseaux sociaux, il va y avoir tout un tas de scandales.
00:54:37 Et il y a eu plusieurs traumas ou psychodrames
00:54:41 un peu comparables à ce qu'on a connu en Europe, aux États-Unis.
00:54:44 Et en fait, depuis, il y a un rapport à ça qui est de considérer
00:54:50 que tout ce qui va être lié aux caricatures étant offensant,
00:54:52 il faut éviter de le faire.
00:54:55 Et c'est notamment la ligne de censure des réseaux sociaux.
00:54:58 Et ça, c'est important parce qu'en 2010, les réseaux sociaux
00:55:01 sont encore assez peu puissants.
00:55:03 En 2015, les réseaux sociaux sont beaucoup plus souverains.
00:55:07 Et donc, je ne sais pas si on mesure suffisamment l'impact
00:55:11 sur le débat démocratique de la puissance algorithmique des réseaux sociaux.
00:55:15 Et ça, pour moi, c'est indissociable de l'émergence du djihadisme en Europe et ailleurs.
00:55:19 Oui, on le voit très, très bien.
00:55:21 On voit que c'est un outil extraordinaire pour eux.
00:55:25 Venons-en à la question de la diffusion de cette idéologie.
00:55:29 Vous expliquez, vers le début du livre,
00:55:32 qu'il y a des textes extrêmement importants autour du concept de l'allégeance et du désaveu.
00:55:39 Expliquez-nous ce que ça signifie et en quoi c'est quelque chose
00:55:42 qui raconte la diffusion du djihadisme européen.
00:55:45 Je vous remercie encore une fois de soulever ce point
00:55:47 dont j'ai finalement assez peu parlé, qui est important dans le livre.
00:55:50 En fait, à partir du moment où on considère que le djihadisme, c'est une idéologie,
00:55:54 il faut savoir de quelles idées on parle.
00:55:56 Et ils ont propagé un certain nombre de concepts dès le début des années 90.
00:56:01 Et parmi eux, il y en a un qui est très important
00:56:02 et qui est aujourd'hui central pour Daesh et d'autres groupes, etc.
00:56:06 C'est le concept de l'allégeance et du désaveu.
00:56:08 Et bien au-delà, d'ailleurs, des djihadistes.
00:56:10 Mais les djihadistes en sont très friands.
00:56:12 Dans la version des années 90, déjà, ce concept, c'est un vieux concept
00:56:17 qui a notamment été mis en mots au 19e siècle par un idéologue saoudien.
00:56:24 Tout ça pour dire que réinterpréter dans les années 90 en Angleterre ce principe
00:56:31 devient l'idée que l'islam est un bloc entier
00:56:35 et que si vous dérogez à une toute petite partie de ce bloc,
00:56:38 en fait, vous dérogez à tout le bloc.
00:56:39 Donc, vous perdez votre identité de musulman à partir du moment où vous contrevenez
00:56:42 à même la règle la plus banale de ce que ces individus présentent comme l'islam,
00:56:48 les lois de l'islam, donc la charia, et un certain nombre de principes qui en découlent.
00:56:52 Donc, ils vous disent que tout ça est un bloc entier.
00:56:54 Donc, c'est une identité, c'est une culture, c'est une religion,
00:56:59 c'est une idéologie politique et tout ça est indissociable.
00:57:02 Et ça va jusqu'à un code de conduite.
00:57:05 Si vous en dérogez, vous perdez votre identité.
00:57:07 De l'autre côté, ils expliquent que c'est la même chose pour les démocraties.
00:57:11 C'est un bloc, une identité et qu'à partir du moment où vous participez aux élections,
00:57:18 à partir du moment où vous reconnaissez la supériorité des lois de la République
00:57:22 ou en Angleterre, des lois britanniques sur une religion,
00:57:26 vous êtes en dehors de l'islam.
00:57:27 Donc, ça, c'est le premier élément.
00:57:28 Il y a ces deux blocs opposés, antagonistes pour eux.
00:57:32 Et il faut que l'individu s'identifie à l'un ou à l'autre.
00:57:34 Il ne peut pas être les deux.
00:57:35 S'il est les deux, il est déjà sorti du bloc de l'islam.
00:57:37 Il perd son identité de musulman.
00:57:39 Donc, sous-entendu, et comme ils le disent à l'époque,
00:57:41 vous ne pouvez pas être citoyen britannique et musulman.
00:57:43 Vous êtes automatiquement un apostat de l'islam.
00:57:45 Vous êtes sorti de l'islam.
00:57:47 Mais il y a un élément supplémentaire qu'on soupèse un peu là-dedans,
00:57:51 qui est que, découle de ce principe pour ces individus,
00:57:54 l'idée que détester celui qui n'adhère pas à cette vision des choses
00:57:58 est un acte d'adoration à Dieu.
00:58:00 Dieu vous récompense si vous haïssez la personne qui ne pense pas ça.
00:58:04 Donc, le mécréant, tous les musulmans qui ne se reconnaissent pas
00:58:07 dans cette vision extrêmement binaire des choses,
00:58:10 tous les autres membres des autres religions, etc.
00:58:13 Donc, en fait, vous serez récompensés pour avoir des actes d'hostilité.
00:58:16 Et ça va de l'hostilité à l'écrit, de l'hostilité verbale,
00:58:20 à tout un tas de formes, et qui, évidemment, dans ce système-là,
00:58:23 vous ne pouvez pas contredire des djihadistes qui vont tuer des individus
00:58:29 parce qu'ils sont en fait l'application de ce principe.
00:58:31 Et ce principe-là, il est traduit dans un petit livre
00:58:35 par un des étudiants d'un de ces émirs du London East End.
00:58:37 Vous voyez qu'il travaille.
00:58:38 Il produit des idées, il produit des livres.
00:58:41 Il les traduit, il les publie, il les en...
00:58:44 Et à l'époque, c'est totalement confidentiel.
00:58:46 Ça se joue à l'échelle de quelques réunions,
00:58:48 quelques dizaines, maximum quelques centaines de personnes, etc.
00:58:52 Mais ce principe-là, il est aujourd'hui le cœur de l'assise du djihadisme de Daesh.
00:58:56 Et donc, il va être propagé dans des cercles militants,
00:58:59 alors d'abord djihadistes, et puis aussi dans certains cercles salafistes radicaux,
00:59:03 un peu partout en Europe,
00:59:05 au point qu'aujourd'hui, le mot "désaveu",
00:59:06 on l'entend dans la bouche de gens qui ne sont même plus salafistes.
00:59:09 Et donc, je pense qu'il faut faire très attention à ça.
00:59:11 C'est, si on s'intéresse aux effets politiques très concrets du djihadisme,
00:59:17 ou plus largement du salafo-djihadisme,
00:59:19 eh bien, il faut s'intéresser à ce genre d'idées,
00:59:20 parce que quand elles sont véhiculées,
00:59:21 en fonction si l'individu adhère à cette vision des choses ou pas,
00:59:26 ça change tout.
00:59:27 Vous avez un rapport politique totalement différent à l'autre, à l'altérité,
00:59:31 à votre environnement musulman et votre environnement non-musulman,
00:59:35 à ceux qui pensent comme vous, qui pensent pas comme vous, etc.
00:59:38 Et évidemment, à des questions très politiques,
00:59:41 comme celle des attentats, comme…
00:59:43 Et ça, on ne peut pas simplement s'intéresser au djihadisme
00:59:48 si on ne s'intéresse pas à ses effets délétères à l'intérieur de l'islam,
00:59:51 mais aussi les effets politiques et sociaux très concrets
00:59:53 que ça comporte pour la société.
00:59:55 Et je crois que c'est une des erreurs qu'on a faites
00:59:57 quand on a considéré que tout ce qui était plus ou moins lié à l'islam
01:00:00 ne concernait pas vraiment directement la France, la République,
01:00:04 parce qu'on était laïcs, on ne devait pas toucher à ça, etc.
01:00:07 Et je pense que c'est une erreur totale,
01:00:13 parce qu'aujourd'hui l'islam est européen,
01:00:15 et donc il faut se préoccuper des discours qui sont tenus en son sein aussi.
01:00:19 On voit apparaître plusieurs personnages dans cette galaxie
01:00:22 qui ont grand soin justement, eux, de ne pas commettre de violence,
01:00:26 de ne pas commettre d'attentat, mais qui diffusent.
01:00:28 Et ça fait des années que j'entends des sociologues français,
01:00:34 des chercheurs, des commentateurs, tout ce qu'on veut,
01:00:37 qui expliquent qu'il faut absolument distinguer les terroristes et les autres,
01:00:44 qu'en gros le terrorisme, sans aller jusqu'à dire,
01:00:46 ça a été dit à un moment, mais que ça n'a rien à voir avec l'islam,
01:00:49 ce qui était une phrase qui était prononcée tout de même.
01:00:52 Là, peut-être qu'on en est un peu revenu,
01:00:54 mais tout de même des gens qui expliquent que
01:00:56 ceux qui sont kietistes ne posent aucun problème.
01:01:01 Qu'est-ce que vous en pensez ?
01:01:03 Est-ce que ce que vous dites semble quand même contredire légèrement ce genre de choses ?
01:01:07 Oui, absolument.
01:01:07 Non, le point d'accord avec ces différents chercheurs,
01:01:12 c'est de considérer qu'il y a des différentes formes d'islamistes,
01:01:17 il y a une pluralité dans ces différentes mouvances,
01:01:19 que ce soit les djihadistes, que ce soit les salafistes, que ce soit les fréristes,
01:01:22 et qu'on ne peut certainement pas prendre ça comme un bloc,
01:01:24 et encore moins dire que ce bloc égale l'islam.
01:01:26 Là, je pense que là-dessus, pour ça, c'est sain.
01:01:29 Mais je crois que là où c'est faux,
01:01:32 c'est de ne pas accepter l'idée qu'il puisse y avoir des passerelles.
01:01:36 Donc encore une fois, le djihadisme, c'est quelque chose de pluriel,
01:01:39 et il y a différentes portes d'entrée.
01:01:41 Et je vais peut-être essayer d'expliciter ce point-là,
01:01:43 qui me semble hyper important,
01:01:44 et peut-être un peu manqué dans le débat public,
01:01:46 et pour donner un certain nombre d'éléments d'interprétation.
01:01:50 En France, en Europe, on n'a aucun mal à comprendre qu'un parti politique,
01:01:55 ou sans même parler de parti, une mouvance politique,
01:01:59 vous avez une disparité énorme de profils, d'opinions et de modes d'action.
01:02:03 Donc si on prend une mouvance politique quelconque,
01:02:05 on va avoir une direction avec éventuellement un leader ou une leader,
01:02:09 des conseillers politiques, des conseillers en communication,
01:02:13 des plumes qui rédigent, etc.
01:02:14 Puis on va avoir les étages en dessous, des gens qui font du phoning,
01:02:17 qui éventuellement font du porte-à-porte,
01:02:19 et ça jusqu'aux callers d'affiches,
01:02:21 qui vont même parfois se bagarrer un peu avec ceux du camp d'en face la nuit,
01:02:24 quand ils veulent afficher au même endroit, etc., quand ils se croisent.
01:02:27 On a bien compris qu'une fois qu'on a ce fonctionnement en tête,
01:02:32 de fait, le caller d'affiches ou la calleuse d'affiches,
01:02:36 ce n'est pas exactement la même chose, ni socialement,
01:02:41 ni n'a pas forcément les mêmes qualités que le leader,
01:02:47 ou que le conseiller en communication.
01:02:48 Ils vont peut-être même parfois ne pas forcément s'apprécier,
01:02:51 ils vont peut-être même parfois n'être pas d'accord sur un certain nombre d'éléments.
01:02:53 Bref, il y a une diversité sociologique, politique, etc.,
01:02:57 inhérente à une mouvance politique.
01:02:59 Si on accepte que le djihadisme, ce que c'est fondamentalement pour moi,
01:03:02 c'est du militantisme, ce qui est et politique et religieux,
01:03:06 alors on comprend bien que dans le djihadisme, on va avoir plein de choses.
01:03:09 Et donc vous allez effectivement avoir des individus
01:03:11 qui sont motivés que par la religion.
01:03:13 Leur truc, c'est ça, c'est de faire de l'idéologie, c'est de produire.
01:03:15 D'ailleurs, ils sont fascinés par ça et ils veulent à tout prix diffuser ça.
01:03:21 D'autres qui vont faire beaucoup de politique,
01:03:23 qui vont aborder ça, soit en disant
01:03:25 « mais en fait, on a en face de nous un certain nombre d'ennemis
01:03:28 qu'on veut déstabiliser, comment on y procède ? »
01:03:30 Et puis vous allez avoir peut-être des gens qui sont là parce que,
01:03:34 c'est un peu facile, mais parce qu'ils ont vu de la lumière,
01:03:36 parce qu'ils sont avec des copains, parce que ça les amuse,
01:03:37 parce que ça leur permet de… Voilà.
01:03:39 Et donc ces différentes approches,
01:03:41 on a été finalement dans des débats à couteau tiré dans l'université,
01:03:46 à opposer des interprétations qui en réalité ne se posaient pas tant.
01:03:51 La différence, la difficulté, c'était de les pondérer.
01:03:53 Donc oui, effectivement, je pense qu'il y a une partie dans les djihadistes,
01:03:56 on en a pas mal d'exemples,
01:03:59 d'individus qui sont allés parce qu'ils étaient attirés par la radicalité.
01:04:01 Mais dire que c'est ça tout le djihadisme en Europe, c'est totalement faux.
01:04:04 De la même façon, on a des individus qui ont rejoint le djihadisme
01:04:07 parce qu'ils étaient infiniment intéressés par le projet de société et par l'idée.
01:04:11 Et ces individus, on en a tout un tas d'exemples aussi.
01:04:14 Mais le djihadisme va être composite,
01:04:17 et si on approche ça sous la forme de militance,
01:04:19 on résout quand même beaucoup de contradictions
01:04:21 qui nous semblent indépassables dans le débat public.
01:04:23 Et donc ça, ça me semble être important.
01:04:25 De la même façon, et ça, je l'ai beaucoup dit,
01:04:28 mais que réduire le djihadisme à une réponse sociale,
01:04:32 à la marginalisation économique, politique ou culturelle,
01:04:35 c'est une aberration.
01:04:37 Il peut y avoir des éléments comme ça, mais c'est beaucoup plus que ça.
01:04:41 Et donc je pense qu'il faut sortir peut-être d'une forme d'immaturité
01:04:45 du débat public là-dessus, et ça, c'est pas à moi de le dire.
01:04:49 Moi, j'essaie d'apporter des éléments.
01:04:51 Comment vous interprétez la force d'attrait de cette idéologie ?
01:04:55 Qu'est-ce qui fait que ça marche, et que ça marche auprès de jeunes Européens,
01:04:59 dont certains peuvent être issus de l'immigration,
01:05:02 vivant dans des quartiers difficiles,
01:05:04 et dont d'autres ne sont pas forcément dans des situations économiques dramatiques ?
01:05:08 Un des éléments qu'on soupèse, à mon sens, beaucoup,
01:05:11 c'est que le djihadisme, fondamentalement, prône une utopie.
01:05:15 C'est une utopie.
01:05:16 Il propose un monde de...
01:05:18 Alors, ça peut choquer tout le monde,
01:05:19 mais si on s'intéresse à ce qu'il produisent et ce qu'ils disent,
01:05:23 il propose un monde meilleur, avec une justice universelle,
01:05:27 par des règles universelles tombées du ciel,
01:05:30 qui sont sanctionnées divinement,
01:05:32 et qui mettent tout le monde sur un pied d'égalité, etc.
01:05:34 Alors, dans les faits, c'est autre chose.
01:05:35 Mais je veux dire, si vous regardez ce qu'on appelle l'utopie écrite du djihadisme,
01:05:39 ce qu'elle promet, c'est beaucoup d'assurance sur...
01:05:43 Voilà, et là-dessus...
01:05:44 Paradoxalement, c'est une société apaisée, peut-être, qui est prônée.
01:05:48 Alors, ce n'est pas un apaisement compliqué qu'on peut souhaiter, mais...
01:05:50 C'est ce qu'on appelle une utopie totale,
01:05:55 dans le sens où elle entend résoudre tous les problèmes.
01:05:57 Et il y a différents niveaux de complexité,
01:06:00 quand vous entrez dans cette utopie et que vous y croyez,
01:06:04 mais ça va de la chose très, très simple,
01:06:06 un peu ce que je viens de résumer, qui était très, très simple,
01:06:08 et puis ça va jusque dans la complexité religieuse.
01:06:10 Mais ça, c'est un des éléments.
01:06:12 Mais si vous me demandez pourquoi est-elle si puissante,
01:06:15 comme beaucoup d'idéologies qui reposent sur une utopie très forte,
01:06:20 il faut comprendre ce que peut être l'attrait de l'utopie, etc.
01:06:23 Et y compris vers des convertis,
01:06:25 vers des gens qui sont très extérieurs à l'islam,
01:06:26 ou vers des musulmans qui, en fait, avaient un rapport très distant à la foi.
01:06:30 L'autre élément, c'est aussi qu'il y a une dimension de réponse immédiate
01:06:41 à un certain nombre de problèmes.
01:06:42 Et là-dessus, c'est là où on va avoir des différences de profil.
01:06:46 En vous écoutant, en écoutant votre question,
01:06:48 je pensais immédiatement à un cas de l'un d'entre eux,
01:06:50 et qui me semble aussi montrer un certain nombre de limites
01:06:53 de l'approche en termes de radicalisation.
01:06:55 Cet individu, c'était un djihadiste convaincu que j'ai rencontré en détention,
01:06:59 qui a été condamné pour participation à l'un de ses groupes.
01:07:02 Et il n'avait pas le brevet.
01:07:05 C'est ce qu'on appelle un décrocheur scolaire.
01:07:08 Pourtant, il s'exprimait extrêmement bien.
01:07:10 Il était très articulé intellectuellement.
01:07:12 Il utilisait des concepts.
01:07:13 Il avait visiblement un bagage intellectuel qui était assez costaud.
01:07:17 Et je lui ai souligné, peut-être que c'était une question idiote,
01:07:20 mais c'est ça qui me venait.
01:07:21 Je lui disais, c'est étonnant, tu es un décrocheur scolaire,
01:07:23 et pourtant tu t'exprimes mieux que certains élèves à Sciences Po,
01:07:26 que je peux avoir par ailleurs.
01:07:27 Donc comment ?
01:07:30 Il n'a pas du tout mal pris.
01:07:31 Il m'a dit, oui, non, mais merci.
01:07:33 En fait, c'est que j'ai énormément lu.
01:07:35 Je lui ai dit, mais tu as lu quoi, en fait ?
01:07:36 Et là, j'ai eu tout le curriculum salafiste de A à Z, etc.
01:07:40 Donc c'est un des cas de ces individus qui aura le sentiment
01:07:45 de s'être élevé intellectuellement,
01:07:47 en tout cas de s'être construit intellectuellement via la doctrine.
01:07:50 Comme à l'époque, on avait dans les milieux marxistes,
01:07:53 des individus qui avaient fait l'école, entre guillemets,
01:07:56 en lisant Marx et les différents courants marxistes
01:07:59 et qui arrivaient avec un discours qui était intellectuellement construit.
01:08:04 Et donc cet individu allait lui dire qu'il est radicalisé.
01:08:06 Il pense sincèrement...
01:08:08 Enfin, voyez, c'est là où en fait, il faut sortir d'un certain nombre d'ornières
01:08:11 et comprendre la puissance de l'idéologie.
01:08:14 Mais il n'y a pas que ça.
01:08:15 Vous allez aussi trouver tout un tas de délinquants
01:08:17 qui vont chercher de la rédemption, etc.
01:08:19 Et là-dessus, pour le coup, il y a beaucoup d'écrits.
01:08:22 Et c'est moins un chemin dans lequel je me suis engagé.
01:08:25 Je dis, évidemment, j'en aborde différents,
01:08:27 mais le profiling m'intéresse moins que la mécanique générale.
01:08:30 Mais ce qui est intéressant, c'est quand vous parlez
01:08:33 des enquêtes d'opinion qui ont été faites à Molenbeek, par exemple,
01:08:37 vous montrez que la population de Molenbeek,
01:08:40 justement, vous parliez de cette idée de radicalisation,
01:08:43 de gens qui ne comprennent pas,
01:08:44 la population de Molenbeek ne voit pas où est le problème,
01:08:48 ne voit pas en quoi il y a radicalisation,
01:08:50 parce qu'au fond, ils baignent dans un environnement
01:08:54 qui leur semble la norme.
01:08:56 Comment on en arrive là ?
01:08:57 Oui, alors vous voyez, ça c'est un exemple très important
01:08:59 parce que c'était une étude du European Institute for Peace,
01:09:02 si je me rappelle bien, qui a été produite vers 2016-2017,
01:09:06 sur Molenbeek, et c'était la période où moi,
01:09:08 je faisais également mon terrain.
01:09:10 Premier élément, des études comme ça, on n'en a pas beaucoup,
01:09:11 on devrait en avoir beaucoup plus sur plein de lieux différents,
01:09:15 et ça, ça me semble être un problème,
01:09:17 c'est que pour moi, il y a un déficit de production de connaissances.
01:09:21 Déjà, ça c'est l'autre aspect de cette étude,
01:09:25 et que je croise avec mon terrain,
01:09:28 c'est que déjà, il ressort qu'il y a deux Molenbeek.
01:09:30 Il y a un Molenbeek, en fait, en voie de gentrification,
01:09:33 où on a un certain nombre de professionnels
01:09:36 qui vont acheter peu cher des grands espaces, des grands entrepôts,
01:09:40 et voilà, mais il y a un autre Molenbeek,
01:09:44 le long du canal, et qui inclut aussi la commune de Leyken,
01:09:47 qui lui, est très pauvre, et vous cochez tous les cas
01:09:51 sur les éléments de marginalisation économique, sociale, politique, etc.
01:09:57 Ce qui est intéressant, c'est de regarder les représentations
01:10:02 en cours dans ce deuxième Molenbeek,
01:10:05 par rapport à la série d'attentats qui ont eu lieu en France,
01:10:09 et qui étaient organisés par des Molenbeekois à Molenbeek et en Syrie,
01:10:13 et les attentats de Bruxelles, qui en ont résulté,
01:10:16 et qui sont le produit du même groupe.
01:10:17 Et là, ce qu'on observe, c'est en fait des choses assez sidérantes,
01:10:22 c'est-à-dire que déjà, l'extrémisme,
01:10:26 pour une majorité de la population du centre,
01:10:30 n'est pas visible à Molenbeek.
01:10:32 Or, pour ceux du premier Molenbeek,
01:10:35 ce deuxième Molenbeek est très extrémisé,
01:10:37 l'extrémisme est très répandu,
01:10:40 que ce soit dans les relations sociales, dans l'habillement...
01:10:43 - Ce qu'on appellerait aujourd'hui du séparatisme,
01:10:44 on peut aussi dire quelque chose qui est...
01:10:48 une organisation sociale en soi, qui englobe tous les habitants.
01:10:52 - Ça, c'est le terme du gouvernement,
01:10:55 on appelle aussi le communautarisme.
01:10:57 - Oui, tout simplement.
01:10:58 Donc, un centre qui est très communautarisé,
01:11:01 et qui vit dans un entre-soi,
01:11:03 avec des représentations religieuses et sociales,
01:11:06 sont très différentes du reste de la société belge,
01:11:09 mais aussi, à commencer par cet autre Molenbeek,
01:11:13 qui en fait, se côtoie très peu.
01:11:14 Donc déjà, il y a cet environnement.
01:11:16 Et dans cet environnement, ce qui apparaît,
01:11:18 ce qui, moi, me semble retenir l'attention,
01:11:21 c'est notamment le rapport aux attentats.
01:11:23 Et ce qu'il faut faire suite à ces attentats,
01:11:26 notamment des revenants de Syrie,
01:11:28 et en fait, déjà, la sanction pénale à travers la prison
01:11:32 arrive en dernier choix pour ces individus.
01:11:33 Le premier choix, c'est la réintégration dans la communauté,
01:11:36 sous-entendu, on va les gérer.
01:11:39 Et ça, c'est un discours qui est très important,
01:11:40 parce que, comme si ce n'était pas un problème
01:11:44 pour le reste de la société,
01:11:44 que ce n'était pas un problème sécuritaire
01:11:46 qui concernait, en l'occurrence, même d'autres pays européens,
01:11:48 et comme si c'était des individus qui avaient finalement fait un petit vol
01:11:53 et qu'il fallait un peu gronder, et voilà.
01:11:55 Donc, l'idée que ces individus sont des brebis égarés,
01:11:58 qu'il faut les faire rentrer comme solution à un problème de terrorisme
01:12:02 qui a été un problème de sécurité européen,
01:12:03 c'est déjà, en soi, déconcertant.
01:12:05 Mais c'est surtout sur pourquoi ces attentats,
01:12:08 et là, on voit très rapidement, en fait, incriminer la société belge
01:12:13 et à travers elle, un certain nombre de valeurs,
01:12:14 donc la politique étrangère belge,
01:12:17 évidemment, les discriminations, etc.,
01:12:20 comme étant des facteurs principaux.
01:12:24 Et sans dire, encore une fois, que ce sont des facteurs qui ne jouent pas de rôle,
01:12:27 on voit très bien qu'en fait, ils excluent toute la logique
01:12:31 que, par ailleurs, les djihadistes soutiennent,
01:12:33 qui est que c'est un conflit qui repose sur une idéologie
01:12:38 avec une vision et des valeurs qui impliquent pour eux de passer à l'action.
01:12:41 Donc, on a finalement un peu banalisé le djihadisme comme un espèce d'accident,
01:12:46 alors que quand on reprend, et c'est ce que j'essaye de faire dans le livre,
01:12:48 ce qui est Molenbeek sur 25 ans,
01:12:50 on se rend compte qu'il y a ces fameux militants
01:12:52 qui étaient présents dès les années 90,
01:12:54 qui ont travaillé ce terrain social
01:12:56 et qui ont fini par en changer en partie les perceptions.
01:12:59 Et donc, encore une fois, là, c'est souligner,
01:13:02 déplacer la question simplement des attentats
01:13:04 vers des sujets plus larges, plus sociétaux,
01:13:06 mais selon moi, qui sont liés, on ne peut pas les séparer totalement.
01:13:10 Quelle est aujourd'hui la diffusion des idées djihadistes
01:13:14 chez les musulmans des différents pays européens ?
01:13:17 Comment vous évaluez ça ?
01:13:18 C'est hyper dur à évaluer, sinon on aurait probablement résolu le problème,
01:13:27 si on était capable de tout à fait le quantifier.
01:13:30 Ce qui est sûr, c'est qu'on a des indicateurs, des chiffres.
01:13:35 Donc, c'est près de 6 000 Européens
01:13:38 qui ont été impliqués dans les filières djihadistes syriennes
01:13:41 entre 2012 et 2018.
01:13:43 Ils se décomposent aujourd'hui en trois tiers.
01:13:46 Il y a un tiers qui est mort,
01:13:47 il y a un tiers qui est rentré et qui est en détention,
01:13:51 puis un peu moins d'un tiers qui est encore sur place
01:13:53 ou dont on a probablement aussi perdu trace,
01:13:56 ou probablement aussi un peu mort.
01:13:57 Mais voilà, on a en gros ces trois tiers sur place,
01:13:59 en prison en Europe et morts.
01:14:02 Mais l'idéologie, la vision du monde ?
01:14:05 Derrière, on peut voir un deuxième groupe.
01:14:09 Par exemple, pour ce qui est de la France,
01:14:10 donc on était sur 2 000, sur ces 6 000, il y avait 2 000 Français.
01:14:15 On a un groupe de 20 000 personnes
01:14:18 qui sont suivies dans tous les fichiers des différents renseignements.
01:14:22 Si on s'en fie aux chiffres publics, on est autour de 20 000.
01:14:25 Et après, on manque d'éléments pour pouvoir quantifier totalement
01:14:29 ce que pourrait être l'influence, on va dire, des idées salafistes
01:14:32 et qui trouveraient des excuses à la question du djihadisme.
01:14:37 Mais il y a quand même eu pas mal d'enquêtes.
01:14:40 Je pensais notamment à une enquête de l'IFOP
01:14:43 qui avait dû sortir vers 2020 sur certains comportements,
01:14:47 avec notamment le rapport aux attentats.
01:14:50 Est-ce que vous, dans les attentats,
01:14:53 alors il y avait celui de Charlie,
01:14:54 est-ce que vous vous sentez plutôt proche des victimes
01:14:57 ou plutôt vous pensez que c'est bien fait pour elles ?
01:15:00 Est-ce que par rapport au 13 novembre,
01:15:02 comment vous voyez les choses,
01:15:03 est-ce que c'est bien fait pour la France, etc.
01:15:05 Et là, on est arrivé sur, il y en a eu plusieurs,
01:15:07 il y a eu aussi un rapport de l'Institut Montaigne,
01:15:10 il me semble, qui avait chiffré à peu près la même chose.
01:15:13 On arrive toujours sur, je crois que le chiffre,
01:15:15 c'est entre 10 et 20% des répondants
01:15:19 qui vont soutenir des approches quand même très salafistes.
01:15:23 Donc un peu de rupture, on dirait, un islam de rupture.
01:15:27 Il faut prendre évidemment ces chiffres avec les pincettes,
01:15:29 mais à chaque fois, on trouve ces 10-20%.
01:15:31 Donc, appréciation haute, on est autour d'un million d'individus
01:15:37 et appréciation basse, on est plutôt sur 500 000.
01:15:40 Alors, ça ne veut pas dire évidemment que ces individus
01:15:42 sont tous salafistes, loin de là,
01:15:43 sont encore moins djihadistes, etc.
01:15:45 Ce que ça veut dire, c'est qu'on a une partie
01:15:51 de la jeunesse européenne ou de la jeunesse française
01:15:55 qui va avoir des approches extrêmement conservatrices
01:16:01 sur un certain nombre de sujets qui sont très préoccupants,
01:16:04 comme la question des attentats,
01:16:06 la question du rapport aux valeurs démocratiques européennes.
01:16:09 Et ça, ça devient une chose qui est très importante et qu'on oublie.
01:16:13 C'est que de la même façon que le djihadisme s'est construit sur 30 ans
01:16:17 et qu'il sous-entend une question sécuritaire,
01:16:20 mais des enjeux politiques et sociétaux,
01:16:21 de la même façon, l'évolution va continuer.
01:16:27 Enfin, la réponse à ces dynamiques-là va se produire,
01:16:30 non pas sur un mois, mais probablement sur plusieurs décennies
01:16:33 et à commencer peut-être par celle-ci,
01:16:36 que l'enjeu ne va pas se résoudre tout seul,
01:16:39 contrairement à ce que beaucoup espéraient.
01:16:42 Là, il y a une nécessité de prendre en compte les différentes dimensions
01:16:46 et de comprendre que c'est un enjeu aujourd'hui,
01:16:47 et pas d'attendre, encore une fois, la prochaine attentat
01:16:51 pour, encore une fois, s'étonner de la présence de djihadisme.
01:16:54 Et donc, contrairement à ce qu'on croit, le djihadisme,
01:16:56 c'est un phénomène assez lent.
01:16:57 Vous voyez, on a souvent parlé de radicalisation expresse,
01:16:59 mais ce que je montre dans le livre, c'est qu'au contraire,
01:17:01 ça s'est construit à l'échelle de microcosme sur 30 ans.
01:17:05 La situation actuelle, c'est qu'on a plusieurs milliers d'Européens dedans.
01:17:09 Et pour peut-être revenir par rapport à ces chiffres
01:17:11 qui peuvent faire un peu peur et qu'on maîtrise finalement assez mal,
01:17:15 par ailleurs, argument supplémentaire pour faire plus de recherches sur le sujet,
01:17:20 le djihadisme qu'il faut comprendre,
01:17:22 ces milliers de djihadistes en prison dans les différents pays européens,
01:17:28 enfin, historiquement, les djihadistes ont assez peu de capacités d'action seules.
01:17:31 Ils ont besoin de crises extérieures,
01:17:33 typiquement la guerre d'Irak des années 2000,
01:17:34 la guerre en Syrie des années 2010,
01:17:37 avant ça, c'était dans les années 90, c'était les talibans,
01:17:39 pour pouvoir se fixer quelque part et commencer à opérer.
01:17:42 De la même façon, dans les débats interneuropéens,
01:17:44 les djihadistes vont avoir besoin d'autres formes de militantisme islamiste
01:17:47 pour pouvoir aller piocher des idées, éventuellement recruter des gens, etc.
01:17:51 Donc c'est pour ça qu'il ne faut pas y voir qu'un continuum
01:17:55 entre le frérisme et le djihadisme,
01:17:57 mais il ne faut pas non plus dire qu'il n'y en a pas,
01:17:58 parce qu'au contraire, ce qu'il faut comprendre,
01:18:00 c'est les articulations potentielles entre les uns et les autres.
01:18:02 C'est dans cette subtilité-là qu'on comprendra mieux le truc.
01:18:04 Mais par contre, ce qui est fondamental,
01:18:06 c'est d'arrêter de sur-responsabiliser l'État et le gouvernement,
01:18:10 parce que ça, c'est un discours qu'on entend beaucoup,
01:18:12 l'État ne fait rien, il devrait s'en occuper, etc.
01:18:15 Mais de comprendre que si c'est une question de société,
01:18:19 que la société civile doit s'y préoccuper.
01:18:22 Et ça, c'est ce qu'on a le plus de mal à faire.
01:18:24 Et on a 13 millions de Français qui sont dans des associations impliquées au quotidien.
01:18:28 C'est énorme. On a un pays qui est très mobilisé, qui est très politique.
01:18:31 Mais ce sujet, c'est comme si finalement, c'était du ressort de personne.
01:18:35 Et ça, on va dire, du point de vue du citoyen, c'est irresponsable.
01:18:41 Ça me semble être un des éléments qu'on a pas réussi à soulever jusque-là.
01:18:49 On est obligés d'en rester là.
01:18:50 Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, justement,
01:18:52 sur ce que vous esquissez en cette fin d'entretien.
01:18:56 La seule chose que je peux dire, c'est qu'il faut faire lire ce livre,
01:19:00 qu'il faudrait le faire lire à de nombreux responsables politiques,
01:19:03 justement, pour les obliger à penser la suite, à penser l'action.
01:19:07 Donc, je rappelle la colère et l'oubli, les démocraties face au djihadisme européen.
01:19:11 C'est Cheikh Alimar. Merci beaucoup, Hugo Michon.
01:19:13 Merci infiniment, Natacha. Merci.
01:19:15 [Musique]

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