Samia Essabaa, professeure d’anglais dans un lycée professionnel de Noisy-le-Sec, est l'invitée de Sonia Devillers.
Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
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00:00 - Et 7h48, Sonia De Villers, votre invitée, professeure d'anglais au lycée professionnel
00:05 Théodore Monod de Noisy-le-Sec en Seine-Saint-Denis.
00:08 - 850 élèves qui sont âgés de 14 à 20 ans, 90 profs dont vous, Samia Essaba, bonjour !
00:15 - Bonjour !
00:16 - Soyez là, bienvenue ! Ça fait 20 ans que chaque année, vous vous battez pour trouver
00:22 de l'argent et des financements.
00:24 20 ans que vous emmenez les élèves en voyage !
00:26 - Oui, absolument !
00:27 - Aux quatre coins du monde !
00:28 - Absolument !
00:29 - Pourquoi ?
00:30 - Parce que les cours théoriques entre quatre murs d'une classe ne suffisent pas, parce
00:36 qu'ils ont besoin de sortir de leur quartier, de leur cité, de leur immeuble pour voir
00:41 le monde.
00:42 Et être cantonnés entre les murs de l'école, ce n'est pas suffisant.
00:48 Et aussi pour que les cours soient plus concrets quand on se déplace, quand on rencontre des
00:55 personnalités.
00:56 - Vous avez emmené où ?
00:58 - Oh là là ! Tokyo, Cap Canaveral, Washington au Congrès, au Mémorial Holocaust.
01:07 - Vous y retournez ?
01:09 - Oui !
01:10 - Au Mémorial de la Joie à Washington.
01:11 - Oui, et au Musée Afro-Américain pour la mémoire de l'esclavage et les droits civiques.
01:14 Parce que c'est important, j'enseigne l'anglais, j'enseigne tout ça, et parfois c'est trop
01:20 abstrait pour eux.
01:21 Et le fait de se rendre, par exemple, ne serait-ce qu'au Musée Afro-Américain et de voir le
01:26 bus physiquement où Rosa Parks a été arrêtée, la tenue qu'elle portait le jour où elle
01:34 a été arrêtée.
01:35 Je veux dire, les élèves, pour eux, ils remobilisent leurs acquis et se disent "mais
01:39 c'est vrai tout ça, c'est vrai".
01:41 - C'est vrai ?
01:42 - Oui, c'est pas de l'histoire ancienne, c'était hier et voilà.
01:45 - Vous leur demandez combien aux familles pour financer ces voyages ?
01:48 - Oh là là, ça dépend, ça dépend.
01:51 On demande à peu près 250 euros payables en 10 fois, mais souvent les parents ne peuvent
01:58 pas, donc il y a le fonds social qui contribue, les levées de fonds par le prof.
02:04 Par exemple, cette année, on est allé à San Francisco, j'ai des enfants qui n'ont
02:08 payé que 20 euros.
02:09 - C'est ça.
02:10 Alors les levées de fonds, c'est votre bataille, chaque année, trouver de l'argent.
02:13 - Oui, oui, parce que je veux que j'ai des rêves pour mes gamins et que je veux qu'ils
02:17 vivent des expériences qui leur seraient inaccessibles en dehors de l'école de la
02:23 République.
02:24 - Alors vous, vous rendez des comptes à ceux qui financent ces voyages, mais vous demandez
02:28 aussi aux enfants de vous rendre des comptes.
02:30 Aux enfants, aux ados, aux lycéens, de vous rendre des comptes.
02:34 - Oui, c'est-à-dire, quand ils ne sont pas là, je veux savoir pourquoi, comment, ils
02:39 m'écrivent, ils me téléphonent, mais je veux savoir.
02:42 - Ils ne sont pas là, c'est-à-dire ?
02:43 - Ils ne viennent pas à l'école, ils ne sont pas en cours, quel que soit le cours.
02:47 Ce n'est pas seulement le mien.
02:48 Donc je flique, je vérifie, on a un groupe WhatsApp, je veux tout savoir.
02:53 Et s'il y a des problèmes, on trouvera des solutions.
02:56 - Deux tiers d'élèves décrocheurs dans les lycées professionnels en France.
02:58 Deux tiers.
02:59 - Oui, donc il faut trouver des solutions.
03:03 - C'est ça.
03:04 Et le voyage, ça les tient jusqu'au bout de l'année scolaire ?
03:05 - C'est la carotte !
03:06 - Et ils s'accrochent ?
03:09 - Ils s'accrochent parce que toute leur scolarité au collège, on ne leur a jamais rien proposé.
03:15 Même Paris, venir à Paris, c'est comme s'ils allaient en province, c'est loin,
03:22 c'est compliqué.
03:23 Ils ont peur même.
03:25 - Et ça a des effets sur le bac ?
03:26 - J'ai 100% de réussite au bac.
03:28 Chaque année.
03:30 Quasiment, entre 80 et 100% selon les difficultés des gamins, etc.
03:35 - Alors ce projet de voyage, et quand je dis que vous retournez au Mémorial de la Shoah
03:40 à Washington, il est né en 2004, Samia El-Sabah, peu après les attentats du 11
03:45 septembre.
03:46 Et quand pour la première fois, vous l'avez pris en pleine figure, vous avez entendu
03:48 vos élèves dire que c'est bien fait pour les juifs ?
03:50 - Oui, il y en avait 2, 3 sur toute une classe qui ont dit ça.
03:54 Et ça m'a alertée parce que je me suis dit que je ne peux pas laisser passer ça.
04:01 Et je me suis regardée devant la glace et j'ai dit qu'il faut que je change ma façon
04:06 de voir les choses et d'enseigner surtout.
04:08 Et de me dire que ce n'est pas une fatalité, les enfants sont ignorants, il faut combler
04:12 les lacunes.
04:13 - Vous avez emmené ces enfants à Auschwitz et ça a été une péripétie.
04:17 Et puis vous vous êtes dit qu'un voyage consacré à la mémoire c'est bien, mais
04:21 vivre ensemble c'est mieux.
04:23 Vous les avez emmenés rencontrer les élèves du lycée juif à Pavillon-sous-Bois, pas
04:26 très loin de chez eux.
04:27 Et puis les élèves du lycée juif à Casablanca au Maroc.
04:30 - Oui.
04:31 - Histoire que musulmans et juifs se parlent.
04:33 - Oui, je les ai emmenés 4-5 fois au Maroc, effectivement, pour rencontrer ces lycéens
04:39 de Casablanca, le lycée Maïmonide de l'Alliance israélite.
04:42 Et il y a des enfants musulmans et juifs qui étudiaient ensemble.
04:47 Et donc j'ai montré à mes élèves que oui, dans un pays arabo-musulman, nous avons
04:53 un musée du judaïsme marocain à Casablanca, dont la conservatrice est une musulmane qui
05:00 s'appelle Zohor.
05:01 Et puis surtout, je leur ai fait rencontrer les tirailleurs qui ont contribué à la libération
05:07 de la France, qui sont compagnons de la libération.
05:09 J'ai beaucoup parlé aussi du sultan Mohamed V, de son rôle par rapport à ses sujets,
05:16 à la communauté juive.
05:17 - Vous, vous êtes fille d'immigrés marocains ?
05:19 - Oui, et puis petite fille de tirailleurs aussi, donc c'est important.
05:25 - Et petite fille de tirailleurs, qui à l'âge de 5 ans s'est dit « moi je serai prof ».
05:29 - Oui, au CP.
05:31 - Au CP ! Parce que la maîtresse était formidable ?
05:36 - La maîtresse était formidable, et puis surtout, j'adorais écrire au tableau, j'adorais
05:41 ramasser les cahiers.
05:42 Oui, c'est ma vocation, elle est née au CP.
05:45 - Et cette vocation, elle est là, le feu sacré, vous l'avez encore et toujours.
05:51 En cette rentrée, il y a cette polémique qui grève l'approche de la rentrée, c'est
05:58 celle des abayas, de l'entrée en vigueur du décret qui va interdire le port de l'abaya
06:03 à l'école.
06:04 Concrètement, comment ça se passe ?
06:05 - Au lycée Théodore Monod, il y a des CAP électricité, il y a aussi des classes essentiellement
06:10 féminines ou même 100% féminines.
06:12 - Oui, les classes de couture par exemple, ou alors on a des classes mixtes en tertiaire.
06:18 Mais l'abaya, déjà le terme ne me convient pas, parce que nos jeunes filles portent des
06:28 kimonos longs, des vestes longues, des robes longues, et puis tout dépend aussi de l'intention
06:35 qu'il y a derrière.
06:36 Souvent, c'est des jeunes filles qui portent ça parce qu'elles sont complexées, parce
06:40 qu'elles ne veulent pas qu'on voie leur forme.
06:43 - Il y a quelque chose de religieux dans cette mode ?
06:47 - Non, non, non, non, non.
06:49 Le discours des garçons, c'est quand même assez tranchant, assez difficile.
06:55 Donc elles se préservent, et ce que je peux comprendre, parce que moi j'ai des classes
06:59 que de garçons, je les entends parler des filles, c'est horrible, ça c'est une chose.
07:04 La deuxième chose, depuis le Covid, les familles se sont beaucoup paupérisées.
07:08 Donc moi j'ai des jeunes filles qui ne peuvent pas s'acheter des vêtements de marque ou
07:13 des vêtements tout courts, et elles ont quelques vêtements, et donc avec un kimono ou une robe
07:20 longue, ça couvre quand même pas mal de choses.
07:23 Les tenues que portent nos jeunes filles, on ne peut pas dire que ce sont des tenues
07:30 communautaires, des tenues religieuses.
07:32 D'abord, acheter une robe chez Zara ou chez H&M, ce n'est pas communautaire.
07:36 Moi l'été, je porte des robes longues, et pourtant je suis républicaine, fonctionnaire
07:43 d'État et tout ce qu'on veut.
07:44 - Quand ces jeunes filles, parce qu'il y a énormément, il y a 22 semaines de stage
07:48 dans le cursus d'un lycée professionnel, quand ces jeunes filles, elles partent en
07:50 stage, elles partent en entreprise.
07:52 Vous les accompagnez justement dans ces codes vestimentaires pour sortir du lycée, pour
07:57 aller affronter le monde de l'entreprise ?
07:58 - Il n'y a pas que le monde de l'entreprise.
08:00 Quand on va au Sénat faire une visite, elles sont préparées.
08:06 Quand on va au Quai d'Orsay, elles sont préparées.
08:09 Quand on va à l'Élysée, visiter l'Élysée, parce qu'on y va aussi, elles sont préparées.
08:14 On n'a aucun problème avec ça.
08:16 - Ça veut dire qu'il n'y a aucune résistance à l'enlever la robe longue ?
08:18 - Non, et puis on leur explique qu'il faut être dans le dialogue, on est dans la pédagogie,
08:23 il ne faut pas être dans la violence, dans la violence verbale, tu ne rentres pas à
08:27 l'école si tu ne portes pas ci, tu ne portes pas ça, c'est pas…
08:30 On est des éducateurs, des enseignants.
08:32 - Samia El Sabah, j'ai une dernière question.
08:34 Hier, le président des Restos du Coeur a annoncé un cataclysme et une vraie difficulté
08:40 à continuer à nourrir ceux qui demandent des repas.
08:42 Vous, c'est un cas quotidien, des élèves qui ne peuvent pas se nourrir.
08:46 - Bien sûr.
08:47 Il y a des élèves qui attendent sur les marches d'escalier ou dans la cour que les
08:51 copains, quand ils vont à la cantine, leur amènent quelque chose.
08:55 Ça arrive souvent, et parfois même le logement.
08:59 On a des élèves, moi ça m'est arrivé d'avoir une jeune fille à 16h30, à la fin
09:03 du cours, elle vient me voir, elle me dit « Madame, je ne sais pas où je vais dormir
09:04 ce soir, ma belle-mère m'a mise dehors, il faut que je lui trouve un hébergement ».
09:08 Et l'assistante sociale, elle appelle le 115, il n'y a rien à cette heure-là,
09:14 il faut un jour ou deux pour lui trouver quelque chose.
09:16 C'est à nous les profs, on se cotise et on lui paye de nuit le temps qu'on lui
09:20 trouve une solution.
09:21 Mais c'est ça l'être prof, pour moi, c'est ça.
09:24 Bonne rentrée.
09:25 Merci.
09:26 - Et merci à vous Sonia De Villers.