Beata Umubyeyi Mairesse : au Rwanda, "on a été massacrés dans un silence assourdissant"

  • il y a 8 mois
À 7h50, Beata Umubyeyi Mairesse, auteure rwandaise est l'invitée de Sonia Devillers. Elle raconte son sauvetage du génocide des Tutsi, il y a 30 ans, dans un ouvrage : "Le Convoi" (Flammarion). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-11-janvier-2024-3092529

Category

🗞
News
Transcript
00:00 Avec l'année 2024, Nicolas, débutent les commémorations du génocide qui décima
00:05 les Tutsis au Rwanda.
00:06 C'est le 30e anniversaire, c'était en 1994.
00:10 Ce livre est l'histoire d'une rescapée, c'est l'histoire aussi du convoi humanitaire
00:15 à qui elle doit sa survie.
00:17 C'est aussi l'histoire des journalistes de la BBC qui ont filmé cette évasion spectaculaire.
00:22 Bonjour Beata Oumoubiahimeres.
00:24 Bonjour.
00:25 Il y avait qui dans ce convoi du 18 juin 1994 ?
00:30 Il y avait une centaine d'enfants.
00:34 La plupart étaient des enfants qui avaient survécu au massacre des Lercs, qui avaient
00:39 parfois vu leurs parents tués devant eux.
00:41 D'autres étaient des enfants d'orphelinat qui s'étaient retrouvés pris en charge
00:46 par l'ONG Suisse Terre des Hommes.
00:49 Et puis il y avait moi et ma mère qui n'aurions pas dû être dans ce convoi puisque normalement
00:54 c'était uniquement les enfants âgés de moins de 12 ans qui devaient y être.
00:57 Que voit-on sur les images de la télévision anglaise ? A quoi ressemble ce convoi humanitaire
01:05 qui quitte le sud du Rwanda pour avancer jusqu'à la frontière du Burundi ?
01:08 C'est quelques camions, des voitures.
01:12 Et ensuite on arrive à la frontière et la photo qui est sur le bandeau du livre, qui
01:21 est un peu l'image originelle à laquelle je n'arrête pas de revenir dans le récit.
01:24 On peut y voir les principaux protagonistes, les enfants.
01:29 Il y a ma mère et moi.
01:31 Il y a les journalistes, les reporters de la BBC qui sont en train de filmer.
01:34 Il y a l'humanitaire qui a organisé ce convoi, Alexis Bréquet.
01:39 Et puis quelque part aussi il y a le préfet Nsabimana qui l'a aidé tout en étant une
01:44 des chevilles ouvrières du génocide à Boutaré.
01:46 Ce qui est très paradoxal.
01:48 Très paradoxal et très complexe comme toujours dans ces périodes de guerre.
01:53 C'est-à-dire que cet homme, ce préfet dont vous parlez, il a autorisé le départ, il
01:56 a sauvé en quelque sorte 100 enfants d'un massacre.
02:00 Et pourtant il sera jugé au tribunal international après la guerre.
02:04 C'est un génocidaire.
02:05 C'est toute la question que je pose à un moment donné de savoir pourquoi a-t-il aidé
02:10 l'humanitaire ? Est-ce que c'est parce qu'il sentait que le vent tournait ? Que le pouvoir
02:15 génocidaire était en train de perdre la guerre contre les FPR qui allaient mettre
02:18 fin au génocide quelques semaines après ? Et qu'il s'est dit "il faut que je pose
02:22 un geste d'humanité au cas où un jour je devrais répondre de mes actes devant un tribunal"
02:28 ? Je ne sais pas.
02:29 Je ne sais toujours pas.
02:30 Et quelque part ce n'est même pas une question que je me pose sur le long terme.
02:34 Les génocidaires ne...
02:35 Alors pour comprendre l'enjeu de cette opération de sauvetage, Beata Oumoubié-Imerès, il
02:40 faut comprendre ce que vous fuyez, votre maman et vous, et tous les petits tout-ci qui ont
02:44 été embarqués dans ces camions.
02:46 A cette date, les massacres, on parle de 800 000, 1 million de morts au total, ont commencé
02:50 depuis deux mois.
02:51 Vous vivez recluse avec votre mère qui vous élève seule à bout taré.
02:55 Les habitants ont fui.
02:56 Vous allez vous cacher dans un hôtel désert.
02:58 Autour de vous, on tue sans discontinu.
03:00 Ça fait du bruit un génocide ?
03:03 J'ai l'impression qu'on a été quelque part massacrés dans un silence insourdissant,
03:13 que le monde a gardé les yeux grands fermés devant les postes de télévision pendant
03:18 qu'on était tués.
03:19 On entendait parfois des cris parce que nous étions cachés dans une cave, qui est une
03:25 façon assez exceptionnelle de survivre au Rwanda.
03:28 Il y avait très peu de caves.
03:29 Mais surtout, il fallait rester silencieux tout du long pour ne pas être débusqué,
03:35 pour ne pas être retrouvé.
03:36 Donc c'est un mélange de bruit et de silence.
03:39 Dans cet hôtel désert, vous passez de caverne en chambre abandonnée.
03:44 Et puis arrive le jour fatidique, le 7 juin, où les tueurs envahissent l'hôtel, débordant
03:48 de bruit et de haine.
03:50 Et quand ils pénètrent dans votre cachette, Beata, ils vous regardent interloqués.
03:55 Parce que Beata, vous êtes métisse.
03:57 Et eux, ils se disent « il y a une blanche ». Il y a une blanche face à nous.
04:01 Et là, il se passe quelque chose d'inouï.
04:04 Vous jouez le tout pour le tout.
04:06 Vous vous mettez à leur parler français.
04:08 Non seulement je me mets à leur parler français, mais je leur fais croire que je suis française.
04:14 Je leur dis « mon père est français ». Ce qui n'était pas le cas, puisque mon père
04:17 était polonais.
04:18 Et du haut de mes 15 ans, j'invente une histoire que je leur vends.
04:23 Parce que je sais que pour eux, la France, c'est un pays ami.
04:28 Que le gouvernement français, que l'armée française est considérée comme des alliés.
04:32 Et je leur dis « je suis de votre côté, vous ne pouvez pas me tuer ».
04:36 Quelle était votre langue quand vous étiez enfant ?
04:39 Ma langue maternelle est le Quinyaruanda.
04:41 Le français, vous l'avez appris à l'école.
04:43 D'où ça vous est venu, Beata ?
04:46 Je suppose que c'est ce qu'on appelle l'instinct de survie.
04:49 Des connaissances vous l'ont affirmé après le départ du convoi.
04:56 On vous a vu à la télé.
04:58 On vous a vu à la télé.
05:00 Et vous, vous n'avez eu de cesse ces dernières années de retrouver les images du reportage
05:06 de la BBC.
05:07 Pourquoi ? De quoi vouliez-vous avoir le cœur net ?
05:12 Il y a le sentiment que ce moment précis, que cette photo, que cette image m'en compte.
05:21 Et je cite Ritipan quand je lis cette formule-là.
05:24 Le grand documentariste qui a documenté le génocide par l'Ekmer rouge au Cambodge
05:32 et qui est lui-même un survivant.
05:34 Cette image m'en compte pour moi, c'est le moment précis où on traverse la frontière,
05:39 c'est le moment précis où on devient des survivantes et des survivants.
05:42 Cette identité-là qui depuis ne nous quittera plus jamais.
05:45 Et j'ai envie de voir quelque part quel visage j'avais à ce moment-là.
05:51 Parce que quand j'ai retrouvé l'Humanitaire Suisse, il m'a dit « tu étais souriante
05:54 et je n'arrive pas à croire que j'étais souriante.
05:56 Est-ce que j'étais encore dans ce rôle-là que j'avais inventé ? Est-ce que c'était
05:59 le soulagement ? » J'aimerais retrouver cette image-là de nous.
06:02 Et puis quelque part, on sait ce qu'on a vécu, on sait qu'on l'a vécu.
06:06 Mais avoir une preuve, une image à une époque où à la fin du XXe siècle c'était aussi
06:13 tellement important les images, c'est fondamental pour moi.
06:15 Mais je ne l'ai toujours pas trouvé.
06:16 Alors à la fin du XXe siècle, le livre c'est la quête de l'image.
06:19 La fin du XXe siècle précisément, il y a l'image, il y a la puissance de la télévision.
06:24 Et le génocide, la guerre au Rwanda, le génocide va être largement photographié
06:29 et filmé.
06:30 Mais vous le dites, jamais photographié, jamais filmé par les Rwandais eux-mêmes.
06:34 Ce sont les Occidentaux qui documentent le génocide.
06:37 Et ça change tout.
06:38 Et vous dites « il est temps que les images nous reviennent parce qu'elles nous appartiennent
06:42 ». Pourquoi devrait-elle vous revenir ?
06:45 La dernière partie du livre que j'ai intitulée « L'heure de nous-mêmes » en référence
06:50 à cette phrase d'Aimé Césaire dans cette lettre quand il quitte le Parti communiste
06:54 français qui dit « L'heure de nous-mêmes a sonné », c'est vraiment une sorte de
06:57 revendication fondamentale de dire « ce sont nos histoires et c'est à nous de les raconter
07:01 ». Ça n'empêche que les autres ont pu les raconter.
07:04 Mais nous qui avons traversé la nuit, il est essentiel que l'on soit entendu et que
07:09 l'on soit au centre du récit quelque part.
07:11 Et que l'on puisse aussi légender ces images qui ont été prises par d'autres et expliquer
07:16 clairement ce qui se passe là puisqu'on le sait et qu'on le porte depuis dans notre
07:21 chair.
07:22 D'autant que le récit de 1994, aujourd'hui il a été largement déconstruit.
07:28 Et même les mots qu'on utilisait à l'époque, il y en a que vous ne pouvez plus entendre,
07:33 que vous ne pouvez plus accepter.
07:34 On ne peut plus parler de tragédie rouandaise.
07:36 Pourquoi ?
07:38 Ce terme de tragédie, quelque part, m'embête un peu parce que c'est une façon de dire
07:44 que c'était inéluctable, on ne pouvait rien y faire, ça devait arriver.
07:48 Or on sait aujourd'hui qu'on aurait pu empêcher ce génocide, on aurait pu l'arrêter
07:54 de façon plutôt facile si on n'avait pas retiré les casques bleus, si on avait laissé
07:58 tous ces militaires français, belges qui sont venus uniquement pour évacuer leurs
08:02 expatriés, qui nous ont laissés dans un huis clos.
08:05 Et puis dans la tragédie rouandaise, il n'y a pas le nom des victimes.
08:08 Il n'y a pas les Tutsis, il n'y a pas votre peuple.
08:11 C'est pour ça qu'on dit « génocide des Tutsis contre les Rwanda », même s'il y a eu des
08:13 Hutus démocrates qui ont été massacrés en 1994.
08:17 C'est important de rappeler ça parce que le terme de « génocide rwandais » a été
08:21 aussi récupéré par les révisionnistes qui ont tendance à renvoyer tout le monde
08:24 dos à dos en disant que tout le monde a été victime.
08:27 Donc les mots sont importants et nous sommes là aujourd'hui pour le dire.
08:29 Les mots et les images.
08:31 Béata Umubiei Meres, Le Convoi qui parait chez Flammarion.
08:35 Merci Béata.
08:36 Merci beaucoup.
08:37 Et merci Sonia De Villers.

Recommandée