Mystifications marchandes : ces choses cachées depuis la fondation du marché - EMS [Benoît Heilbrunn]

  • l’année dernière
Xerfi Canal a reçu Benoît Heilbrunn, philosophe et professeur de marketing à ESCP Business School, dans le cadre de la publication du livre "Mystifications marchandes".
Une interview menée par Laurent Faibis.

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Transcription
00:00 [Musique]
00:09 Bonjour Benoît Elbrun.
00:11 Bonjour.
00:12 Benoît Elbrun, vous êtes professeur de marketing, marketing critique.
00:17 Le SCP Europe, le mot critique est très important.
00:20 Vous êtes en même temps directeur, vous avez quelques responsabilités,
00:22 directeur du Master Marketing et Communication.
00:25 Alors l'une de vos originalités c'est que vous êtes très transdisciplinaire.
00:30 Alors vous avez fait de brillantes études de gestion,
00:33 mais vous êtes en même temps philosophe, spécialiste de sémiotique et pas de sémiologie.
00:40 La différence entre deux ?
00:43 La différence c'est que la sémiotique s'intéresse à la production du sens,
00:47 c'est-à-dire comment est-ce qu'on fabrique de la signification,
00:49 alors que la sémiologie s'intéresse à l'interprétation,
00:52 ce que veut dire une image, ce que veut dire un texte.
00:54 Moi je m'intéresse à la sémiotique, c'est-à-dire à la fabrication du sens et de la signification,
01:00 ce qui m'a amené évidemment à m'intéresser à la question de la marchandise,
01:04 dont je pense qu'on va parler.
01:05 Exactement.
01:06 Alors vous avez justement un regard très critique et ravageur
01:11 sur la marchandise et la société de consommation,
01:14 mais on verra dans la suite de l'entretien que vous n'êtes pas…
01:18 Plus critique que ravageur je dirais, mais…
01:20 Plus critique que ravageur ?
01:21 Oui.
01:22 Oui, peut-être plus critique que ravageur, mais critique constructive,
01:25 puisque vous ne faites pas partie de ceux qui rejettent le capitalisme
01:28 et qui souhaitent associer la consommation avec une certaine éthique, on va y revenir.
01:35 Alors le livre dont on va parler aujourd'hui s'appelle "Mystification marchande".
01:41 Pourquoi mystification ?
01:43 Je pense que c'est un clin d'œil au travail de Marx dans "Le Capital",
01:48 qui a le premier mis en évidence ce qu'il appelait le fétichisme de la marchandise,
01:53 c'est-à-dire la dimension quasiment religieuse et théologique de la marchandise.
01:59 Il parle notamment de cette chaise qui se met à danser sur la table.
02:02 Et en fait, moi ce qui m'intéresse vraiment dans cette affaire,
02:07 c'est la dimension religieuse justement qu'on attache au monde marchand,
02:12 et je dirais même la question théologique,
02:15 parce que finalement mon travail s'inscrit dans un champ que j'appellerais celui de la théologie économique,
02:22 c'est-à-dire d'essayer de comprendre comment les structures théologiques et politiques
02:27 qui ont structuré l'Occident nous permettent de mieux comprendre et de mieux lire la question de la marchandise.
02:35 Quand vous parlez de structure théologique, vous remontez jusqu'où ?
02:39 C'est-à-dire que moi, ma thèse...
02:43 Vous faites référence à la chrétienté.
02:45 Je fais référence à la chrétienté parce que, évidemment, je ne connais pas tous les systèmes théologiques,
02:51 mais je me suis notamment beaucoup intéressé à la façon dont l'Église catholique a posé les fondements du marketing
03:00 avec le logo, le positionnement, l'importance de la promotion des ventes, etc.
03:06 Donc on avait déjà des fondements qui étaient extrêmement clairs,
03:10 mais surtout la façon dont les organisations marchandes vont mettre en place des systèmes de croyances
03:18 qui sont adossés à des systèmes de comportements, donc qui est une forme de ritualisation aussi des comportements,
03:23 ce qui est le propre des religions, parce qu'une religion, il faut qu'elle vive à travers des pratiques et des actes qui se répètent,
03:29 donc ce qu'on appelle des rituels.
03:31 Et ça, ce sont des choses qui m'intéressent énormément,
03:33 c'est-à-dire que j'aurais tendance à dire que j'ai une vision trinitaire de la marchandise,
03:39 parce que pour moi la marchandise, c'est d'abord une question de sensorialité,
03:43 donc une question matérielle, donc la substance, les couleurs, les formes, etc.,
03:48 donc ce qu'on appelle le design, mais tout ça s'adosse à des systèmes idéologiques,
03:53 c'est-à-dire des systèmes de valeurs, des systèmes d'attitudes,
03:56 et ces systèmes idéologiques en fait sont liés à des comportements.
04:00 Et donc pour moi, une marchandise efficiente, c'est une marchandise qui a des spécificités sensorielles,
04:07 qui est liée à un système de prescription, et donc de croyance,
04:13 et ça c'est le rôle du marketing,
04:15 et qui est aussi lié à une façon de modeler des comportements d'achat,
04:21 ou aussi des façons de parler.
04:23 - À travers des rites et des ritualisations.
04:25 Alors, j'ai bien noté théologie, rite, etc.,
04:28 et vous avez un premier chapitre qui s'appelle "Des choses cachées depuis la fondation de la marchandise",
04:34 alors ça, ça me rappelle René Girard.
04:35 - Oui, alors c'est un petit clin d'œil en fait à un livre de René Girard,
04:40 "Des choses cachées depuis la fondation du monde".
04:44 C'est pour rappeler que finalement, l'objectif du travail,
04:49 c'est d'essayer d'aller un petit peu fouiller de façon souterraine,
04:54 pour voir quels sont les sous-bassements culturels, religieux, idéologiques,
04:59 de notre façon de penser la marchandise et le capitalisme.
05:04 Mais c'est aussi peut-être une façon de rendre hommage à René Girard,
05:10 qui a quand même mis en évidence l'une des caractéristiques principales du marketing,
05:15 qui est de ne pas s'appuyer sur les besoins,
05:18 donc qui n'est pas renvoyé à la question de la nécessité ou de l'essentialité,
05:23 mais de s'appuyer sur les désirs, c'est-à-dire sur la rivalité entre les personnes.
05:28 Puisque je rappelle que la grande idée de René Girard,
05:31 c'est que derrière le désir se cache la question de la rivalité mimétique,
05:37 donc on ne désire pas une marchandise, pas pour la marchandise,
05:41 mais parce que quelqu'un d'autre désire cette marchandise.
05:44 Et pour moi, c'est une conséquence fondamentale,
05:47 c'est que la question de la consommation, en fait, ne renvoie pas tellement
05:52 à notre rapport aux objets, mais à notre rapport aux autres individus.
05:58 - Alors c'est pour ça que vous évoquez dans un sous-chapitre, on va dire,
06:02 qui reprend des chroniques qui sont diffusées sur Xerficanal,
06:07 un sous-chapitre que je note, "Les pulsions mortifères du capitalisme",
06:11 là vous faites référence à cette violence symbolique.
06:14 - Alors, en fait, je fais référence à cette violence symbolique,
06:17 mais je fais en fait référence à un travail qui avait été fait par le regretté Bernard Maris,
06:24 qui montrait qu'il y avait une jonction dépensée de Keynes et de Freud,
06:32 donc au début du XXe siècle, sur la question de la pulsion de mort chez Freud
06:38 liée à la question de l'accumulation en économie.
06:42 Et en fait, ça pose une question fondamentale, c'est que finalement,
06:47 est-ce que le capitalisme est mortifère ou vivifiant ?
06:51 Alors, on peut défendre les deux thèses.
06:54 Il est vivifiant parce qu'on va partir finalement d'un optimisme fondamental
06:59 qui est qu'on va épargner, on va investir, parce que finalement,
07:04 demain sera mieux qu'aujourd'hui.
07:06 Donc, ça, c'est la forme optimiste.
07:08 Mais d'un autre côté, il y a la question de cette dette infinie,
07:12 cette circulation de la dette dont parlait beaucoup un sociologue comme Jean Baudrégard,
07:19 et cette idée aussi qu'il y a aussi une dimension mortifère qui est propre au capitalisme.
07:25 Et donc, en fait, l'ouvrage est structuré d'une façon qui me semble assez claire,
07:31 c'est-à-dire que je pars effectivement d'un constat critique,
07:34 donc c'est pour ça que le sous-chapitre que vous évoquez se trouve au début de l'ouvrage,
07:39 et j'essaie d'avancer vers une vision, on va dire, optimiste du capitalisme,
07:45 parce que, évidemment, je suis résolument contre toute forme de discours anticapitaliste.
07:50 Je pense que la tâche, c'est de métamorphoser ou de réformer le capitalisme,
07:55 et je pense que c'est possible, et c'est pour ça que j'essaie d'avancer vers des propositions
08:00 qui font l'objet de la troisième partie.
08:02 - On va y venir, mais justement, je voudrais rebondir sur ce que vous venez de dire.
08:06 Il y a aussi une chronique qui est reprise dans cet ouvrage sur l'économie circulaire.
08:13 L'économie circulaire ou le retour de la pensée magique.
08:17 Est-ce que l'économie circulaire n'est pas aussi une mystification capitaliste ?
08:21 - Oui, alors là, la mystification ne renvoie pas tellement à une dimension religieuse
08:25 qu'on évoquait précédemment, mais à la question du mythe,
08:29 c'est-à-dire, en fait, un récit culturel qui se fait passer pour naturel.
08:35 Donc le mythe, en fait, c'est une histoire qu'on accepte comme vraie
08:39 sans reposer la question de son fondement, de son origine.
08:44 Et il est évident qu'aujourd'hui se déploient tout un tas de notions
08:49 comme la seconde main, la circularité, l'énergie verte, etc.
08:55 qui, à mon sens, permettent d'occulter, en fait, les vraies questions
09:02 de la part d'un système ou de la part d'acteurs
09:05 qui n'ont pas forcément intérêt à ce que le système change.
09:09 Et donc je pense qu'il est important d'essayer de remettre les choses à plat
09:13 en montrant que, par exemple, l'économie digitale n'est pas du tout
09:18 une économie dématérialisée, puisque pour produire des images,
09:21 il faut de l'eau, il faut de l'électricité, enfin, il faut de l'énergie.
09:25 D'ailleurs, j'ai cru comprendre que le digital consommera d'ici 15 ans
09:33 plus d'énergie que tout le secteur automobile.
09:35 Donc ça, c'est un vrai enjeu.
09:37 Et donc je pense qu'il faut essayer de comprendre,
09:42 de décortiquer un petit peu toutes ces notions qui sont dans l'air du temps,
09:46 que l'on accepte comme évidentes et comme acquises,
09:49 mais qui sont loin de l'être.
09:50 Mais restons sur l'économie circulaire, parce que je pense que c'est un sujet intéressant.
09:54 Ça devient un front de lutte des militants pour la transition climatique aujourd'hui.
10:01 Mais est-ce que vous ne pensez pas que cette économie circulaire
10:05 sera récupérée par le système capitaliste,
10:09 comme toutes les critiques du capitalisme ont été récupérées par le système capitaliste ?
10:13 C'est la grande force du capitalisme, c'est finalement de se nourrir
10:17 de toute forme d'opposition et d'altérité.
10:19 C'est pour ça qu'il est très difficile de résister au capitalisme,
10:23 parce que finalement, on se laisse avaler par le système capitaliste,
10:27 par cette logique de récupération que vous évoquiez précédemment.
10:32 Et donc on voit évidemment ça fonctionner dans le domaine du luxe,
10:37 puisque ce sont les acteurs, les maisons qui contrôlent le marché du luxe,
10:43 qui ont compris bien avant les autres l'intérêt de contrôler aussi
10:48 le marché de la seconde main, de la revente, pour maîtriser les prix
10:52 et pour finalement contribuer à élargir la taille du marché.
10:56 Voilà, donc c'est ce genre de choses que j'essaie de discuter.
10:59 Donc l'économie circulaire est pro-capitaliste ?
11:02 C'est la récupération de la circularité, c'est-à-dire que je pense qu'encore une fois,
11:07 il faut sortir d'un discours moral entre le bien et le mal,
11:11 pour essayer de voir quelles sont les vertus possibles de la circularité,
11:14 donc le fait de réemployer des matériaux, mais n'oublions pas que l'objectif principal,
11:20 c'est d'abaisser le coût matière, c'est d'abaisser les émissions de carbone,
11:26 et donc c'est d'accepter d'une certaine façon une forme de renoncement.
11:31 Et là où il y a un leurre majeur en ce qui concerne la circularité,
11:35 c'est que finalement on va laisser croire que l'achat de produits de seconde main,
11:41 et parait de tous les bienfaits, de toutes les vertus de l'écologie,
11:50 alors qu'en fait on voit apparaître par exemple des coûts de transport,
11:55 des produits qu'on va envoyer par exemple pour être...
12:00 Recarbonés ailleurs.
12:01 Recarbonés ailleurs, donc ce qui pose un certain nombre de problèmes,
12:05 et encore une fois c'est la question des idéologies et des mythes,
12:09 c'est-à-dire ces récits qui circulent,
12:11 et qui en fait n'ont pas ce caractère d'évidence qu'on leur donne,
12:16 parce que finalement on n'a pas envie de réfléchir à ces questions,
12:19 parce que ça nous obligerait à remettre en cause à la fois nos façons de penser,
12:23 et surtout nos façons d'agir,
12:26 et c'est oublier qu'à un certain moment, nous serons tous obligés d'opérer des renoncements.
12:33 Alors je ne sais pas quelle forme vont prendre ces renoncements,
12:36 mais c'est pour ça qu'il faut bien distinguer dans le marketing,
12:40 ce qui ressort des attitudes, c'est-à-dire des croyances ancrées,
12:45 et ce qui ressort des comportements.
12:47 Donc autant le marketing a été construit pour modeler des attitudes,
12:50 autant on a beaucoup plus de mal à influer les comportements
12:55 dans une direction que l'on estime vertueuse.
12:57 Et je crois que ça, c'est le principal enjeu qui est posé aux marketeurs
13:01 pour les 25 prochaines années,
13:03 c'est finalement la contribution possible du marketing
13:07 pour emmener la consommation et la sobriété dans un imaginaire positif.
13:13 Donc il va falloir fabriquer des utopies désirables,
13:16 et il va falloir aider les gens à modifier parfois de façon radicale leurs comportements,
13:22 parce que sinon on sera obligé de passer par la voie de l'interdiction
13:27 de la réglementation et de la privation.
13:30 Personne n'a envie de ça.
13:31 Alors, on ne peut pas aborder toutes les critiques qui sont dans le livre
13:34 que l'auditeur a entre les mains.
13:38 Votre dernier chapitre justement, mais vous l'avez évoqué largement,
13:41 c'est repenser le monde marchand, c'est d'avoir un marketing plus éthique.
13:47 Mais votre dernier chapitre, la dernière chronique,
13:53 j'aimerais qu'on conclue un petit peu là-dessus.
13:56 Nous sommes le marché, qu'est-ce que vous entendez par là ?
13:59 Alors en fait, ça envoie un travail que je trouve à la fois très original et très pertinent
14:05 d'une sociologue et historienne qui s'appelle Laurence Fontaine
14:09 et qui a travaillé en fait sur la construction culturelle du marché à partir du 18e siècle,
14:17 en montrant qu'elle essaie de défendre une vision positive du marché,
14:22 en montrant que c'est en fait un outil de libération et d'émancipation,
14:26 contrairement à toutes les critiques que l'on peut voir circuler dans le monde économique.
14:31 C'est pour ça que ce livre a été très très décrié.
14:34 Et en fait l'idée c'est qu'à partir du 18e siècle,
14:37 les femmes ont commencé à fabriquer des petites choses qu'elles allaient vendre,
14:42 ce qui leur donnait un petit pécule et donc une autonomie par rapport à leur mari,
14:47 une autonomie économique.
14:49 Et c'est en ce sens-là que le marché en fait va normaliser des relations,
14:55 notamment en essayant de construire un système de prix fixe
15:01 et donc en essayant de casser l'asymétrie entre l'offreur et le demandeur
15:05 qui caractérisaient l'économie féodale.
15:08 Et donc je trouve très intéressante cette idée
15:12 qui consiste à réengager les individus dans le marché
15:16 pour ne plus considérer que le marché en fait est une forme d'extranéité qui ne nous concerne pas,
15:23 mais que nous participons à la construction du marché
15:26 et que donc nous avons le choix de savoir dans quel marché nous avons envie de vivre.
15:30 Voilà, c'était sur cette idée que je voulais terminer l'ouvrage.
15:33 Alors, le ouvrage est titré "Mystification marchande",
15:40 mais vous concluez sur "Pour un marketing éthique et critique",
15:44 qui sera peut-être votre prochain ouvrage.
15:47 Alors, ça sera peut-être le prochain ouvrage,
15:49 mais je voudrais bien insister sur la dimension éthique,
15:51 qui n'est pas la dimension morale.
15:53 Il n'y a aucun jugement moral dans l'ouvrage.
15:55 - J'ai bien dit éthique.
15:56 - Oui, mais j'insiste là-dessus parce que ce n'était pas clair forcément pour le lecteur.
16:00 - Au sens Edgar Morin.
16:02 - Oui, alors éthique au sens d'Edgar Morin,
16:04 mais surtout au sens de Paul Ricoeur, le philosophe,
16:06 c'est-à-dire qu'il distingue bien la morale qui renvoie à la question du bien et du mal,
16:11 et l'éthique qui renvoie à la question de ce qu'on estime bon pour soi et pour les autres.
16:16 Et moi, je m'inscris clairement dans une visée éthique du marketing et du monde marchand.
16:21 - Un compromis en quelque sorte.
16:23 - Un compromis, mais surtout pas une compromission.
16:26 - Merci Benoît Elgrim.
16:27 - Merci à vous.
16:30 (Générique)
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