Un monde, un regard - Rachel Khan

  • l’année dernière
On connait leur visage, leur analyse, leur voix, mais les connait-on vraiment ? Quel a été leur parcours, leur formation, quelles épreuves ont-ils du dépasser pour exercer leur magistère ? Quelles sont leurs sources d'inspiration, leur jardin secret ? Une fois par semaine, Rebecca Fitoussi reçoit sur son plateau des personnalités pour un échange approfondi, explorer leur monde et mieux apprécier le regard qu'ils et qu'elles portent sur notre société. Ils, elles, sont artistes, scientifiques, historiens, universitaires, chefs de restaurants, associatifs, photographes, ou encore politiques.

Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production : 2023

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Transcript
00:00 *Musique*
00:22 Notre invitée est une femme en perpétuel mouvement, en perpétuelle mutation.
00:26 Ne la mettez surtout pas dans une case, elle est addition.
00:30 Additionnée au sens de Romain Gary, l'un de ses mentors.
00:33 Tantôt sportif de haut niveau, tantôt actrice, tantôt conseillère politique, tantôt rappeuse, toute sa vie,
00:39 elle a sauté d'un univers à l'autre, d'un monde à l'autre.
00:42 Peut-être pour échapper aux assignations, peut-être portée aussi par une immense curiosité,
00:47 par un besoin viscéral de rassembler, d'unir, de mettre en relation.
00:52 Universel, universalité, universalisme, tels sont ses maîtres mots.
00:57 À un moment où l'époque a plutôt tendance à segmenter, à séparer, à communautariser,
01:02 elle cherche au contraire, par sa propre histoire, par ses actions et par ses mots,
01:07 à créer des chemins communs, des points de convergence.
01:10 Alors cela fait débat, cela fait même polémique.
01:13 Elle est parfois au cœur de clashs, sur Twitter par exemple,
01:16 qu'elle utilise justement pour pointer l'ennemi.
01:18 Un peu comme une gladiatrice qui se lancerait dans l'arène.
01:21 Y a-t-il d'ailleurs un peu de sacrifice derrière tout cela ?
01:24 Y va-t-elle parce que c'est aujourd'hui sur les réseaux sociaux que le combat des idées se mène ?
01:29 Posons-lui toutes ces questions.
01:30 Bienvenue dans "Un monde, un regard".
01:32 Bienvenue Rachel Kane et merci d'être ici avec nous au Sénat,
01:36 dans ce dôme tournant, ce lieu si particulier.
01:38 Les réseaux sociaux, disons-le, sont comme une fosse au lion.
01:41 Vous n'hésitez pas à vous y jeter.
01:43 Est-ce qu'il y a comme une mission ?
01:45 Est-ce qu'il y a comme du sacrifice derrière tout cela ?
01:48 Je crois, je crois mais dans notre période actuelle,
01:53 où l'expression est multiple dans les médias, les journaux,
01:57 mais aussi sur les réseaux sociaux,
01:59 je sens bien qu'il y a une volonté de faire taire l'humanisme,
02:04 de faire taire l'universalisme.
02:06 Et c'est pour ça que je m'y exprime en fait.
02:09 Est-ce que c'est pas illusoire ?
02:11 Est-ce que vous ne dites pas vous-même parfois que c'est un peu peine perdue ?
02:15 Que c'est impossible de convaincre sur Twitter ?
02:17 Que c'est un lieu de combat plus que de débat ?
02:20 C'est un lieu de combat.
02:22 Je ne perds jamais espoir, ça c'est vrai.
02:26 C'est un état d'esprit.
02:28 Je suis en vie, donc je ne perds pas espoir.
02:32 C'est un lieu de combat.
02:34 Peut-être que j'ai pas envie forcément de convaincre,
02:37 mais en tout cas de pointer du doigt
02:40 ce qui n'est plus en rapport avec nos humanités.
02:43 De pointer du doigt les incohérences,
02:45 de pointer du doigt la haine,
02:47 de pointer du doigt ce qui ne fait pas avancer notre France,
02:51 celle que je chéris.
02:52 – Sous votre photo de profil, il y a l'hymne à la joie,
02:55 c'est un pied de nez à tous ceux qui justement
02:58 prendraient autre chose que la paix et la joie ?
03:00 – Exactement, c'est un pied de nez à ceux qui prônent la haine,
03:04 aux influenceurs de haine, les communautarismes, les intolérances,
03:07 tous ceux qui nous fracturent, qui veulent nous diviser.
03:10 Et puis j'ai pris cette musique,
03:13 parce que la musique c'est le plus court chemin d'un cœur à l'autre.
03:18 Et évidemment avec cette Europe pleine d'espoir,
03:23 cette Europe en construction,
03:25 j'avais envie de reparler avec un autre langage
03:28 qui est le langage musical,
03:30 parce que pour moi les artistes sont les législateurs de l'ombre,
03:33 il ne faut jamais oublier cela.
03:35 – Oui parce que l'hymne à la joie c'est l'hymne européen,
03:36 je le précise pour nos téléspectateurs.
03:38 Parmi ceux qui vous ciblent et que vous ciblez,
03:40 il y a les défenseurs de ce qu'on appelle le décolonialisme,
03:43 pour faire simple, si je résume,
03:45 ce sont ceux qui voient en l'homme blanc l'éternel colon persécuteur
03:48 et qui veulent qu'on laisse désormais la place aux persécutés,
03:53 aux descendants d'immigrés,
03:54 à ce que certains appellent les racisés, les victimes de racisme.
03:59 Vous, vous la détestez cette position victimaire,
04:01 ça fait partie de vos combats ?
04:03 – Ça fait partie d'un…
04:06 Oui c'est un de mes plus grands combats en fait,
04:10 parce que la victimocratie,
04:13 c'était partie de la victimisation au début,
04:15 mais maintenant on entend bien que c'est de la victimocratie,
04:18 c'est-à-dire qu'on est à l'encontre
04:21 de ce qui s'est passé pour la révolution française,
04:23 c'est-à-dire qu'en fait on prend soit votre genre,
04:27 soit votre race, soit votre religion,
04:30 pour en faire finalement un trophée,
04:33 une espèce de bouclier, une forme d'immunité,
04:36 où finalement si on est noir, arabe, musulman,
04:40 si on est femme on pourrait dire tout et n'importe quoi,
04:43 et on pourrait s'attaquer à l'état de droit.
04:45 Et ça en fait, c'est aux antipodes de la révolution française,
04:50 c'est aux antipodes de l'état de droit,
04:53 c'est aux antipodes de la démocratie,
04:55 on a quand même un principe qui est le plus précieux
04:58 dans notre république,
04:59 c'est que nous sommes tous égaux devant la loi,
05:02 et donc on doit tous respecter la loi,
05:04 et nous ne sommes pas un peuple religieux,
05:07 nous ne sommes pas un peuple ethnique,
05:08 nous ne sommes pas un peuple racial,
05:10 nous sommes un peuple politique,
05:12 qui nous nous retrouvons autour de nos fondamentaux,
05:15 commun, liberté, égalité, fraternité.
05:18 Cette victimocratie, elle nous tue.
05:20 Mais comment expliquez-vous qu'elle prenne cette idéologie ?
05:22 Au départ elle vient d'Amérique du Sud,
05:24 elle s'est étendue à l'Amérique du Nord,
05:25 aujourd'hui elle est en Europe, aussi en France,
05:27 peut-être que la France résiste davantage que les autres pays,
05:30 vous allez peut-être me le dire, en tout cas ça prend.
05:32 Comment expliquez-vous que ça prenne ?
05:34 Ça parle aux gens ?
05:36 Oui, mais c'est multifactoriel.
05:38 La première chose, c'est qu'il y a une véritable colonisation idéologique,
05:43 alors c'est très paradoxal,
05:45 parce que ce sont les décoloniaux qui prônent cette colonisation-là,
05:49 et les États-Unis, via le soft power américain,
05:52 donc la culture,
05:54 on est dans un berceau,
05:57 enfin on est imbibé de cette culture américaine
06:00 sur la victimocratie, sur la question raciale,
06:03 on le voit avec cette question de violence policière
06:07 qui a été importée des États-Unis,
06:10 et que finalement ça joue avec les colères et les névroses sociales
06:14 pour se dresser contre l'État,
06:17 ça joue avec la haine de la France,
06:20 et donc avec ces colères-là,
06:23 c'est du populisme,
06:25 on fait avec cette colère-là pour entraîner,
06:27 notamment les jeunes,
06:29 dans cette victimisation-là,
06:31 on ne vous aime pas, et ce mot "racisé",
06:33 il est éperdument dangereux,
06:35 parce qu'en fait il ne fait pas avec l'existence,
06:37 il fait avec l'essence,
06:39 vous êtes racisé depuis la naissance,
06:41 ça veut dire que votre promesse de vie,
06:43 c'est que vous soyez dans des discriminations
06:46 de par l'État, de par l'homme blanc,
06:49 de par la femme blanche,
06:51 depuis votre naissance,
06:53 donc ça crée la division depuis votre naissance,
06:55 et que quelle que soit votre vie,
06:57 vous mourrez racisé, c'est l'inverse de la méritocratie.
06:59 Mais ça répond peut-être à une souffrance
07:01 que vous avez peut-être vous-même ressentie,
07:03 parce que le public l'a peut-être oublié,
07:05 mais vous-même à un moment donné
07:07 vous faisiez partie du collectif qui a écrit
07:09 "Noir n'est pas mon métier",
07:11 vous l'avez probablement ressentie, cette souffrance
07:13 d'être assignée à quelque chose parce que noir ?
07:15 Absolument,
07:17 c'est-à-dire que c'est parce que
07:19 j'ai un amour éperdu pour l'égalité,
07:21 j'ai un amour éperdu pour la justice,
07:23 et pour la lutte contre toutes les formes de discrimination,
07:25 l'antisémitisme,
07:27 le racisme,
07:29 l'homophobie et j'en passe,
07:31 c'est parce que j'ai un amour de ça
07:33 que le combat n'a plus été possible au sein de ce collectif,
07:35 "Noir n'est pas un métier,
07:37 je ne supporte pas",
07:39 lorsque noir n'est pas un métier
07:41 est devenu un métier de haine
07:43 contre l'homme blanc,
07:45 et de reproduire un processus discriminatoire.
07:47 C'est-à-dire que c'est impossible
07:49 d'utiliser l'antiracisme
07:51 pour être raciste.
07:53 À son tour raciste.
07:55 Les mots intersectionnalité, racisé, communauté,
07:57 tout cela vous le rejetez, vous êtes une ardente défenseuse
07:59 de ce que j'ai appelé l'universalité
08:01 dans mon introduction, on peut le lire d'ailleurs dans votre livre,
08:03 "Racé", qui a été publié aux éditions
08:05 "L'Observatoire", et quelque part,
08:07 est-ce que ce n'est pas rassurant
08:09 d'appartenir à une communauté,
08:11 d'appartenir à un groupe qui a les mêmes codes
08:13 que vous, dans un monde justement
08:15 où l'universalité, l'universalisme
08:17 pourrait donner le vertige, et où l'universalisme
08:19 pourrait, disons-le aussi, être dominé
08:21 par une ou deux cultures, notamment américaines.
08:23 Vous voyez ce que je veux dire ?
08:25 Est-ce que ça ne vient pas d'un besoin
08:27 aussi d'être dans un groupe
08:29 identifié, qui mange les mêmes plats,
08:31 qui célèbre les mêmes fêtes,
08:33 et qui fait du bien aussi dans un monde
08:35 où tout est trop universel peut-être ?
08:37 J'entends parfaitement, mais alors je suis
08:39 le plus mauvais public pour répondre
08:41 à cette question. J'ai grandi
08:43 dans cette famille,
08:45 ma maman est née en 40,
08:47 donc ma maman, enfant caché.
08:49 On avait rayé son nom,
08:51 elle s'appelait Hertz,
08:53 normalement on l'a appelée Renard
08:55 de zéro à cinq ans,
08:57 elle a retrouvé son nom de famille
08:59 après la guerre.
09:01 Elle a épousé un monsieur très noir,
09:03 musulman, animiste,
09:05 et j'ai grandi dans cette famille-là, moi.
09:07 Donc en fait, mes repères,
09:09 là où je me sens en sécurité,
09:11 c'est dans l'universalité.
09:13 C'est pas dans une communauté ?
09:15 C'est pas dans une communauté.
09:17 Lorsque je vois que je serai
09:19 dans un groupe où tout le monde se ressemble,
09:21 dans une espèce
09:23 de clan
09:25 clonique,
09:27 c'est terrorisant.
09:29 Cette idée de race pure,
09:31 cette idée de gommer
09:33 toutes les différences,
09:35 toutes les signatures, toutes les singularités,
09:37 moi ça me terrorise, moi je me sens bien
09:39 dans la République où chaque
09:41 individu est différent
09:43 pour créer son propre récit
09:45 et c'est la conjugaison de l'ensemble de nos récits
09:47 qui fait ce récit national.
09:49 - Donc vous avez du mal à entendre
09:51 que certains disent "oui, mais moi
09:53 j'ai aussi besoin quand je rentre chez moi,
09:55 dans ma ville, dans ma cité, dans ma petite localité,
09:57 dans mon petit village, des gens qui ont mes codes."
09:59 - Il faut des gens avec ses propres codes.
10:01 Bien sûr que ça rassure,
10:03 mais ça c'est de l'ordre de l'intimité.
10:05 C'est très intéressant
10:07 quand l'intimité se conjugue
10:09 avec un appel d'air qui est l'autre.
10:11 Moi, en tant qu'afro-yiddiche
10:13 française, hyperdument française
10:15 mais afro-yiddiche, j'ai toujours été
10:17 l'autre de quelqu'un.
10:19 C'est-à-dire que quand je suis avec les Noirs, je suis l'autre.
10:21 Quand je suis dans les communautés juives,
10:23 je suis l'autre. Quand je suis avec les musulmans,
10:25 je suis l'autre. Je suis toujours l'autre.
10:27 Et je crois que c'est ça la République.
10:29 La fraternité, ce principe qu'on oublie,
10:31 c'est être l'autre, c'est voir l'autre.
10:33 Même si on se ressemble, on est toujours l'autre.
10:35 De toute façon.
10:37 - Vous nous l'avez un peu dit, Rachel Kahn,
10:39 votre fraternité a bercé votre enfance.
10:41 Vous l'avez vécue dans votre cellule familiale.
10:43 Je vais préciser un peu pour nos téléspectateurs.
10:45 Une mère juive, Ashkenaz,
10:47 de Pologne, enfant caché pendant la Shoah.
10:49 Un père gambien dont les langues maternelles
10:51 étaient le serrère, le wolof,
10:53 le peul, vous me dites si je me trompe.
10:55 Puis l'anglais, langue coloniale
10:57 et bien plus tard d'ailleurs le français.
10:59 Il a été prof de français en Gambie
11:01 puis prof d'anglais en France.
11:03 Il rencontre votre mère à Tours, dans sa librairie.
11:05 Votre grand-père maternel,
11:07 lui parlait le yiddish
11:09 et vous dites quelque chose de très beau
11:11 à propos de ces langues qui ont bercé
11:13 votre enfance et de ces accents.
11:15 Vous dites "ça m'a appris à savoir écouter l'autre".
11:17 Tous les autres donc.
11:19 - Oui parce que petite, quand on a
11:21 un accent wolof ou serrère
11:23 qui fait des blagues
11:25 avec un accent yiddish, je vous assure
11:27 que ça vous apprend
11:29 les différentes tonalités
11:31 et comment à travers
11:33 leurs mots, ils
11:35 trouvaient l'harmonie.
11:37 Et ça je trouve que...
11:39 Et en français, parce que c'est des accents
11:41 mais dans la langue française.
11:43 Et ça faisait au fond vivre cette francophonie
11:45 dont on parle à travers le monde.
11:47 Mais à table.
11:49 C'était assez
11:51 fascinant et c'est vrai que l'écoute
11:53 dans ce monde de bruit,
11:55 il faudrait revaloriser
11:57 l'écoute, notamment
11:59 dès l'école primaire ou
12:01 la dernière année de maternelle, parce qu'on manque
12:03 éperdument d'écoute.
12:05 Et donc comme on manque d'écoute,
12:07 on démonétise, on dévalorise le dialogue.
12:09 - Est-ce que c'est difficile parfois d'être
12:11 la somme de toutes ces identités ?
12:13 - La somme, l'addition ?
12:15 - Hum.
12:17 - Ça a pu l'être, notamment
12:19 quand j'étais adolescente.
12:21 Parce que c'est vrai
12:23 qu'adolescent, on a besoin
12:25 d'avoir
12:27 une case pour mieux se définir,
12:29 etc.
12:31 Mais en grandissant, c'est très fatigant.
12:33 Mais en grandissant,
12:35 ça me permet d'embrasser
12:39 cette universalité, en fait.
12:41 - Et de la défendre. - Et de la défendre puissamment.
12:43 C'est-à-dire que pour moi, l'universalisme,
12:45 ce n'est pas un concept,
12:47 c'est pas de la philosophie. C'est ancré,
12:49 c'est incarné. - Il y a aussi
12:51 beaucoup de religions dans votre famille, toutes les religions.
12:53 Vous disiez même votre père animiste.
12:55 Vous êtes vous-même
12:57 croyante, vous pratiquez plusieurs
12:59 fêtes. Vous dites que vous pratiquez les fêtes catholiques,
13:01 les fêtes juives, parfois les fêtes musulmanes aussi.
13:03 Et vous êtes une ardente défenseuse
13:05 de la laïcité. Certains pourraient y voir
13:07 un paradoxe. Vous, non.
13:09 - Ah oui, non, au contraire.
13:11 Ah bah au contraire, non, c'est vrai qu'il y a du
13:13 catholicisme, du judaïsme.
13:15 - Et c'est vrai que vous pratiquez un peu de toutes ces religions.
13:19 - Alors moi, lorsque, notamment moi,
13:21 c'est vrai qu'il y a des années, lorsque je suis au
13:23 Sénégal,
13:25 et qu'on fait Tabaski, donc la fête du mouton.
13:27 Tabaski, c'est l'Aïd, en fait.
13:29 Donc,
13:31 Tabaski, après, quand il y a
13:33 des fêtes, je les suis.
13:35 Je pratique mon islam, et notamment
13:37 avec mes tantes.
13:39 Et puis, ici,
13:41 c'est vrai qu'entre Noël,
13:43 Pâques, mais après, moi, j'ai reçu
13:45 l'éducation religieuse juive.
13:47 - Vous avez pris des cours de Talmud Thora.
13:49 - Depuis mes 7 ans, les cours de Talmud Thora.
13:51 Et donc, voilà, je suis juive.
13:53 Mais après, dans cette
13:55 famille éperdument laïque,
13:57 ça veut dire où toutes les religions,
13:59 finalement, sont mises en œuvre,
14:01 et surtout avec des parents...
14:03 Alors, ma mère, je crois
14:05 qu'elle n'est pas très croyante, mais
14:07 peut-être qu'aussi, par rapport à son histoire,
14:09 c'est vrai que mon grand-père
14:11 est revenu, et il a des camps.
14:13 - Bien sûr. - Et il a
14:15 arrêté d'aller à la choule.
14:17 - La synagogue. - La synagogue, pardon.
14:19 La choule, c'est en yiddish, donc la synagogue.
14:21 C'est vrai qu'il a arrêté, mais lorsqu'il a
14:23 su que j'allais au Talmud Thora,
14:25 je sais que ça lui faisait éperdument plaisir.
14:27 Après, mon père
14:29 est croyant. Donc, lui...
14:31 Alors, il y a eu... Vous savez, il était animiste,
14:33 mais il y a eu
14:35 l'islamisation,
14:37 l'évangélisation,
14:39 puis une forte
14:41 islamisation au moment
14:43 de la décolonisation,
14:45 en réalité, donc il pratique
14:47 tout ça.
14:49 C'est un mélange au sénégal, ce qui est pratiqué.
14:51 - Mais alors, vous dites que
14:53 vous en avez presque voulu à vos parents de vous avoir
14:55 élevés, justement, dans cet
14:57 universalisme au quotidien, parce que
14:59 vous avez fait des études, notamment un troisième cycle
15:01 à Assas. Un jour, vous êtes rentrée
15:03 d'une journée à la fac en lui disant
15:05 "Papa, je crois qu'ils sont racistes."
15:07 Et votre père vous a engueulé, vous a dit "Va bosser."
15:09 Et c'est marrant que, plutôt que
15:11 d'y voir une injustice, une source de colère,
15:13 finalement, il en a fait
15:15 une force. Et vous aussi ?
15:17 - Oui. C'est-à-dire que c'est vrai
15:19 que c'est facile de se victimiser.
15:21 Je l'ai détesté, mon père. Je lui ai dit "Mais quelle
15:23 absence d'empathie." Je suis en train
15:25 de vivre des trucs qui sont d'une injustice
15:27 sans nom. Donc de vivre
15:29 l'injustice dans une fac de droit, c'est comme
15:31 une mise en abîme qui est assez
15:33 détestable.
15:35 J'en ai voulu beaucoup à mes parents, parce qu'en fait
15:37 ils m'ont élevée dans un monde
15:39 de bisounours. Où, au fond,
15:41 oui, les juifs sont avec les noirs,
15:43 les juifs sont avec les musulmans,
15:45 les blancs sont avec les noirs, tout ça se mélange,
15:47 on est dans un dialogue.
15:49 Et en fait, quand vous sortez de la maison
15:51 et que vous voyez que, mais
15:53 pas du tout, en fait, vous vivez dans un monde
15:55 qui n'existe pas.
15:57 Et au fond, c'était une
15:59 déclaration d'amour que m'a fait mon père en creux
16:01 de dire "Va bosser."
16:03 Je l'ai pris vraiment
16:05 de manière... J'ai dit "Mais en fait,
16:07 ils m'aiment pas. Mon père ne m'aime pas, en fait.
16:09 Mon père ne me comprend pas, il ne m'aime pas.
16:11 J'ai des fachos en face de moi qui
16:13 me mettent des trois alors que je bosse
16:15 deux heures par jour. - Des profs ?
16:17 - Des profs. Et mon père me dit
16:19 "Va bosser." Et en fait,
16:21 je comprends aujourd'hui, mais il m'a fallu du temps
16:23 que lorsque l'on bosse,
16:25 c'est-à-dire qu'on est victime de discrimination,
16:27 mais lorsque l'on
16:29 travaille à la fin,
16:31 le travail, il vous appartient.
16:33 C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de dire "Je suis noire,
16:35 je suis victimisée, je suis
16:37 discriminée,
16:39 etc." Oui,
16:41 mais quand on prend sa revanche,
16:43 pas sa vengeance, mais sa revanche,
16:45 en travaillant,
16:47 en gardant, en fait,
16:49 cette force qui vous fait
16:51 répliquer par le travail,
16:53 vous arrivez à vous en sortir. Et c'est le message
16:55 que j'essaie de transmettre
16:57 aux plus jeunes. Et surtout,
16:59 qui je suis, moi,
17:01 en Afrique, on a quelque chose
17:03 par rapport aux aînés. On les respecte
17:05 éperdument. - Bien sûr. - Et je trouve
17:07 que les décoloniaux aujourd'hui qui crachent
17:09 sur la génération de mon père, qui ont
17:11 vécu les indépendances, qui ont vécu,
17:13 qui se sont retrouvés ici dans les années 60,
17:15 qui ont réussi à être professeurs d'université
17:17 dans les années 60,
17:19 on ne peut pas se plaindre. On doit travailler.
17:21 - J'ai une archive à vous
17:23 proposer, Rachel Kahn. - Ah. - Alors,
17:25 je vais vous la mettre entre les mains, mais évidemment
17:27 je vais la décrire pour les gens
17:29 qui nous écoutent. Il s'agit d'un extrait du dossier
17:31 de carrière CNRS de Léopold Sédar
17:33 Sangor. Sangor ayant sollicité
17:35 une bourse pour achever sa thèse,
17:37 commencée en 1938, interrompue par la
17:39 guerre, l'occupation, la captivité, vous avez
17:41 sous les yeux l'avis du rapporteur
17:43 Vendriesse qui écrit ceci, on est en novembre
17:45 1944, "Avis
17:47 très favorable. Monsieur Sangor me paraît
17:49 qualifié pour devenir un maître de la
17:51 linguistique africaine. Il mérite
17:53 à tous égards d'être aidé d'une large
17:55 subvention qui lui permette de se faire
17:57 mettre en congé afin de travailler
17:59 librement à la préparation de ses thèses."
18:01 Et je crois qu'il y a un petit lien entre Sangor
18:03 et vous. Je crois qu'il a commencé
18:05 sa carrière de prof de lettres classiques
18:07 dans votre établissement, dans votre
18:09 lycée à Tours, le lycée Descartes.
18:11 C'est une figure importante pour vous.
18:13 Très importante. Très importante parce que
18:15 Sangor, effectivement, il y a un lien
18:17 avec la Touraine,
18:19 agrégé de lettres.
18:21 Il était agrégé de lettres
18:23 latiniste,
18:25 héléniste.
18:27 Et puis l'autre lien,
18:29 c'est qu'il est de l'ethnie
18:31 de mon père, Sérère.
18:33 Ils se ressemblent beaucoup et j'ai
18:35 une photo où ils sont tous les deux.
18:37 Et Sangor, lorsqu'il voyait mon père, il disait
18:39 "Ah, c'est le Gorgi." Et Gorgi,
18:41 en fait, c'est l'homme. Voici l'homme. Alors qu'ils ont
18:43 beaucoup d'écarts. Donc mon père devait être
18:45 un jeune homme lorsqu'il a rencontré
18:47 Sangor. Il a rencontré donc
18:49 Sangor, académicien,
18:51 premier président
18:53 du Sénégal après les indépendances.
18:55 Donc lui, en fait, il conjugue.
18:57 J'aimerais bien avoir le regard des racialistes
18:59 et des décoloniaux sur la vie
19:01 de Sangor.
19:03 Et puis,
19:05 Sangor, c'est l'excellence. Il a écrit
19:07 des choses sur la réparation,
19:09 notamment "Prière à mon frère
19:11 aux yeux bleus",
19:13 "Prière à lui", alors même qu'il a
19:15 vécu tout ça. Il a vécu la guerre
19:17 et il restait pas dans l'amertume.
19:19 Il était là dans... Il a créé
19:21 la francophonie. Il était là dans le dialogue.
19:23 Il a créé des ponts, des liens.
19:25 Et il a rencontré mon père
19:27 lorsqu'il y a eu le festival
19:29 des arts nègres
19:31 au Sénégal, où mon père
19:33 était bénévole et mon père a eu
19:35 la chance de dîner à la table
19:37 de Josephine Baker et de Sangor.
19:39 - Qu'est-ce qui vous inspire ce document ? Parce que
19:41 il dit tout le travail et tout le mérite
19:43 de Sangor et il lui accorde une large
19:45 subvention. Ça dit un lien
19:47 très fort aussi entre la France
19:49 et l'Afrique, même si,
19:51 je sais ce que vous direz les décoloniaux,
19:53 le lien entre la France et l'Afrique n'était pas sain
19:55 à l'époque de Sangor. - Il a permis...
19:57 Il était pas sain, mais Sangor était très lucide.
19:59 C'était quand même un fervent...
20:01 Enfin, c'est pas un fervent, c'était le créateur
20:03 avec Césaire de ce qu'on appelle la négritude.
20:05 Donc il a créé un courant
20:07 littéraire. Évidemment,
20:09 il y a eu ce soutien, et ça me fait penser aussi au soutien
20:11 qu'a eu mon père avec le British Council.
20:13 C'est-à-dire que mon père était premier de sa classe
20:15 et il a eu ce soutien pour
20:17 lui permettre de faire
20:19 ses études. Ce sont des enfants
20:21 qui sont nés dans des
20:23 endroits... Pas d'eau,
20:25 pas d'électricité, pas de livres.
20:27 Mon père, il adorait
20:29 "L'Histoire de pleine lune" parce qu'il avait un livre
20:31 et ça lui permettait de le relire
20:33 toute la nuit. Et en fait, c'est ça
20:35 le truc. C'est
20:37 comment
20:39 faire grandir nos
20:41 humanités en partant de rien
20:43 et avec son propre récit.
20:45 - Sangor, qui nous amène aussi à parler de politique,
20:47 vous aussi, d'une certaine manière, vous êtes
20:49 dans l'univers politique, vous êtes conseillère
20:51 politique. Je crois que Mediapart
20:53 vous a appelée le visage du macronisme.
20:55 Comment vous prenez tout cela
20:57 et qu'est-ce que c'est d'être conseillère politique
20:59 finalement ? C'est quoi votre rôle ?
21:01 - Oui, c'est-à-dire que j'ai surtout mon visage.
21:03 Pourquoi m'assigner encore
21:05 une nouvelle étiquette ? Ça leur suffit pas.
21:07 Je suis juive, je suis
21:09 française en 1,
21:11 je suis noire, je suis blanche,
21:13 je suis musulmane, je suis juive
21:15 et là maintenant, on me remet un visage
21:17 du macronisme.
21:19 Pourquoi assigner toujours ? Pourquoi encore des nouvelles
21:21 étiquettes ? J'ai mon propre visage
21:23 et avec ce visage-là,
21:25 j'essaie de réfléchir,
21:27 j'essaie de penser
21:29 à ce qui pourrait
21:31 redonner de la force
21:33 et de la puissance
21:35 à notre République.
21:37 - Sans passer à l'action, sans se présenter
21:39 un mandat par exemple, c'est quelque chose auquel vous pouvez
21:41 penser ? - J'ai déjà mon mandat,
21:43 je crois. Vraiment.
21:45 C'est-à-dire qu'en fait, je fais beaucoup.
21:47 Je vais sur
21:49 tous les territoires, j'écris
21:51 des livres, j'essaie d'utiliser
21:53 tous les médias. On a parlé des réseaux sociaux
21:55 tout à l'heure, mais il y a aussi évidemment
21:57 les bouquins,
21:59 évidemment les films,
22:01 aussi le terrain, je vais en détention
22:03 parler à des fichés S,
22:05 mais pas parler juste une fois.
22:07 J'ai organisé
22:09 des ateliers sur de très longues
22:11 périodes où j'allais voir les fichés
22:13 S toutes les semaines, ou même
22:15 sur les détenus avec des longues peines.
22:17 En tout cas, j'essaie de m'imprégner
22:19 du terrain pour ensuite
22:21 réfléchir
22:23 et donner
22:25 quelques pistes, quelques chemins
22:27 à nos représentants. - Vous envoyez
22:29 des effets concrets parfois ? Je dirais pas une réforme,
22:31 mais peut-être un article, un décret,
22:33 quelque chose qui viendrait de ce que vous avez apporté ?
22:35 - J'envoie des choses, oui. - C'est vrai ? - Oui, oui, j'envoie
22:37 des choses, et notamment sur ce qui m'anime le plus,
22:39 c'est-à-dire la culture. Je trouve
22:41 très dommage
22:43 de ne pas avoir une vision
22:45 très forte aujourd'hui sur la culture.
22:47 C'est pas que des budgets,
22:49 c'est pas que des tableaux Excel.
22:51 La culture, c'est de
22:53 savoir comment épauler
22:55 au mieux nos artistes,
22:57 parce que nous sommes dans une guerre culturelle.
22:59 [musique]
23:01 - J'ai aussi des photos
23:03 pour vous, Rachel Khan, ça fait partie des
23:05 rituels de cette émission. La première photo que j'ai
23:07 eu envie de vous présenter, c'est celle de Kamala Harris,
23:09 vice-présidente des États-Unis sous Joe Biden,
23:11 de mère indienne, de père
23:13 jamaïcain. Elle a été accusée de trahison
23:15 raciale parce que mariée à un
23:17 homme blanc. Est-ce que vous craignez que ce genre
23:19 de reproches et de critiques arrive en France ?
23:21 - Ah mais, moi c'est les critiques
23:23 que je reçois,
23:25 depuis que j'ai écrit "Racé".
23:27 Tout allait bien, lorsque
23:29 j'étais là pour... Pardon,
23:31 mais... de donner des
23:33 subventions, justement pour
23:35 soutenir certaines personnes
23:37 qui se disent racisées, et que je me taisais.
23:39 Tout allait bien,
23:41 jusqu'au jour où ils ont dépassé,
23:43 selon moi, des limites à faire du racialisme,
23:45 et où j'ai commencé à
23:47 écrire des ouvrages,
23:49 et où j'ai été traité de traître
23:51 et de banania et de négresse
23:53 de maison, à partir du moment où
23:55 vous êtes libre, et c'est ce qui
23:57 ressort aussi de là,
23:59 du document de Senghor,
24:01 afin de travailler librement.
24:03 À partir du moment où vous êtes
24:05 libre, c'est paradoxal,
24:07 à partir du moment où vous êtes affranchie,
24:09 et vous n'êtes plus...
24:11 - Assignée. - Assignée, où vous n'êtes plus
24:13 l'esclave, où vous n'êtes plus le troupeau.
24:15 Donc en fait, où vous êtes
24:17 profondément
24:19 indépendante,
24:21 donc là, je fais un clin d'œil aux décoloniaux,
24:23 c'est là où on vous dit
24:25 que vous êtes traître. Et c'est dommage,
24:27 parce qu'à chaque fois qu'on a des personnalités
24:29 qui sont censées être des
24:31 modèles d'émancipation,
24:33 ils sont qualifiés de traîtres.
24:35 - Et on les attaque.
24:37 J'ai une autre photo pour vous,
24:39 c'est une photo qui représente
24:41 un bout de tableau
24:43 de cette cérémonie d'ouverture du
24:45 Mondial de rugby 2023 en France.
24:47 Jean Dujardin, la baguette, le Marcel,
24:49 le béret, tout y était.
24:51 Adriana Carambeu comme représentante
24:53 d'une certaine manière de la française type.
24:55 Libération a parlé de la
24:57 France rance. Et vous ?
24:59 - Moi je trouve que
25:01 Libération, avec ce
25:03 titre,
25:05 incarne
25:07 dans la pensée
25:09 la souffrance.
25:11 Jean Dujardin est l'un de nos
25:13 plus grands artistes.
25:15 À chaque fois qu'on a des grands artistes,
25:17 on n'est jamais fier d'avoir des grands artistes.
25:19 Il crée,
25:21 il a
25:23 été reconnu
25:25 de manière internationale, il a eu
25:27 un Oscar, et on lui crache
25:29 dessus. Et c'est ça la France rance.
25:31 - Une toute dernière photo, il s'agit
25:33 du quartier des Halles, qu'on appelait
25:35 le Ventre de Paris, un quartier que vous connaissez
25:37 bien pour avoir été la co-directrice de La Place,
25:39 centre culturel hip-hop sous la canopée.
25:41 Les Halles, c'est aussi la France
25:43 que vous aimez, cette France des carrefours de culture ?
25:45 - Oui, alors c'est vraiment
25:47 dommage que les Halles
25:49 ne rayonnent pas plus.
25:51 C'est-à-dire...
25:53 En fait, c'est ce
25:57 mélange en fait. Je voudrais pas
25:59 que les Halles deviennent un ghetto.
26:01 Voilà.
26:03 C'est vrai que c'est un quartier que je connais bien.
26:05 Il faut que ça reste un quartier
26:09 véritablement ouvert,
26:11 avec toutes les pratiques et toutes les esthétiques.
26:13 - Et pas replié sur lui-même. - Exactement.
26:15 - Une dernière question en lien avec le lieu dans lequel nous sommes.
26:17 Nous sommes entourés de quatre statues,
26:19 chacune représentant une vertu.
26:21 Il y a la sagesse, la prudence,
26:23 la justice et l'éloquence.
26:25 Le rituel de cette émission, c'est de demander à notre invité
26:27 dans laquelle de ses vertus il se retrouve
26:29 le plus. Ça peut être une autre,
26:31 si celles-ci ne vous correspondent pas.
26:33 - La justice.
26:35 Elle est en face de moi, en plus.
26:37 - C'est bien de célébrer les statues. Il faut les protéger,
26:39 nos statues, aujourd'hui.
26:41 - Le message est très clair.
26:43 Merci, Rachel Tan, d'avoir été notre invité
26:45 ici, dans "Un monde à regard".
26:47 Merci d'avoir répondu si sincèrement.
26:49 Évidemment, émission que vous pouvez aussi écouter
26:51 en podcast. J'espère que vous le savez maintenant.
26:53 Merci à vous de nous avoir suivis.
26:55 Merci beaucoup.
26:57 - Merci.
26:59 ...
27:05 ♪ ♪ ♪

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