Benoît Peeters, poulpe fiction

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00:00 Jusqu'à 13h30, les midis d'Occulture. Nicolas Herban.
00:07 Place à la rencontre et à la conversation avec notre invité ce midi.
00:11 Il est écrivain, spécialiste de bande dessinée et scénariste lui-même.
00:15 Guidé par la passion, il s'est aventuré dans des mondes très variés.
00:19 Celui de la photographie, de la BD, de la philosophie, de la psychanalyse.
00:23 Car notre invité aime raconter des histoires de vie jusqu'à changer.
00:29 Raconter la magie de la fiction, le destin de personnages.
00:32 Comme le capitaine Nemo de Jules Verne, ce tome des Cités Obscures.
00:36 Parait chez Casterman, 40 ans après le premier.
00:39 Bonjour, Bonoé Peters.
00:40 Bonjour.
00:41 Bienvenue dans les midis de Culture.
00:43 Alors, l'aventure des Cités Obscures, on va en parler.
00:46 Mais c'est d'abord une question d'amitié avec votre acolyte,
00:50 François Scoïten, rencontré sur les bancs de l'école.
00:53 Vous n'aviez pas publié de tome de cette série.
00:56 Alors, je dis série, mais je sais que vous n'aimez pas qu'on dise le mot série.
00:59 Depuis 14 ans, il vous fallait un déclic, une piste, une idée,
01:04 une rigolade avec votre ami François Scoïten.
01:06 Comment c'est venu ?
01:07 Nous avons fait d'autres choses ensemble,
01:09 mais on ne les situait pas dans ce monde imaginaire des Cités Obscures.
01:15 Et puis, il se trouve qu'on se voit très, très fréquemment.
01:19 Et à un moment, j'aperçois sur sa table de travail,
01:22 un certain nombre de dessins autour d'un projet de sculpture
01:26 qu'il concevait pour Amiens, le Naughty Poulpe,
01:29 une sculpture gigantesque, mi-naughty-luce, mi-poulpe.
01:33 Et je vois qu'il crée des dessins noir et blanc,
01:36 de grands dessins avec une technique extrêmement fouillée,
01:39 des hachures extrêmement fines.
01:41 Et je tombe amoureux de ses dessins tout de suite.
01:44 Je suis ébloui.
01:45 François me dit, oui, je l'ai fait un peu pour crédibiliser le projet,
01:49 peut-être pour convaincre s'il s'était encore nécessaire.
01:53 Et très vite, on se dit, il y a là le point de départ d'un livre.
01:57 Alors, bien sûr, il y avait huit ou dix dessins.
02:00 J'en prends copie, je commence à écrire.
02:03 Et là, d'autres dessins se font.
02:04 Et puis, ces dessins appellent d'autres textes.
02:06 Et petit à petit, le livre se compose.
02:09 Donc, je dirais en quelque sorte que François est à l'origine.
02:13 C'est presque comme si les images avaient fourni le premier scénario
02:17 et que moi, je les avais illustrées.
02:19 - C'est intéressant dans l'idée de fabriquer la bande dessinée,
02:23 en tout cas, du rôle de chacun dans cet objet de bande dessinée.
02:28 Effectivement, celui qui dessine est celui qui écrit l'histoire.
02:31 Mais ça veut aussi dire que François Scoëtane,
02:34 il arrive encore à vous surprendre après toutes ces années d'amitié.
02:38 - Bien sûr et heureusement.
02:40 Alors, c'est vrai que nous n'avons pas une collaboration professionnelle
02:43 au sens strict ou étroit du terme.
02:45 Tout est parti d'une amitié enfantine.
02:48 Nous pratiquions la peinture ensemble sous la direction de son père.
02:52 On n'était que deux élèves, mais François avait pris beaucoup d'avance sur moi.
02:56 J'ai un peu décroché du plan visuel, mais nous faisions aussi à l'époque
02:59 un petit journal à l'école, parfois assez fantaisiste,
03:02 parfois où l'imagination prenait sa place.
03:05 Et quand on s'est retrouvé à l'âge de 20 ans à peu près,
03:08 on a eu la joie de constater, ce n'est pas toujours le cas
03:11 quand on revoit des amis d'enfance,
03:13 que chacun avait continué dans l'esprit et les projets
03:17 qui étaient les siens à 12-13 ans.
03:19 Et donc, on a essayé de faire un premier album ensemble.
03:22 François avait déjà publié quelques histoires dans "Metal Hurlant".
03:25 Moi, j'avais publié un premier roman chez Minuit.
03:28 On a mis en commun nos envies, nos imaginaires.
03:32 Et petit à petit, ce cycle des cités obscures s'est construit,
03:36 mais en ne sachant jamais où il nous conduirait.
03:40 Jamais on n'a eu un grand plan, jamais on ne s'est dit
03:43 "il y aura 12 albums ou 14".
03:45 Ce sont autant de livres indépendants
03:48 que l'on peut lire dans n'importe quel ordre,
03:51 ou ne pas lire d'ailleurs, on peut en prendre un.
03:53 Et si on l'aime, on peut être conduit par d'autres,
03:57 mais chacun propose une lecture complète et suffisante.
04:00 Et ça, c'est très important.
04:01 C'est presque une petite éthique de la bande dessinée.
04:04 On n'est pas prisonnier d'un ensemble,
04:07 d'une structure qu'il faudrait prendre dans l'ordre.
04:10 On rebat les cartes à chaque nouveau livre,
04:12 et on le refait aussi, je dirais, techniquement.
04:15 C'est-à-dire que dans cette série,
04:17 qui n'en est pas tout à fait une,
04:20 il n'y a pas le même personnage, ni la même ville.
04:23 Il y a des albums en noir et blanc, des albums en couleur,
04:26 des bandes dessinées au sens classique du terme,
04:29 des livres illustrés, des livres comme "Le retour du capitaine Nemo"
04:33 qui sont un petit peu entre les deux.
04:35 Et donc, on veut peut-être bâtir une forme d'univers et de cohérence,
04:40 mais sans être obligé de faire la même chose, livre après livre.
04:45 Monsieur le professeur, de très fâcheuses circonstances
04:48 vous ont mis en présence d'un homme qui a rompu avec l'humanité.
04:51 Et cet homme, c'est moi.
04:53 Et vous êtes venu troubler mon existence.
04:56 Vous, involontairement, reconnaissez-vous ?
04:58 Je ne suis pas de votre avis.
05:00 Ce n'est pas involontairement que depuis des mois,
05:02 l'Abraham Lincoln me chasse sur toutes les mers,
05:05 me bombarde, en vain d'ailleurs,
05:08 et tente de me harponner, non moins en vain.
05:11 Monsieur, permettez-moi de vous dire que les accidents
05:13 que vous avez provoqués et faillis provoquer avec votre appareil sous-marin
05:17 ont gravement tému l'opinion publique.
05:20 Et d'ailleurs, ce que nous cherchions était un puissant et redoutable monstre marin.
05:24 Monsieur le professeur, si vous aviez su
05:26 qu'il s'agissait d'un bateau sous-marin et non d'un monstre,
05:30 auriez-vous renoncé à votre expédition ?
05:33 En ce qui me concerne, je ne sais pas.
05:35 Mais le commandant de l'Abraham Lincoln
05:37 avait pour mission de débarrasser les mers du danger que vous présentiez.
05:41 J'ai donc raison de vous traiter en ennemi.
05:43 Et j'aurais pu vous laisser sur la plateforme de ce navire
05:46 ou vous y remettre.
05:48 C'était mon droit.
05:50 Le droit d'un sauvage, non celui d'un homme civilisé.
05:53 Mais je ne suis pas un homme civilisé, justement.
05:57 J'ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que je suis seul à apprécier.
06:02 Et je vous engage à ne jamais faire appel devant moi aux règles qui régissent cette société.
06:06 Archive d'août 1962, adaptation de 20 mille lieux sous les mers de Jules Verne,
06:16 Bonoit Peters, puisque évidemment, votre nouvel album "Des cités obscures"
06:21 chipe en quelque sorte un personnage à Jules Verne,
06:24 puisque c'est un hommage que vous lui rendez.
06:27 En quoi est-ce que cet univers de Jules Verne était déjà présent
06:31 dans les tomes précédents, avant de parler du retour du capitaine Nemo ?
06:35 Une chose amusante, c'est que notre passion pour Jules Verne,
06:39 François et moi, remonte exactement au moment de notre rencontre.
06:42 Vers l'âge de 12 ans, la mère de François lui racontait régulièrement les histoires
06:48 et lui se penchait sur les gravures qui le fascinaient particulièrement.
06:53 Et moi, je lisais beaucoup de Jules Verne dans les redditions de poche
06:59 qu'il y avait à cette époque-là, qui incluaient aussi les gravures.
07:01 Et puis de temps en temps, pendant l'été, dans la maison de ma grand-mère,
07:04 je voyais des reliures qu'il fallait prendre avec précaution.
07:08 Et donc, Jules Verne a compté pour nous dans la formation de nos imaginaires.
07:14 Jules Verne a compté aussi par la proposition qu'il faisait avec son éditeur Edsel
07:20 de livres-objets tout à fait remarquables.
07:23 François est particulièrement sensible à cette dimension.
07:26 Et effectivement, dès le début des Cités Obscures, il y a des échos, des emprunts, des reprises.
07:35 Il y a même un album, L'Enfant penché, dans lequel Jules Verne apparaît
07:40 et, discutant avec un des personnages des Cités Obscures,
07:44 dit avoir puisé dans ce monde l'essentiel de son inspiration.
07:48 C'est évidemment un petit peu une manière humoristique de saluer l'apport considérable de Jules Verne.
07:56 Jules Verne, qui peut être difficile à lire intégralement, en tout cas certains de ses romans,
08:02 pour les lectrices et lecteurs d'aujourd'hui, est l'un de ceux qui a proposé un imaginaire extraordinaire,
08:08 qui a travaillé non seulement sur le savoir et la science de son temps,
08:11 mais qui a plongé dans le mythe, qui a donné naissance à des mythes extrêmement puissants
08:17 et parmi tous ceux-là, évidemment, le Nautilus et le capitaine Némo,
08:22 qui sont deux figures mémorables et je pense que même des gens qui ont lu ou vu une adaptation il y a très longtemps
08:28 se souviennent de la puissance du capitaine Némo parce que c'est un personnage sombre.
08:33 Il y a souvent une image un peu réductrice de Jules Verne, un Jules Verne chanteur du progrès,
08:38 d'un Jules Verne optimiste. C'est quelque chose d'assez factice et le personnage Némo,
08:44 plus qu'aucun autre personnage, incarne cette dimension ambiguë, ce rapport dur au pouvoir.
08:52 C'est un personnage d'ailleurs que Jules Verne a eu du mal à imposer à son éditeur, qui s'en méfiait,
08:58 mais je pense que c'est un personnage qui a fasciné les lecteurs et donc qu'on a eu envie de le faire revivre.
09:02 Et d'ailleurs, il était amusant, juste quand je finissais le texte, en relisant la correspondance entre Verne et Hetzel,
09:08 je tombe sur une phrase formidable où Hetzel dit à Verne "qui sait si nous n'avons pas eu tort de faire mourir le capitaine Némo,
09:16 si nous n'aurions pas dû le faire revivre comme un autre rock'n'roll plus digne de respect, etc.
09:22 Et donc là, je me dis "ah ben c'est formidable, nous avons en quelque sorte l'autorisation de Verne et de son éditeur".
09:29 Ça c'est le feu vert, véritablement, vous vous dites ?
09:32 Oui, enfin le livre était fait, donc c'est plutôt la confirmation, c'est la preuve par neuf,
09:35 c'est quelque chose qui tout d'un coup nous dit qu'on n'est pas dans le faux.
09:39 Vous savez, à la fin de "Va-Milieu sous les mers", le Nautilus disparaît dans un malstreux,
09:44 mais on a l'impression que le capitaine Némo meurt.
09:46 À la fin de "L'île mystérieuse", qui est un roman sublime, qui est pour moi le plus beau roman de Jules Verne,
09:51 on a la préparation de la mort de Némo et ses adieux au personnage qu'il a protégé.
10:00 Et donc, pourquoi s'interdirait-on, puisqu'il est déjà mort deux fois, de le faire renaître une nouvelle fois ?
10:07 Bien sûr, très différemment, et dans quelque chose qui ne ressemble pas tout à fait au Nautilus.
10:14 C'est ça qui est intéressant, c'est de le faire renaître, parce que c'est véritablement ça.
10:18 Il y a donc cette explosion de l'île Lincoln, et on voit au tout début de votre album,
10:24 le capitaine Némo s'interroger "tous mes amis reposent au fond des mers, je voulais y reposer moi aussi".
10:29 Mais alors, comment suis-je arrivé ici ? Par quel miracle ai-je été arraché à la mort ?
10:35 Et quel est cet animal pourchassé comme nous l'étions nous-mêmes ?
10:39 C'est ça le parallèle, c'est-à-dire que le capitaine Némo, je vais tracer l'histoire dans les grandes lignes,
10:45 mais il est donc dans ce sous-marin, un sous-marin qui éprône les bateaux anglais au large des côtes.
10:53 Et il y a une expédition qui est montée pour, évidemment, exterminer cet animal.
10:59 Ce bateau va couler, et le capitaine Némo va recueillir le trio qui est dans cette expédition, au sein de ce fameux Nautilus.
11:09 C'est la partie de ce personnage qui est intéressante.
11:12 Et là, il renaît, mais pas en tant que personnage principal, si je puis dire.
11:19 Le personnage principal de votre nouvel album, c'est tout de même ce Nautipulpe,
11:24 cet animal, cette machine, ce mélange entre les deux, qui va raconter l'histoire.
11:31 Oui, tout à fait. C'est l'objet auquel François Scuyton travaillait depuis longtemps,
11:37 avant de réaliser ses grands dessins qui m'ont fasciné et ébloui.
11:41 Il s'agissait, pour la ville d'Amiens, de faire vivre la présence et la mémoire de Jules Verne
11:49 d'une façon dynamique et sensible. Que Jules Verne ne soit pas un simple label que l'on accole à ceci, à cela,
11:56 que tout devient Jules Verne, et finalement, Jules Verne est absent.
11:59 C'est le faire vivre dans la cité.
12:01 Le faire vivre dans une ville où il a écrit l'essentiel de son œuvre,
12:05 où il est l'un des grands hommes de la ville, si pas le grand homme.
12:12 François travaillait avec le sculpteur Pierre Mater à un projet d'abord sur le parvis de la gare,
12:19 et puis qui va se déplacer peu à peu.
12:21 Il a cherché des images dans l'œuvre à prolonger, avant d'en arriver, à force de croquis,
12:29 à cette fusion du nautilus, de la machine sous-marine, et du poulpe.
12:36 On se souvient peut-être de cette scène à la fin de "Bain milieu sous les mers",
12:40 qui est une des scènes les plus mémorables du combat,
12:44 digne des travailleurs de la mer de Victor Hugo,
12:47 du combat entre le poulpe géant et le nautilus.
12:52 L'animal arrive à s'introduire.
12:55 Il emporte l'un des marins et on le combat à coup de hache.
13:01 Ici, c'est une sorte de figure réconciliatrice qu'il y a,
13:04 puisqu'il y a une greffe, un hybride qui se crée entre la machine et l'animal.
13:10 On sait aujourd'hui, un documentaire remarquable des livres, des recherches scientifiques,
13:14 on sait aujourd'hui à quel point les poulpes sont des animaux tout à fait extraordinaires
13:19 et doués d'intelligence, notamment d'une intelligence diffuse,
13:23 puisque une partie des capacités cognitives est dans la tête.
13:28 Mais chaque tentacule est porteur aussi d'autonomie et de savoir et de capacité d'action,
13:39 de capacité de relation et d'apprentissage dans la vie assez courte de ces animaux.
13:45 Et donc, cette greffe donne naissance à un hybride,
13:51 comme notre livre, par certains côtés, est lui aussi un hybride.
13:55 Et effectivement, le capitaine Nemo, qui est un personnage de puissance et de maîtrise chez Jules Verne,
14:01 qui est un démiurge avec sa face noire et sa face bienveillante,
14:07 le personnage là qui renaît peu à peu, qui semble émerger d'un long combat, d'un long sommeil, d'un long coma,
14:18 peu à peu reprend conscience, mais il comprend très vite qu'il n'est plus le maître des éléments
14:26 et que ce Naughty Pulp le conduit où il veut, l'emmène dans une étrange odyssée
14:30 à travers le monde des cités obscures sans savoir vers où il va.
14:34 Et puis, à la fin, il se sentira aimanté vers quelque chose et trouvera la force de sortir du Naughty Pulp.
14:42 Nous avons voulu faire jouer ces deux forces,
14:45 mais je dirais que si le capitaine Nemo était le maître du Nautilus,
14:50 s'il était le dieu bienveillant de l'île mystérieuse,
14:54 ici, il est emporté par quelque chose de beaucoup plus fort et plus puissant que lui.
15:01 On ne dira évidemment pas où il arrive, mais c'est à découvrir dans cet album.
15:06 Sur la forme, vous en avez dit un mot tout à l'heure,
15:08 on est très loin d'une bande dessinée très classique, comme on peut connaître,
15:12 avec une planche, des cases, des bulles.
15:15 On a des grands dessins, plein de pages, ceux de François Scoitone.
15:19 Et puis, sur la page de gauche, votre récit, votre histoire, les dialogues aussi, en quelque sorte ?
15:25 Oui, et puis un contrepoint avec une image plus petite,
15:28 puisque les grands paysages de François, il ne s'agissait pas pour moi de les décrire.
15:34 Donc, moi, je donne voix à ce capitaine Nemo, d'abord amnésique,
15:41 qui retrouve une partie de mémoire, qui essaye de comprendre sa situation.
15:47 J'établis un dialogue entre texte et image qui est très différent de celui qu'il y avait chez Jules Verne.
15:51 D'abord, chez Jules Verne, le texte est d'une grande ampleur et les images sont rares.
15:55 Chez nous, la proportion est inversée.
15:58 Et puis, il y a une part descriptive énorme dans les romans de Jules Verne,
16:01 particulièrement dans "20 milliers sous les mers",
16:03 alors qu'ici, je n'essaie à aucun moment de décrire les images, mais plutôt de les incarner.
16:10 Nemo est un personnage attachant et mystérieux,
16:15 parce qu'il porte en lui une force vengeresse.
16:19 Il a un côté "compte de Monte Cristo".
16:22 Et on ne sait pas très bien pourquoi, surtout dans "20 milliers sous les mers".
16:26 En effet, Jules Verne avait imaginé qu'il s'agissait d'un Polonais
16:30 dont la famille avait été massacrée par les Russes.
16:33 Mais Edsel, son éditeur, qui faisait des affaires importantes en Russie,
16:38 et qui a fait la fin en vendant les livres en français et en traduction,
16:41 s'est opposé tout de suite.
16:43 Et alors, la raison de la volonté de vengeance de Nemo demeure inconnue.
16:50 Et ce n'est que vers la fin de "l'île mystérieuse" que nous comprenons la chose.
16:55 Et là, c'est étonnamment moderne, puisqu'il s'agit en réalité d'un prince indien
17:01 qui lutte contre l'oppresseur, l'oppresseur britannique, le colonisateur.
17:06 Je ne vais pas dire que le capitaine Nemo est un précurseur de Gandhi,
17:10 parce qu'il use de méthodes violentes, mais en tout cas, il y a une dimension presque décoloniale
17:17 qui étonne chez l'auteur plutôt conservateur que pouvait être Jules Verne.
17:23 C'est une dimension très forte.
17:26 Et je crois que le capitaine Nemo a fasciné les lecteurs de l'époque
17:32 et garde une puissance que, par exemple, le personnage du scientifique embarqué dans "Va mille yeux sous les mers",
17:39 le professeur Aronax, paraît assez pâle.
17:44 À côté, Hitchcock disait autrefois "plus réussi est le méchant, meilleur est le film".
17:49 Mais là, vraiment, dans le cas de "Va mille yeux sous les mers", c'est tout à fait évident.
17:54 Cette part de méchanceté et certainement de noirceur est certainement moins forte dans notre récit
17:59 pour ce troisième temps des aventures de Nemo, il y a peut-être quelque chose de plus apaisé,
18:05 comme il y a cette réconciliation entre la machine et l'animal à travers la figure d'une outil de poulpe.
18:10 Moi, je ne m'explique pas, je n'ai pas d'explication raisonnée,
18:17 je ne peux pas vous donner une raison précise à cette inclination qui était la mienne dès l'enfance.
18:23 Ce que je sais, c'est que dès mon plus jeune âge, j'étais féru de bande dessinée
18:27 et je passais un temps très important à dessiner, à imiter le style de tel ou tel dessinateur
18:32 que j'avais pu découvrir dans mon enfance. C'est quelque chose qui me passionnait.
18:37 Parvenu à l'âge adulte, j'ai commencé à travailler dans une société, j'ai commencé à m'employer
18:42 et c'est au cours de cette période que j'en suis venu à la conclusion que la voie qui me correspondait,
18:48 que je souhaitais vraiment suivre, c'était celle de la bande dessinée.
18:51 - Hiro Taniguchi, grand bédéiste qui explique comment est-ce qu'il en est arrivé
18:57 à être l'un des maîtres de ce 9e art, ce qui nous interroge évidemment aussi,
19:04 Benoît Petter, sur votre parcours à vous. Une licence de philosophie,
19:08 l'École pratique des hautes études sous la direction de Roland Barthes
19:13 où vous préparez une thèse de sémiologie qui porte justement sur une bande dessinée
19:18 et vous analysez case par case les bijoux de la Castafior.
19:22 Comment on en arrive à analyser une bande dessinée à cette époque-là ?
19:28 - J'étais un étudiant un petit peu atypique, attiré par les lettres,
19:34 mais me méfiant un peu de l'enseignement des lettres.
19:37 J'avais bifurqué vers la philosophie qui me semblait apporter un complément de savoir.
19:42 Je n'étais pas tout à fait à mon aise non plus pour faire un travail de fin d'études classiquement philosophique
19:49 et j'ai eu la chance d'être accueilli par Roland Barthes tout à la fin du petit séminaire
19:54 qu'il tenait "Retournons à l'École pratique des hautes études"
19:58 et nous étions là un tout petit groupe de gens qui ne trouvaient pas vraiment leur place
20:04 dans les créneaux classiques et Barthes, qui n'était pas un grand lecteur de bande dessinée,
20:11 mais qui n'avait pas de préjugés, a accepté très vite mon approche.
20:17 Je pense que j'ai dû lui faire lire son premier album de Tintin, "Les bijoux de la Castafior",
20:21 mais il était plus intéressé par le regard qu'on portait sur la chose, par la démarche de l'étudiant,
20:26 que par l'objet qu'on choisissait.
20:29 Lui-même d'ailleurs avait cet éclectisme dans le choix des objets,
20:33 capable de parler de racines comme des mythologies contemporaines,
20:37 du Japon comme de la photographie ou du discours amoureux.
20:41 C'était une grande chance de commencer avec lui ce travail,
20:44 à une époque où la bande dessinée n'avait pas du tout droit de citer à l'université.
20:48 J'avais deux transgressions.
20:50 D'abord, Hergé était vivant, et c'était une époque où travailler sur un auteur vivant était un problème.
20:54 Et puis la bande dessinée ne pouvait être approchée que, je dirais, avec un angle sociologique,
20:59 c'est-à-dire le phénomène de la bande dessinée.
21:01 Pourquoi des débiles ou des semi-débiles s'intéressent-ils à cette sous-littérature ?
21:08 Or, évidemment, ce n'était pas du tout mon approche.
21:11 Moi, je pensais que l'œuvre d'Hergé était importante,
21:16 que "Les bijoux de la Castafior" était un grand livre qui méritait d'être analysé
21:20 comme on analyse un film, un tableau ou une œuvre littéraire.
21:23 C'est à ça que je m'employais. Je n'avais pas les outils.
21:26 Il y avait eu quelques publications, mais la littérature sur la bande dessinée était encore très réduite.
21:30 Et c'était excitant. Je me souviens à l'époque qu'une des raisons qui m'avaient fait choisir cet album,
21:35 c'était de me dire que la bibliographie était extrêmement réduite.
21:38 Je ne vais pas perdre mon temps en regardant la littérature du sujet.
21:42 Je vais devoir travailler moi-même et forger les instruments.
21:47 Aujourd'hui, la malheureuse qui travaille sur Hergé se trouve avec une bibliographie pléthorique
21:52 de 600 publications et d'autant de mémoires et de thèses.
21:57 La situation s'est totalement inversée.
22:00 J'ai vu, en une bonne quarantaine d'années, le regard sur la bande dessinée changer.
22:07 La bande dessinée elle-même se modifiait profondément.
22:11 C'était assez fascinant. Au fur et à mesure, on se dit
22:14 que peut-être que moi qui venais plus de la littérature,
22:17 qui avais commencé à publier chez Minouillet,
22:21 j'avais fait le pari qu'il y avait quelque chose à faire dans la bande dessinée.
22:25 Ça réunissait à la fois ma passion pour Hergé et mon amitié avec François Skuyten,
22:29 l'envie de bâtir quelque chose ensemble.
22:32 L'évolution de la bande dessinée, l'évolution de la réception de la bande dessinée,
22:36 d'une certaine façon, a confirmé cette première intuition.
22:39 Je suis heureux et fier d'avoir été le contemporain de tant de modifications
22:44 de ce qu'on appelle aujourd'hui et de ce qu'on peut appeler raisonnablement le 9e art.
22:48 - Parce que la bande dessinée, à cette époque-là, et encore pendant longtemps,
22:52 ça a été quelque chose peut-être de l'enfance.
22:56 Hergé, par exemple, Tintin, ça reste peut-être un souvenir d'enfance pour beaucoup.
23:02 Est-ce qu'on est dans la même caractéristique que ce qu'on appelle aujourd'hui
23:09 la littérature jeunesse à l'époque ?
23:11 C'est-à-dire quelque chose un peu de...
23:13 Sur le côté, c'est bien gentil, c'est là, ça nous amuse, ça nous divertit,
23:16 mais ce n'est pas sérieux.
23:18 - Ce lien à l'enfance est essentiel et contribuait beaucoup, effectivement,
23:24 au dédain que certains avaient.
23:26 Ça nous ramène d'ailleurs à Jules Verne,
23:28 qui a bâti une des œuvres les plus solides de la fin du 19e siècle,
23:32 mais qui était regardée de façon assez méprisante
23:35 pour la plupart des écrivains de son temps.
23:37 Et on l'a dissuadée à deux reprises de présenter sa candidature à l'Académie française.
23:42 La candidature n'a même pas été examinée.
23:44 Peut-être à cause du mélange images-texte,
23:47 peut-être à cause du grand succès qu'il avait,
23:50 peut-être à cause de cette part d'enfance.
23:52 Et c'est vrai que pour Hergé, pour Goscinny,
23:55 pour d'autres auteurs de cette période,
23:57 il a fallu subir cette non-lecture.
24:00 On voit quelquefois des émissions où Hergé était invité,
24:03 des émissions grand public,
24:05 et on ne le traite pas avec le respect que méritait déjà son œuvre,
24:11 on le prend un peu pour un amuseur.
24:14 Mais cette part d'enfance est très importante.
24:17 Et je ne la renie pas du tout.
24:19 Si je n'avais pas lu et relu, enfant,
24:22 les aventures de Tintin et bien d'autres bandes dessinées,
24:25 celles de Franquin, de Jacobs,
24:29 d'Uderzo, Goscinny et de bien d'autres,
24:32 je n'aurais pas avancé de la même façon.
24:34 Et les grands auteurs que nous avons vus,
24:37 les grands auteurs que nous avons connus,
24:39 les Druillet, les Moebius, les Tardis, etc.,
24:42 les Claire Brétéchet, etc.,
24:45 n'auraient pas pu développer leur œuvre
24:47 s'ils n'avaient pas été nourris dès l'enfance par cette bande dessinée.
24:50 Il se trouve que les lecteurs grandissants,
24:54 mûrissants, ont eu peut-être envie d'autres thèmes,
24:58 d'autres styles, se sont ouverts à d'autres aspects
25:03 de ce que permettait ce langage
25:05 qui n'était pas voué strictement à l'amusement
25:09 ni à la petite enfance.
25:11 Mais bien sûr, quand nous relisons une grande œuvre comme celle d'Hergé,
25:14 nous savons que déjà, elle peut être lue à tous les âges
25:17 et réserve bien des surprises.
25:18 - Ça fait deux fois que vous utilisez ce verbe,
25:20 alors je vous arrête, Benoît Peters.
25:22 Lire et relire, c'est aussi ça la caractéristique
25:26 d'une bande dessinée peut-être.
25:28 - Et regarder bien sûr, mais lire, c'est aussi lire l'image.
25:31 - On y revient, je veux dire.
25:32 C'est un objet auquel on revient, et éternellement presque.
25:36 On peut y revenir autant qu'on veut.
25:38 - C'est fondamental.
25:39 C'est fondamental, c'est la justification peut-être
25:41 d'avoir une bibliothèque de bande dessinée.
25:43 C'est de penser qu'à la première lecture, tout ne s'y puisse pas.
25:46 Quelquefois, nous courons vite parce que l'histoire est passionnante.
25:49 Nous survolons le dessin d'une certaine façon.
25:51 Nous glissons de case en case et de page en page.
25:54 Or, quand vous avez un bel album, un album puissant
25:58 dans votre bibliothèque, vous y revenez.
26:00 Vous y revenez pour une lecture à un autre âge, à un autre moment.
26:03 Mais vous y revenez aussi parfois pour de l'arrêt sur image
26:06 et pour des séquences qui vous ont particulièrement fappé.
26:09 Et je crois que tout le travail que j'ai développé
26:11 avec François Skuyton dans "Les sites obscurs"
26:13 repose sur cette idée de la relecture.
26:15 D'en donner plus qu'on ne peut voir lors d'un premier parcours
26:22 et évidemment de glisser, de cacher toutes sortes de petits détails
26:27 qui peuvent être narratifs ou visuels et qui frappent
26:31 lorsqu'on reprend l'album.
26:34 Sinon, la lecture s'épuiserait comme ça très rapidement.
26:37 Ce serait un produit de pure consommation.
26:39 Longtemps, les auteurs ont travaillé très longuement,
26:42 très patiemment sur ces pages.
26:45 Et certains, s'ils ne sont pas analphabètes,
26:49 sont ce que j'avais appelé à un moment un néologisme
26:52 peut-être un peu audacieux, des "aniconets",
26:54 c'est-à-dire des analphabètes de l'image.
26:56 Et ne voient pas tout ce qu'une image peut proposer,
26:59 tout ce qu'une image peut raconter.
27:01 Donc la bande dessinée, ce n'est pas un mélange
27:05 de texte et de dessin.
27:09 C'est une forme synthétique qui les unit
27:11 d'une façon tout à fait spécifique et forte.
27:14 - Il faut nous en dire plus sur votre rôle de scénariste
27:16 parce que souvent la bande dessinée,
27:18 pour le plus grand nombre, ce sont les dessins, effectivement.
27:21 C'est celui qui dessine, qui met la couleur,
27:24 qui donne vie au personnage, qui les fait apparaître.
27:27 Mais le scénariste, il intervient comment ?
27:30 Comment il fait pour souligner l'image,
27:32 pour faire parler l'image sans la décrire ?
27:35 - Oui, il y a une alchimie très particulière.
27:38 Je dirais que dans mon cas, c'est toujours
27:40 une collaboration extrêmement étroite
27:42 avec le dessinateur ou la dessinatrice.
27:44 Quand j'ai travaillé avec Françoise Keighton,
27:46 avec Frédéric Boillet, plus récemment avec Aurélien Aurita
27:49 pour "Comme un chef", je change de méthode.
27:52 Je m'adapte à la personne.
27:54 J'écris avec et j'écris pour.
27:56 Je n'ai jamais eu de scénario de bande dessinée
27:58 tout près dans un tiroir.
28:00 Et quand il m'est arrivé de travailler avec une photographe,
28:02 Marie-Françoise Plissart,
28:04 de travailler avec le cinéaste Raoul Ruiz
28:06 pour certains projets,
28:08 c'était toujours dans cette dynamique particulière.
28:11 Donc, Françoise Keighton, dans le cas des "Cités obscures",
28:14 il est pleinement co-scénariste.
28:16 Nous rêvons cet huit d'hiver ensemble,
28:18 nous le mettons en scène ensemble.
28:20 On aventure assez loin sur le terrain de l'image,
28:22 suggérant des cadrages, des mises en page,
28:24 prenant parfois la pause pour un personnage.
28:26 Mais Françoise intervient extrêmement fortement
28:30 dans le récit
28:32 et ne peut dessiner que ce qui lui convient
28:34 et lui correspond.
28:35 C'est encore plus le cas dans "Le retour du capitaine Nemo"
28:37 puisque là, tout est parti de l'image.
28:40 Donc, je ne conçois pas le scénariste
28:43 comme un écrivain
28:45 qui proposerait quelque chose de complet
28:47 qu'il s'agirait ensuite de mettre en image.
28:49 Mais comme quelqu'un qui impulse du désir,
28:53 pense au médium,
28:55 en même temps qu'il construit une histoire
28:57 et qu'il écrit des dialogues.
28:59 Donc, c'est vraiment un rôle
29:01 qu'il faut chaque fois réinventer.
29:03 Et vraiment, dessinateur après dessinateur,
29:06 je bouleverse la façon de faire.
29:09 Et même à l'intérieur d'une collaboration
29:11 avec une même personne,
29:12 j'ai tendance à remettre à chaque fois
29:14 les compteurs à zéro.
29:16 J'ai extrêmement peur,
29:17 j'ai toujours eu très très peur
29:19 du côté un peu directif et mécanique
29:22 que le scénariste pourrait avoir
29:24 par rapport au dessinateur.
29:26 Je me méfie de la production lourde et trop nombreuse.
29:31 Je me méfie des séquelles,
29:34 des reprises de toutes sortes,
29:37 des remixes.
29:38 Je crois que chaque album doit avoir sa nécessité
29:41 parce que le temps de réalisation
29:42 est quelque chose d'extrêmement long
29:45 pour beaucoup de dessinateurs.
29:47 Et que s'il n'y a pas une énergie graphique
29:49 dans chaque page,
29:50 alors on arrive à quelque chose de très mécanique.
29:53 - Et on peut donc passer du temps
29:54 et revenir sur une même image.
29:56 - Oui, mais nous discutons à perte de vue
30:00 et parfois même, nous discutons autour et à côté.
30:03 Et c'est comme cela que les choses
30:04 les plus intéressantes peuvent naître.
30:05 - La magie de cette collaboration aussi,
30:08 c'est d'imprimer des images.
30:11 Effectivement, on se souvient dans tel album
30:13 de cette image, de cette action,
30:15 de ce renversement dans l'histoire,
30:17 mais aussi des images qui parfois
30:19 ne sont pas dans la bande dessinée
30:21 que vous avez créée.
30:23 - Tout à fait.
30:24 La bande dessinée est un art de l'ellipse.
30:26 C'est un art de l'entrecase.
30:29 Et très souvent, il nous est arrivé
30:31 dans des rencontres avec des lectrices,
30:33 des lecteurs,
30:34 qui disaient "Mon image préférée dans "La Tour",
30:37 c'est ceci."
30:38 Et en fait, ils décrivaient une image
30:39 qui était faite de cinq ou dix images,
30:41 mais qui comme telle n'existait pas.
30:44 Et c'est très intéressant,
30:46 ce travail tout à fait particulier
30:48 qui peut exister,
30:50 qui consiste à créer une sorte d'image virtuelle,
30:53 et bien sûr aussi une page de bande dessinée.
30:56 C'est tout autre chose qu'une addition
30:57 de petites cases.
30:58 Une page de bande dessinée,
31:00 c'est une façon de mettre des accents,
31:02 de créer des rythmes,
31:03 de faire circuler la lumière,
31:05 d'être parfois bavard et parfois silencieux.
31:08 C'est tout un travail
31:10 que certains dédaignent
31:11 parce qu'ils ne le regardent pas de près,
31:14 mais qui moi m'a passionné.
31:16 Évidemment, ce travail est très différent
31:18 du travail solitaire d'un écrivain,
31:21 et très différent aussi du travail
31:23 d'un pur illustrateur ou d'un peintre.
31:25 Et un écrivain qui vient vers la bande dessinée,
31:28 quelquefois vient avec l'idée
31:29 qu'il faudrait protéger le plus de ses mots possible.
31:32 Certains écrivains rêvent d'adapter un de leurs romans,
31:35 ce qui généralement ne donne pas
31:37 de très bons résultats.
31:38 Je crois qu'on n'est jamais meilleur
31:39 que quand on travaille spécifiquement
31:41 pour ce que la bande dessinée permet,
31:43 et non pas la bande dessinée en tant que telle,
31:45 mais tel ou tel style de bande dessinée,
31:47 tel ou tel style de dessin.
31:49 - Benoît Peters, vous avez occupé jusqu'à récemment
31:51 la chaire de la création artistique
31:52 au Collège de France.
31:53 C'était jusque il y a quelques mois,
31:55 c'est terminé, ça y est ?
31:56 - Oui, c'était une chaire d'un an,
31:57 donc elle peut être ré-attribuée
31:59 à un cinéaste, à un musicien, à un architecte.
32:01 - Et en tout cas, vous avez donné
32:03 cette lettre de noblesse à la bande dessinée
32:05 en la faisant entrer dans ce Collège de France,
32:07 en revenant sur son histoire aussi,
32:09 sur comment la bande dessinée est créée,
32:12 comment on invente ce concept de récit,
32:15 de texte et d'image, effectivement.
32:18 Comment vous voyez le métier, aujourd'hui,
32:23 de créateur de bande dessinée ?
32:25 Il y en a énormément.
32:27 Chaque année, des milliers de titres qui sortent.
32:29 Un livre sur quatre vendu en France,
32:33 aujourd'hui, est une bande dessinée.
32:36 Comment vous faites le constat
32:38 de ce qu'est aujourd'hui ce secteur ?
32:40 - Alors, il y a eu beaucoup d'évolutions,
32:43 certaines très positives, d'autres moins.
32:45 La bande dessinée est passée,
32:48 en une cinquantaine d'années,
32:49 du monde de la presse à celui du livre.
32:51 Ça lui a donné une forme de respectabilité plus grande.
32:57 Ça a permis le développement de ce qu'on appelle,
32:59 avec plus ou moins de bonheur,
33:00 le roman graphique,
33:02 qui est entré dans les librairies générales,
33:05 là où parfois la bande dessinée avait moins sa place.
33:09 La bande dessinée s'est considérablement féminisée,
33:12 si tu es dans le monde d'hommes.
33:14 - Vous avez cité Claire Brétéchy tout à l'heure.
33:16 - Oui, mais aujourd'hui, nous pouvons citer
33:18 des dizaines de créatrices remarquables.
33:20 Environ un tiers des auteurs, aujourd'hui,
33:24 sont des autrices.
33:25 Ça a apporté beaucoup dans le renouvellement des thèmes,
33:29 dans l'élargissement du public,
33:30 parce que c'était quand même plutôt une lecture masculine.
33:34 La bande dessinée a gagné en diversité dans les thèmes,
33:37 elle a gagné en diversité dans les styles graphiques,
33:39 dans les styles narratifs.
33:40 Ce qui est un peu plus difficile aujourd'hui,
33:43 c'est cette surabondance de titres,
33:45 parfois mal défendus, parfois invisibles,
33:49 ce qui conduit à une précarité grandissante
33:52 des auteurs et des autrices.
33:54 Sujet dont je me suis pas mal occupé,
33:55 puisqu'avec quelques autres auteurs,
33:58 nous avions lancé les états généraux de la bande dessinée,
34:00 on a essayé de faire bouger les choses.
34:02 Il y a une euphorie du marché en termes globaux,
34:06 des chiffres impressionnants,
34:07 comme celui que vous citiez,
34:09 un livre sur quatre vendu,
34:10 peut-être encore plus d'ailleurs de livres lus,
34:13 sont des bandes dessinées,
34:14 mais en même temps, une paupérisation
34:17 qui fait craindre pour ce qui est aussi un métier.
34:21 Car la bande dessinée, si elle a un aspect artistique,
34:23 a aussi un aspect artisanal,
34:25 et cet aspect artisanal suppose du temps.
34:28 Donc là, il y a une réflexion à avoir,
34:30 je n'ai pas toutes les solutions,
34:32 mais il est certain que beaucoup d'albums remarquables
34:35 aujourd'hui ne trouvent pas leur place.
34:38 Il y a ce phénomène des reprises de héros
34:40 que nous avons évoquées en quelques mots,
34:42 et qui, quelquefois, occultent
34:45 les créations les plus brillantes et les plus audacieuses.
34:48 Quand Hergé, Franquin, Uderzo, Goscinny et d'autres
34:51 ont créé leurs héros,
34:53 ces héros étaient parfaitement contemporains.
34:56 Ils exprimaient la réalité des années 50 ou 60 à merveille.
35:01 Ils parlaient du monde.
35:03 Aujourd'hui, la reprise des héros est parfois
35:05 un phénomène nostalgique et mercantile.
35:08 Nostalgie et mercantilisme se mélangent,
35:11 c'est-à-dire qu'il y a ce petit plaisir de la retrouvaille,
35:13 et en même temps, il y a l'exploitation,
35:15 parfois forcenée, d'une licence.
35:17 Je plaide pour qu'on tourne le regard,
35:20 y compris du côté de la critique et des médias,
35:23 vers les œuvres vraiment novatrices,
35:25 et pas simplement vers ces produits
35:28 qui, quelquefois, même s'il y a des exceptions heureuses,
35:31 ramènent la bande dessinée aux anciens préjugés à son égard.
35:37 Il y a vraiment une sorte d'âge d'or créatif aujourd'hui.
35:40 Les albums remarquables sont trop nombreux
35:42 pour qu'on puisse les lire, même moi qui suis dans le milieu.
35:45 Mais cet âge d'or créatif ne se traduit pas
35:48 tout à fait dans la réalité quotidienne des auteurs et des autrices.
35:52 - Merci beaucoup, Bono Peters, d'être venu dans les Midi de Culture.
35:55 Je rappelle que vient de paraître chez Casterman un nouveau tome,
35:58 donc des cités obscures, avec votre ami le dessinateur François Scoilton.
36:02 Ça s'appelle "Le retour du capitaine Nemo".
36:05 Avant de terminer, on termine toujours cette émission en musique.
36:08 Alors nous avons sélectionné deux chansons,
36:10 l'une en référence au capitaine Nemo,
36:13 l'autre en référence à Little Nemo.
36:16 Vous devez donc choisir entre "Capitaine" ou "Little",
36:19 que préférez-vous découvrir ?
36:21 - On a beaucoup parlé du "Capitaine",
36:23 donc parlons de "Little Nemo" de Winsor MacKay, une oeuvre merveilleuse.
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37:35 - Hey, Little Boy, "One Million Dollars, War Babies",
37:42 voilà cette chanson que nous avons choisie pour vous.
37:44 Merci beaucoup Manuel Peters d'être venu dans les Médis de Culture.
37:47 Une émission préparée par Aïcha Tsuendoï,
37:49 Anna Isisberg, Cyril Marchand, Zora Vignet,
37:51 Laura Dutèche-Pérez et Manon Delassalle.
37:53 L'émission est réalisée ce midi par Nicolas Berger et à la prise de Soiraphel Rousseau.
37:57 Belle journée, à demain !

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