Gaspard Koenig : "Dans l'écologie, il y a une tension très forte entre planification et décentralisation"

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Gaspard Koenig, philosophe, écrivain et auteur de "Humus" (Éditions de L'Observatoire) est l'invité de France Inter. Dans ce roman, deux étudiants d'AgroParisTech deviennent très amis autour d'une passion commune pour sauver le monde et surtout les vers de terre. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-02-novembre-2023-4844043

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00:00 Et Marion Lourds, vous recevez ce matin un ex-candidat putatif à la présidentielle,
00:04 c'est vrai, vous aviez eu l'intention de vous lancer, il est surtout philosophe et
00:08 romancier.
00:09 Et multi-sélectionné pour les prix littéraires de la rentrée pour son roman "Humus",
00:12 récit du parcours de deux étudiants à Agro-Paris Tech, qui chacun à leur manière essayent
00:17 de remédier au déclin de la planète avec comme outil les vers de terre.
00:21 Bonjour, Gaspard Koenig.
00:22 Bonjour.
00:23 Vous êtes philosophe, éditorialiste, essayiste, vous avez écrit par exemple un essai intitulé
00:26 "Simplifions-nous la vie", des ouvrages consacrés à la philosophie.
00:28 Comment on passe de ça au vers de terre ?
00:30 D'abord, le roman, c'est par là que j'ai commencé.
00:34 Ensuite, je trouve que l'écriture, c'est toujours de l'écriture et qu'on écrive
00:38 des romans, des pièces de théâtre, des essais.
00:41 Il faut toujours faire attention au style, il faut toujours donner un récit, il faut
00:44 toujours donner une narration.
00:45 Et si je suis revenu au roman pour me confronter à la question écologique et de la biodiversité
00:51 à travers le vers de terre, parce que c'est une question tellement complexe que finalement
00:54 le roman est plus honnête parce qu'il n'apporte pas de réponse définitive.
00:58 Il propose des choix, des options.
01:00 Il met en l'occurrence les deux héros et leurs idéaux face aux complexités, aux
01:06 ambiguïtés de l'existence.
01:07 Et il ne cherche pas à faire une démonstration.
01:11 Et quelque part, c'est à la fois plus dur et franchement aussi beaucoup plus agréable
01:16 quelque part à fabriquer.
01:18 Et ça m'encourage à continuer dans cette veine créative.
01:23 L'expression revient plusieurs fois dans votre livre.
01:26 Elle devient même un slogan, un argument de vente pour un des deux anciens étudiants
01:30 protagonistes du roman.
01:31 Les vers de terre vont sauver le monde.
01:33 Qu'est-ce que ça veut dire ?
01:34 Ça veut dire que pour rentrer dans l'écologie, il faut une porte quelque part.
01:39 Chacun choisit sa porte.
01:40 Il y en a qui sont très angoissés par la montée des eaux, d'autres par la disparition
01:45 des insectes, par la disparition des ours polaires.
01:47 Et moi, ma porte d'entrée personnelle, ça a été le vers de terre.
01:50 Je ne sais pas pourquoi, mais je les ai découverts en bêchant mon potager d'où je reviens
01:55 hier soir.
01:56 Et j'ai commencé à me documenter, à m'enseigner, à lire les quelques livres.
02:00 Il n'y en a pas beaucoup qui leur ont été consacrés.
02:02 J'ai découvert leur importance absolument vitale pour l'ensemble des écosystèmes,
02:07 pour la vie sur Terre.
02:08 Ce n'est d'ailleurs pas moi qui le dis, mais Darwin qui avait consacré son dernier
02:11 ouvrage au vers de terre.
02:12 Il avait passé des années à les étudier.
02:14 Il y en a énormément.
02:15 Ils pèsent plus lourd que tous les humains et les éléphants de la Terre réunis.
02:18 On dit que c'est la première biomasse sur Terre, plus de 2 ou 3 tonnes à l'hectare
02:23 sur une terre saine.
02:24 Et effectivement, ils ont la fonction même presque métaphysique de transformer la mort
02:28 en vie.
02:29 C'est-à-dire que toutes les feuilles mortes qui tombent, tous les cadavres d'animaux,
02:32 sont peu à peu recyclés par le sol, par les lombriques, mais aussi par tous leurs
02:36 camarades, les bactéries, les champignons.
02:38 Tout ça, ils les décomposent en petits éléments biogènes qui nourrissent les plantes et qui
02:44 permettent à la vie de refleurir.
02:46 Le sol est une espèce de grande machine à apporter la vie là où il y avait de la
02:50 mort.
02:51 En revanche, quand on tue le sol, quand on l'assèche, quand on l'appauvrit...
02:54 - Qu'est-ce qui est le problème d'un de vos protagonistes, Arthur ?
02:57 - Quel est le problème de nos pays en général ?
02:59 Puisque dans les champs cultivés en conventionnel, vous avez moins de 80% de vers de terre, de
03:03 biomasse.
03:04 Et donc, le sol n'a plus sa fonction fertilisatrice.
03:09 Ça devient simplement une planche sur laquelle on verse des intrants et on récupère des
03:13 sortes de plantes.
03:14 Ce n'est pas un roman écologique qui veut faire...
03:18 Parce que c'est le point d'entrée, c'est le point de départ.
03:20 Je pense qu'on est tous d'accord maintenant.
03:21 Et quelque part, la question du sol, elle est à la fois fondamentale et elle est simple.
03:25 Un sol vivant, c'est bien.
03:27 Un sol mort, c'est notre mort à tous.
03:29 Parce que quand il n'y a plus d'humus, il n'y a plus d'humains.
03:31 Étymologiquement, c'est là dont on vient.
03:32 Et quand on dit qu'on veut sauver la planète, en fait non, on veut sauver juste cette fine
03:35 couche de terre de quelques centimètres, dizaines de centimètres, qui est si fine,
03:40 qui est si fragile et qui accomplit ce miracle de produire la vie.
03:45 Donc le roman, c'est à partir de là, c'est le point de départ.
03:50 Qu'est-ce qu'on fait ?
03:51 Et ensuite, le ver de terre est une parabole pour l'action écologique en général.
03:54 Voilà, il y aura celui qui fera des lombrés composteurs et puis celui qui va essayer de
03:57 réintroduire des vers de terre dans sa terre à Saint-Firmin, dans son village de Saint-Firmin.
04:01 Vous avez fait beaucoup de déplacements pour la promotion de ce livre, Gaspard Koenig.
04:05 Quel accueil vous recevez de la part du public et notamment des jeunes qui sont réputés
04:08 sensibles à la cause écologique ?
04:10 Oui, on me demande souvent combien de pourcentages de matière sèche ou humide il faut mettre
04:16 dans son compost.
04:17 Donc j'avoue que j'atteins aussi les limites de compétence que j'admets très volontiers.
04:24 Je pense que c'est surtout la génération des 25-40 ans qui est très touchée par le
04:30 thème du livre parce que finalement, ce sont des gens qui sont en train constamment d'hésiter,
04:35 de voguer entre mes deux héros.
04:36 Vous l'avez dit, Kevin, il choisit ou il se laisse, on choisit pour lui, mais peu
04:41 importe.
04:42 La voie du capitalisme vert, il pense qu'à coup d'investissement, à coup de capital
04:48 bien orienté, on peut construire des entreprises vertueuses, on peut faire du scale-up comme
04:52 ils disent et puis on peut faire des grands vermicomposteurs géants pour produire du
04:57 terreau pour toute l'agriculture française.
04:59 Et puis l'autre, il est plus politique et il devient un néo-rural très radicalisé.
05:06 Il y a beaucoup de gens qui hésitent aujourd'hui entre ces deux figures.
05:10 Moi, je rencontre énormément de lecteurs qui bifurquent ou dont les enfants ont bifurqué,
05:14 qui sont polytechniciens et qui se mettent à faire un élevage de brebis.
05:18 Et je pense que cette tension entre les deux héros, on ne sait pas d'ailleurs s'ils
05:23 vont pouvoir se réconcilier puisque évidemment quand on prend des voies aussi différentes,
05:27 l'amitié devient plus incertaine.
05:30 C'est quelque chose que beaucoup de gens vivent aujourd'hui, de ma génération je
05:34 dirais.
05:35 Et pas des plus jeunes ?
05:36 Les plus jeunes, je pense qu'il y a une question moins de génération qu'une question
05:39 d'âge.
05:40 Je pense que quand on a 15 ans, le compost c'est quelque chose quand même d'encore
05:44 assez lointain.
05:45 D'accord.
05:46 Et vos deux héros dont vous décriviez les parcours, chacun est confronté finalement
05:49 à l'échec d'une certaine façon.
05:52 C'est désespéré cette cause écologique aujourd'hui ?
05:53 Non, parce que je ne vais pas révéler le dernier chapitre du livre, mais pour moi le
05:57 dernier chapitre, il est assez galvanisant, assez optimiste.
06:00 Quelque part, c'est un roman d'apprentissage.
06:02 Les héros ont des grandes illusions.
06:04 Au 19e siècle, dans les romans d'apprentissage, les illusions, ça pouvait être l'amour,
06:08 la gloire militaire.
06:09 Là, cette illusion, cette quête, c'est sauver la planète.
06:13 Et forcément, dans un roman d'apprentissage, on est confronté à la réalité agronomique,
06:18 juridique, sociale, que j'ai voulu aussi précise que possible pour vraiment ancrer
06:21 ce roman dans la France d'aujourd'hui.
06:24 Et donc forcément, on a des illusions.
06:26 Et effectivement, dans leurs grands projets, il se peut qu'ils échouent.
06:29 Mais je pense que la leçon du livre, à la fin, c'est que dans leurs petites actions,
06:33 ils réussissent et ils réussissent presque au-delà de leurs espérances.
06:36 On ne va pas tout dévoiler, mais quand on vous lit, on a l'impression que la cause
06:39 écologique, en tout cas, vous tient à cœur.
06:41 Et en même temps, vous êtes un vrai libéral, vous êtes opposé aux normes trop nombreuses.
06:44 C'est compatible ? On peut défendre l'environnement et les vers de terre et ne pas être d'accord,
06:49 par exemple, avec la loi zéro artificialisation nette qui va être mise en place prochainement.
06:53 En l'occurrence, je suis parfaitement d'accord avec cette loi.
06:55 C'est un exemple.
06:56 Oui, oui, oui.
06:57 Mais il y a une tension très forte et cette tension, c'est un peu la mission des intellectuels
07:02 aujourd'hui de la résoudre.
07:03 Mais je pense que philosophiquement, nature et liberté, ce sont deux concepts qui vont
07:07 très, très bien ensemble et de manière très intuitive.
07:10 Quand vous vous promenez en forêt, vous vous sentez libre, vous vous sentez plus libre que
07:14 quand vous avez un million de choix devant votre écran d'ordinateur et que vous surfez
07:18 sur Amazon.
07:19 Donc, quitte à accepter des contraintes pour la préserver, cette forêt.
07:21 Mais en fait, je pense que ça va beaucoup passer, un, par la réforme existentielle,
07:26 individuelle et deux, par la décentralisation.
07:29 Et là, dans l'écologie, on voit naître quand même une tension très forte entre
07:32 la planification d'un côté en disant "vous inquiétez pas, de toute façon, c'est l'État
07:36 qui va résoudre le sujet" et la décentralisation.
07:38 La décentralisation est au cœur de l'écologie politique depuis sa naissance au milieu du
07:42 19e siècle.
07:43 Et donc, la seule issue n'est pas, alors on ne va pas tout révéler, mais il y a une
07:46 révolution dans votre livre, la seule issue n'est pas la mobilisation, parfois violente,
07:52 en tout cas l'action écologiste, comme on peut l'observer par exemple avec des
07:55 ZAD dans le Tarn autour de la 69 qui essaie de se mettre en place.
07:59 Évidemment, j'ai beaucoup observé cette action pour écrire mon livre.
08:02 D'ailleurs, on parlait de génération.
08:03 Dans le livre, j'imagine que la génération suivante, c'est-à-dire la génération
08:06 qui a peut-être 12 ans aujourd'hui, va dire à ses aînés "écoutez, l'action
08:10 de désobéissance civile, c'est bien gentil, mais maintenant, il faut passer au stade
08:12 supérieur, au stade de l'action directe, quasiment du terrorisme".
08:16 Je ne dis pas que je l'appelle de mes voeux, mais je la comprends, j'en suis la logique
08:20 et je ne tranche pas entre le capitalisme vert et cette forme de radicalisation.
08:26 Pour les deux, j'ai beaucoup d'empathie et d'amitié pour mes deux héros, mais
08:31 je montre jusqu'où la situation peut dégénérer si nous ne prenons pas le sujet au sérieux,
08:36 si nous ne sauvons pas nos amis les vers de terre.
08:37 Gaspard Koenig, auteur de Humus aux éditions de l'Observatoire en Lille pour plusieurs
08:41 prix, dont le Goncourt qui sera remis la semaine prochaine.
08:43 Merci d'être venu sur France Inter.

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