Frédéric Gros : "Le conflit ukrainien oblige l'Europe à se redéfinir une identité politique"

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Frédéric Gros, philosophe, professeur de pensée politique à Sciences-Po Paris, et auteur de "Pourquoi la guerre ?" (Albin Michel), est l'invité du Grand Entretien de 8h20 sur France Inter alors que la guerre en Ukraine entre ce 24 février 2023 dans sa deuxième année.

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Transcript
00:00 « Ukraine, 365 jours de guerre ». Matinal spécial sur France Inter, un an aujourd'hui,
00:07 jour pour jour, pardon, après le début de la guerre en Ukraine. L'invité du Grand
00:11 Entretien et philosophe, professeur de pensée politique à Sciences Po Paris, auteur de
00:15 « Pourquoi la guerre ? » chez Albain Michel. Question, réaction, amis auditeurs au 01.45.24.7000
00:23 et sur l'application de France Inter. Frédéric Gros, bonjour.
00:26 - Bonjour. - Et bienvenue sur Inter dans ce livre. En
00:30 vous appuyant sur Platon ou Karl Schmitt, Rousseau, Spinoza, Kant ou Hegel, vous cherchez
00:35 à penser philosophiquement la guerre. Il en va de ses formes réelles, le terrain de la
00:40 guerre, mais aussi de questions morales complexes puisqu'il s'agit dans la guerre, en dernière
00:45 instance, de tuer des hommes au risque d'être tués, au nom de valeurs transcendantes qui
00:50 permettent la mobilisation. Et puis cette interrogation vertigineuse, celle qui fait
00:55 le titre de votre livre « Pourquoi la guerre ? », on va y venir dans un instant. L'Ukraine
01:00 est évidemment au cœur de votre réflexion, elle est à la naissance de ce livre qui rappelle
01:05 quelle fut notre sidération il y a un an quand la Russie entame son offensive. Cette
01:13 sidération Frédéric Gros, l'avez-vous aussi éprouvée personnellement ?
01:17 - Oui, je dois dire que j'ai été complètement naïf, bluffé, stupéfait et je crois, comme
01:25 beaucoup de philosophes, parce que je manquais fondamentalement d'imagination comme capacité
01:30 de décentrement et pris quand même dans une espèce de cocon de paix, on va dire relatif,
01:37 etc. J'avais été incapable de mesurer à quel point la situation ukrainienne pouvait
01:43 représenter pour Moscou une espèce d'humiliation insupportable.
01:47 - Expliquez-nous, pourquoi dites-vous « humiliation » ?
01:50 - Humiliation au sens où le choix qui se présentait à l'Ukraine de rejoindre l'Europe
01:58 apparaissait comme une espèce de déni de grandeur pour la Russie.
02:05 - Alors ça, on va y venir, c'est justement toute votre réflexion sur pourquoi la guerre,
02:12 pourquoi un Etat entre en guerre. Le premier paradoxe que vous soulevez, qu'il y a un
02:17 moment, tout le monde dit, c'est le « retour de la guerre » et je pense avoir employé
02:21 cette expression plusieurs fois à ce micro. Or, dites-vous, la guerre ou les conflits
02:26 armés n'avaient jamais disparu. Donc, qu'est-ce qui s'exprimait là dans cette formulation ?
02:32 On cherchait à dire quoi ? Le retour de la guerre en Europe ? Le retour de la guerre
02:36 brutale, territoriale, à l'ancienne si j'ose dire ? Où est le problème philosophique ?
02:41 - Le problème philosophique, c'est que cette expression était à la fois déplacée et
02:45 pertinente. Elle était déplacée au sens où elle laissait croire que le conflit ukrainien
02:52 représenterait une rupture par rapport à des décennies de paix, et on n'a jamais
02:57 vécu ça, dans le monde moins qu'ailleurs et même sur le sol européen, ce que je dois
03:01 rappeler, la guerre des Balkans, etc. Donc, ça représentait quand même quelque chose
03:08 de tout à fait illusoire, mais pertinent quand même, parce que ce qu'on avait connu
03:14 comme guerre, que ce soit les guerres par procuration pendant la guerre froide, que
03:20 ce soit aussi la guerre globale contre le terrorisme, représentait au fond des formes
03:25 qui n'étaient pas classiques. Et c'est pour ça, alors, il y avait tout un vocabulaire
03:29 des géopoliticiens qui disaient « la guerre sans la guerre », « la guerre asymétrique »,
03:35 « la guerre nouvelle », etc. Et là, ce qui nous revenait, alors ça a été dit
03:39 même dans votre présentation, c'est ces colonnes de tanks, donc des armes conventionnelles,
03:44 cette dimension territoriale, cette invasion, des batailles, des victoires, des avancées,
03:50 des reculées, tout d'un coup remontait tout un imaginaire culturel de la guerre
03:56 qui nous était familier, mais qui était celle qu'on avait appris à l'école,
04:00 et dont on nous avait dit d'ailleurs qu'au moins sur le sol européen, elle avait pris
04:04 fin. Oui, parce que c'est ce que vous soulignez,
04:07 c'est qu'avec la création de l'ONU, mais on pourrait peut-être dire aussi d'ailleurs
04:10 avec celle de l'Union Européenne, s'est imposée l'idée d'une interdiction de
04:14 la guerre. Les conflits doivent se régler autrement, autour d'une table. Est-ce que
04:19 c'est ça ce qui a volé en éclat il y a un an ?
04:21 - Ben disons qu'après la seconde guerre mondiale, la guerre officiellement était
04:26 devenue à la fois interdite et impossible aussi. Interdite parce qu'on avait mis en
04:31 place des mécanismes internationaux, de justice, de règlements internationaux. Il faut bien
04:36 voir que jusque-là, la guerre était considérée comme la prérogative tout à fait normale
04:42 des États. Pourquoi la guerre ? Parce que tout État a le droit de faire la guerre parce
04:47 que la guerre se déduit philosophiquement, conceptuellement, tout ce que vous voulez,
04:53 de la structure de souveraineté. Être un État souverain, c'est ne reconnaître aucun
04:57 juge au-dessus de lui. Et donc quand vous avez un problème, un différent, c'est les
05:02 vieilles définitions philosophiques de la guerre avec un autre État, la seule manière
05:06 de le régler, étant donné qu'il n'y a pas de juge au-dessus, c'est la force. Donc
05:11 c'était considéré comme quelque chose de normal, de tragique, de dramatique, etc.
05:18 Mais avec l'idée de l'ONU, c'était évidemment d'empêcher, d'interdire la
05:23 guerre et de régler ça par la discussion, la dénonciation, tout ce que vous voulez.
05:27 Je dis « guerre interdite », vous l'avez dit vous-même.
05:29 - Et impossible. - Et impossible parce que le feu nucléaire,
05:33 l'arme absolue, c'était la possibilité d'une guerre, d'une arme qui n'était
05:38 pas là pour remporter la guerre mais pour la rendre impossible. Ce qu'on appelle la
05:42 guerre de dissuasion. C'était la phrase du général Leborgne « la guerre est morte
05:47 à Hiroshima ». Et donc si vous voulez, avec ces deux mécanismes de terreur et de
05:51 dissuasion, on pensait qu'effectivement c'était des freins qui étaient assez forts.
05:59 Bon, l'histoire a montré que c'était pas aussi fort que ça.
06:02 Frédéric Gros, lors du début de l'offensive, la Russie était présentée comme la deuxième
06:05 armée du monde, la guerre allait être une guerre éclair. Or un an après, l'Ukraine
06:11 résiste et se bat toujours. « Nous avons surmonté des épreuves mais nous n'avons
06:16 pas craqué » dit Volodymyr Zelensky. Vous consacrez un passage de votre livre au fait
06:22 de tenir bon, au fait de tenir. Quel est l'enjeu éthique qu'il y a derrière ce fait-là ?
06:29 On a beaucoup dit, et vous l'avez dit tout à l'heure en parlant des chiffres économiques,
06:36 que c'est vrai que la guerre est aussi la mise en place de la propagande. Le problème
06:43 de la vérité devient beaucoup plus fragile en temps de guerre. C'est-à-dire pour les
06:47 chiffres économiques, pour les chiffres de pertes, ça devient une espèce de brouillard.
06:51 C'est Churchill qui disait qu'en temps de guerre, la vérité est tellement précieuse
06:55 qu'elle est toujours entourée par une muraille de mensonges. Cela dit, ce que vont dire un
07:02 certain nombre de philosophes, je pense même à Valéry, vous avez consacré une émission
07:07 à Paul Valéry, et Paul Valéry disait au fond « la politique est toujours affaire
07:13 de puissance, escomptée, d'apparence, etc. La guerre liquide les positions. » C'est-à-dire
07:19 le proble de la guerre, c'est quand même d'être un moment de vérité. On dit la
07:23 deuxième armée du monde, on dit enfin ils vont écraser l'Ukraine en trois jours, etc.
07:30 Mais la guerre a ceci par rapport à la politique de terrible, je reprends Valéry, la guerre
07:38 oppose le fait à l'idée, les résultats à la renommée et la mort aux phrases. C'est-à-dire
07:45 que c'est quand même des moments de vérité sur ce que nous valons, sur l'état de nos
07:50 forces actuelles, etc. Et je crois que ce dont on a fait l'expérience avec la résistance
07:59 ukrainienne et aussi avec une relative déconfiture quand même de la deuxième armée du monde,
08:06 c'est que sur le terrain s'exprimait un certain nombre de vérités définitives qui
08:12 nous ont surpris.
08:13 Vous écrivez « nos époques mollement individualistes et athées avaient oublié l'intensité
08:19 de ces forces morales qui peuvent faire surgir tout un peuple à la verticale de son destin ».
08:26 Vous parlez là des Ukrainiens. C'est ça ce qui s'est joué dans cette guerre ?
08:31 Oui, c'est-à-dire que ça a pu jouer. La guerre est profondément bipolaire au niveau
08:37 moral. Elle est bipolaire parce qu'elle est un moment de révélation à la fois de
08:44 dépassement de soi, d'héroïsme, de puissance, de sacrifice qu'on voit à l'œuvre par
08:52 exemple dans l'héroïsme d'une certaine résistance ukrainienne, mais aussi la révélation
08:58 de ce qu'il peut y avoir de plus, on va dire, bestial, on va dire cruel, etc. C'est-à-dire
09:05 que la guerre révèle à la fois ce qu'il y a de plus haut et ce qu'il y a de plus
09:11 bas dans l'humanité. C'est pour ça que c'est un moment de vérité. Et au niveau
09:16 éthique, c'est vrai que c'est le moment où on redécouvre quand même que les raisons
09:23 de vivre sont toujours en même temps des raisons de mourir. C'est-à-dire qu'elle
09:27 pose. Quand je disais que c'est un moment de vérité, c'était par rapport à la question
09:31 « que valons-nous ? », mais aussi « à quoi tenons-nous ? ». La question du « à
09:35 quoi tenons-nous vraiment ? », la guerre est là pour la révéler avec une troisième
09:40 question que révèle la guerre aussi et qui est « qui sont nos amis ? ».
09:44 À quoi tenons-nous vraiment ? À votre avis, les Ukrainiens répondraient quoi ?
09:50 Si vous voulez, c'est la liberté, c'est la puissance d'un peuple à disposer de
09:58 lui-même. Ce serait ça, ce serait cette vérité-là. C'est l'attachement à des
10:07 valeurs défendues par l'Europe au moment même. C'est ce qui fait la particularité
10:13 de cette guerre. C'est-à-dire que la guerre permet à l'Europe de se redessiner un avenir.
10:20 C'est-à-dire qu'on était bloqué quand même par un horizon qui était un horizon
10:24 fermé. On n'avait plus d'avenir. C'est-à-dire qu'on se disait au fond « qu'est-ce
10:28 que c'est que l'Europe ? ». Oui, on en a fait un espace commercial dont on avait
10:32 espéré qu'on surgirait une communauté politique et ça ne s'est pas passé. Et
10:37 si vous voulez, le conflit ukrainien réveille quelque chose.
10:40 C'est un moment refondateur ou fondateur d'ailleurs, je ne sais pas, selon vous ?
10:44 Disons que ça oblige l'Europe à se redéfinir une identité politique. Mais d'une manière
10:52 tout à fait tragique encore une fois. Vous avez cité tout à l'heure Carl Schimitt,
10:57 cette espèce de noyau noir de la politique qui est qu'à un moment donné, la politique
11:03 c'est quand même de savoir qui sont nos amis et qui sont nos ennemis. Et d'avoir
11:07 été défini comme ennemi par Moscou et comme ami par l'Ukraine nous donne, mais
11:12 comme communauté, comme Europe, nous redonne une espèce de ressource politique à laquelle
11:18 après le problème c'est effectivement d'être à la hauteur de cet appel. Mais
11:23 en tout cas c'est une secousse morale et politique certainement.
11:29 Frédéric Gros, je le disais tout à l'heure, vous posez cette question, pourquoi la guerre
11:34 vertigineuse ? Lorsque les Américains alertaient sur l'imminence de l'attaque russe, beaucoup
11:38 disaient qu'ils exagéraient, que Vladimir Poutine n'avait aucun intérêt à entrer
11:43 en guerre, que c'était irrationnel, voire totalement fou, qu'il n'oserait pas, qu'il
11:47 ne franchirait pas cette ligne-là. Or il est entré en guerre. Vous dites qu'on peut
11:52 mobiliser l'anthropologie, la psychanalyse, mais que les réponses ne sont pas suffisantes
11:59 pour cette question. Donc pourquoi entrer en guerre ? Je vous la repose cette question.
12:02 Vous, vous avancez trois explications classiques, la cupidité, la peur, la recherche de gloire.
12:06 Expliquez-nous.
12:07 Oh ben ça c'est les trois grands visages du désir. Je veux ce que l'autre a, c'est
12:14 la cupidité, je veux garder ce que moi j'ai, c'est évidemment la peur que l'autre me
12:19 le prenne, et puis je veux montrer à l'autre et au monde que je suis supérieur. Et ces
12:24 trois visages du désir, c'est la guerre de conquête, c'est le désir de sécurité
12:30 et la guerre de sécurisation, et c'est aussi la guerre de prestige. Et c'est vrai
12:36 que c'est trois dimensions. Alors bon, vous avez, c'est Thucydide, c'est Hobbes, c'est
12:41 Raymond Haron, c'est perpétuellement, si vous voulez, recyclé, avec un oubli quand
12:46 même, qui est peut-être la quatrième grande passion belliqueuse qui est la colère, qui
12:53 est la manière dont par la guerre on se venge de son propre passé, on essaye de dépasser
12:58 ce que j'appelais tout à l'heure les humiliations. C'est une source, l'amertume de son propre
13:05 passé est une espèce de carburant des guerres et des violences tout à fait fort.
13:11 La cupidité, c'est ce que vous écrivez, c'est la volonté russe de contrôler le
13:15 grenier de l'Europe. La peur, c'est Moscou qui ressent la perspective de l'adhésion
13:19 de l'Ukraine à l'OTAN comme une menace insupportable. Et le prestige, c'est l'Ukraine
13:23 et le dernier bastion qui permet à la Russie de se croire un empire. C'est comme ça
13:27 que vous résumez les enjeux de ce conflit.
13:29 Oui, enfin je les résume et c'est aussi, il y a certains éléments que vous trouviez
13:32 même dans le discours de Vladimir Poutine à la veille de rentrer en Ukraine. Il faut
13:38 bien voir que pour Moscou, c'est une guerre de légitime défense, si vous voulez. C'est
13:44 à dire que, effectivement, toutes les guerres se présentent comme des guerres de défense.
13:48 C'est à dire que toutes les guerres d'agression se présentent comme des manières de répondre
13:54 à un péril. Ce que je veux dire par là, c'est que c'est une espèce de paradoxe
13:58 central. Toutes les guerres sont toujours faites au nom de la paix. Mais une paix plus
14:02 sécurisée, une paix plus prospère, une paix plus prestigieuse. Mais la guerre a été
14:08 construite comme un instrument de la paix.
14:11 Alors évidemment, vous allez nous expliquer la phrase que je vais lire, vous appuyez
14:18 sur Hegel et vous écrivez que dans la guerre se joue la recherche d'une reconnaissance
14:25 ou plutôt la rage de démontrer à l'autre qu'on le surpasse. Qui va supposer ce moment
14:32 où je m'élève suffisamment au-dessus de la crainte de mourir pour prouver ma supériorité.
14:38 Expliquez-nous et dites-nous si on y est.
14:41 Alors si on y est, c'est vrai qu'il y a toujours cette tentation d'en passer par
14:48 la violence pour se faire reconnaître. C'est ce que j'appelle le désir, ce que j'appelais
14:54 tout à l'heure le désir de domination. Est-ce qu'on y est ? Est-ce qu'il n'y
14:58 a pas toujours la tentation pour les États de prouver leur supériorité sur les autres
15:06 par la guerre ? Je pense que c'est une tentation permanente. Avec ceci de plus, quand vous
15:11 disiez pourquoi la guerre, Kant rajoute cet espèce de codicile intéressant en disant
15:19 au fond il y a guerre surtout parce que les dirigeants se croient propriétaires de leur
15:23 peuple. Et ça c'est fondamental. C'est pour ça dit-il au fond les républiques vont
15:29 se faire peu la guerre parce que pour faire une guerre il faut qu'un dirigeant se croie
15:34 propriétaire de son peuple. Et donc quand je dis propriétaire c'est user et abuser.
15:39 Et abuser de son peuple c'est effectivement l'envoyer se faire tuer pour des ambitions
15:47 politiques.
15:48 - On va passer au standard, tu as beaucoup de questions ce matin. Edgar pour commencer.
15:53 Soyez le bienvenu. Bonjour, vous nous appelez de Paris.
15:56 - Oui, je vous appelle de Paris et je suis assez choqué par la manière dont on aborde
16:02 le phénomène de la guerre en général considérant que cette guerre là est à rentrer dans la
16:09 problématique des guerres en général. Il y a là une agression, il y a là une action
16:14 d'un homme d'état, d'un chef d'état qui à mon avis ne rentre pas dans le schéma
16:21 classique de ce qu'a été les guerres dans l'histoire. Et que je suis vraiment assez
16:27 choqué et étonné de voir qu'on parle de cette guerre Ukraine-Russie comme une guerre
16:33 qui a pu avoir lieu dans l'histoire jusqu'à ce jour.
16:36 - Merci Edgar. On a bien entendu choqué, vous l'avez dit à deux reprises. Frédéric
16:42 Gros va vous répondre, ça n'est pas une guerre conventionnelle, c'est une agression.
16:47 - Oui, c'est une agression, mais c'est une agression. Ce qui la rend conventionnelle,
16:54 c'est ce qui fait que précisément Vladimir Poutine à la veille de l'invasion prend
16:59 soin quand même d'expliquer ce qu'il va faire, c'est-à-dire de se justifier. C'est
17:03 ça le schéma classique de la guerre. Toute guerre se présente comme une guerre juste.
17:07 C'est-à-dire que ce n'est pas un pur rapport de force. C'est une guerre qui a besoin
17:13 de se présenter assortie d'un certain nombre de justifications et qui se présente elle-même
17:19 comme ayant en vue une paix plus solide. Parce qu'effectivement c'est le problème de la
17:25 paix encore une fois qui se pose derrière. - Est-ce que la guerre fait grandir ? Est-ce
17:30 qu'elle nous embarque dans une nouvelle maturité ? Demande Rosie. Alors elle pose la question
17:37 en tant qu'européenne. Qu'avez-vous à répondre à cette question très profonde, Frédéric Gros ?
17:43 - Oui, c'est vrai que c'est des accélérateurs de l'histoire. Tout dépend, si vous voulez,
17:49 tout dépend comment on va la finir. C'est-à-dire que le problème qui se pose actuellement
17:54 de cette guerre, c'est que tout le monde dit qu'effectivement il veut la paix. Mais
17:58 c'est de savoir comment la paix va être produite. Est-ce qu'on attend la paix comme
18:04 capitulation d'une des deux parties ou est-ce qu'on attend la paix comme suspension des
18:10 combats et négociations ? Je crois que le choix actuellement il est entre les deux,
18:17 avec à chaque fois évidemment des inconvénients terribles. Parce que si on attend la paix
18:22 comme fin et capitulation d'une des deux parties, ça veut dire qu'on accepte la possibilité
18:29 d'une escalade et quid si la Chine se met de son côté à soutenir la Russie, etc.
18:35 Et si on accepte la paix comme négociation, on suspend les combats, ça veut dire de la
18:42 part de chaque belligérant accepter de perdre.
18:45 Mais vous la voyez aujourd'hui la paix ? Personne ne la voit ?
18:48 Tout le monde l'attend de ses voeux. Le problème c'est que tout le monde l'attend de ses voeux
18:53 comme conclusion définitive du rapport des forces, c'est-à-dire comme capitulation
18:58 d'un des deux belligérants. Ça semble la seule issue. Et ce qui est assez étonnant
19:02 c'est que, mais c'est parce qu'effectivement on a parlé de conflit territorial, mais en
19:07 même temps vous entendez comme moi qu'on est en train de faire de cette guerre aussi
19:12 une guerre de civilisation, c'est-à-dire une opposition entre l'autoritarisme et le
19:17 libéralisme, le despotisme et la démocratie.
19:20 Mais c'est pas le cas ?
19:22 C'est le cas, c'est une grille de lecture.
19:26 C'est une grille de lecture.
19:27 Quand je dis que c'est une grille de lecture, je veux dire que si on se met à considérer
19:32 que c'est effectivement une guerre de civilisation, on accepte que ce soit une guerre totale qui
19:38 ne peut être achevée que par la déroute complète de l'armée russe.
19:43 Parce que vous comprenez bien que si vous absolutisez les buts de guerre en disant "c'est
19:48 pas le territoire ukrainien, c'est vraiment le bien contre le mal, la justice, etc."
19:53 vous dites en même temps "on négocie pas avec le diable, on négocie pas avec le mal".
19:57 Donc si vous voulez c'est…
19:59 Donc vous êtes sur la ligne si j'ose dire d'Emmanuel Macron quand il dit "il ne
20:03 faut pas humilier Poutine".
20:05 Je suis dans la ligne de ceux qui comprennent cette phrase.
20:11 Bah oui, qu'est-ce que ça veut dire "humilier la Russie".
20:14 Le problème c'est de produire une paix qui ne soit pas le ferment de nouvelles guerres.
20:20 Moi je suis partagé.
20:23 Je suis partagé entre les deux visages de la paix.
20:26 C'est-à-dire encore une fois, soit une paix qui naît de la capitulation, soit une
20:30 paix de négociation.
20:31 Et voilà, c'est vrai que jusque-là quand on dit "si on veut laisser place à la
20:36 diplomatie et à la négociation, ça veut dire simplement qu'il faut arrêter de perdre".
20:40 Mais je comprends que pour les Ukrainiens ce soit inentendable, évidemment.
20:45 Parce qu'on se dit "attendez, on a été agressé, on a été envahi, maintenant vous
20:49 nous dites que oui, il faut accepter peut-être qu'un petit morceau, etc."
20:53 Donc simplement, quand vous parlez de philosophie c'est la phrase de Spinoza.
20:58 Je veux dire, la philosophie c'est ne pas pleurer, ne pas condamner, mais comprendre.
21:02 Voilà, et comprendre c'est ça.
21:04 C'est comprendre exactement le choix qu'on a, ce qui est, mais quelle paix voulons-nous.
21:09 Voulons-nous une paix qui naisse de la capitulation ou une paix qui naît de la négociation ?
21:15 Et ça c'est un choix de toute façon douloureux, tragique et des deux côtés.
21:22 Le propre d'une guerre, donc vous parlez de la paix, c'est qu'elle se termine.
21:29 On avait ici à ce micro Pierre Servan avant-hier qui a employé le verbe "cimenter".
21:37 Si les Ukrainiens ne remportent pas la guerre, si les Russes ne peuvent pas le faire non
21:43 plus, l'idée que le terrain soit gelé en quelque sorte, ça, ça n'est pas la paix.
21:51 On retrouve ce que vous appelez les situations de chaotisation.
21:55 Tout à fait, c'est pas la paix, c'est une espèce de...
22:00 Alors vous posez un vrai problème, c'est-à-dire qu'en même temps, cette guerre-là nous
22:06 a fait redécouvrir une espèce de dimension temporelle qu'on avait un peu oubliée parce
22:13 que c'est vrai qu'on est des civilisations, de la vitesse, de la précipitation.
22:18 Et c'est qu'au fond, ça prend du temps.
22:20 Et cette espèce de lenteur, c'est Clausewitz qui disait "ce qui fait qu'on monte peu aux
22:26 extrêmes, c'est que faire la guerre, ça prend du temps".
22:28 Il faut déplacer des armées, etc.
22:31 Et cette espèce de...
22:33 Alors qu'on est habitué à des règlements rapides, cette lenteur qui s'installe fait
22:40 craindre effectivement une espèce de gel des positions et de rentrer dans quelque chose
22:49 de relativement indéfini.
22:50 Une espèce de temporalité un peu bloquée qui fait qu'à la fois ce conflit ukrainien
22:57 nous fait réespérer quelque chose comme l'histoire et d'une certaine manière, pour
23:03 nous, ça ne va pas assez vite.
23:05 Ça ne va pas assez vite.
23:06 J'aimerais vous faire réagir à ces mots du président Zelensky.
23:11 "Depuis l'invasion russe il y a exactement un an, l'Ukraine a inspiré et uni le monde".
23:19 Comment vous recevez ces mots ?
23:20 C'est vrai que vous avez, mais c'est en même temps terrible à reconnaître, vous avez des
23:27 effets de fédération, de fédération des guerres.
23:30 C'est toujours la même chose.
23:32 Quand je disais au fond ce qu'apporte la philosophie, c'est l'idée quand même que la guerre c'est
23:36 un moment de vérité.
23:38 Et un moment de vérité, c'est-à-dire que la question "qui sommes-nous ?" elle se décide
23:44 aussi à travers la question "qui est mon ennemi, qui est mon véritable ennemi".
23:48 Et ça c'est vrai que cette union, en tout cas cette union autour du conflit et autour
23:56 de ce à quoi nous tenons vraiment, c'est la guerre qui en décide et qui nous fait sortir
24:01 d'une certaine...
24:02 Je veux dire, il ne s'agit pas évidemment d'exalter la guerre, mais elle nous oblige,
24:08 la guerre est quand même ce qui nous oblige, ce qui nous contraint à nous arracher à
24:13 une certaine frivolité.
24:14 Merci Frédéric Gros d'avoir été au micro d'Inter ce matin.
24:18 Pourquoi la guerre ? Point d'interrogation publié chez Albain Michel.

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