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Mazarine Pingeot reçoit Jean-Philippe Pierron philosophe, spécialiste de la question du soin et de l'éthique médicale.

La spécialisation de Jean Philippe Pierron sur les questions du soin et de l'éthique médicale concerne les hommes, les animaux, la nature, l'écologie mais aussi la montagne comme dans son dernier livre "Méditer comme une montagne - Exercices spirituels d'attention à la Terre et à ceux qui l'habitent" paru aux éditions de l'Atelier en 2023. Il y développe la notion d'éco-spiritualité qui questionne l'écologie selon des enjeux de savoirs scientifiques, des enjeux d'action politique mais également selon des enjeux du sensible et de l'intériorité. La transition écologique impacte nos subjectivités mais aussi « le sens même de ce que signifie être vivant sur terre ». Qui sommes-nous et que disons-nous de nous ? Selon Jean-Philippe Pierron nous écrivons qui nous sommes, individuellement ou collectivement mais c'est aussi à travers nos liens avec le reste du vivant que nous pouvons faire notre écobiographie, il défend nos liens de dépendance avec d'autres formes de vie qui ne nous aliènent pas au contraire nous libèrent. « Pour honorer les sujets que nous sommes il y a un travail de reconnaissances envers ces liens qui sont nos dépendances, c'est l'écobiographie ». L'écologie n'est pas un antihumanisme selon lui au contraire il soutient les liens entre écologie et médecine en ayant découvert au cours de ses recherches « qu'il n'y a pas d'écologie environnementale s'il n'y a pas d'écologie sociale et il n'y a pas d'écologie sociale s'il n'y a pas d'écologie psychique ».

Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcription
00:00 Générique
00:01 ...
00:21 -Jean-Philippe Pierron,
00:22 vous êtes philosophe, spécialiste de la question
00:25 du soin et de l'éthique médicale,
00:27 qui aujourd'hui englobe non seulement les autres hommes,
00:30 mais également la nature, les animaux,
00:32 et même la montagne,
00:34 puisque votre dernier livre nous enjoint à méditer
00:37 comme une montagne.
00:39 D'autre part, vous êtes croyant.
00:40 Je dis parce que la dimension spirituelle
00:43 est très importante dans votre écologie.
00:45 Peut-être, justement, on peut commencer
00:48 par une définition de ce que vous entendez
00:50 par l'éco-spiritualité.
00:52 -Oui...
00:56 Je ne m'attendais pas à une présentation ainsi.
00:59 Et donc, le...
01:01 Si on installe la question de la croyance,
01:04 y compris avec les doutes qui l'habitent,
01:07 et comment dire, les incertitudes et les inquiétudes
01:10 qui la structurent, c'est comme ça que je me définirais.
01:13 Je me définirais plus comme un cherchant qu'un croyant,
01:16 mais...
01:17 Le...
01:19 En fait, l'idée d'éco-spiritualité,
01:21 elle est une manière de dire que quand on parle
01:23 des questions d'écologie,
01:25 les enjeux sont souvent des enjeux de science,
01:28 et il nous faut les savoir,
01:29 parce qu'une bonne partie, en fait, des enjeux de l'écologie,
01:33 aujourd'hui, échappent à nos sensibilités,
01:35 tout simplement parce qu'ils sont invisibles,
01:38 même si ils sont très consistants,
01:40 que ce soit les enjeux climatiques, l'érosion,
01:42 la biodiversité...
01:44 Donc, il y a des enjeux de savoir,
01:45 il y a des enjeux, en fait, d'action,
01:47 qui relèvent du champ du devoir, pour le dire ainsi,
01:50 que ce soit les perspectives éthiques et politiques,
01:54 personnellement ou collectivement,
01:55 et donc c'est ce que fait l'écologie politique,
01:58 mais à côté de l'écologie scientifique
02:00 et de l'écologie politique de l'autre,
02:03 il y a une troisième dimension,
02:04 qui est la dimension du sensible,
02:06 et du sensible à la fois dans sa dimension esthétique
02:09 et dans sa réception intérieure.
02:11 Et donc, moi, j'aurais tendance à tirer
02:14 la question de l'éco-spiritualité de ce côté
02:16 en disant que les...
02:18 La transition écologique, qu'est-ce qu'elle nous fait ?
02:21 Eh bien, elle nous fait, précisément,
02:23 et elle nous fait intérieurement,
02:25 elle nous fait du point de vue
02:27 de ce qu'elle a comme impact sur nos subjectivités.
02:30 On les connaît, ces impacts, déjà, du côté de la psychologie,
02:33 on parle aujourd'hui d'éco-psychologie,
02:35 une des formes possibles d'éco-anxiété,
02:38 mais plus profondément, elle impacte aussi le sens même
02:41 de ce que signifie pour nous être vivant sur Terre,
02:44 et donc au sens très large, sans que ce soit affilié
02:46 à une tradition religieuse, la notion d'abord
02:49 d'éco-spiritualité, qui est une catégorie trans-religieuse,
02:52 si on veut, en tout cas, non immédiatement affiliée,
02:55 elle est une manière de dire que les questions d'écologie
02:58 sont aussi des questions d'intériorité,
03:00 qui interrogent comment celles-ci peuvent se repenser
03:03 dans leur rapport à leur dehors et à leurs interdépendances
03:07 avec tous les êtres, tous les vivants,
03:09 y compris des êtres non vivants, puisqu'une montagne,
03:12 c'est toute la question de ce qu'est une montagne.
03:15 -Vous proposez même une méthode, l'éco-biographie.
03:18 C'est quoi, une éco-biographie ?
03:19 -En fait, ça part de l'idée de, quand nous répondons
03:22 à la question "qui suis-je ?", "que disons-nous ?"
03:25 Et nous racontons des histoires, comme disait Hannah Arendt,
03:29 à sa façon, et donc nos identités sont,
03:31 pour le formuler encore autrement, narratives.
03:34 Donc, si dire, c'est raconter, que racontons-nous de nous
03:37 et que taisons-nous ?
03:40 Et donc, l'idée d'éco-biographie, c'est de dire
03:42 que la plupart de nos biographies sont souvent des biographies
03:46 qui sont pas reçues ou délibérément officielles.
03:49 C'est-à-dire qu'en fait, une sorte de curriculum vité,
03:52 qui dit ce qu'il serait bon de dire,
03:54 parce qu'on pense que c'est ça qui nous définit,
03:56 alors qu'il y a une dimension cachée de nos biographies,
03:59 du moins dans nos sociétés, dont l'éco-biographie,
04:02 à sa manière, peut être l'expression.
04:04 Ce qui nous constitue, c'est aussi toute une infinité de liens,
04:08 je dis interdépendance, en fait, avec des êtres humains,
04:12 bien sûr, mais aussi des êtres autres qu'humains,
04:15 des milieux, une source, un arbre,
04:17 des animaux, des ambiances, une qualité de l'air,
04:20 une ambiance sonore, etc.,
04:21 qui contribuent à définir qui nous sommes.
04:24 Je prends souvent un exemple pour illustrer ça,
04:27 même dans le langage très gris de l'administration,
04:30 qui est, par exemple, un numéro de sécurité sociale.
04:33 Moi, dans mon numéro de sécurité sociale,
04:35 il y a un 54, qui signifie, ou qui renvoie,
04:38 à la meurtre et à la mozelle, en fait,
04:40 comme deux rivières sans lesquelles,
04:43 de certaine façon, je ne saurais pas qui je suis.
04:45 Ce ne sont pas des grands fleuves, ils ne sont pas grandioses,
04:49 ce n'est pas l'Amazone ou ce n'est pas le Rhin,
04:52 mais ma biographie, elle se raconte à l'égard de son milieu,
04:56 et avec ce milieu.
04:57 Donc, l'idée des co-biographies, c'est de dire
05:00 que nous écrivons qui nous sommes, individuellement ou collectivement,
05:04 parce que l'éco-biographie a un sens intime,
05:06 mais elle peut aussi avoir une signification politique,
05:10 une biopolitique, de certaine manière.
05:12 Donc, l'éco-biographie, c'est dire ça,
05:14 c'est dire que, pour honorer à sa juste profondeur,
05:17 les sujets que nous sommes,
05:19 eh bien, il y a peut-être un travail de reconnaissance
05:22 à faire à l'égard de tous ces liens qui nous font être
05:26 et qui sont nos dépendances,
05:29 non nécessairement aliénées,
05:31 à l'égard, effectivement, de nos milieux.
05:35 Je préfère cette notion d'environnement,
05:37 parce que, précisément, c'est pas autour de nous.
05:40 Nous nous sommes tressés avec eux.
05:42 C'est ça qui est dans l'identité des co-biographies.
05:45 -Cette question du lien, elle est intéressante,
05:48 parce que, parfois, elle pousse certains écologistes
05:51 à minorer ou voire à exclure la place de l'homme.
05:55 Pour vous, l'écologie n'est pas un anti-humanisme.
05:58 Comment s'articule ce jeu au "nous" ?
06:00 C'est le titre de l'un de vos ouvrages.
06:02 Comment on articule un jeu au "nous" sans, néanmoins,
06:05 renoncer au jeu ?
06:07 -C'est un enjeu, je crois, qui est décisif.
06:10 Un moment donné, on a pu vouloir opposer humanisme et écologie
06:15 en disant, de cette manière, qu'il y avait là
06:17 une manière de dilution de tous les grands acquis
06:20 des lumières, des pensées de l'émancipation
06:23 à l'égard de ce qui nous aliéne.
06:25 Ce qu'on appelle "la nature" peut aussi être aliénante.
06:28 Il s'agit pas de minorer, là aussi,
06:30 que les milieux...
06:32 Enfin, que la nature n'est pas une gentille maman
06:35 ou un grand-père, ou un grand-père,
06:37 il s'agit pas de penser moins l'humain,
06:40 mais de le penser mieux.
06:41 Et donc, penser nos appartenances,
06:43 c'est pas nous aliéner, nécessairement.
06:46 Il y a un défi, qui est, de cette manière,
06:48 celui de relire notre propre héritage
06:52 à l'égard de la pensée des lumières, en particulier,
06:55 mais plus largement encore, ce défi,
06:58 c'est de penser ensemble l'autonomie
07:00 et l'appartenance.
07:02 C'est qu'en fait, pour penser notre autonomie de sujet,
07:06 qui se conquiert aussi dans des formes d'émancipation
07:09 à l'égard de tout ce qui peut nous aliéner,
07:12 les pratiques sociales, certaines formes de tradition,
07:15 mais aussi des enfermements, en fait, dans des terroirs,
07:18 entre guillemets, eh bien, pour penser l'autonomie,
07:22 est-ce que le prix à payer,
07:24 c'est celui de l'arrachement ?
07:27 Et il me semble, en fait,
07:29 que sans forcément faire une apologie des racines,
07:32 je me méfie de ce langage, des racines,
07:34 Steinler dit ça, les humains n'ont pas de racines,
07:37 ils ont des jambes, donc je me méfie de ce langage-là,
07:40 parce que très vite, on voit comment il peut,
07:42 pauvrement identitaire, il caricature
07:45 ce que c'est qu'une identité, en définitive.
07:47 Eh bien, donc, penser de façon plus profonde et articulée
07:51 l'autonomie et l'appartenance,
07:54 c'est dire, effectivement, que nos attachements,
07:56 eh bien, sont des liens,
07:59 et que ces liens ne sont pas des liens qui nous aliénent,
08:02 mais que ça peut être des liens qui nous libèrent,
08:04 pour oser un peu ce paradoxe.
08:07 Nous avons un peu peur de la dépendance.
08:09 Nous sommes dans des cultures
08:11 où la dépendance est tout de suite pensée
08:13 comme une aliénation, ou possiblement une aliénation,
08:16 alors qu'en fait, elle est le sens intégré en nous,
08:19 de nos ouvertures, à ce sens quoi,
08:21 on ne saurait être qui nous sommes.
08:23 Donc, il s'agit aussi de repenser une conception ajustée
08:26 de la dépendance, dont la catégorie de vulnérabilité,
08:29 de ce point de vue-là,
08:31 est une expression, puisque la vulnérabilité
08:33 n'est pas qu'un défaut qui annonce des défaites.
08:36 Elle est aussi une capacité d'ouverture,
08:39 à se laisser blesser par ce qui nous fait être,
08:41 de cette telle façon.
08:43 -De façon très littérale,
08:45 vous avez travaillé en soins palliatifs.
08:47 On parle de la vulnérabilité, de la dépendance.
08:50 Est-ce que vous pourriez s'en livrer
08:52 l'expérience et peut-être les conclusions
08:55 que vous avez pu...
08:57 -Sur la question des soins palliatifs,
08:59 pour moi, avant d'être une spécialité médicale,
09:02 c'est une pensée à nouveau frais, précisément,
09:04 de la compréhension que nous avons de la vulnérabilité.
09:08 Alors, de fait, en fin de vie,
09:09 on a l'impression que c'est la forme,
09:12 c'est une des formes, en fait, de la vie humaine
09:14 où l'entrée dans la dépendance, la très grande dépendance,
09:18 c'est la porte ouverte à la fin de l'humain,
09:20 alors qu'en fait, c'est le lieu où s'expérimente
09:23 le fait que ce qui nous fait tenir comme vivants parmi les vivants,
09:27 ce sont des liens.
09:28 Donc, en fait, dans l'expérience de cette vulnérabilité,
09:31 la plus grande, qui est celle de l'aliment définitif
09:34 avant ces derniers jours qui font la vie,
09:37 eh bien, il s'agit encore d'y être vivant
09:39 et donc de lutter. Paul Ricoeur avait cette formule,
09:42 il disait, finalement, "Ne confondons pas
09:44 "l'agonisant avec le mourant."
09:46 Ne projetons pas sur la fin de vie le fait
09:48 qu'il n'y aurait plus rien à vivre.
09:50 Il y a encore quelque chose à vivre
09:53 et c'est le fait que tous ces liens
09:54 qui nous constituent dans l'être,
09:56 qu'il s'en trouve exaucé.
09:58 Et tous ces liens, y compris ceux avec les autres,
10:01 bien sûr, nos proches, les soignants qui nous entourent,
10:04 mais aussi les liens avec les milieux.
10:06 Ce qui m'intéresse, notamment dans les soins palliatifs,
10:09 c'est de travailler sur les milieux de soins.
10:12 Parmi ces milieux, il y a l'architecture,
10:14 il y a les paysages, les formes du vivant non humain.
10:17 C'est intéressant de voir que dans les hôpitaux,
10:20 les animaux sont bannis,
10:21 pas dans les unités de soins palliatifs.
10:24 Pourquoi ? Parce que de cette manière,
10:26 les vivants, autres qu'humains, nous rendent vivants,
10:29 y compris, ils viennent nous chercher,
10:31 encore, nous stimuler.
10:32 Ca peut être une minuscule sauterelle
10:35 qui rentre indûment dans la chambre
10:37 un soir d'été, dans la chambre de ce malade.
10:39 Ca peut être la qualité d'un soir,
10:41 d'une lumière d'un soir d'été ou d'hiver.
10:44 Tous ces éléments-là, en fait,
10:46 sont l'expression, effectivement, de nos êtres vulnérables,
10:49 c'est-à-dire ouverts à ce qui vient les susciter.
10:52 Et donc, en ce sens-là, ça n'a rien à voir avec la mort.
10:55 Et donc, quand on a tendance,
10:57 et je crois qu'on est en train de changer ça,
11:00 de découvrir que ce qui se joue en soins palliatifs,
11:03 c'est la vie, pas la question de la mort,
11:05 ça interroge ce qui nous rend vivants.
11:07 D'où le fait que ça peut être surprenant,
11:10 que je fasse ce pont entre les questions d'écologie
11:13 et les questions de médecine de l'autre,
11:15 alors qu'en définitive, je crois que, plus profondément,
11:18 c'est venir interroger ce que signifie pour nous
11:21 être vivant ou, plus exactement, être existant.
11:24 -C'est la question que j'allais vous poser.
11:26 Est-ce que c'est la question du soin qui vous a mené
11:29 à la question écologique ou est-ce que tout ça,
11:32 c'est fait de conserve ? Comment ça s'est noué
11:35 dans votre propre éco-biographie ? -Oui, oui.
11:38 Oui, c'est toujours un...
11:42 Il y a à la fois des choses insues
11:45 et qui montent doucement en concept, comme on dit,
11:48 mais j'ai commencé par travailler, effectivement,
11:51 sur les questions qu'on appelait...
11:53 Qu'on appelle toujours, d'ailleurs,
11:55 les questions de bioéthique, avec un étonnement,
11:58 parce que dans bioéthique, le radical de bioéthique,
12:01 il ouvre à tout ce qui est vivant.
12:04 Et les fondateurs de la bioéthique,
12:06 Potter, en particulier, c'est pas le Harry,
12:09 c'est un médecin américain,
12:12 il insiste, quand il parle de bioéthique,
12:16 sur l'idée qu'il y a un lien autour de la question du vivant,
12:19 entre le vivant humain, le vivant non humain, l'animal,
12:23 et le vivant végétal.
12:24 La bioéthique n'est pas qu'une éthique médicale,
12:27 mais ce qu'on en a fait depuis 35 ans,
12:30 c'est essentiellement une valorisation
12:33 des enjeux d'éthique médicale,
12:35 mais d'une éthique médicale sans milieu,
12:37 d'une éthique médicale où elle pensait le vivant
12:40 indépendamment d'eux.
12:42 Et à un moment, ce qui m'a frappé,
12:45 c'est qu'il y a deux choses qui m'ont frappé.
12:48 La première, c'était de découvrir que,
12:50 notamment dans l'assistance médicale à la procréation,
12:53 les techniques qu'on déploie sont des techniques
12:56 qui sont issues des biotechnologies animales,
12:59 techniques d'assémination artificielle
13:01 pour les ovins, les bovins,
13:03 mises au point par l'INRA.
13:04 Les biotechnologies du vivant,
13:06 elles sont transfrontalières
13:08 entre le vivant non humain et le vivant humain.
13:11 C'était le premier élément.
13:13 Le second élément, c'était le grand écart
13:15 entre l'éthique médicale concernant
13:17 ce qu'on appelle pauvrement la médecine somatique,
13:20 si on l'admettait, car notre médecine
13:23 est construite sur un dualisme,
13:25 dont elle a du mal à se dépêtrer,
13:27 de certaines façons,
13:28 mais quand on est en psychiatrie,
13:30 ce qui est atteint par la maladie,
13:32 c'est la possibilité de se tenir là.
13:34 C'est précisément la question du "design",
13:37 comme on dit dans notre jargon de philosophe,
13:40 la question de "être là".
13:41 On est ici dans le fait que j'arrive pas à y être,
13:44 soit dans l'enfermement presque sidéré
13:46 d'un blottissement qui devient
13:48 une espèce de pétrification de soi,
13:51 soit dans le langage de la grande errance,
13:53 du vagabond, de l'automate ambulatoire,
13:56 comme on disait au 19e,
13:57 pour parler des grands malades errants
14:00 qui cherchaient à se rythmiciser en marchant.
14:02 Et donc, la psychiatrie,
14:04 elle est très attentive au fait
14:06 qu'effectivement, la maladie mentale,
14:08 elle attaque notre présence au milieu.
14:11 Il s'agit de travailler sur les supports,
14:13 non pas sur des supports,
14:14 mais sur le fait que nos milieux
14:16 ne sont pas simplement des supports,
14:18 mais sur des interdépendances
14:20 qui viennent nous susciter et nous réveiller.
14:23 C'est comme ça que je suis arrivé, en fait,
14:25 je suis arrivé, en fait, à la jonction
14:28 entre la question de l'écologie
14:30 et celle de la médecine,
14:32 en découvrant, c'est ce que dira Guattari,
14:35 à sa manière, qu'il n'y a pas d'écologie environnementale
14:38 ni sociale, ni psychique.
14:41 Donc, il faut articuler les trois.
14:44 D'où ma perplexité, qui est de me dire
14:46 qu'une grande structure
14:48 comme le Conseil consultatif national d'éthique,
14:51 pour lequel j'ai à la fois beaucoup d'intérêt
14:53 et de respect, enfin, d'admiration,
14:56 n'ait jamais, encore,
14:58 à l'exception peut-être de la COP21,
15:03 travaillé de façon centrale
15:04 sur l'articulation entre les questions
15:07 de l'écologie, autrement qu'à partir du modèle
15:09 du facteur environnemental.
15:12 -Oui, mais la bioéthique, justement,
15:14 vient peut-être de ce divorce ou de ce dualisme
15:17 que vous avez énoncé entre corps et esprit,
15:19 ou un divorce entre science et vie,
15:23 enfin, l'idée que la science serait un domaine séparé
15:26 et qui appelle, du coup, l'obligation
15:29 de la traduire.
15:31 Alors, c'est ce que vous faites précisément
15:33 dans l'éco-biographie, mais c'est vrai
15:36 que, peut-être, comment pourrait-on faire
15:38 pour arriver à faire en sorte que la science nous parle ?
15:41 Quelle faculté faut-il convoquer ?
15:43 Est-ce que c'est l'imagination ?
15:45 Comment on arrive à ramener la science sur Terre
15:48 pour qu'elle parle à tout le monde ?
15:50 -Il y a des enjeux liés à sa structuration,
15:52 et puis à la conscience que, finalement,
15:55 le type de structuration des savoirs
15:57 que nous connaissons aujourd'hui,
15:59 qui est la division des savoirs en silos,
16:01 comme on dit, dans des sections de spécialisation
16:04 qui fabriquent des grands spécialistes,
16:07 alors qu'il nous faudrait penser des enjeux transversaux.
16:10 Donc, en fait, il y a un enjeu, à mon avis, majeur
16:12 qui est en train de se faire,
16:14 qui est de repenser l'université dans la division de ses savoirs.
16:18 Nous avons construit le modèle de l'université
16:20 que nous connaissons sur le modèle de Montiel,
16:23 et ce modèle est en train d'exploser,
16:25 parce que la partition, par exemple,
16:27 science de la nature, sciences humaines,
16:30 on voit très bien qu'elle n'est plus éclairante.
16:33 Les problèmes d'écologie, en fait,
16:35 sont des enjeux de sciences humaines
16:37 et des enjeux de géosciences.
16:38 Les catastrophes dites naturelles
16:40 sont plus naturelles, enfin, pas toutes.
16:43 Mais donc, en fait, il y a la question
16:45 de repenser comment nous articulons les savoirs,
16:48 et puis il y a un autre enjeu,
16:50 qui est quels usages sociaux nous faisons de la science.
16:54 C'est le sens de votre question, en fait.
16:56 -Les deux, les deux.
16:57 Vous répondez dans les deux dimensions.
17:00 -C'est ça.
17:01 -Sur ce second aspect, en fait,
17:03 là, moi aussi, je suis assez...
17:05 C'est Jean-Pierre Dupuy qui faisait cette observation
17:08 dans un livre "Le catastrophisme éclairé".
17:10 Il disait "Comment on ne croit pas ce que nous savons ?"
17:13 Et donc, en fait, ce divorce,
17:15 ou cette dualité entre ce que nous savons,
17:18 donc ce que nous apprennent nos sciences
17:20 dans leur diversité, et ce que nous devons faire,
17:23 il y a un gap.
17:24 C'est la question de la dimension contre-intuitive.
17:27 Mon travail, ce que j'espère, c'est qu'ils se lovent là.
17:30 C'est d'essayer de...
17:32 Comment faire pour qu'une information,
17:34 dans ce qu'elle a de conquis,
17:36 de construits,
17:38 de très élaborés,
17:40 mais aussi de très abstraits,
17:42 parce qu'elle veut se formuler
17:44 dans le langage de la neutralité axiologique.
17:47 Comment faire que le langage rigoureux de la science,
17:50 qui donne des informations,
17:51 nous rejoigne dans la singularité de nos histoires ?
17:54 Dans mon langage, je dis
17:56 comment faire pour qu'une information
17:58 devienne un événement. Une information
18:00 ne fait pas événement. On voit une notification
18:03 sur un smartphone. C'est une information,
18:05 ce n'est pas encore un événement.
18:08 Le passage passe, pour moi, par la question du sensible.
18:11 C'est la question de laisser retentir une information
18:14 pour qu'elle puisse avoir la chance de devenir une histoire.
18:17 Et là, sans vouloir les instrumentaliser,
18:19 c'est là que les enjeux éthiques sont centraux,
18:22 en éthique et politique,
18:24 ce sont les opérateurs de traduction,
18:26 de cette manière, mais plus particulièrement,
18:28 pour moi, c'est le rôle que jouent les arts.
18:31 C'est qu'en fait, dans la diversité
18:33 de leurs expressions,
18:35 les arts, en fait, sont des...
18:38 Enfin, sont des manières
18:41 de donner une chair sensible.
18:44 Il ne s'agit pas de les instrumentaliser,
18:47 il ne s'agit pas de faire d'eux, comment dire,
18:49 les commentateurs ou les servants, en fait,
18:53 de l'activité scientifique,
18:55 mais il y a, en fait, dans les activités artistiques,
18:58 dans la pluralité des langages artistiques,
19:01 une force, en fait, singulière,
19:03 parce qu'elle est singularisante.
19:05 Je pourrais le dire comme ça, le discours de la science,
19:08 c'est un discours qui cherche l'exactitude.
19:12 Le discours des arts, il cherche la rectitude,
19:15 et notamment la rectitude de l'image juste.
19:18 Et ce qui permet à une information
19:20 de devenir, pour moi, un événement,
19:22 c'est précisément la médiation de l'image, des images,
19:25 d'où le rôle, effectivement, de la fonction éthique
19:28 de l'imagination.
19:29 Si la question de l'imagination m'intéresse,
19:32 c'est parce que l'imagination n'est pas que la folie du logique,
19:35 on a voulu si longtemps y voir,
19:37 elle a un double visage, une double dimension,
19:40 elle est à la fois une capacité
19:43 de venir travailler nos affects par les images,
19:46 intérieurement, donc, en fait,
19:47 de contribuer à nos augmentés intérieurement,
19:50 de la même manière, dans la pluralité des images possibles,
19:54 car les images que travaillent les arts
19:56 peuvent être joyeuses, tristes,
19:58 elles peuvent être glorieuses,
20:00 elles peuvent aller du côté des choses
20:02 qui sont un peu opaques,
20:04 de ce qui fait que nos vies sont nos vies.
20:06 Donc, il y a ces dimensions d'intensification,
20:09 mais il y a ensuite une dimension prospective.
20:12 J'aime bien dire que les images qui nous habitent
20:14 sont aussi des images qui nous habilitent.
20:17 Et donc, ce qui nous habite intérieurement,
20:20 c'est ce que j'ai évoqué en commençant tout à l'heure,
20:23 en moi, peut-être,
20:24 de Meurthe et Moselle,
20:25 il y a une qualité de rivière,
20:27 les grès des Vosges, en fait,
20:30 sont des éléments qui me structurent assez,
20:33 en fait, pour que je puisse dire que je suis de là,
20:36 de cette façon, mais en même temps,
20:38 ce qui m'habite intérieurement m'habilite extérieurement
20:42 parce que ça prépare, ça nous suscite dans nos capacités.
20:45 Quand je m'autorise le droit de rêver,
20:47 de certaine façon, je me prépare aussi à agir.
20:50 C'est la question de comment on passe du poétique
20:53 à l'éthique et aux politiques.
20:54 Il ne s'agit jamais d'instrumentaliser le poétique,
20:57 mais de lui laisser sa chance
20:59 pour permettre justement à se capaciter,
21:02 si vous voulez, ce néologisme,
21:04 comme sujet capable, sur le plan individuel ou collectif.
21:08 -Le problème des images,
21:09 c'est qu'elles sont fortement concurrencées
21:12 par pléthore d'images qui nous arrivent sur les écrans,
21:15 sur les réseaux.
21:16 Ce ne sont pas forcément des images qui permettent de penser.
21:20 Il y a une sorte de saturation
21:21 qui empêche peut-être même l'imagination.
21:24 Comment on fait pour arriver à se prémunir
21:26 par l'imaginaire et l'imagination de l'image, justement ?
21:30 -Oui, ça, c'est un des défis du temps.
21:33 C'est le défi de ce qu'on peut appeler
21:37 presque la lassitude compassionnelle
21:40 au temps, en fait, de la surdiffusion d'images.
21:45 Donc c'est une vieille...
21:47 C'est déjà un vieux problème
21:49 que soulevait Walter Benjamin dans son temps.
21:51 C'est qu'en fait, quand on est à l'ère
21:54 de la reproduction infinie des images,
21:56 bien, celles-ci, en fait, passent.
21:58 Elles ont le statut d'information et pas d'événement.
22:01 Je lisais, là, récemment, en fait,
22:04 que sur nos téléphones portables,
22:06 on scrolle des kilomètres d'images par jour.
22:09 -Oui.
22:10 -Et combien nous affectent ?
22:14 -C'est peut-être une posture de philosophe plus vieux,
22:18 en fait, qui n'y paraît.
22:19 C'est qu'en fait, je crois, en fait,
22:22 qu'il y a un enjeu qui est d'abord éthique,
22:25 mais je pense qu'il est aussi politique.
22:28 Cet enjeu éthique, c'est de comment,
22:30 précisément, comme individu,
22:32 je me laisse la chance, ou pas,
22:35 de me laisser travailler par les images qui me traversent.
22:39 Ca peut être un choix.
22:40 Autrement dit, je peux élire,
22:43 au long de la journée,
22:44 "Finalement, quelle image je retiens de cette journée
22:47 "qui est suffisamment consistante ?"
22:49 Ca veut dire comment on aide les individus
22:52 à pouvoir avoir cette consistance intérieure,
22:55 de dire que c'est peut-être aussi un choix
22:57 de ne pas simplement me laisser envahir
23:00 par une quantité d'images,
23:01 mais de venir en élire une,
23:03 qu'elle soit heureuse ou pas, c'est pas la question.
23:06 Ce qui fait que, pour moi, c'est là que, finalement,
23:09 l'enjeu est un enjeu qui n'est pas que personnel.
23:12 C'est un discours de sagesse.
23:14 C'est un discours qui peut paraître un peu vieillot,
23:17 de dire qu'il y a la question d'une réforme de soi.
23:20 Ceci dit, j'en suis persuadé, cette dimension est importante.
23:23 Mais pour moi, il y a un enjeu politique.
23:26 Effectivement, quel type de société nous fabriquons
23:29 lorsque, de cette manière,
23:31 nous encourageons la confusion chez nos concitoyens
23:34 entre leurs désirs et leurs envies ?
23:36 Pour moi, la société de l'image,
23:38 qui est fortement marquée par une puissance de l'industrie,
23:42 c'est-à-dire d'un marché de l'image,
23:45 il flirte, je veux dire,
23:48 sur la ligne équivoque
23:51 du désir d'être profond et de l'envie.
23:55 De telle sorte qu'en finissant
23:57 par ne sachant plus faire la frontière
23:59 entre une envie et un désir,
24:01 on finit par croire qu'être abreuvé
24:03 par ce torrent d'images,
24:05 c'est ce qui viendrait nous nourrir, entre guillemets,
24:08 intérieurement.
24:10 -C'est une responsabilité politique.
24:12 Quand on évoquait, il y a quelques années,
24:14 cette idée de ce qu'on fait à la télé
24:17 si ce n'est offrir du temps disponible pour Coca-Cola,
24:20 c'est une question qu'il faut reposer
24:22 avec les réseaux sociaux.
24:24 On voit bien la question que ça pose
24:26 pour les plus jeunes.
24:27 Quand on est né avant les réseaux sociaux,
24:30 on a une expérience, en fait,
24:31 de ce que c'est que le retentissement profond
24:34 et lent des images.
24:35 Mais pour les plus jeunes, quelle chance on leur laisse,
24:39 de pouvoir aussi être pas simplement sidéré,
24:41 mais habité par des images.
24:43 La question est politique.
24:44 -C'est le rôle du philosophe, aujourd'hui ?
24:47 Que d'enseigner ça, que de prêter attention à,
24:51 que d'accompagner des étudiants,
24:53 parce que c'est aussi un métier de transmission.
24:56 Comment on pourrait définir le rôle du philosophe
24:59 dans notre société, aujourd'hui ?
25:01 -Je pense que nous, en fait, les philosophes,
25:03 on est des... Je le définis souvent comme une éponge.
25:07 Ce qui m'intéresse, c'est d'essayer d'être présent à mon présent
25:10 et à l'air ou à l'eau du temps.
25:13 Et ensuite, de trouver les bons endroits
25:16 où ceci puisse se faire,
25:17 où ce puisse être partagé et évoqué avec d'autres.
25:22 Pour moi, le rôle du philosophe, c'est pas d'être un idéologue.
25:25 J'ai pas du tout envie d'avoir à dire aux autres
25:29 ce qu'ils devraient penser,
25:31 donc je me méfie beaucoup du philosophe idéologue
25:34 ou producteur d'une sorte de prête-à-penser,
25:37 et donc ça interroge quels sont les bons endroits
25:40 où on doit intervenir.
25:41 Je considère qu'on a une responsabilité...
25:44 C'est mes collègues brésiliens qui m'avaient alerté là-dessus,
25:47 parce que j'étais un universitaire français,
25:50 donc la neutralité axiologique, on connaît ça en France,
25:53 mais ils disaient toujours que tu le veuilles ou non,
25:56 t'es un leader d'opinion.
25:58 Qu'est-ce que nous faisons de notre responsabilité ?
26:01 Pour moi, c'est de trouver les lieux où ceci se déploie.
26:04 Ce qui me désole, c'est que les partis politiques
26:07 sont plus beaucoup des espaces où il est possible
26:10 de pouvoir encore élaborer une pensée lente et patiente
26:13 pour aborder des questions complexes.
26:15 Les églises ne font plus trop non plus,
26:18 mais je trouve intéressant de voir que dans les milieux associatifs
26:21 et les festivals d'idées,
26:23 ce sont des espaces très réjouissants
26:25 de ce qui se vit en France,
26:26 parce que ce sont des espaces prépolitiques
26:29 où, effectivement, on peut de façon lente
26:31 élaborer le monde qui vient
26:33 dans la patience du concept, mais dans la rigueur du concept.
26:36 -Merci, Jean-Philippe Pierron. -Merci beaucoup.
26:40 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
26:43 Générique
26:45 ...

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