BE SMART - Emission du samedi 2 décembre

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Samedi 2 décembre 2023, BE SMART reçoit Erwan Le Noan (associé, Altermind)

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Transcript
00:00 *Musique*
00:08 Salut à tous, c'est Bismarck. On est de retour, une demi-heure de discussion.
00:13 Alors cette fois-ci avec Erwann Lenohan, son bouquin "L'obsession égalitaire".
00:19 C'est parti, on va voir ça ensemble.
00:21 *Musique*
00:26 Erwann Lenohan, bonjour.
00:28 Bonjour.
00:29 "L'obsession égalitaire", on va voir l'image.
00:33 Non, juste ces petites armures libérales que je vous offre, mesdames, messieurs, qui nous faites l'honneur de nous regarder,
00:40 pour vous aider à combattre pendant les fêtes, voilà, les assauts collectivistes qui ne manqueront pas.
00:46 Donc il y a le bouquin d'Erwann, on va en parler très très largement, et puis on l'a déjà reçu ici,
00:54 Guillaume Bazo, l'épouvantail néolibéral, un mâle très français, ça aussi c'est quand même énormément de chiffres et d'arguments,
01:01 pour ne pas avoir honte d'être libéral et de défendre le marché, voilà, c'est ce qu'on va faire là.
01:08 Le marché et la liberté.
01:09 Le marché et la liberté, le marché et l'actionnaire.
01:12 Oui mais la liberté c'est facile de défendre la liberté, tout le monde défend la liberté.
01:15 La façon dont toi tu défends la liberté c'est un peu plus compliqué.
01:18 La lutte contre les inégalités est aujourd'hui un programme politique consensuel, dis-tu ?
01:25 Je crois que c'est le cas, on va évidemment détailler tout ça très très largement, mais je l'ai déjà raconté, y compris de grands patrons.
01:37 Enfin j'ai déjà dit ici, Patrick Pouyanné par exemple, il pense qu'aujourd'hui la montée des inégalités est pour lui le problème le plus préoccupant
01:47 en tant que patron de Total, évidemment il s'occupe du carbone, mais en tant que patron de Total c'est le problème le plus préoccupant.
01:52 Qu'est-ce qui te gêne dans l'idée que ce soit effectivement un programme aujourd'hui très consensuel ?
01:58 Je pense que c'est un programme consensuel mais erroné.
02:02 Erroné pour deux raisons, d'abord parce qu'il se trompe de constat, et qu'en se trompant de constat il propose des solutions qui créent plus de problèmes que n'importe de solutions.
02:11 Il se trompe de constat, au moins sur deux points, d'abord la France est l'un des pays les plus égalitaires des pays développés.
02:20 Donc au niveau national, l'idée de dire que les inégalités seraient criantes, c'est faux.
02:27 On reviendra là-dessus, on reviendra sur ces points.
02:31 D'un point de vue historique, le monde est aujourd'hui l'un des plus égalitaires qu'il n'ait jamais été.
02:38 En tendance, c'est également faux.
02:41 Statistiquement, le constat d'une explosion des inégalités n'est pas vrai.
02:47 Sur période très longue, attention !
02:50 Relativement, ça dépense pendant longtemps.
02:53 Sur deux ou trois siècles quand même !
02:54 Non mais même sur cinquante ans !
02:55 Tu remontes à la naissance du capitalisme, tu nous racontes Zola, etc.
02:58 On est d'accord, on s'intéresse aux vingt dernières années.
03:01 On va revenir sur les vingt dernières années après.
03:03 Sur le deuxième point de constat, Erroné, c'est que quand ces gens parlent d'inégalités, ils se trompent de terme.
03:12 Le problème, ce n'est pas les inégalités, ce sont, ce que j'essaie d'expliquer dans le livre, les injustices.
03:17 Tu sépares inégalités, discrimination et injustice.
03:21 Absolument.
03:22 Et tu dis que la priorité, ce n'est pas l'inégalité, c'est l'injustice.
03:25 Parce que les inégalités, c'est un simple constat statistique en réalité.
03:28 Alors que ce qu'on doit chercher à résorber quand on est libéral et démocrate, c'est les discriminations et les injustices.
03:38 C'est-à-dire des situations dans lesquelles les citoyens ne donnent pas aux citoyens les chances de participer à la compétition sociale et économique.
03:47 Parce qu'en réalité, on ne leur accorde pas le même droit au sens d'égalité de droit que dans la déclaration des droits de l'homme.
03:53 Exemple, si ma collègue de bureau, pour le même job que moi, est moins bien payé que moi.
04:00 C'est une inégalité statistique.
04:02 Mais ce qui est intéressant, c'est ce que ça révèle et ce qui est problématique, c'est ce que ça révèle.
04:06 Une discrimination probablement pour une raison de genre.
04:09 Si vous me mettez sur un terrain de foot avec Kylian Mbappé et qu'on est rémunéré pour nos performances sportives,
04:17 il y aura aussi une inégalité statistique, ce qui est fort probable que je serais payé beaucoup moins que lui,
04:23 compte tenu de mon expérience et de ma capacité dans ce sport.
04:26 Mais ça ne sera pas illégitime.
04:29 Ça sera relativement juste, puisqu'on n'a pas les mêmes compétences, on n'a pas les mêmes entraînements.
04:35 - C'est une partie de la société reconnaît d'ailleurs. Il est bon l'exemple d'Mbappé.
04:39 - Absolument. Dans le sport, on le reconnaît tout à fait.
04:43 La question c'est pourquoi on ne le reconnaît pas dans l'économie, par exemple.
04:46 Je pense qu'il y a des raisons structurelles.
04:49 Les pays européens sont traditionnellement plus méfiants vis-à-vis du marché que les États-Unis.
04:56 Les historiens, pour le faire très vite, l'expliquent par le fait qu'on est quand même un continent qui, depuis des siècles,
05:01 passe son temps à s'entretuer.
05:03 Et donc, on n'a pas spontanément confiance dans le voisin. L'histoire américaine est différente.
05:07 Et l'autre raison, c'est qu'aujourd'hui, on est dans une société qui est figée parce qu'on a voulu lutter contre les inégalités.
05:15 Et donc, on est dans une conception de l'économie de la société qui est, j'utilise l'image assez connue, celle du gâteau.
05:22 On considère que le gâteau ne peut pas grandir. Et donc, si l'un d'entre nous prend une part plus grande,
05:27 ce sera nécessairement à mon détriment. Donc, je vais l'empêcher de le faire.
05:30 Et donc, en fait, on se bat pour les miettes. Ce que je dis dans le bouquin, c'est qu'on en est dans une société
05:34 qui passe son temps à se battre pour les miettes plutôt que de réfléchir à faire grandir le gâteau.
05:37 - Juste un mot parce que la formule est belle. Les Américains expliquent que dans leur pays,
05:47 toute personne pauvre est perçue comme un millionnaire temporairement empêchée.
05:52 - Exactement. La formule, c'est de Steinbeck. Je crois, en tout cas, qu'elle est attribuée à Steinbeck.
05:55 Et il y a cette idée aux États-Unis que n'importe qui peut devenir riche.
06:01 - Un millionnaire temporairement empêché.
06:04 - Et c'est encore pas statistiquement vrai. Aux États-Unis aussi, l'égalité des chances n'est pas parfaite.
06:08 Aux États-Unis aussi, si vous êtes né dans un milieu défavorisé ou selon vos origines ethniques,
06:12 vous n'avez pas les mêmes chances que si vous êtes wasp issu de New York.
06:16 Mais il y a cette croyance qui est beaucoup plus forte.
06:19 - Je veux revenir. On va voir. J'ai apporté alors un tableau que vous avez déjà vu,
06:25 si vous nous faites l'honneur de nous regarder régulièrement, parce qu'il est frappant.
06:29 C'est Lindsay qui avait fait ça à l'occasion d'un Conseil national de la refondation du 12 décembre 2022, très exactement.
06:37 Donc l'effet redistributif en France qui est extrêmement puissant. Tu reprends ces chiffres d'ailleurs.
06:44 Donc les écarts sont de 13 fois entre écarts salariaux, purement salariaux, ou en tout cas écarts de revenus, on va dire.
06:53 L'écart, c'est donc un rapport de 1 à 13, ce qu'on appelle les revenus primaires, en tenant compte et de la redistribution
07:01 et de ce qu'elle appelle les prestations en nature, c'est-à-dire l'utilisation des services publics, on se retrouve de 1 à 3.
07:08 Donc effectivement, on est très loin d'une société inégalitaire. Mais tu cites beaucoup Tocqueville.
07:14 Avec grand plaisir, ça me permet... Très franc, je n'ai pas lu Tocqueville dans le texte, mais ça m'a donné envie de le lire, donc je vais peut-être le faire.
07:22 En tout cas, c'est très plaisant. Et donc, paradoxe dit-tu, identifié par Tocqueville, à mesure qu'elles se réduisent, les inégalités deviennent plus insupportables.
07:34 Oui, alors ça, c'est Tocqueville qui l'a mis en évidence, il est connu pour ça, et puis je crois que Raymond Aron l'a repris ensuite dans ses travaux.
07:40 Les sociétés démocratiques, en fait, qu'est-ce qui fait la différence entre une société d'ancien régime et une société démocratique ?
07:45 C'est que dans l'ancien régime, mon destin, il est déterminé de façon exogène. Il est déterminé par Dieu, qui va choisir mon salut à la fin de ma vie.
07:54 Il est déterminé par le corps auquel j'appartiens, tiers Etat, etc. La société démocratique, qui arrive avec les États-Unis et la France, c'est cette idée que mon avenir repose sur moi-même.
08:06 Et donc, j'ai entre mes mains la capacité de réussir. Ça a un côté négatif, j'allais dire, c'est que ça fait peser sur les individus la responsabilité de leurs limites et de leurs échecs.
08:16 D'où l'intérêt de la redistribution. Le but du bouquin n'est pas de dire qu'il faut supprimer la redistribution. C'est de dire qu'il faut la redistribution,
08:24 et il faut lutter contre la pauvreté et laisser les riches tranquilles, pour le dire très très vite. Notre objectif, ce n'est pas d'emmerder les riches, c'est de faire en sorte,
08:31 au contraire qu'il y en ait plus, d'aider les pauvres. Ce n'est pas en empêchant la richesse qu'on empêche la pauvreté. Mais dans ces sociétés, pour revenir à la question de Tocqueville,
08:42 dans les sociétés démocratiques où chacun a la possibilité de réussir sa vie, il y a a priori l'idée que si mon voisin a réussi, dans la même société, il n'y a pas de raison que moi non plus
08:55 ne puisse pas réussir. Et ce que Tocqueville dit, c'est que progressivement les gens vont avoir envie des mêmes choses, de la même consommation, et qu'on va rapprocher de fait
09:03 les conditions et qu'on va avoir une égalité de droit. Tocqueville ne dit pas qu'on doit aboutir à une égalité de fait. C'est là où il n'est pas égalitariste, et Ramon Aron non plus.
09:12 Or, aujourd'hui, dans la lutte contre les inégalités, on est passé de cette logique d'égalité des chances à une logique de "on doit réaliser l'égalité réelle de fait".
09:21 On doit faire en sorte, non pas que les gens soient égaux, mais uniformes. On doit faire en sorte que si mon voisin roule en Porsche, c'est scandaleux et qu'on devrait l'empêcher, parce qu'au fond, c'est une offense très bien faite.
09:30 Oui, comme tout le monde ne peut pas rouler en Porsche, à ce moment-là, tout le monde devra rouler en Clio.
09:34 Exactement. Et ça, c'est cette idée que...
09:37 Avec un moteur que Tocqueville identifie, et que tu reprends, qui est l'envie.
09:41 L'envie, absolument.
09:42 C'est le grand tabou, ça, dont on ne parle pas, en fait, dans l'ensemble de ces sujets, notamment autour de la fortune de Merdin-Arnault, etc.
09:50 Même quand tu fais une règle de trois, tu la disperses sur les 60 millions de Français, ça ne change l'avis d'absolument personne, la fortune de Bernard Arnault.
09:58 Mais c'est ce moteur, c'est l'envie qui est un moteur, mais un moteur aussi de destruction de la cohésion nationale.
10:07 Oui et non. En fait, je crois que les inégalités, en tant que telles, sont un problème pour la solidarité nationale, pour la cohésion nationale,
10:18 mais dans les pays les plus pauvres, dans les pays où il y a des gens qui sont extrêmement pauvres et des gens qui sont extrêmement riches.
10:24 Ce n'est pas le cas chez nous.
10:25 Moi, je crois qu'aujourd'hui, en tout cas, ce que j'essaie de montrer, c'est que ce qui fracture la société, c'est beaucoup plus notre obsession de lutte contre les inégalités.
10:32 Pourquoi ?
10:33 Parce que quand on lutte contre les inégalités, on maintient les gens entre deux bornes. L'objectif, c'est de les maintenir entre deux bornes.
10:38 La lutte contre les injustices, c'est de faire en sorte qu'il y ait un plancher. Les inégalités, c'est deux bornes, un plancher, un plafond.
10:45 Pour réussir à faire un plancher, à maintenir les gens entre deux bornes, il y a deux outils principaux.
10:51 Le premier, c'est la fiscalité. On taxe tous les gens qui dépassent. Et le second, c'est la réglementation.
10:56 Donc, on va choisir pour vous, quelle est la bonne école pour vos enfants, par exemple, parce que de cette manière, on a un traitement égalitaire.
11:02 Je pense que fondamentalement, ça ne peut pas marcher. Mais ça peut encore moins marcher quand les services publics sont défaillants.
11:09 Et quand les services publics sont défaillants, ceux qui le peuvent, ils sortent du système public. C'est ce qu'on voit dans l'éducation.
11:15 Et donc, en fait, cette lutte contre les inégalités a abouti à une société qui est figée, une société où les gens qui sont en bas de l'échelle,
11:21 pour le dire très vite, voient qu'ils n'ont pas d'espoir d'améliorer leur propre situation ou la situation de leurs enfants.
11:29 Et c'est ça, je crois. Donc c'est la faillite du service public qui, aujourd'hui, est beaucoup plus déstructurant pour la société que le fait que Bernard Arnault soit très riche.
11:37 Alors c'est facile. C'est un bouc émissaire facile. Mais je pense qu'on se trompe profondément de diagnostic quand on dénonce la richesse ou les plus riches.
11:45 Et on peut y revenir. J'ai un chapitre dans le livre où j'explique pourquoi, en plus, de mon point de vue, la richesse de ces gens ou qu'elle peut être stimulante pour l'économie n'est pas illégitime.
11:55 Oui, alors on y reviendra parce que le seul désaccord qu'on peut avoir, c'est un désaccord au sein du camp libéral, c'est autour de l'héritage.
12:02 Ah absolument.
12:03 Ou là, effectivement, l'impôt sur la mort. Bon, mais je ne sais pas si on aura le temps d'aller jusque là. La croissance des inégalités n'est pas le fruit du capitalisme, dis-tu.
12:14 Il a permis les progrès sociaux les plus considérables de l'histoire de l'humanité. OK, mais c'est là où, je vais en venir aux 20 dernières années, on a l'impression que le mouvement est stoppé.
12:23 On a l'impression qu'en fait, et notamment tout cela s'est accéléré avec la politique des banques centrales, l'argent gratuit, etc., l'argent gratuit profite davantage, largement davantage à ceux qui en ont déjà.
12:38 Et donc on a l'impression là d'un système qui se casse. Tu ne le nies pas, d'ailleurs, sur les 20 dernières années.
12:45 Alors dans les pays développés.
12:47 Dans les pays développés, oui.
12:48 Au niveau mondial, c'est pas le cas parce que dans les 20 dernières années...
12:50 C'est quand même la situation de la France qui m'intéresse.
12:52 Absolument.
12:54 Je crois que... Bon, je ne peux pas revenir sur les politiques monétaires parce que ce sera un immense débat au sein des libéraux sur ce qu'est la bonne politique monétaire et tout, qui dépasserait mes compétences.
13:04 Non, non, non. Le premier fait, c'est que l'argent est devenu gratuit et que ceux qui pouvaient largement s'en déter en ont très largement profité.
13:11 Absolument.
13:12 Plus inflation des actifs. Si vous aviez de l'immobilier, si vous aviez des actions en bourse, vous en avez très largement profité.
13:18 Absolument. Mais là, on est sur... On va arriver assez vite sur les questions d'héritage.
13:25 On est sur les inégalités de patrimoine plus que de revenus.
13:30 La question que je vous lève dans le livre, c'est de savoir, est-ce que ces gens qui ont réussi à se constituer un patrimoine, qui après, ont profité des politiques les plus récentes,
13:43 est-ce que la constitution de ce patrimoine a été illégitime ?
13:47 Je pense que ce n'est pas le cas.
13:49 Qui s'explique essentiellement par le fait que c'est une partie de la société qui s'est inscrite dans les grandes transformations des 20 dernières années.
13:59 La mondialisation, la numérisation et en plus, qui ont profité des tendances structurelles qui est la paix et la croissance depuis 80 ans.
14:05 C'est vrai pour les grands milliardaires américains, Erwann. J'ai aucun problème avec ça.
14:10 Je ne crois pas que ce soit vrai. Et enfin, des bouquins entiers ont été écrits pour nos fortunes rentières à nous.
14:16 Je serais un peu plus mesuré dans le sens où il y a en France plus de reproduction sociale et plus de capitalisme d'héritier que dans d'autres pays.
14:33 Absolument. Cela étant, la question c'est d'où ça vient. Est-ce que ça vient du fait que ces gens ont eu des comportements rationnels dans leur propre intérêt ?
14:45 Ce qui n'est pas illégitime.
14:47 Oui, il y a eu de spoliation de personnes, c'est ça qu'il veut dire. On est d'accord.
14:50 Ou est-ce que ça vient du fait qu'il n'y a pas assez de concurrence en France et que la concurrence économique et sociale par le fait que notre système scolaire
14:57 ne permet pas aux gens les plus défavorisés ou aux classes moyennes inférieures de réussir aussi bien que les autres ?
15:04 Je comprends. Tu dis oui effectivement les riches peuvent représenter une société figée, mais parce que la société dans son ensemble s'est figée du fait de cette obsession égalitaire.
15:18 Absolument.
15:21 Juste un mot sur le marché, après on va retourner, parce que la phrase est belle. Donc tu dis non ça n'est pas le fruit du capitalisme, bien au contraire.
15:32 Le marché est la seule institution qui intègre toute l'information connue à un moment donné.
15:38 Ah oui.
15:40 Et même, je crois que c'est une phrase de Friedman, l'aptitude du marché à utiliser la connaissance dispersée.
15:47 Je crois que c'est Hayek.
15:51 Ce qui est fascinant et ce que je trouvais absolument passionnant chez Hayek c'était justement cette conception qu'il a du marché.
15:58 Le marché, ça n'est pas parfait.
16:01 Un délit d'initié permanent.
16:03 Et en fait c'est surtout, c'est pas parfait au sens où ça permettrait d'avoir une société stable et stabilisée et harmonieuse à jamais.
16:14 Le problème c'est que ça ne peut pas exister.
16:17 Que ceux qui ont essayé de le faire, et ça n'est pas un hasard, ça finit systématiquement dans la misère humaine et l'oppression politique.
16:23 Le marché c'est cette institution parfaite au sens où elle intègre l'ensemble des informations.
16:29 C'est le fameux exemple du crayon à papier.
16:35 Quand j'ai un crayon à papier entre les mains, il a un prix.
16:39 Et ce qui est intellectuellement fascinant c'est que dans ce prix est révélé l'ensemble de la valeur de travail qui a été mise dedans.
16:49 L'ensemble des intrants qui ont été utilisés.
16:53 L'ensemble de toute l'information qu'on peut connaître sur le fait que, je ne sais pas, le pays producteur du graphite, je ne connais pas le mieux,
17:00 mais est en guerre et donc le prix a augmenté.
17:02 Le fait que le distributeur est en grève et donc le prix a augmenté.
17:05 Qu'il y a une nouvelle entreprise qui s'est ouverte et donc le prix a diminué.
17:08 Moi consommateur, je ne le sais pas, mais le prix révèle tout ça.
17:10 Et le marché révèle tout ça.
17:12 Et c'est pour ça qu'il se renouvelle en permanence.
17:14 Le marché c'est d'abord une institution de transmission de l'information.
17:21 C'est ça, de transmission et d'échange d'informations.
17:23 Et face à ça, tu dis le mouvement spontané des individus, donc que crée le marché, est un péril car il trouble l'ordre social déterminé par les promoteurs de l'égalité administrée.
17:36 Exactement.
17:37 Je crois qu'elle est de toi cette phrase là.
17:38 C'est vrai.
17:39 Elle est bien.
17:41 Le mouvement spontané des individus trouble l'ordre social déterminé par les promoteurs de l'égalité administrée.
17:48 C'est pour ça qu'ils n'en veulent pas.
17:49 Exactement.
17:50 Parce qu'en fait, quand on a cette conception de l'idée d'une société entre deux bornes, celui qui prend son indépendance, il remet en cause à la fois la situation des autres, la situation qu'il était assigné.
18:02 A tel point que certains ont des théoriciens de l'obsession égalitaire, en tout cas des promoteurs de l'obsession égalitaire, défendent l'idée qu'il faut mettre en place, qu'il faut réaliser l'égalité des places.
18:12 Et ils assument le fait de dire qu'il faut que les gens soient protégés à une place sans perspective de mobilité sociale parce qu'il vaut mieux de la sécurité que de l'incertitude.
18:24 Et je crois qu'au fond, il y a une appréhension au risque et à l'incertitude qui est très forte et qui est très divergente selon qu'on est plus ou moins libéral.
18:34 Et ce que je reproche au système scolaire notamment, c'est qu'il devrait être là pour permettre aux gens d'avoir plus confiance en eux,
18:40 puisqu'on leur a apporté les outils et les bagages pour affronter la compétition sociale qui est très rude.
18:47 Et aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Et à nouveau, ça vient d'une défaillance du service public plus que d'une défaillance du marché.
18:52 Et ce n'est pas le cas. Et ça nous ramène à l'information. C'est-à-dire que ce que tu expliques très bien, c'est que, à la limite, pourquoi pas ?
18:59 On pourrait dire oui, pourquoi pas une société de sécurité figée ? Sauf qu'en fait, ça ne se passe jamais comme ça.
19:05 Une société de sécurité figée devient, alors c'est une phrase de Jean Tirole, ce qu'est aujourd'hui le système éducatif, c'est-à-dire un gigantesque délit d'initié.
19:14 Tu as les insiders proches du pouvoir qui ont l'information et qui profitent, et les outsiders qui subissent.
19:21 Absolument. Le système scolaire aujourd'hui, et c'est le fruit de dizaines d'années de défaillance, le système scolaire est profondément injuste.
19:33 C'est-à-dire selon que vous naissez dans un quartier ou dans un autre, selon que vos parents ont le capital financier ou culturel,
19:39 parce que les statistiques montrent que les enfants qui réussissent, ce sont les enfants des CSP+, donc des gens qui ont le plus d'argent,
19:45 et des enfants d'enseignants, parce qu'ils connaissent le système, et bien selon toutes ces considérations-là, vous n'avez clairement pas les mêmes chances de réussite dans le système scolaire.
19:55 Et c'est au fond, c'est ce que je pense être l'un des principaux problèmes de la société française aujourd'hui, parce que c'est une trahison de la promesse républicaine
20:03 qui est de dire qu'où que vous veniez, qui que vous soyez, la République vous ouvre des opportunités. Aujourd'hui, c'est pas vrai.
20:09 Et c'est une trahison aussi de la promesse démocratique, qui est que dans une société démocratique, on doit pouvoir réussir par son mérite.
20:18 Je cite dans le livre Beaumarchais, à la fin du mariage de Figaro, il a quelques vers qui, moi, me sont très importants, et qui dit...
20:27 C'est Figaro qui dénonce en chantant, et qui dit "Par le sort de la naissance, l'un est roi, l'autre est berger, le hasard file à distance, l'esprit seul peut tout changer".
20:37 Aujourd'hui, on est dans une société, en tout cas la société française, où l'esprit seul ne suffit pas pour tout changer, il faut avoir un capital culturel, un capital financier,
20:46 et là où le service public devrait avoir du sens, c'est pour compenser ça, pour permettre à tous les jeunes d'où qu'ils viennent, d'accéder à ces chances de l'esprit.
20:58 Alors, aujourd'hui, ce n'est pas le cas. C'est même le contraire. C'est même le contraire. Je donne des exemples...
21:02 Par reconstituer une société de casse. Absolument. Moi, je donne des exemples d'associations dont je me suis occupé de jeunes dans les banlieues,
21:09 qui ont énormément de talent, mais qui ont... on ne se rend pas compte, mais qui n'ont pas l'information, en fait. Et cette information sur comment on peut réussir,
21:17 comment on peut... les voies sont ouvertes, y compris quand on travaille, et d'abord parce qu'on travaille, mais y compris quand on travaille, ils ne le savent pas,
21:24 et donc ils sont... enfin, j'apprends rien à personne, donc le système d'orientation français est une catastrophe.
21:29 La société, donc l'obsession inégalitaire, créée, atteinte au droit de propriété, donc on l'a vu à travers la fiscalité quand même, se remet parce que c'est une courbe,
21:37 la courbe des prélèvements obligatoires, juste je le dis d'un mot, parce qu'il faut vraiment l'avoir en tête. Macron, depuis qu'il est élu, a baissé les impôts. C'est indéniable.
21:47 Et pourtant, le taux de prélèvement obligatoire, aujourd'hui, rapporté au produit intérieur brut, n'a jamais été aussi élevé en France.
21:55 Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la machine fiscale aujourd'hui est devenue folle. Ça veut dire que, à cause d'effets de seuil, etc., qui seraient complexes d'expliquer, d'analyser,
22:03 d'ailleurs, même l'INSEE a un peu de mal à analyser tout ça, la machine avance par elle-même tellement, aujourd'hui, elle est puissante.
22:10 Donc, atteinte au droit de propriété, clientélisme, contrôle social. Je voudrais y venir là. La grande menace, écrit-tu, c'est administrer les comportements individuels.
22:18 L'obsession égalitaire ne peut se réaliser qu'à travers une forme de centralisation et de contrôle social. Elle ne peut se traduire que par une forme d'ingénierie technocratique,
22:29 c'est-à-dire par le pilotage non seulement des groupes, mais également des êtres, pour leur dire ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas.
22:38 Je trouve que tu vas loin, quand même, là. Tu y vas fort. C'est la société orwellienne, évidemment, que tu décris, là. On n'en est pas là, quand même, Erwann.
22:46 Oui, on n'en est pas là. Mais en fait, ce que j'essaie de montrer, c'est qu'il y a quelque chose qui m'interpelle profondément.
22:59 C'est que les débats sur la dépense publique et la fiscalité ne sont jamais posés sous l'angle de la liberté individuelle.
23:06 Or, d'abord sur l'impôt, quand on reprend les débats en 1914, de mémoire, quand tu avais créé l'impôt sur le revenu, Joseph Caillot, ministre des Finances,
23:16 est interpellé par les députés, mais virulemment, qui lui disent que la déclaration d'impôt, c'est scandaleux, parce que c'est une atteinte à la vie privée des individus.
23:24 C'est juste après la Première Guerre mondiale, en fait, pour payer la guerre.
23:28 Et ils disent que l'État n'a pas à savoir combien un couple gagne, comment il le dépense, etc.
23:36 Aujourd'hui, on est à des années-lumières, et il nous semble absolument normal que l'État utilise Google Images pour voir exactement
23:44 comment on a organisé notre jardin, s'il n'y a pas une petite cabane cachée, etc.
23:48 Et ensuite, en termes de dépense publique, la dépense publique induit par essence le contrôle social. Pourquoi ? Parce que c'est un principe démocratique, en fait.
24:00 Comme l'argent est prélevé sur d'autres citoyens, il est normal et légitime, d'un point de vue démocratique, que l'administration vérifie la façon dont les bénéficiaires utilisent cet argent.
24:10 Il ne s'agit pas, pour le coup, normalement, de donner des chèques en blanc, en disant "Allez-y, voilà de l'argent qui a été pris sur vos concitoyens, faites-en ce que vous voulez, c'est la fête."
24:20 Donc, une entreprise qui est aidée, ou une entreprise qui bénéficie d'une subvention, il est normal, démocratiquement, qu'elle rende des comptes,
24:28 et qu'il y ait un agent de l'administration qui devienne et lui dit "Attendez, comment vous avez dépensé ici ?"
24:32 Un citoyen qui touche des aides, c'est également normal.
24:36 Alors, ça peut être absolument légitime. On peut décider qu'il faut aider les gens, effectivement, et c'est souvent, et dans un certain nombre de cas, c'est très utile.
24:44 Par contre, on ne peut pas oublier que ça a des conséquences en termes de liberté et de contrôle social.
24:51 Et aujourd'hui, on a du contrôle social dans tout. Il suffit de voir le nombre de formulaires SERFA qu'on doit remplir à longueur de journée.
24:59 Il y a eu cette histoire, aujourd'hui révolue, mais du RSA conjugalisé, où, à un moment, les contrôleurs rentraient dans la salle de bain pour voir s'il y avait bien deux brosses à dents.
25:10 Et pour voir si le couple était un couple qui vivait, effectivement, ensemble, et si ce n'était pas une fausse déclaration, puisque ça modifiait le montant du RSA qui était perçu.
25:20 Et des exemples comme ça, on en connaît tous, on vous demande exactement de justifier un ticket de métro parce que vous l'avez passé en frais, etc.
25:28 Et du point de vue de l'administration, c'est normal, et du point de vue démocratique, c'est légitime. Mais on en arrive à des aberrations.
25:35 Et ces aberrations, elles sont portées par le fait, comme tu le disais, que la fiscalité ne cesse de croître et que les dépenses publiques ne cessent de croître.
25:42 Et en plus de tout ça, la qualité des services publics, à l'inverse, ne cesse de décroître, en tout cas, dans un certain nombre de secteurs.
25:50 — Et ce que tu dis aussi, c'est que ce contrôle social amène aussi forcément de la dénonciation entre voisins. Enfin chacun, justement, s'est pillé sans vie.
26:02 Pourquoi il y a droit ? Pourquoi j'y ai pas droit ? Enfin du ressentiment. Et là, c'est l'idée de nation, à un moment, qui commence.
26:11 — Ça rejoint ce qu'on disait tout à l'heure. C'est-à-dire qu'en plus que cette dynamique de prélèvement et de contrôle s'inscrit dans une société qui soit de fait
26:20 n'est plus en croissance ou s'est convaincue qu'elle ne pouvait plus croître, eh bien on arrive dans une logique où tout ce que l'autre peut gagner méprie, en fait.
26:29 Et donc c'est ce que je dis. Ce qu'on citait tout à l'heure, c'est la guerre des miettes. On se bat aujourd'hui pour les miettes.
26:36 Je reprends l'image du gâteau connu. Pour redistribuer, on a deux choix. Soit on fait des parts plus petites. Et donc celui qui veut plus gros, il bouffe sur ma part.
26:46 Soit on limite le nombre de convives. Et donc on va dénoncer l'immigration économique en disant : « Attendez, si on fait venir des gens, ils vont nous piquer notre emploi ».
26:54 Déjà qu'il y en a plus, on n'en veut pas. Et tout ça parce qu'on s'est inscrit dans cette logique de réflexion malthusienne.
27:00 Et la combinaison de l'obsession égalitaire et de la conception malthusienne de l'économie font, je crois, beaucoup pour aujourd'hui la frustration économique et sociale.
27:08 Tu le résumes dans une tête de chapitre. « Éthique de renoncement, esprit de rationnement. La redistribution est profondément malthusienne et pessimiste ».
27:16 On est au bout. On n'a pas eu le temps de parler de l'héritage. On n'a pas eu le temps de parler du regret que tu as, moi aussi, du Macron de 2015 qui disait
27:25 « Les jeunes ne doivent avoir qu'un rêve, devenir milliardaires ». Je ne sais pas s'il oserait le répéter aujourd'hui. Et je voulais juste finir parce que je ne connaissais pas non plus cette phrase d'Ernest Renan,
27:36 que je n'ai pas plus lue que Tocqueville. Donc je te remercie. Autour de l'idée de Nation, je trouve cette phrase magnifique.
27:43 Donc qu'est-ce que la Nation ? Un plébiscite de tous les jours, le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune.
27:52 C'est la grande conférence de Renan en 1881. Et ce qui est très intéressant, ce qu'il faut la lire, c'est une dizaine de pages, je crois.
27:59 Et ce qui est très intéressant, c'est qu'avant, il dit « Est-ce que la Nation, c'est une histoire ? Oui, mais non. Est-ce que c'est une langue ? Oui, mais non. »
28:06 Ce qui fait la Nation, c'est cette envie qu'on a collectivement de bâtir un avenir commun. Et aujourd'hui, je pense que c'est ça qui est en train de se déliter.
28:14 Là, on est au cœur du truc. Le désir clairement exprimé de continuer la vie commune.
28:20 Voilà, donc allez lire ça. L'obsession égalitaire. Erwan Lenohan. Et puis l'année prochaine, on se retrouvera pour s'écharper sur l'héritage.
28:29 Avec plaisir.
28:30 Et nous, on se retrouve la semaine prochaine. Bonne semaine à vous.
28:34 [Musique]

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