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Art et designTranscription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
00:05 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoir.
00:09 Place à la rencontre.
00:11 Aujourd'hui, notre invitée est écrivaine.
00:13 Avec elle est la dizaine de romans qu'elle a publiés depuis bientôt 20 ans.
00:17 Et oui, 20 ans.
00:19 Ce grand mot qu'est le réel n'a rien d'un mot, ni seulement d'un apparat ou d'un décor.
00:23 C'est un personnage.
00:25 Qu'il s'agisse de la gare du Nord, de l'hôpital psychiatrique, d'une boucherie
00:28 ou qu'il s'agisse d'un tribunal, comme c'est le cas de son dernier livre qui paraît aujourd'hui même.
00:33 Le témoin, c'est son titre, est une immersion dans le palais de justice de Paris à travers Barthes.
00:38 Un homme qui a décidé d'y passer ses jours et ses nuits.
00:41 Qui a décidé de s'y fondre pour tenter de répondre à cette question.
00:44 La justice est-elle juste ?
00:47 Grande question. Bonjour Joyce Orman.
00:49 Bonjour.
00:50 Bienvenue dans les midis de culture.
00:51 Merci.
00:52 Alors après l'hôpital psychiatrique, la gare, les chantiers, les travaux,
00:55 vous êtes plongée Joyce Orman dans le milieu de la justice.
00:58 Pourquoi la justice ?
01:00 Vous avez un cahier des charges ?
01:01 Vous avez une liste de toutes les institutions à visiter ?
01:04 Non. J'avoue que souvent les livres fonctionnent un peu comme des poupées russes.
01:11 C'est-à-dire que la justice était un peu emboîtée dans mon livre précédent sur la psychiatrie.
01:17 Puisque en passant un an à l'hôpital psychiatrique, j'ai déjà eu affaire à la justice.
01:22 Enfin, pas personnellement, mais en tant qu'observateur.
01:24 Vous auriez pu, hein ?
01:26 Non, moi ça ne m'est pas encore arrivé.
01:28 Mais à l'hôpital psychiatrique, depuis quelques années, il y a l'intervention de ce qu'on appelle le JLD,
01:32 le Juge des libertés et de la détention, qui au bout de 14 jours d'hospitalisation sous contrainte,
01:37 reçoit les patients pour décider si on les libère ou non.
01:40 Donc j'avais déjà aperçu comme ça l'institution judiciaire.
01:45 Et c'est vrai que j'ai eu envie de m'attaquer à cette autre énorme institution publique qui régit nos vies.
01:52 Et ça correspond aussi à un lieu.
01:55 Parce que souvent mes livres s'ancrent dans des espaces.
01:58 Et souvent le déclencheur de l'écriture chez moi, c'est occuper et arpenter un espace.
02:02 Donc après l'hôpital, le palais de justice me semblait être aussi un espace intéressant à observer et à occuper.
02:11 Donc comment vous avez procédé, Joyce Orment, à la folie ?
02:15 Dans un hôpital psychiatrique, vous aviez passé une journée par semaine pendant un an.
02:19 Ça a été la même chose au tribunal de Paris, c'est ça ?
02:22 Oui, apparemment je suis assez régulière et cohérente.
02:25 Vous avez une méthode en fait ?
02:28 Une méthode intuitive d'ailleurs, comme si elle était dictée par mon corps.
02:33 C'est-à-dire qu'à nouveau pendant un an, une fois par semaine, je passais une journée au palais de justice,
02:39 comme je l'avais fait pour l'hôpital psychiatrique.
02:40 Et ce qui est amusant, c'est que dans les deux cas, au bout d'un an, j'ai senti une forme d'épuisement.
02:45 Je ne m'étais pas dit à chaque fois, je passerai un an et j'arrêterai.
02:48 Mais au bout d'un an, j'avais épuisé quelque chose dans un cas et dans l'autre.
02:52 Et donc j'ai passé après un an à écrire, puisque je n'écris pas dans le temps de l'immersion.
02:57 Est-ce que la question qui vous a guidée, Joyce Orment, c'est celle qui guide votre personnage de Barthes,
03:02 et que j'ai nommée, qui est celle-ci, la justice est-elle juste ?
03:06 Est-ce que c'est ça que vous vouliez vérifier ?
03:09 Alors, disons que cette intuition, cette question, elle est venue plutôt au fil, justement, de cette immersion.
03:19 À assister comme ça à des dizaines d'audiences de comparution immédiate, de stupéfiants, de terroristes, de violences conjugales, etc.
03:27 À voir la manière dont étaient maltraités certains prévenus, dont la justice manquait de temps, de moyens.
03:34 Ce dont on a l'intuition et ce qu'on sait un peu théoriquement, mais à le vivre,
03:39 j'ai éprouvé, comme mon personnage, de plus en plus, un sentiment d'injustice.
03:44 Et ce qui m'intéressait, c'était de voir cette espèce de hiatus entre ce qu'on appelle la justice et ce qu'on appelle le sentiment de justice.
03:51 Et qui ne s'accorde pas à eux toujours.
03:53 Et qui a une espèce de vérité du sentiment de justice, d'immédiateté,
03:57 qui ne correspond pas systématiquement à l'institution judiciaire telle qu'on la voit fonctionner.
04:04 Donc c'est vraiment venue dans le temps de l'immersion, cette question.
04:07 Comme votre roman, Joy Sorment, a une forte dimension documentaire,
04:11 je vous propose qu'on écoute l'extrait d'un documentaire des pieds sur terre sur, justement, un tribunal.
04:17 Ce qui va peut-être nous plonger dans cette ambiance que vous avez côtoyée, connue, pendant un an, Joy Sorment.
04:23 Et vous venez présenter des excuses.
04:26 Mais on se dit si c'était ma fille qui avait été à la place.
04:29 Taisez-vous !
04:30 Madame la procureure.
04:31 Venez pas !
04:32 Vous n'aurez pas à vous parler comme ça aux policiers, c'est bien clair monsieur.
04:35 Monsieur, vous vous taisez.
04:37 Taisez-vous monsieur.
04:38 Vous êtes odieux et en plus vous faites semblant de vous excuser.
04:42 Alors taisez-vous.
04:43 Je ne fais pas semblant madame.
04:45 Taisez-vous.
04:46 Chut.
04:47 Taisez-vous.
04:48 Chut.
04:49 Ce qui est fou c'est que cette société où des individus qui sont soi-disant pris en charge par leur famille
04:54 n'ont même pas la conscience, je ne dis même plus de ce qui est autorisé ou interdit,
04:59 parce que de toute façon dans cette société...
05:01 Madame la procureure, s'il vous plaît.
05:03 Vous faites sortir cette dame qui n'arrête pas de faire des signes à monsieur,
05:06 du coup il n'écoute rien et c'est pour ça que le policier derrière vous vous a rappelé à l'ordre.
05:10 Vous êtes de qui madame ?
05:12 Vous êtes toujours derrière.
05:13 Bon, alors dehors.
05:15 Voilà, vous avez tout gagné.
05:17 Maintenant vous finissez d'engendre madame la procureure et vous ne dites plus rien.
05:21 Plus rien.
05:22 C'est clair ?
05:23 Je vous en prie madame la procureure.
05:25 Je vous en prie madame la présidente.
05:27 Il faut tout tolérer.
05:28 Il faut tout pardonner.
05:29 Ben moi non.
05:30 Je suis désolée.
05:31 C'était un extrait des pieds sur terre émission sur France Culture de 2017
05:36 intitulé "Au tribunal de grande instance de Marseille".
05:39 Joyce Orman, est-ce que ça vous rappelle ce que vous avez vu et ce que vous avez écrit,
05:44 même si c'est de la fiction, dans ce roman "Le témoin" ?
05:47 Totalement.
05:48 J'ai l'impression presque d'avoir assisté à cette audience.
05:51 J'en ai vu beaucoup qui ressemblaient à ce moment et je le trouve génial parce qu'absolument exemplaire.
05:58 C'est-à-dire qu'à la fois on entend que c'est une pièce de théâtre,
06:01 qu'il y a une espèce de mise en scène théâtrale de la parole où chacun endosse un rôle de manière un petit peu outrée
06:07 avec les costumes qui vont avec, par exemple les robes des magistrats.
06:10 En même temps, on entend cette position soumise du prévenu qui est le personnage silencieux.
06:19 La juge ou le procureur n'arrête pas de dire "Vous taisez, silence, silence, silence".
06:25 On entend vraiment la position du prévenu qui est celui qui n'a pas le droit à la parole
06:32 dans cette scène judiciaire où se joue son avenir, c'est celui qui ne parle pas.
06:36 C'est assez exemplaire dans ce passage-là.
06:39 Et puis il y a autre chose qui est frappante, c'est que là on sort de l'espèce de formalisme un peu rationnel, sage
06:47 et qui se tient de la justice telle qu'on l'imagine.
06:49 Et on entend des magistrats qui sortent de leur gonfle, qui laissent déborder leur humeur
06:54 et sans doute à bout de fatigue, d'exaspération, d'énervement, etc.
07:00 Donc il y a une forme de "dérapage" des magistrats qui sortent de la fonction
07:05 et se mettent à engueuler les prévenus en dehors du formalisme de l'audience tel qu'il doit être respecté normalement.
07:14 Mais ça, ça arrive souvent alors, vous dites récemment.
07:17 C'est-à-dire que finalement ce côté pièce de théâtre, jeu de la parole, prévenu qui doit rester silencieux,
07:24 juge qui peut sortir de ses goins et du cadre, finalement le cadre rationnel de la justice, vous semblez dire,
07:30 il n'est jamais respecté, il est toujours en train de se déborder.
07:34 Oui, il est souvent débordé.
07:36 Alors après, ça dépend des types d'audience.
07:38 C'est-à-dire par exemple aux assises, où on a du temps, où on a des moyens pour la parole, pour l'écoute, etc.
07:45 Pour des affaires graves, il y a quelque chose de beaucoup plus tenu.
07:48 En comparution immédiate, où on a trois minutes pour juger les gens qui se succèdent les uns après les autres,
07:55 les journées durent douze heures, tout le monde est épuisé, il y a beaucoup trop d'affaires qui sont mises au rôle, comme on dit.
08:01 Là, tout le monde craque, donc ça explose.
08:06 Et c'est vrai qu'on sait que les conditions de travail des magistrats sont des conditions très difficiles.
08:12 Et donc, entraînant la maltraitance, on est dans ce cercle vicieux qui fait que les coutures craquent en permanence.
08:20 C'est vrai que ce qui est intéressant, c'est qu'on a une image de la justice, effectivement,
08:24 et il y a le quotidien, la réalité que vous avez découverte en y allant.
08:28 Mais cette justice-là, on la voit parfois.
08:31 En tout cas, il y a une volonté de plus en plus d'ouverture et de pédagogie.
08:35 On parle depuis un certain nombre d'années de filmer les audiences, de montrer comment se déroule cette justice,
08:41 justement pour qu'on se rende compte aussi dans quelle situation chacun est mis,
08:47 et quel est le rôle en quelque sorte de chacun.
08:49 Oui, alors j'espère que ça intéressera justement cette ouverture des tribunaux,
08:59 cette mise en réseau de ce qui se passe dans ces lieux un peu cachés.
09:03 J'espère que ça intéressera et que ça permettra à chacun de voir comment ça fonctionne.
09:11 Mais finalement, ce qui m'étonne, c'est que les tribunaux sont des lieux publics.
09:16 Ils sont cachés mais pas ouverts.
09:19 Tout le monde peut y aller, vous n'avez pas eu de passe-droit.
09:21 Exactement, ce sont des lieux publics, et je pense que chacun, à un moment dans sa vie,
09:28 devrait passer une journée au tribunal et en apprendrait beaucoup sur les affects au travail dans la société,
09:37 et en particulier dans le traitement judiciaire de la violence quotidienne.
09:42 Donc pour moi, c'est très bien que ce soit filmé, mais finalement, c'est une espèce de gadget
09:48 par rapport à ce qu'on devrait tous faire, c'est-à-dire investir ces lieux publics qui nous concernent tous.
09:55 C'est aussi cette curiosité-là qui nous guide quand on ouvre votre livre, Joyce Orman,
10:00 et j'avoue moi l'avoir lu presque d'une traite, parce qu'en fait on est comme ce personnage de Bart qui nous guide.
10:05 On a envie de savoir, alors même que c'est vrai, c'est paradoxal,
10:09 on pourrait y aller dans un tribunal, voir comment ça fonctionne, mais on n'ose pas, on se dit que c'est pas pour nous,
10:13 on se dit qu'on va pas être jugé, que ça nous concerne pas, que c'est même presque une intrusion.
10:17 Mais on suit Bart, et on a envie de savoir, comme lui, comment ça fonctionne.
10:21 Alors, il découvre les lieux, vous l'avez dit Joyce Orman, c'est d'abord un lieu que vous arpentez,
10:27 l'architecture, ce qu'il y a au mur, le personnel, il y a le personnel de la cafétéria, les gardes, ceux qui gardent la sécurité évidemment,
10:33 et puis il y a les juges, les procureurs, les prévenus, les avocats, toujours les mêmes rôles finalement.
10:39 Et puis les différentes chambres, alors il y a la 23ème chambre, c'est la chambre des comparutions immédiates,
10:43 la 15ème chambre, l'affaire des mineurs, affaire familiale, 16ème chambre, le terrorisme,
10:47 qui est devenu maintenant presque un délit banalisé, le dit Bart.
10:51 Il y a aussi la 10ème chambre, pénal général après instruction, les assis, c'est une affaire d'inceste à laquelle assise Bart.
10:57 Et puis le tribunal de police avec tout ce qui est nuisance, tapage, retard de paiement.
11:03 Donc voilà, on a à peu près toutes des affaires très diversifiées, des populations diversifiées,
11:10 et paradoxalement, vous l'avez dit, il y a une forme aussi de conformisme, de routine.
11:15 C'est toujours les mêmes qu'on voit au même endroit, c'est toujours les mêmes manières de les humilier,
11:20 ou c'est toujours les mêmes manières de pouvoir s'en sortir.
11:23 Est-ce que c'est un lieu finalement, non pas de démocratie et de liberté-diversité,
11:27 mais au contraire, un endroit extrêmement attendu que découvre Bart dans ce roman de Joyce Orman ?
11:32 Oui, ce personnage de Bart, qui vient vivre en clandestin dans le palais de justice,
11:37 il arrive avec sa naïveté, sa candeur.
11:41 C'est un peu nous.
11:42 Voilà, c'est un peu nous, et puis c'est un peu aussi l'écrivain, c'est-à-dire ce témoin,
11:47 à la fois silencieux, un peu en retrait, mais obstiné, qui veut essayer de comprendre quelque chose.
11:53 Et ce dont se rencontre Bart, c'est qu'au palais de justice, une classe sociale en juge une autre, systématiquement.
12:01 Une classe sociale, celle des magistrats, juge les classes sociales populaires inférieures,
12:09 des classes sociales à laquelle ils n'appartiendront jamais en tant que magistrats.
12:15 Donc il y a cette espèce de lutte des classes mise à nu, et qui se répète inlassablement selon les mêmes schémas.
12:22 Parfois, il y a des exceptions.
12:26 À un moment, il y a le procès d'un haut fonctionnaire qui gagne 8000 euros par mois,
12:32 très propre sur lui, absolument désemparé, parce que sa vie, son existence ne le préparait pas
12:37 à se retrouver face à la violence de la justice.
12:40 Donc Bart a presque plus de pitié pour lui que pour le pauvre petit dealer de cheat qui repasse pour la 15e fois,
12:46 et qui de toute façon a été programmé d'une certaine façon dès son enfance pour être harcelé par la justice.
12:55 Donc ce systématisme-là, en effet, Bart le constate, moi je l'ai constaté.
13:03 Et le palais de justice devient aussi un endroit où se règle le fonctionnement entre les classes sociales.
13:11 C'est la lutte des classes, mais en acte, où on ne juge pas un délit, mais plus un milieu ?
13:17 D'où vient le prévenu ?
13:19 Disons qu'on identifie des délits à une population.
13:25 Si on prend l'exemple du petit trafic ou de la consommation de stupéfiants,
13:30 on sait très bien qu'il y a autant de consommation dans des jeunes classes bourgeoises aisées,
13:35 chez des étudiants, que dans les cités, pour le dire avec un terme comme ça un peu commun.
13:42 Mais la police vise beaucoup plus systématiquement la classe sociale des cités
13:47 plutôt que celle des grandes facs parisiennes.
13:50 Donc en ce sens-là, oui, on vise et on surveille une classe sociale par le biais d'un outil
13:57 qui est par exemple le délit de stupéfiants.
14:00 De la même manière qu'on suit Barthes, qui va avoir une forme de routine dans cet espace
14:05 qui est le tribunal, où les repères temporels vont un peu se flouter, mais les espaces aussi,
14:10 vous mettez en place dans votre roman Joyce Orman une forme de routine,
14:13 c'est-à-dire qu'un chapitre est ouvert par une chambre, par une ou deux affaires,
14:19 et puis enfin par une réflexion sur la justice.
14:22 Quel était le danger, Joyce Orman, à monter peut-être trop en généralité,
14:27 à théoriser ou à condamner la justice à partir de quelques affaires que vous avez suivies,
14:34 certes en immersion, mais qui ne restent peut-être qu'une partie de toute l'institution judiciaire ?
14:39 Oui, en effet, mon livre n'est pas un essai, ce n'est pas un livre théorique et politique
14:47 qui prétendrait donner un état des lieux de la justice,
14:52 comme mon précédent livre sur l'hôpital psychiatrique n'était pas un livre sur l'état de la psychiatrie en général,
14:58 mais c'était le témoignage d'une année dans un service psychiatrique,
15:02 et là c'est le témoignage d'une année dans un tribunal.
15:05 Donc je pense qu'on peut tirer quelques lignes de force quand même de la répétition de ces affaires,
15:13 mais en effet, vous avez raison, l'écueil c'était de produire une espèce de petit pamphlet contre le fonctionnement de la justice,
15:24 ce dont je ne voulais vraiment pas.
15:28 Et c'est pour ça que j'ai eu recours à cet outil formidable qu'est le roman, qu'est la fiction,
15:34 qui permet d'abord d'instituer du trouble et du doute,
15:38 c'est-à-dire que ce personnage de Barthes, il assiste à ses audiences et il se pose des questions,
15:45 il a des certitudes, puis parfois ces certitudes tombent,
15:49 il en veut au juge, puis l'instant d'après il comprend finalement leur attitude.
15:56 Donc ce personnage romanesque me permettait d'échapper à quelque chose d'un peu trop péremptoire,
16:03 et puis surtout, ce que je voulais avec la fiction, c'est penser des espèces de...
16:10 pas de solutions, mais en tout cas d'autres voies possibles face à ce sentiment d'injustice de la justice,
16:18 et face à cette violence qu'elle peut inspirer.
16:20 Et finalement c'est à ça que sert la fiction, c'est que quand la réalité dysfonctionne,
16:26 quand on la trouve injuste, quand on la trouve trop violente,
16:29 comme ça peut être le cas quand on assiste à des procès,
16:32 la fiction permet de nouvelles hypothèses.
16:36 Alors si je les énonce, j'énonce la fin du livre, donc ça m'embête un peu parce que je raconte la fin du livre,
16:40 mais disons que Barthes à la fin du livre, je sais pas si je peux le dire,
16:44 propose une forme de résistance à la machine judiciaire, et ça seule la fiction pouvait l'inventer.
16:50 - J'espère qu'on ne va pas spoiler, mais quand même ce nom de Barthes nous met sur la voie.
16:56 Je vous propose quand même qu'on en parle joyeusement, ne serait-ce que pour vous demander si Barthes c'est un petit peu votre double.
17:02 - En une matinée, Barthelby a battu une extraordinaire quantité d'écritures.
17:11 Il va falloir collationner les copies de Barthelby.
17:15 - Barthelby, voulez-vous je vous prie, venez collationner avec moi ces documents que je dois expédier rapidement.
17:23 - Non, vous prenez la copie, je suis sur l'original.
17:27 - Je préférerais ne pas le faire.
17:30 - Sans doute ai-je mal entendu.
17:33 - Barthelby, je vous ai demandé de venir collationner avec moi ces documents que je dois expédier rapidement.
17:40 Prenez la copie.
17:42 - Je préférerais ne pas le faire.
17:45 - Vous préféreriez ne pas le faire?
17:48 Qu'est-ce que vous voulez vous dire?
17:50 Je veux que vous m'aidiez à collationner ce feuillet-ci, tenez.
17:54 - Je préférerais ne pas le faire.
17:57 - Si l'on décelait dans les manières de Barthelby la moindre trace d'embarras, de colère ou d'impertinence,
18:04 sans aucun doute il serait chassé immédiatement.
18:07 Mais il n'y a pas plus d'humanité en lui que dans le buste de Cicéran en plâtre de Paris qui est sur la chenille.
18:17 - Barthelby, extrait de la nouvelle d'Hermann Melville de 1853, lu ici pour France Culture, c'était en 1987.
18:28 Joyce Orman, vous êtes ici pour votre roman "Le témoin" qui se passe au tribunal de Paris,
18:34 avec ce personnage de Barth, inspiré de Barthelby.
18:38 Est-ce qu'on en a trop dit? Maintenant c'est fait.
18:41 - Tant qu'on ne raconte pas à la fin du livre, ça va, on n'en a pas trop dit.
18:45 Je pense que les lecteurs de Barthelby vont immédiatement songer à ce personnage dès les premières pages de mon livre.
18:55 - Moi je me suis demandé au début, je me suis dit "Barth"…
18:58 - Roland Barth, vous vous êtes dit Roland Barth.
19:00 - Ah oui, j'ai raté sûrement.
19:02 - Roland Barth, non, mais je me suis dit Barthélémy…
19:05 En fait, la question de l'identité se pose dès qu'on ouvre ce livre.
19:09 Il y a la curiosité de découvrir le tribunal de l'intérieur comme si on était une petite souris.
19:13 Et en même temps, d'ailleurs, il y a une petite souris qui devient quand même la compagne de Barth dans ce roman.
19:18 Et puis au fur et à mesure des pages, comme on est dans la tête de Barth, on se dit "Mais en fait je suis dans la tête de qui?"
19:24 Et ça, ça intervient, je dois dire, pour ma part, au bout d'une centaine de pages.
19:28 Donc l'identité peut-être ne se pose pas si vite que ça, Joyce, en moins.
19:32 - Alors, c'est vrai que je pense qu'il y a aussi des moments peut-être de confusion entre ce personnage de Barth et puis la figure de l'auteur.
19:45 C'est-à-dire ma propre écriture, même si Barth est mon double.
19:51 On voit bien qu'il est aussi ce dispositif fictionnel qui me permet de prendre la parole.
19:58 C'est vrai que j'avais envie de ce personnage directement inspiré du Barthelmy de Melville.
20:05 C'est-à-dire de ce personnage qui a à la fois une pure présence dans la nouvelle de Melville et aussi dans mon texte,
20:13 qui a aussi quelque chose d'assez abstrait.
20:16 Il a une pure extériorité.
20:19 Ce qui m'a passionné depuis toujours dans la nouvelle de Melville, c'est qu'il invente un personnage sans psychologie, sans intériorité.
20:28 Il est juste une pure présence des gestes, quelques mots, des déplacements dans l'espace.
20:33 Un être obscur, mutique, mais qu'on sent aux aguets, dont la présence silencieuse est en même temps extrêmement puissante.
20:39 On sent qu'il capte les choses.
20:41 J'avais envie de reprendre ce personnage-là, c'est-à-dire cette présence-là de Barthes au début du livre.
20:47 On le voit rentrer dans le palais de justice.
20:49 On ne comprend pas au début pourquoi il est là.
20:51 On comprendra au milieu du livre les raisons de son embarquement clandestin dans le palais.
20:58 J'avais envie de cette espèce de figure très romanesque, à la fois très incarnée dans son silence et en même temps un peu théorique aussi.
21:06 Parce que c'est un personnage mythologique de la littérature, Barthes, donc Barthes-Bie, pardon, Barthes pas encore.
21:12 On l'espère !
21:13 Peut-être un jour.
21:14 Voilà, donc j'avais envie de travailler autour de cette identité à la fois très romanesque et en même temps,
21:20 comme le livre est aussi très documentaire, qu'il soit aussi réaliste.
21:24 Parce que ce type va nous raconter vraiment des audiences d'aujourd'hui qui font écho à l'actualité politique d'aujourd'hui.
21:30 J'avais envie d'essayer d'être un peu sur ces deux plateaux.
21:34 J'ai plein de questions à vous poser, Joyeux Sorment.
21:36 La première, quand même, c'est que vous l'avez dit, Barthes-Bie de Melville, c'est vraiment un personnage sans psychologie.
21:42 Mais vous allez encore plus loin.
21:44 Parce qu'en fait, c'est un personnage sans psychologie dont on sait très peu de choses.
21:47 Je ne dévoile pas les quelques éléments que vous aigrainez dans votre roman, Joyeux Sorment.
21:51 Mais néanmoins, on est tout le temps dans sa tête.
21:54 Et c'est quand même assez fou de créer un personnage où on est tout le temps dans sa tête,
21:59 tout en sachant tout ce qu'il pense, sans savoir ce qu'il pense vraiment.
22:04 D'où il vient, à partir de quoi il juge les choses ?
22:06 Oui, c'est l'espèce de paradoxe du personnage.
22:10 Et là aussi, je pense que c'est le genre de paradoxe que peut offrir la fiction, la grande liberté romanesque.
22:15 C'est-à-dire qu'en effet, mon Barthes, je voulais qu'il ait le moins de marqueurs biographiques, individuels, psychologiques possibles.
22:23 Alors, on a quand même quelques indices. Et qu'il arrive comme une espèce de candide,
22:30 de personnage totalement vide à l'intérieur, d'une certaine façon, et disponible à la situation, à l'espace.
22:38 Et une espèce de papier buvard prêt à recevoir tout ce qu'il va voir, entendre, en ayant suspendu son jugement.
22:47 Alors, c'est évidemment que ce n'est pas réaliste d'une certaine façon.
22:50 On ne peut jamais complètement suspendre son jugement.
22:53 Mais j'avais envie d'imaginer un personnage qui suspendrait son jugement, qui arriverait à cette espèce de pureté-là et d'innocence.
23:00 Mais c'est le rêve des philosophes, en fait.
23:02 Oui, c'est vrai que j'ai fait un peu de philo quand j'étais jeune.
23:05 La suspension de j'écoute et du jugement.
23:07 Il y a des traces. Et donc, en effet, comme vous dites, on est tout le temps dans sa tête.
23:11 Mais dans sa tête, ce qui arrive, c'est cette espèce de flux continu du spectacle de la justice,
23:17 qui au début est reçu de manière un peu passive et un peu étonnée,
23:21 et qui petit à petit va quand même être métabolisé.
23:23 Il va commencer à s'interroger, à penser des choses, à avoir quelque colère, quelques réactions.
23:29 Et petit à petit, il va être colonisé par ce spectacle.
23:32 Et une conscience de ce qu'il voit va émerger pour aboutir, une fois de plus, à une scène finale
23:39 où il va opposer quelque chose de très fort et de très personnel à la machine judiciaire.
23:43 Donc là, on ne va pas rentrer. Ça, je ne vais pas le dire.
23:46 - Pas jusque là. - Non.
23:47 Joyce Orment, vous avez dit, c'est une autre question que vous avez esquissée, Joyce Orment,
23:52 c'est celle de "la littérature m'a permis ça".
23:55 Barthes est presque une astuce pour vous, Joyce Orment,
23:59 pour pouvoir dire quoi que vous ne pourriez pas dire en votre nom ?
24:03 - Alors, j'aurais pu dire des choses en mon nom.
24:08 Par exemple, dans le livre précédent, je me permets de revenir au livre précédent,
24:11 "À la folie", sur l'hôpital psychiatrique.
24:14 Et dans le livre précédent, je parle beaucoup en mon nom parce que j'ai passé,
24:19 pendant un an, je suis allée dans cette unité de soins psychiatriques.
24:22 Et d'une certaine façon, je me suis vraiment émergée
24:26 parce que j'ai vécu avec les patients, les soignants,
24:28 j'ai passé vraiment du temps avec eux, on a beaucoup parlé,
24:30 on a mangé ensemble, on a fumé des clopes ensemble.
24:33 Donc, il y avait un engagement de ma part qui me permettait d'une certaine façon de parler en mon nom.
24:38 Là, j'étais beaucoup plus spectatrice, c'est-à-dire que je n'ai pas voulu rencontrer
24:43 des juiciers, des greffiers, des procureurs, des juges, des avocats, des prévenus.
24:47 Je n'ai pas échangé.
24:48 - Vous n'avez pas fait d'interview sociologique comme dans une enquête de théâtre ?
24:51 - Voilà, et je n'ai pas partagé quelque chose du quotidien avec eux.
24:54 Donc, je ne voulais pas prendre la parole en mon nom d'une certaine façon
24:59 parce que je n'avais pas mouillé la chemise comme je l'avais fait pour le précédent.
25:03 Donc, c'est pour ça que j'ai confié à Barthes, à ce personnage-là.
25:09 C'est une astuce peut-être ou un procédé littéraire.
25:13 - En tout cas, c'est un moyen, une échappatoire, je ne sais pas comment le dire.
25:18 - Oui, c'est un moyen, je pense, aussi, pas de provoquer un processus d'identification du lecteur,
25:28 mais en tout cas de provoquer un étonnement chez le lecteur.
25:32 Parce qu'il a une singularité, il a une bizarrerie ce personnage de Barthes.
25:35 - Il est mystérieux, on a envie de savoir ce qu'il motive.
25:38 - Il est obscur, il est à la fois antipathique et sympathique, on ne comprend pas très bien.
25:44 Donc, je pense qu'à la lecture, ça provoque une espèce d'attention à la singularité de ce qu'il pense.
25:51 Et une attention plus importante que si ça avait été la parole de l'auteur, qu'il y ait une opinion sur le sujet.
25:59 - Voilà, vous aviez peur de l'écueil de l'opinion.
26:01 De faire, comme vous le disiez, une sorte de mauvais pamphlet, ou un petit pamphlet anti-institution ?
26:08 - Oui, on a toujours...
26:11 Disons que je me considère comme auteur de littérature pour, précisément, essayer d'échapper à l'écueil de l'opinion.
26:18 - Mais qu'est-ce que c'est le problème avec l'opinion ?
26:20 C'est si dangereux que ça ? Parce que finalement, ce qu'énonce Barthes dans sa tête,
26:25 même s'il est candide, même s'il le formule, même s'il en prend au doute,
26:29 c'est aussi de l'ordre de l'opinion.
26:32 Se dire que la justice agit injustement, c'est une opinion, c'est la science.
26:36 - Je suis d'accord, vous avez raison, il y a une hypocrisie à dire qu'on ne verrait pas mes opinions dans ce livre.
26:41 Évidemment qu'on les voit.
26:43 - Et puis ce ne serait pas grave.
26:45 - Non, ce ne serait pas grave. Et j'en ai, mes opinions, je pense qu'elles sont assez claires.
26:49 Mais je trouve que ce qui est fort et intéressant et stimulant dans la littérature,
26:57 pour moi, c'est que c'est le lieu du doute, du tremblement.
27:01 C'est un lieu où les vérités ne sont jamais définitivement établies.
27:06 L'opinion a quelque chose d'un peu plus autoritaire et définitif.
27:09 Dans la forme romanesque, il y a quelque chose qui n'est jamais assuré.
27:14 Il y a la possibilité de beaucoup plus douter.
27:17 Et c'est vrai que Barthes, il a des opinions, mais elles ne sont pas toujours tranchées.
27:22 Elles peuvent être remises en cause.
27:25 Et donc il y a cette forme un peu anti-autoritaire, pour moi, de la littérature,
27:30 qui n'annule pas l'opinion, je suis d'accord avec vous,
27:34 mais qui la met un peu à distance, qui la trouble,
27:37 qui la prend un peu par des biais moins directs.
27:42 - C'est peut-être ça qui fonctionne très bien aussi avec votre personnage.
27:45 On parlait de truc tout à l'heure, mais c'est peut-être ce truc qui est efficace.
27:48 C'est qu'au début, vous le dites, il est totalement ignorant, presque,
27:53 de ce qu'est le fonctionnement de la justice, du fonctionnement du tribunal.
27:57 Et comme on a du mal à se reconnaître en lui, parce qu'on ne sait pas vraiment qui il est,
28:01 peut-être qu'on fait le même chemin que lui, en tant que lecteur.
28:04 C'est-à-dire qu'au début, on ne sait pas, on doute, on est dans l'inconnu,
28:08 et puis on avance avec lui, et peut-être qu'on fait ce mouvement, cette réflexion avec lui.
28:14 - Oui, j'aimerais beaucoup que le livre puisse être à chaque fois lu comme ça.
28:20 C'est-à-dire se sentir un peu perdu, se sentir agressé, se sentir étonné.
28:28 Je raconte aussi qu'il est toujours très mal assis, par exemple, sur les banques, il a mal au dos.
28:33 J'aimerais aussi que le lecteur puisse sentir l'expérience physique que c'est de passer des journées au tribunal,
28:42 enfermé pendant des heures dans ces espaces étouffants, mal assis,
28:47 voyant défiler toujours les mêmes affaires dans une espèce de tourbillon qui donne le vertige.
28:56 C'est vrai que cette espèce d'exploration physique de la transformation de Barthes,
29:04 qui fatigue au fur et à mesure, qui perd un peu des forces,
29:08 parce qu'il vit aussi cloîtré dans un faux plafond.
29:11 J'aimerais bien que le lecteur puisse ressentir aussi ces sentiments-là.
29:15 - Ça a marché, monsieur ? - Oui.
29:18 - Alors, il me faut la linge trême pour la lame D ? - Oui.
29:21 - Bonjour, monsieur. - Vous pouvez faire un peu de gorge.
29:24 - Oui, monsieur. - Et puis, vous pouvez...
29:27 - D'accord, monsieur. - Vous avez le sien nickel A/D, là ?
29:31 - Le sien nickel, oui. - Oui ?
29:33 - Attention, la marquise... - Oui, bon...
29:36 - Non ? - Pas le champ S, non.
29:39 - Là, ce qu'on est... - Qu'est-ce que vous étiez en train de dire ?
29:42 - Il m'a demandé s'il avait le monsieur.
29:45 Il est pas méchant, parce qu'il faut se méfier des clients.
29:48 - C'est ça. - Voilà.
29:50 - Alors, si je comprends bien, ce langage, le louché mème,
29:54 c'est une langue que vous parlez aussi pour qu'on ne vous comprenne pas.
29:58 - Voilà, c'est pour que les clients ne nous comprennent pas.
30:01 - Où avez-vous appris à parler louché mème ?
30:04 - C'est à force de passer dans les maisons.
30:07 Il y a des anciens chefs qui parlaient l'argomuste. Alors, nous...
30:10 - À force d'entendre... - Oui, à force d'entendre.
30:13 - Et c'est la vie, surtout avec les anciens.
30:16 - 1978 sur TF1, dans l'émission "Sillage",
30:20 à propos du louché mème, donc cette langue de boucher
30:24 qui permet qu'il ne soit pas compris des autres.
30:27 Joyce Orman, vous me voyez venir quand je diffuse cet archive.
30:31 Vous avez écrit là, sur le tribunal, avec le témoin,
30:33 mais on en a parlé aussi sur l'hôpital psychiatrique avec Alain Folli.
30:36 Vous avez écrit aussi sur le milieu de la boucherie.
30:38 C'était comme une bête en 2012.
30:40 Et à chaque fois, dans ces différents milieux,
30:43 vous vous êtes aussi approprié, non pas seulement un décor,
30:47 des endroits, des espaces, mais aussi des langues.
30:50 On l'a vu avec le tribunal au début, c'est vraiment tout un code d'attitude,
30:53 mais surtout de langage. Comment vous vous appropriez une langue ?
30:57 Et qu'est-ce que vous essayez de nous montrer de ces codes lexicaux
31:00 que les autres ne maîtrisent pas ?
31:03 - Je vous remercie de mettre en avant ce point-là,
31:07 parce que c'est vrai, je disais tout à l'heure que souvent,
31:10 le déclenchement de l'écriture, moi, se fait par la découverte d'un espace,
31:15 d'un lieu, d'un monde.
31:17 Et ça va de pair, évidemment, avec la découverte d'une langue.
31:21 Qu'est-ce que c'est aussi que le travail de la littérature ?
31:26 C'est d'essayer de revivifier sa propre langue,
31:31 d'abreuver la langue commune à d'autres lexiques,
31:37 à d'autres images, à d'autres réalités grammaticales, syntaxiques.
31:47 Et c'est toujours pour moi l'occasion de travailler ma propre langue
31:53 de l'intérieur par l'importation comme ça de lexiques
31:57 qu'on pense réserver à des métiers ou des lexiques un peu tombés en désuétude.
32:03 Et de placer comme ça dans la phrase, comme des petites bombes,
32:08 qui sont presque des bombes poétiques aussi,
32:11 parce que finalement, c'est mots un peu abscons des lexiques professionnels.
32:18 Alors, quand j'avais écrit sur la psychiatrie,
32:20 il y avait beaucoup de mots comme ça importés du verbiage psychiatrique,
32:25 les mots des molécules, les mots des dysfonctionnements psychologiques, etc.
32:31 Et là, pour le Palais de Justice, j'ai aussi voulu aller à la rencontre d'une nouvelle langue.
32:38 Je parlais tout à l'heure, par exemple, des affaires mises au rôle
32:41 ou des encourus pour dire les peines.
32:44 Et il y a comme ça, cette espèce de loucher même juridique.
32:50 Dans l'archive, on entendait que l'idée, c'était de ne pas se faire comprendre par les clients.
32:55 Et j'ai aussi remarqué ça dans les audiences,
32:58 qu'il y a aussi une façon des magistrats de se parler entre eux
33:01 pour ne pas se faire comprendre par les prévenus.
33:04 Mais ça, il y a une chose, c'est une chose de ne pas se faire comprendre
33:06 pendant qu'on se concerte d'une certaine manière, quand on se fait des apartés.
33:10 Et puis, il y a quand même l'idée de ne pas se faire comprendre
33:13 alors qu'on s'adresse à quelqu'un qui devrait être compris.
33:17 C'est là où il y a le paradoxe de ce théâtre, en fait,
33:20 dans lequel ceux qui doivent parler ne peuvent pas parler parce qu'ils n'ont pas les codes.
33:24 Ça, c'est quelque chose qui vous a vraiment frappé.
33:27 Qu'est-ce qu'on peut faire pour résister à ça ?
33:30 Oui, c'est vrai que comme à l'hôpital psychiatrique,
33:34 j'avais assisté à l'affrontement de deux langues,
33:37 la langue de la médecine, la langue du pouvoir de la médecine,
33:40 dans une perspective un peu foucaldienne, face à la langue du délire qui sort de ses gonds.
33:45 Là, il y a la langue des prévenus,
33:50 qui est une langue souvent difficile.
33:55 Il y a beaucoup de sans-papiers qui maîtrisent mal la langue française,
34:00 par exemple en comparution immédiate.
34:04 Et cette langue-là, beaucoup plus primaire, beaucoup plus brute,
34:08 pas du tout habituée au lieu de pouvoir et au lieu d'éloquence,
34:12 elle heurte sans cesse au formalisme de la langue des juges.
34:16 Et comme vous le disiez, j'ai été très frappée de voir que,
34:19 parfois, certains refusaient d'abandonner ce formalisme de la langue juridique,
34:25 refusaient de dire "peine" au lieu d'encouru,
34:28 comme s'il fallait respecter les règles de ce théâtre judiciaire,
34:31 et que c'était plus important de respecter les règles
34:34 que de se faire comprendre par un type à qui on est en train d'expliquer
34:38 qu'il va aller trois ans en prison.
34:41 Alors, qu'est-ce qu'on peut faire contre ça ?
34:44 - Voilà, c'est-à-dire que ces normes de langage,
34:47 c'est pas de la loi en fait, c'est pas de la justice,
34:49 c'est des normes de langage, on est au-delà, enfin, ou en dessous.
34:52 - Oui, c'est une manière... - Mais c'est ça qui semble être condamnable.
34:55 - Oui, c'est un nouveau marqueur des classes.
34:58 C'est aussi une manière d'affirmer son autorité,
35:01 d'affirmer une forme de violence, de supériorité sociale,
35:05 et de dire aux prévenus "c'est nous qui avons le pouvoir
35:08 et nous avons aussi le pouvoir de la langue".
35:11 Donc on est dans une espèce de guerre
35:14 où les armes sont aussi langagières
35:17 et on affirme une supériorité sociale.
35:21 - Il y a un traducteur tout de même en justice,
35:24 c'est l'avocat, l'avocat qui est censé transmettre,
35:27 traduire, guider celui qui est face à la justice.
35:30 - Oui, complètement. La figure de l'avocat,
35:34 elle revient souvent dans le livre comme une figure du porte-parole
35:38 ou du traducteur, comme vous dites.
35:40 C'est celui qui justement va mettre en mots
35:43 une parole parfois inaudible... - À la droite.
35:47 - Ou à la droite, ou trouée, ou mal articulée,
35:51 et qui va la mettre en mots, qui va la réhausser d'une certaine façon
35:55 pour qu'elle puisse trouver sa place dans cet enceinte
35:59 de l'éloquence et du beau parler.
36:02 Mais je dis aussi à un moment
36:06 que cette façon d'être un traducteur
36:10 peut aussi avoir un revers, c'est-à-dire que l'avocat,
36:13 c'est aussi celui qui va confisquer la parole du prévenu
36:16 parce que lui, on l'accule au silence
36:21 et l'avocat, c'est celui qui parle pour,
36:23 mais c'est aussi celui qui parle à la place d'eux.
36:25 Donc il y a un petit nœud là aussi.
36:27 - Merci beaucoup Joyce Orment, de vous on peut donc lire
36:30 dès aujourd'hui "Le Témoin", c'est disponible aux éditions Flammarion.
36:34 - Pour terminer, vous avez le choix entre deux chansons Joyce Orment.
36:37 Nous avons choisi une chanson sur les garçons,
36:40 en référence à votre premier texte "Boys, Boys, Boys",
36:42 ou une chanson sur le tribunal, en référence au témoin.
36:44 Laquelle choisissez-vous ?
36:46 - Je pense qu'il faut être dans son histoire la plus récente,
36:49 donc je choisis la justice.
36:52 [Musique]
37:01 Accusé de vol de cœur, de crime d'amour
37:04 et d'escroquerie sentimentale
37:09 Aujourd'hui, pour mon malheur, c'est à mon tour
37:12 de faire les frais du tribunal
37:16 Voyez messieurs, je pleure
37:21 De vraies larmes de force
37:25 Ne m'accablez pas
37:29 Tout est contre moi
37:34 Et pour mon avocat, ne riez pas
37:40 - Un grand merci à vous Joyce Orment,
37:42 ce kit sur Juliette Gréco, le tribunal d'amour.
37:45 Et un grand merci à l'équipe des musées de culture
37:47 qui sont préparées tous les jours par Aïssa Touendoy,
37:49 Anaïs Hisbert, Cyril Marchand, Zora Vignier,
37:51 Laura Dutèche-Pérez et Manon Delassalle.
37:53 Réalisation Louise André, prise de son Florent Bujon.
37:56 Vous pouvez réécouter cette émission sur le site de France Culture,
37:58 à la page des médias de culture,
38:00 ou sur l'application Radio France.
38:02 Merci beaucoup Nicolas, à demain.
38:04 - A demain Géraldine.