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L'écrivain François-Henri Désérable publie "L'usure d'un monde" .Il raconte son voyage de quarante jours en Iran, au moment des manifestations suite à la mort de Mahsa Amini. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-27-avril-2023-8043599

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00:00 Il est 7h48, Léa Salamé, votre invitée ce matin est écrivain.
00:04 Bonjour à vous François-Henri Désirable.
00:06 Bonjour Léa Salamé.
00:07 Merci d'être avec nous ce matin.
00:08 Nouveau visage de la littérature, votre dernier livre « Mon maître et mon vainqueur » a
00:11 obtenu le grand prix de l'Académie française.
00:13 Et vous revenez aujourd'hui pour nous faire voyager avec « L'usure d'un monde, une
00:17 traversée de l'Iran » que vous publiez chez Gallimard.
00:20 Un carnet de voyages passionnant et sensible, un road trip au pays des Molas pendant 40
00:25 jours en novembre et en décembre dernier au plus fort de la répression qui a suivi
00:28 la mort de Massamini.
00:29 Ce voyage est un hommage à « L'usage du monde », le titre du célèbre livre de
00:34 l'écrivain voyageur Nicolas Bouvier qui se fixa une règle de vie, passer la moitié
00:38 de ses jours dans ce monde à le voir et l'autre à l'écrire.
00:42 La lecture de ce livre de Bouvier quand vous aviez 25 ans a été une déflagration pour
00:46 vous.
00:47 Oui, ça a été une déflagration comme j'en ai peu connu dans ma vie de lecteur.
00:49 C'est un livre magnifique, Nicolas Bouvier qui est cet écrivain voyageur suisse originaire
00:53 de Genève qui en 1953 décide de partir en Fiat Topolino avec son ami peintre Thierry
00:58 Bernet.
00:59 Il part de Belgrade et il traverse la Turquie, la Perse, l'Iran déjà, qui s'appelle
01:05 déjà l'Iran.
01:06 Et il finit un an et demi plus tard en Afghanistan à la base de Kiber et Bouvier dix ans plus
01:11 tard en tire ce récit de voyage « L'usage du monde » qui est vraiment un des plus
01:15 beaux récits de voyage que j'ai jamais lu.
01:17 Alors prendre la route, aller voir le monde comme vous le dites, comme Bouvier l'écrivait,
01:22 vous le faites.
01:23 Mais pourquoi l'Iran ? Pourquoi avoir choisi ce pays-là particulièrement ? Il faut dire
01:26 que votre projet remonte bien avant la contestation et Massa Amini, elle remonte à avant le Covid.
01:31 Mais vous avez dû le suspendre, ce projet de voyage, jusqu'au mois de novembre dernier.
01:36 Pourquoi le voyage ? Bouvier vous dirait qu'un voyage se passe de motif, qu'il se
01:40 suffit à lui-même.
01:41 Pourquoi l'Iran ? Parce que ce livre, parce que « L'usage du monde » et parce que
01:46 lorsqu'on songe aux montagnes qui cernent les rangs, lorsqu'on songe au bleu inimitable
01:54 des mosquées disparantes, lorsqu'on songe aux richesses du bazar de Shiraz ou à la
01:59 lumière qui se lève et qui se couche derrière les dunes du désert de Loutre, on a envie
02:04 d'y partir.
02:05 On a aussi envie de vérifier l'hospitalité des Iraniens.
02:09 Et alors ? Bouvier dans « L'usage du monde » déjà en 1963 écrit que « ici où tout
02:14 va mal, nous avons rencontré plus de bienveillance, de délicatesse, d'hospitalité et de concours
02:20 que deux personnes en voyage n'en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche
02:23 bien ». Eh bien à 70 ans d'écart, je pourrais exactement dire la même chose.
02:27 Et c'est cette phrase que j'ai décidé de placer en épigraphe de « L'usage du
02:30 monde ».
02:31 Sauf qu'au moment de partir, vous recevez un coup de fil du ministère des Affaires
02:34 étrangères qui vous dit tout net, vous renoncez à votre voyage, les Français qui y sont
02:37 encore sont en train de rentrer et les autres sont en prison.
02:40 Oui, j'étais dans l'avion, l'avion allait décoller depuis Francfort et j'ai reçu
02:46 ce coup de fil de la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères qui m'ont dit
02:50 « descendez de cet avion, ne montez pas dans cet avion, vous êtes face à un risque
02:54 de détention arbitraire très élevé ». Et j'y vais quand même parce que déjà
02:58 j'avais annoncé à plusieurs de mes amis que j'allais en Iran et je ne voulais pas
03:01 me dérober au dernier moment.
03:02 Ah, c'était juste pour ne pas avoir la honte.
03:04 Et puis le fait qu'il n'y ait aucun journaliste en Iran, j'ai réussi à obtenir un visa.
03:10 En disant que vous étiez écrivain.
03:11 En disant oui, je n'ai pas menti, j'ai dit que j'étais écrivain.
03:13 Et je ne voulais pas me dérober.
03:16 Il m'a semblé qu'il y avait presque une injonction à y aller, une obligation m'incombait
03:22 à y aller et à témoigner de ce qui se passait.
03:24 Quand vous arrivez à Teheran au mois de novembre dernier, vous écrivez la plupart des articles
03:28 sur les soulèvements qui avaient lieu depuis la mort de Massa Amini, soulignez que la peur
03:31 avait changé de camp.
03:32 Rien n'était plus faux.
03:33 Seulement, depuis sa mort, la peur était mise en sourdine.
03:37 Elle s'effaçait au profit du courage.
03:39 C'est vraiment ça qui vous a marqué, que vous montrez dans le livre.
03:41 C'est ces slogans partout "mort aux dictateurs", "femme, vie, liberté", écrits, ces affiches
03:49 de la Etoile qui sont arrachées.
03:50 C'est ça que vous voyez d'abord ?
03:51 Oui, pour illustrer le courage, il faudrait que je parle d'une jeune femme de 19 ans
03:56 qui s'appelait Firouze, que j'ai rencontrée à Ispahan sur le mont Sofé.
03:59 Elle voulait prendre une vidéo d'elle criant le slogan "Zanzen nege Yazadi", "femme,
04:04 vie, liberté".
04:05 Elle n'avait plus de batterie dans son portable et elle me demandait si je pouvais la filmer.
04:08 En redescendant, elle m'a raconté un peu son histoire, elle me disait qu'elle était
04:11 très impliquée, qu'elle manifestait, qu'elle n'avait pas peur de mourir, mais
04:15 que comme tous les Iraniens, elle avait peur d'aller en prison.
04:17 Pourquoi ?
04:18 Parce que dans les prisons, on les torture.
04:19 Et on les viole.
04:20 Il y a certaines filles qui sont violées.
04:22 On raconte même que parfois on filme les viols et on les menace de les dévoiler sur
04:26 Internet.
04:27 C'est un régime qui vous arrête, qui vous torture, qui vous extorte des aveux en vertu
04:31 desquels il vous traduit en justice devant un tribunal révolutionnaire avec des chefs
04:37 d'accusation comme inimiciés à l'égard de Dieu ou corruption sur terre assez larges
04:42 pour pouvoir y inclure à peu près ce que l'on veut et qui vous condamnent à mort.
04:46 Et ensuite, lorsque vous êtes exécuté, eh bien, on ne dit pas quand vous allez être
04:52 exécuté à votre famille.
04:53 On vous pend au bout d'une grue avant la prière du matin et on vous enterre.
04:58 Et on vous enterre dans la nuit sans prévenir votre famille parce qu'on ne veut pas qu'il
05:01 y ait un soulèvement pendant votre enterrement.
05:03 Et Firouzé, qui a donc plus peur de la prison que de la mort et notamment de la section
05:07 209 de la prison d'Evin, c'est-à-dire celle où il y a les journalistes et les opposants
05:12 politiques.
05:13 15 000 prisonniers politiques.
05:14 Aujourd'hui, c'est une prison qu'on appelle l'université d'Evin.
05:17 L'université d'Evin parce que toute l'intelligentsia iranienne se trouve presque dans cette prison.
05:23 Beaucoup d'étudiants et beaucoup de jeunes qui y sont.
05:26 Et ce qui était très émouvant, c'est qu'elle me disait s'y préparer à la prison.
05:29 Comment elle s'y prépare ?
05:30 Je lui ai posé la question et elle me dit qu'elle apprenait des poèmes.
05:34 Il faut savoir que les Iraniens sont vraiment des poètes.
05:36 C'est un peuple de poètes.
05:37 Je n'ai pas rencontré un Iranien qui ne connaissait pas au moins un vers de Hafez.
05:42 Et je lui ai demandé pourquoi.
05:44 Elle me disait écoute, si jamais je suis mis en prison, on aurait beau me mettre à
05:49 l'isolement ou alors m'entasser dans une cellule avec des dizaines d'autres.
05:52 On aurait beau me priver de ma dignité.
05:54 On aurait beau me priver de ma liberté.
05:56 On aurait beau m'éloigner de ma famille, de mes proches.
05:59 Et bien il y a une petite chose qu'on ne peut pas moter, qui est la part irréductible
06:03 de mon être.
06:04 Ce sont les poèmes que je connais et que je me réciterai en attendant la mort ou peut-être
06:07 la liberté.
06:08 Et bien quand vous entendez ça dans la bouche d'une fille de 17, 18 ou 19 ans, que vous
06:13 avez le double de son âge mais pas le quart du dixième de son courage, lorsque vous rentrez,
06:18 vous ne pouvez pas faire autrement que d'écrire.
06:19 Voilà pourquoi j'ai écrit "Illusion d'un monde".
06:21 Pour elle d'ailleurs.
06:22 Elle qui avait du mépris, vous dit-elle, voire de l'équerrement face aux gestes des
06:25 occidentales qui se sont coupés une mèche de cheveux en solidarité avec les femmes
06:28 iraniennes.
06:29 Elle vous dit "ça demande peu de temps, ça ne présente aucun risque et ça rapporte
06:32 des likes et ça donne bonne conscience".
06:34 Et vous dites d'ailleurs que c'est compliqué.
06:37 C'est-à-dire pour les Occidentaux, ne rien faire, c'est pas bien.
06:42 Faire, ça peut être facile et un peu ridicule.
06:46 Oui.
06:47 Alors vous citez un pasteur.
06:48 Elle en avait surtout après ceux qui sont surtout engagés dans la publicité de leur
06:51 engagement.
06:52 Et moi je dis que je suis assez partagé.
06:54 Je cite un pasteur qui est le pasteur Martin Niemöller qui disait "quand les nazis sont
06:58 venus chercher les communistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas communiste.
07:00 Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas syndicaliste.
07:04 Quand ils sont venus chercher les sociodémocrates, je n'ai rien dit, je n'étais pas socialdémocrate.
07:07 Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester".
07:11 Donc finalement, faire, c'est peut-être mieux que de ne rien faire.
07:15 C'est bien d'en parler.
07:16 Et moi, je me souviens que vous aviez reçu une délégation de femmes iraniennes, Noroïa
07:20 Piraï.
07:21 Et j'avais été très, très ému par cette photo d'elle devant la tombe de sa mère
07:24 avec son crâne rasé et les cheveux qu'elle tenait dans sa main.
07:26 Et lorsqu'ils étaient chez vous, moi j'étais à Qom, qui est le Vatican du Chiiste,
07:32 mais j'écoutais en podcast cette interview dans les rues de Qom.
07:37 Et c'était aussi un des grands moments du voyage.
07:40 Je pense que cette rencontre avec cette femme, en septembre dernier pour Nicolas et moi,
07:44 était la rencontre la plus forte de l'année et de loin.
07:47 Vous parlez d'une autre jeune étudiante, Niloufar, c'est à Téhéran, qui vous emmène
07:51 dans les rues de la capitale pour vous montrer combien l'écho est merveilleux à Téhéran.
07:55 Racontez-nous l'écho merveilleux de Téhéran.
07:57 Ça se passe comment ?
07:58 Il était à peu près 21h, on marchait dans les rues de Téhéran.
08:01 Elle me dit "est-ce que tu veux entendre le merveilleux écho de cette ville ?"
08:04 Je ne savais pas de quoi elle parlait.
08:05 Et là, elle commence à crier "Femmes, vies, libertés", à crier "Marc, bain, dictateur,
08:08 mort au dictateur".
08:09 Et il y a quelqu'un qui ouvre sa fenêtre au troisième étage et qui crie aussi.
08:15 Et puis il y a quelqu'un qui passe en voiture, qui baisse sa vitre et qui crie "mort au
08:19 dictateur".
08:20 Et puis après, on entend quelqu'un dans la rue d'à côté qui crie "mort au dictateur".
08:22 Et c'est comme ça que commencent les manifestations en Iran.
08:24 Ce n'est pas comme ici.
08:25 Il n'y a pas d'itinéraire déclaré en préfecture.
08:28 Et donc, c'est d'abord quelqu'un qui lève la voix, qui crie un slogan.
08:33 Et puis, un groupe s'agrège un petit groupe et puis ça forme un attroupement.
08:37 Et quand un attroupement grossit, ça fait une foule.
08:39 Et quand la foule se reproduit de ville en ville, ça fait un peuple.
08:42 Et c'est comme ça que finissent par tomber les dictatures.
08:44 Et là, vous racontez cette scène où vous vous écartez quand elle crie ça, vous vous
08:48 écartez d'elle très légèrement.
08:49 Oui, pendant une demi-seconde.
08:50 Et vous avez honte de vous.
08:51 Parce que vous avez peur.
08:52 C'est une démission du courage.
08:53 C'est une démission du courage.
08:54 Vous parlez aussi des hommes.
08:56 Amir qui vous dit qu'il économise pour le jour le plus beau de sa vie, c'est-à-dire
09:00 le jour de la mort de la Hayatollah Khamen-e.
09:02 Il vous dit qu'il a arrêté de croire en Dieu après avoir assisté à une lapidation.
09:06 Et puis, il y a aussi ce jeune môle-là qui pratique le ciguet, le mariage temporaire
09:10 à chaque fois qu'il était pris d'une envie de baiser, dites-vous.
09:12 Et il en avait très souvent envie.
09:14 C'est quoi le ciguet ?
09:15 C'est une merveilleuse souplesse de la morale chiite qui permet de conclure un mariage
09:21 temporaire pour pouvoir s'adonner aux passions de la chair.
09:26 Le mariage dure soit une heure, soit douze heures, soit dix ans.
09:31 Mais lui, il se donnait l'autorisation lui-même.
09:33 Normalement, il faut demander l'autorisation à Mollah.
09:35 Lui-même étant Mollah, il pouvait se la donner.
09:36 Pour finir sur ce livre que j'ai beaucoup aimé, "L'usure d'un monde, une traversée
09:40 de l'Iran", je vais vous demander de lire très rapidement le petit poème que vous
09:43 avez composé pour les femmes iraniennes.
09:45 C'est inspiré de "Liberté" de Paul Éluard.
09:47 J'écris sur les dômes des mosquées, sur les turbans des Mollah, sur les barreaux des
09:51 prisons, sur le drapeau de l'Iran, sur les cyprès millénaires, sur les tombes des poètes,
09:55 sur les portes des bazars, sur les dunes du désert, sur les voiles embrasées, sur la
09:59 peur abandonnée, sur la lutte retrouvée et sur l'espoir revenu.
10:03 Femmes, vie, liberté.
10:05 François-Henri Désirable, votre livre est publié chez Gallimard.
10:08 Merci et belle journée.

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