Zoom - Antoine Dresse : Le réalisme politique : une école du cynisme ?

  • il y a 7 mois
Depuis toujours, l’homme souhaite subordonner ce qui est à ce qui devrait être, et c’est pourquoi les moralistes, les idéalistes, les technocrates connaissent la tentation de soumettre cet "art des possibles" qu’est la politique à leurs lois. Pourtant, la politique est un éternel champ de déception pour eux, car elle ne correspond jamais à leurs attentes. Ne respectant que ses propres lois, la politique est rétive à se laisser enfermer dans les filets de l’idéal. Or, c’est de la constatation qu’il existe une hétérogénéité des fins entre morale et politique que naît le réalisme politique. Ce dernier ne constitue en rien une doctrine unifiée ni une école de pensée à proprement parler mais plutôt une disposition d’esprit qui vise à éclairer les règles que suit la politique. Partant des intuitions majeures de Machiavel, de Thomas Hobbes et de Carl Schmitt, le but d’Antoine Dresse dans son ouvrage "Le réalisme politique : principes et présupposés", n’est donc pas d’imposer dogmatiquement une doctrine politique quelconque mais d’éclairer les présupposés sans lesquels il est impossible de penser le politique et de présenter une approche permettant de discerner les enjeux qui lui sont propres.

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Transcription
00:00 [Générique]
00:05 Bonjour à tous, bienvenue dans notre Zoom, aujourd'hui en compagnie d'Antoine Dress. Bonjour monsieur.
00:11 Bonjour, merci pour l'invitation.
00:13 Antoine Dress, philosophe, vous animez la chaîne YouTube Ego None, vous êtes responsable du pôle édition de l'Institut Iliade
00:24 et vous écrivez régulièrement pour la revue Elements, vous publiez l'ouvrage que voici à retrouver sur la boutique de TVL, comme d'habitude,
00:31 "Le réalisme politique, principe et présupposé", excusez-moi, aux éditions de la nouvelle librairie.
00:39 Alors commençons avec vous, Antoine Dress.
00:42 D'après la philosophie antique, le législateur doit être vertueux et conduire ses concitoyens à la vertu au moyen de bonnes lois.
00:54 Et en quoi Machiavel, vous le traitez dans votre ouvrage, rond avec cette tradition ?
00:59 Tout à fait, alors vous entrez directement dans le dur, si je puis dire.
01:03 Effectivement, Machiavel est un des trois auteurs sur lesquels je me concentre en particulier dans ce livre,
01:09 car mon but était vraiment de circonscrire au mieux ce que j'appelle le réalisme politique,
01:15 c'est-à-dire cette attitude qui consiste à éclairer les règles propres que suit le politique.
01:21 Et donc, pour ce faire, Machiavel est un passage obligé, car il est vraiment le fondateur, si je puis dire, de cette approche du politique,
01:30 même si on peut évidemment lui trouver des précurseurs.
01:33 Dans l'Antiquité, on peut penser à Thucydide, par exemple, qui a aussi eu une approche réaliste du politique.
01:39 Mais Machiavel, effectivement, donc, rond avec cette tradition que vous venez d'énoncer,
01:44 cette tradition antique, pour faire vraiment très bref pour nos auditeurs,
01:51 la philosophie traditionnelle telle qu'on peut la retrouver chez Aristote, par exemple, chez Platon,
01:55 ou encore telle qu'elle a été continuée dans une très large mesure au Moyen-Âge,
02:00 considérait la politique comme une extension de la morale à une échelle collective.
02:09 Pour dire les choses très simplement, la morale prescrit des règles au comportement individuel,
02:17 et la politique s'intéresse au comportement collectif.
02:20 Et donc, effectivement, le bon roi, le bon législateur, dans la tradition classique,
02:26 est un homme vertueux, qui lui-même respecte les principes de justice,
02:31 et qui veut conduire son peuple vers ces mêmes principes.
02:35 Or, Machiavel, lui, rond avec cette tradition pour la simple et bonne raison
02:40 qu'il était dans un contexte historique complètement différent.
02:43 C'est la Renaissance italienne, une époque où l'Italie est morcelée, attaquée de toutes parts.
02:48 On a des puissances étrangères, la France, l'Espagne, l'Allemagne,
02:51 qui essayent chacune de se tailler à morceaux dans l'Italie.
02:55 Et Machiavel se rend compte qu'il ne sert à rien de simplement prodiguer
03:02 des bons conseils de vertu aux princes, aux différents princes des principautés italiennes,
03:06 Florence en l'occurrence, car un prince, un chef politique, peut être tout à fait vertueux.
03:15 Il peut être un saint homme, par exemple.
03:18 Ce n'est pas pour autant qu'il arrivera à défendre son pays contre les menaces extérieures.
03:22 Et donc, au lieu de prescrire des lois morales aux princes,
03:27 Machiavel cherche plutôt à discerner quelles sont les règles propres que suit la politique,
03:32 comment ça fonctionne concrètement.
03:35 Par exemple, dans "Le prince", Machiavel dira "J'ai choisi de chercher la vérité effective",
03:40 "verita effettuale", comme dit Machiavel, je ne garantis pas mon accent italien.
03:44 "J'ai choisi de chercher la vérité effective plutôt que les désirs de mon imagination."
03:50 Et c'est en ce sens que Machiavel ronde totalement avec ses prédécesseurs,
03:55 alors que pourtant il s'inscrit paradoxalement dans cette tradition, on peut faire très très bref.
04:00 Il y avait toutes ces traditions qui remontent au Moyen-Âge au moins,
04:03 qui était ce qu'on appelait le "miroir des princes".
04:05 Les philosophes écrivaient un ouvrage collectant, toutes sortes de conseils, de vertus,
04:13 à prodiguer au prince pour le conduire vers la justice.
04:17 Et en fait, Machiavel écrit lui aussi un "miroir des princes" et complètement inversé.
04:21 Au lieu de dire au prince "vous devez par exemple respecter les lois de la religion",
04:25 il dit "mais voilà comment ça a fonctionné, quels sont les exemples dans l'histoire
04:29 qui fait que tel prince a réussi à conquérir telle principauté, qui fait que..."
04:33 – Oui, parce que le but de Machiavel, in fine, c'est la protection des "citoyens", on va dire.
04:39 – Tout à fait, en fait.
04:40 – Quitte à violer la parole donnée.
04:42 Quand il le faut.
04:43 C'est pas pour autant, ça a été l'accusation qu'on a souvent fait à Machiavel,
04:46 c'est de dire "le machiavélisme c'est le cynisme, c'est l'apologie du cynisme".
04:49 C'est pas exactement ça.
04:51 Et Machiavel a très longtemps eu une très mauvaise réputation,
04:53 on disait que lui c'était vraiment le professeur de l'immoralité par excellence.
04:58 Il a été très longtemps diabolisé, alors qu'en fait, si on le lit attentivement,
05:02 Machiavel nous donne la clé de sa démarche à la toute fin.
05:05 – C'est un populiste Machiavel ?
05:07 – Ah, je ne dirais pas ça exactement, par contre c'est un patriote.
05:10 C'est un patriote italien, avant la lettre,
05:13 avant le risogimento et l'unification italienne, il a déjà cette idée.
05:17 Parce que la clé de sa démarche se trouve au tout dernier chapitre du "Prince"
05:21 qui s'intitule "Exhortation pour libérer l'Italie des barbares".
05:25 Et en fait c'est ça sa finalité.
05:27 Je veux libérer mon pays des barbares et des puissances étrangères qui l'oppriment.
05:30 Et pour ce faire, je vois comment ça fonctionne.
05:33 Donc il y a une double démarche, il y a une finalité qu'il pose.
05:36 Et pour ce faire, il y a une démarche, une approche on va dire presque scientifique,
05:40 c'est presque un peu anachronique de le dire,
05:42 mais voilà, de description au plus près de la réalité des règles,
05:47 de la politique, de ses finalités propres.
05:49 – Donc la confusion entre moral et politique, on le comprend, présente un danger.
05:54 Donc quel exemple concret, aujourd'hui, dans la vie politique française,
05:58 pourrait illustrer au mieux ce que l'on vient de dire ?
06:02 – Alors, effectivement, il y a toujours un danger dans cette confusion
06:06 entre moral et politique, et je dirais qu'il y a un double danger.
06:09 C'est pour ça qu'il est doublement intéressant d'opérer cette distinction.
06:13 Parce que la politique peut être parasitée par un discours moral, moralisateur.
06:19 Elle peut être pied et point liée par un discours moralisateur.
06:25 En l'occurrence, à notre époque, nous vivons sous la domination d'une morale
06:30 qu'on pourrait qualifier d'humanitariste, par exemple.
06:33 Au nom d'une morale humanitariste, on pourrait,
06:36 une politique contemporaine, ne pas prendre des mesures qui s'imposent,
06:40 par exemple pour régler la question migratoire en Europe.
06:44 On va mettre la morale des droits de l'homme avant l'intérêt du peuple bien compris.
06:49 Donc ça, c'est un danger, que la politique soit parasitée par le discours moral.
06:54 Mais il y a un autre risque, et qui est tout aussi présent aujourd'hui,
06:57 c'est que la politique s'empare de la morale pour faire une œuvre de rapacité bien pire encore.
07:04 Par exemple, on peut mener la guerre au nom des droits de l'homme,
07:07 si je prends le même exemple.
07:09 Et quand on mène une guerre au nom des droits de l'homme,
07:11 on fait sortir l'ennemi de l'humanité,
07:13 puisque lui n'appartient pas à ces mêmes droits de l'homme.
07:16 – Donc on a le droit de tout, de vie et de mort sur lui.
07:18 – Exactement, et on a tous ces droits,
07:20 puisque nous sommes les garants et les porteurs de la morale.
07:22 Donc si on mène une guerre…
07:24 – Nous sommes l'humanité, les autres ne sont rien.
07:27 – Exactement, quand on mène une guerre au nom de l'humanité,
07:29 nos ennemis, par définition, sont hors humanité.
07:31 Donc le réalisme politique est doublement salutaire,
07:34 à la fois pour préserver la politique de la morale,
07:36 mais aussi pour préserver la morale bien comprise,
07:38 des empiétements du politique.
07:40 – Vous écrivez dans votre réalisme politique que
07:44 "le politique n'est pas un jeu, mais une lutte absolue".
07:48 Alors une lutte absolue, dans quel sens ? Dans quel but ?
07:52 – Tout à fait, alors ça, je le tire également de Machiavel.
07:56 Machiavel, c'est vraiment le penseur à lire,
07:59 pour comprendre la nature de l'action politique elle-même.
08:02 Parce que, Machiavel, comme je vous l'ai dit,
08:05 cherchait à tirer des règles, des lois, sur la pratique du politique.
08:09 Maintenant, ce terme de règles, il ne faut pas non plus le prendre
08:12 au sens trop strict.
08:13 On pourrait faire une analogie, par exemple,
08:15 avec les règles du jeu des échecs.
08:18 On fait souvent cette comparaison, la politique,
08:20 comme un grand stratège et comme un bon joueur d'échecs.
08:23 La grande différence, c'est que dans un jeu,
08:26 tel que le jeu des échecs, il y a des règles tacites
08:29 entre les participants.
08:31 Si, par exemple, vous et moi, nous faisons une partie
08:34 des échecs après cette émission, et que vous êtes en train de gagner,
08:38 je ne peux pas simplement renverser votre pièce et dire
08:40 "non, je n'accepte pas ce coup, c'est moi qui ai gagné".
08:42 Non, tel un enfant capricieux.
08:44 Non, je serai automatiquement disqualifié à vos propres yeux
08:48 de tout le monde, tacitement.
08:49 Donc, j'aurais perdu.
08:50 Alors qu'en politique, il n'y a pas d'arbitre,
08:52 il n'y a pas d'équivalent.
08:54 Si, pour reprendre la métaphore, un homme politique
08:57 renverse la table et renverse le jeu et obtient réellement le pouvoir,
09:02 il est gagné.
09:04 Et c'est ça, en fait, le scandale de l'œuvre machiavélienne.
09:06 C'est qu'en fait, machiavélienne…
09:07 – À l'époque, il n'y avait pas de droit international.
09:09 Enfin, aujourd'hui, on le viole quand même.
09:11 – Aujourd'hui non plus.
09:12 – Tout est un rapport de force.
09:13 – Oui, oui.
09:14 – Effectivement, il y a un droit international.
09:16 On peut dire non, telle action rompt ces règles internationales.
09:19 Oui, mais dans les faits, si on arrive à les rompre
09:21 et qu'on arrive à ne pas être puni et à maintenir son pouvoir,
09:25 eh bien, on a gagné, en tout cas dans cette perspective.
09:27 Et je dis ça avec Machiavel, c'est-à-dire par-delà bien et mal,
09:32 comme dirait Nietzsche.
09:33 C'est vraiment une pure approche phénoménologique de la politique.
09:36 On voit comment ça fonctionne.
09:38 Et les discours moralisateurs ne peuvent rien y changer.
09:41 Et c'est en cela que la politique est une lutte absolue.
09:43 – Machiavel propose un plan d'action à partir des hommes tels qu'ils sont.
09:48 Ils disent aussi la politique n'a pas vocation à les transformer.
09:52 Alors, comment les vices de l'homme peuvent-ils devenir des leviers
09:57 pour l'action de la cité ?
09:59 – Tout à fait.
10:00 Là encore, Machiavel innove.
10:04 En fait, Machiavel nous dit, on n'a pas le temps d'espérer
10:06 que les hommes d'un peuple changent de tout au tout.
10:09 Il faut agir dans la situation présente.
10:13 En fait, le politique reçoit les hommes tels qu'ils sont.
10:18 Alors, il ne veut pas dire que tous les hommes sont forcément exactement les mêmes.
10:22 Effectivement, une société qui a été forgée par, j'invente,
10:26 1000 ans de christianisme n'est pas forcément la même
10:28 qu'une société qui a été forgée par 1000 ans de taoïsme ou autre chose.
10:32 Le rapport aux lois va être différent,
10:34 le rapport à la discipline, l'autodiscipline peut être différent.
10:37 – À la vérité. – À la vérité, exactement, à la vertu.
10:40 Mais ça, le politique ne peut pas le changer.
10:42 C'est le rôle des professeurs de morale,
10:45 ou le rôle de la religion, ou ce genre de choses.
10:48 Non, le politique prend les hommes tels qu'ils sont,
10:50 il n'a pas vocation à les changer.
10:53 Et entre parenthèses, les idéologies politiques modernes
10:57 qui ont généralement la volonté de changer l'homme
11:00 conduisent bien généralement à la ruine, à une échec complète.
11:05 Et donc, effectivement, Machiavel dit, il faut prendre les hommes
11:07 tels qu'ils sont, avec leur vertu et leur vice,
11:12 dans le but d'être le plus efficace possible.
11:14 Donc par exemple, une population, vous me posez cette question,
11:17 comment est-ce qu'on pourrait utiliser les vices d'une population,
11:20 les vices, ou simplement les habitudes d'une population,
11:23 mais telle population, à l'époque de Machiavel par exemple,
11:25 pourrait être beaucoup plus brutale, portée à la guerre, ou ce genre de choses.
11:29 Eh bien, l'homme politique peut utiliser ses passions
11:32 pour atteindre tel moyen, pour la défense de la cité par exemple.
11:36 – Alors justement, Machiavel explique ceci,
11:38 "en substance, les hommes sont toujours mûs par les mêmes passions,
11:41 il est pourtant impossible de prédire l'avenir".
11:43 Mais l'avenir de l'homme n'est-ce pas toujours la guerre ?
11:46 On le voit aujourd'hui.
11:47 – Alors oui, tout à fait.
11:49 – Pourquoi impossible de prédire ?
11:51 – Impossible de prédire, tout simplement, parce que l'action politique
11:54 est toujours posée dans un cadre indéfini.
11:57 Si je reprends l'exemple du jeu d'échec,
11:59 la grande différence entre l'action politique et le jeu d'échec,
12:01 c'est que si je suis un joueur d'échec,
12:04 eh bien, dans le cadre d'un jeu d'échec,
12:06 le facteur chance, le facteur hasard est réduit au strict minimum.
12:11 On a une vue complète sur l'ensemble des pièces,
12:14 le fou agit toujours comme un fou,
12:17 le cheval agit toujours comme un cheval, ce genre de choses.
12:20 Dans la politique, ce n'est pas le cas.
12:21 L'homme politique ne voit jamais l'entièreté de la situation.
12:25 Il y a toujours une part d'indétermination,
12:27 il y a toujours des coups qui peuvent surgir de nulle part.
12:31 – Le fou peut agir comme le cavalier.
12:33 – C'est ça. Alors, il y a des constances,
12:34 c'est pour ça qu'on peut quand même tirer des règles,
12:36 c'est-à-dire que les hommes, oui, sont quand même plus ou moins
12:38 mûs par les mêmes passions à travers le temps,
12:41 mais les actions que l'on porte peuvent conduire à des conséquences
12:47 qu'on n'a pas voulues, qu'on n'a pas prédites.
12:49 C'est pour ça que Machiavel disait qu'au fond,
12:52 nous sommes maîtres de la moitié de nos actions,
12:55 le reste c'est entre les mains de la fortune, la fortuna, la chance.
12:59 Ce qu'on peut faire, c'est essayer d'être le plus maître possible
13:02 des 50% restants, en quelque sorte.
13:05 Mais sinon, vous me parliez aussi de la guerre
13:08 comme nature de l'homme, comme horizon de l'homme.
13:13 Effectivement, c'est la base de la politique machiavélienne,
13:17 parce que, précisément, comme le politique ne peut pas savoir
13:22 tout ce qui peut se passer, il ne peut pas maîtriser
13:24 toutes les conséquences, il doit toujours présupposer le pire.
13:27 Ce n'est pas pour autant que la guerre est inévitable,
13:32 ou qu'elle est souhaitable, mais elle est un horizon
13:35 toujours possible, indépassable.
13:37 – Alors, vous allez aussi étudier Thomas Hobbes, après Machiavel.
13:43 Il met en évidence ceci, le pouvoir que détiennent
13:46 certains hommes sur des millions d'autres.
13:49 D'où vient alors ce pouvoir ?
13:51 – C'est effectivement une grande question à laquelle
13:53 nous ne songeons peut-être pas à notre époque.
13:56 Et même aujourd'hui, les notions d'autorité sont généralement
13:59 méprisées, battues en brèche, et pourtant, nous vivons
14:02 dans une époque qui pratique tout autant l'obéissance qu'avant,
14:06 si pas plus.
14:07 Le récent épisode de la pandémie, par exemple, a bien montré
14:10 que l'ensemble de la population accepte encore
14:13 ces présupposés politiques de base qu'est l'obéissance totale.
14:16 – À condition qu'on lui fasse peur.
14:17 – Exactement, mais justement, ce sera un des présupposés du politique.
14:22 Thomas Hobbes, encore une fois, très rapidement,
14:25 si on relie avec le contexte dans lequel il a écrit son œuvre,
14:28 Thomas Hobbes, c'est l'époque des grandes guerres de religion
14:30 qui ont ensanglanté toute l'Europe.
14:32 Et donc, c'est une époque où la légitimité des différents régimes
14:37 politiques de l'époque était remise en question.
14:40 Traditionnellement, pourquoi obéit-on à tel homme ?
14:43 Eh bien, parce que Dieu l'a voulu.
14:45 "Omnispotesta asadeo", par exemple, comme on dit dans la Bible,
14:48 "Tout pouvoir vient de Dieu", ou parce que c'est la nature
14:50 et la nature a décidé ainsi.
14:52 Hobbes, lui, va vraiment poser cette question avec une radicalité nouvelle.
14:56 Encore une fois, il y a une rupture avec la philosophie antique.
14:59 Aristote ne se demande pas pourquoi on obéit dans une société,
15:03 pourquoi est-ce qu'il y a du commandant.
15:05 La grande question des anciens, c'était plutôt de savoir à qui il faut obéir.
15:09 Mais le principe même de l'obéissance est accepté.
15:11 Donc, à qui faut-il obéir ?
15:12 Est-ce que c'est à un homme, comme dans la monarchie,
15:14 à un groupe d'hommes, comme dans l'aristocratie,
15:16 ou à un nombre plus grand, comme dans la politéia ou la démocratie ?
15:20 Thomas Hobbes, lui, va plutôt poser la question, pourquoi obéit-on ?
15:25 Et pour répondre à cette question, il va se livrer à une expérience de pensée,
15:32 qui est l'expérience de pensée de l'état de nature et du contrat social,
15:36 qu'on associe généralement à Rousseau.
15:38 Mais Thomas Hobbes avait pensé ce genre de choses bien avant.
15:41 Alors, il y a toutes sortes de problèmes, évidemment,
15:43 avec la pensée et le contractualisme, mais ça, c'est un autre débat
15:46 qui nous entraînerait très loin.
15:48 Donc, Thomas Hobbes fait une expérience de pensée.
15:50 Il imagine ce que serait la vie des hommes en dehors de la société.
15:54 Et il montre que l'homme en dehors de la société
15:58 vit en vérité dans le plus grand des dénuments.
16:01 – Dans la loi de la jungle.
16:03 – C'est ça, c'est la guerre de tous contre tous.
16:05 C'est vraiment l'état de nature, la loi de la jungle.
16:09 S'il y en a parmi le public, dans le public,
16:11 si on l'a lu, le livre de William Golding, par exemple,
16:13 "Sa Majesté les mouches", c'est exactement ça.
16:15 C'est un roman qui raconte la mésaventure d'un groupe d'enfants
16:19 qui atterrit sur une île déserte.
16:21 L'avion s'est craché sur l'île déserte et leurs moniteurs sont morts.
16:25 Donc, des enfants de 14-15 ans.
16:27 Et en fait, très vite, le vernis de la société s'efface.
16:31 Et donc, c'est de nouveau la loi de la jungle qui s'instaure sur l'île.
16:34 Donc, c'est ça l'état de nature pour Thomas Hobbes.
16:37 Et là, les hommes se rendent compte, dans cet état de nature,
16:40 qu'il y a une égalité fondamentale entre les hommes,
16:43 en ceci que nous sommes tous égaux face à la mort.
16:45 Même l'homme le plus fort peut se faire tuer,
16:48 dans le bon moment, par l'homme le plus faible.
16:50 Dans le dos, par un poison, ce genre de choses.
16:53 Et donc, de cet état de profonde faiblesse,
16:57 vient le danger, un danger permanent.
17:00 De ce danger provient la crainte,
17:02 et de la crainte provient le besoin de sécurité.
17:04 Et c'est de ce besoin de sécurité que les hommes acceptent
17:08 de remettre leur droit absolu naturel sur toute chose.
17:13 Au départ, les hommes se disent qu'on a un droit sur toute chose,
17:15 un "jus idomnia".
17:16 Et bien, en fait, de cette crainte,
17:18 on s'en remet à une autorité supérieure,
17:21 qui a donc pour fonction de nous protéger.
17:23 – Donc, on obéit parce qu'on est protégé
17:25 par une autorité supérieure et légitime.
17:27 – Exactement. On aliéne une partie de sa liberté naturelle
17:29 en échange d'une protection.
17:31 – Mais si cette autorité supérieure et légitime
17:35 renonce à son pouvoir de protection,
17:38 qu'est-ce qui se passe alors ?
17:40 – Eh bien, tout simplement, elle perd sa légitimité, en vérité.
17:42 Tout le monde connaît la formule de Descartes,
17:46 "cogito ergo sum", je pense, donc je suis bien.
17:48 Le cogito de l'État, c'est comme ça que Carl Schmitt le résumait,
17:52 c'est "protego ergo obligo", je protège donc j'oblige.
17:56 Mais effectivement, si le premier terme n'est plus rempli,
17:59 que le devoir de protection n'est plus correctement rempli,
18:02 eh bien l'État, ou l'autorité, perd sa légitimité
18:06 et donc les citoyens peuvent reprendre cette liberté
18:10 qu'ils avaient abdiquée dans un premier temps
18:12 et donc, oui, commence une guerre civile,
18:15 commence un renversement de pouvoir, par exemple.
18:18 – Donc aujourd'hui, l'État ne protège plus et en plus il oblige.
18:22 – C'est bon qu'il y ait une…
18:24 – On est à l'autre du nœud.
18:26 – Je vous en laisse la responsabilité.
18:28 – Certaines nations d'Europe ont renoncé à leur puissance politique
18:31 pour la déléguer à un pouvoir économique.
18:34 C'est quoi les conséquences de ce renversement du politique pour l'économique ?
18:38 – Alors, ça c'est… on en vient au troisième chapitre
18:42 qui était l'époque de Carl Schmitt.
18:44 Effectivement, Carl Schmitt notait au début du XXème siècle
18:47 un déclin de l'État, alors un déclin paradoxal.
18:50 C'est-à-dire qu'autrefois, donc à l'époque où les grands concepts classiques
18:54 de la philosophie politique, donc du XVIIème siècle,
18:57 l'époque de Hobbes typiquement, ont été conçus,
18:59 l'État était en charge vraiment du politique.
19:01 C'est-à-dire la protection, la pacification intérieure
19:05 et la politique étrangère typiquement.
19:09 C'était vraiment ça la politique jusqu'au XXème siècle.
19:12 Et au début du XXème siècle, la politique et l'État
19:16 commencent à être de plus en plus divisés,
19:19 accaparés par des groupes d'intérêts, des groupes d'influence
19:22 de tous les côtés, économiques, etc.
19:24 Et donc, au début de notre entretien, j'avais parlé de la politique
19:28 qui peut être parasitée par la morale,
19:30 et bien la politique peut aussi être parasitée par l'économie.
19:33 – Corrompue, oui. – Corrompue, tout à fait.
19:35 Et on aboutit à ce que Julien Faurent appellera l'impolitique.
19:39 En fait, l'impolitique, c'est quoi ?
19:41 C'est quand on plaque sur le politique des catégories qui lui sont étrangères.
19:45 Donc les catégories de la morale, par exemple, le bien ou le mal,
19:48 les catégories de l'économie, c'est plutôt le rentable ou le non rentable,
19:53 ou l'utile et le nuisible, par exemple.
19:56 Et donc, Carl Schmitt, à la suite de grands prédécesseurs,
20:01 par exemple comme Max Weber, il voit que l'État devient de plus en plus
20:04 une grande entreprise, en fait.
20:06 – Est-ce que l'État est davantage corrompu aujourd'hui
20:09 qu'il ne l'était autrefois ?
20:11 – Oui, je dirais qu'il suit cette lente pente de désagrégation
20:16 qu'avait observée Carl Schmitt.
20:18 Alors, désagrégation tout à fait paradoxale,
20:20 parce que Carl Schmitt parlait d'un État total par faiblesse.
20:23 Et en fait, l'État devient de plus en plus faible,
20:25 et donc n'est plus strictement à cheval sur ses prérogatives régaliennes,
20:30 et finit par se dissoudre dans toute la société,
20:33 et donc à politiser tous les pans de la société,
20:36 y compris des pans qui n'avaient pas à être politisés.
20:39 C'est ce qu'on voit aujourd'hui d'ailleurs, la politique dans le couple,
20:43 la politique à l'école, etc.
20:45 Un rapport d'antagonisme de plus en plus fort
20:48 qui est exacerbé dans tous les pans de la société.
20:50 Et donc, c'est face à cette décadence de la notion d'État
20:54 que Carl Schmitt a eu la volonté de préciser à nouveau
20:58 le cadre conceptuel du politique.
21:00 J'ai dit les catégories propres de la morale ou de l'économie,
21:03 mais quelles sont les catégories propres du politique ?
21:05 Pour ne pas le confondre avec autre chose.
21:07 Et c'est ainsi que Carl Schmitt est arrivé à cette fameuse distinction,
21:10 qu'on cite très souvent, la distinction de l'ami et de l'ennemi.
21:13 – C'est ce que disait De Gaulle,
21:15 "La France n'a pas d'amis, elle n'a que des intérêts".
21:18 – Tout à fait, il y a effectivement ça.
21:21 Alors, dans le sens où Carl Schmitt fera une distinction,
21:26 il se basera sur le latin ou sur le grec.
21:28 C'est-à-dire que dans les langues anciennes,
21:30 ça le français ou l'allemand ne font pas cette distinction,
21:33 très malheureusement, il y a une distinction à faire en latin
21:36 entre l'hostis et l'inimicus.
21:39 L'inimicus, ce qui est le contraire de l'amicus.
21:41 Donc l'inimicus, c'est l'ennemi privé,
21:44 l'hostis, c'est l'ennemi public.
21:46 Donc si, voilà, en privé, quelqu'un vous fait une mauvaise chose,
21:50 c'est votre ennemi privé.
21:51 Alors que l'hostis, c'est l'ennemi politique, à proprement parler,
21:54 qui est ennemi de la collectivité à laquelle vous appartenez.
21:57 Et c'est pour cela que, encore une fois,
21:59 si on veut faire cette distinction entre moral et politique,
22:02 Carl Schmitt prenait cette phrase très célèbre du Christ dans les évangiles,
22:06 "Aimez vos ennemis", et il disait bien que là,
22:08 il y a vraiment une incompréhension totale à l'époque moderne
22:12 puisque certaines personnes vont prendre cela comme un précepte politique.
22:17 Alors qu'en fait, non, dans le texte original, qui est en grec,
22:20 et c'est pareil dans la vulgate, donc dans le texte latin,
22:22 le Christ dit "Aimez vos ennemis privés", "inimicus".
22:26 Alors, ce n'est pas une injonction politique,
22:28 "Aimez vos ennemis publics, ceux qui veulent vous détruire",
22:30 ça n'a absolument pas de sens.
22:32 – Et après, la frontière est mouvante entre ennemi et ami.
22:36 L'ennemi peut devenir l'ami, inversement.
22:38 – Tout à fait, et c'est pour ça que c'est une distinction autonome du politique.
22:41 Parce que l'ennemi politique n'est pas un ennemi moral.
22:44 Un ennemi politique peut très bien avoir des raisons tout à fait morales
22:48 de vous faire la guerre, de son propre point de vue.
22:51 Ce n'est pas non plus le concurrent économique.
22:53 On pourrait très bien aussi faire des affaires avec une puissance ennemie.
22:56 Ce n'est pas du tout inconcevable.
22:58 Donc justement, en ne moralisant pas le politique et ce rapport d'inimitié,
23:02 et bien, effectivement, l'ennemi d'un jour peut devenir l'ami du lendemain.
23:07 La France et l'Angleterre se sont fait la guerre pendant des siècles,
23:11 aujourd'hui ce sont plutôt des pays amis, mais amis au sens politique,
23:14 c'est-à-dire dans une même alliance.
23:16 – Ce sera mon avant-dernière question, Antoine Dress.
23:20 Vous dites ceci, il serait impossible, pardon, il serait possible
23:23 de concevoir une société politiquement organisée dans un autre cadre que l'État.
23:29 À quoi ça ressemblerait notre société si elle n'était pas soumise à l'État ?
23:34 – Alors disons que ça c'est une très vaste question.
23:37 En fait, l'État, disait Karl Schmitt, n'est que la manière moderne
23:42 d'agencer ce rapport de politique, donc ce rapport d'hostilité littéralement.
23:47 Pour le faire mieux comprendre, Julian Freud faisait une distinction,
23:52 il parlait de la politique comme substance,
23:54 c'est-à-dire comme quelque chose qui est éternel au fond,
23:56 c'est-à-dire que toute société, toute collectivité humaine
23:59 connaîtra des rapports politiques, donc de potentiels rapports d'hostilité, d'inimitié.
24:05 Et l'instance est la manière de prendre en charge ce rapport.
24:09 Et donc, il y a eu des tribus par le passé qui organisaient ce genre de collectivité,
24:15 aujourd'hui c'est l'État, l'État-nation depuis le 17ème siècle.
24:19 Eh bien, on pourrait imaginer une autre manière de prendre en charge le politique.
24:23 C'est pas pourtant que j'ai une réponse toute faite pour dire
24:26 comment cela peut être pris en charge,
24:28 mais conceptuellement on peut penser autre chose.
24:31 – On entend ici et là, depuis une trentaine d'années,
24:35 émerger le concept, l'idée d'un État mondial,
24:39 vous qualifiez cela d'absurdité intellectuelle.
24:43 – Tout à fait, alors c'est une absurdité intellectuelle,
24:45 d'un point de vue politique, encore une fois,
24:47 d'un point de vue moral ou religieux, pourquoi pas,
24:50 on peut tout à fait admettre qu'on puisse rêver
24:52 à une humanité pacifiée, une humanité qui ne connaîtrait plus la guerre.
24:56 – Le nirvana.
24:57 – Le nirvana, tout à fait, tous les hommes sont frères,
24:59 pourquoi pas, je ne me place même pas de ce point de vue-là.
25:01 Mais d'un point de vue politique, nous enseignent Machiavel, Hobbes,
25:04 Carl Schmitt et quantité d'autres auteurs,
25:07 il n'y a pas d'universum, d'univers politique,
25:10 il y a plutôt un plurivers, c'est-à-dire que toute collectivité politique
25:15 s'organise au milieu d'autres entités qui sont toujours,
25:20 comme je l'ai dit, potentiellement amis ou ennemis.
25:23 Et donc, il y a foncièrement un horizon indépassable du conflit, tout simplement.
25:32 – C'est une espèce d'hypocrisie cet État mondial, non ?
25:35 – C'est une hypocrisie pour certains, c'est une façon d'utiliser la morale
25:39 pour faire avancer un certain agenda et certains rêves de pouvoir, tout à fait.
25:45 Mais, et quand bien même ça "arriverait",
25:49 c'est-à-dire qu'on pourrait unifier la Terre dans un État,
25:52 il se morcelerait immédiatement et au lieu d'avoir des conflits,
25:56 des guerres extérieures, on aurait simplement des guerres civiles.
25:59 Parce que le conflit fait partie de la nature humaine.
26:02 – Le réalisme politique, principe et présupposé,
26:06 c'est l'ouvrage d'Antoine Dress à retrouver sur la boutique de TV Liberté.
26:10 Merci à vous, monsieur. – Merci beaucoup.
26:13 [Générique]

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