Ces idées qui gouvernent le monde - Raymond Aron, une pensée phare pour éclairer les conflits

  • il y a 7 mois
Raymond Aron est né en 1905, il s'est éteint en 1983, peu avant la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'Union soviétique. C'est l'un des plus féconds observateurs des relations internationales, il est l'auteur d'une oeuvre considérable sur un XXème siècle qui mit en exergue les idéologies meurtrières du communisme et du nazisme, deux religions séculières sur la classe et la race qui causèrent des ravages humains. A l'égal d'un Henry Kissinger pour penser diplomatie et stratégie, sur les pas de Clausewitz pour démêler guerre et paix, Raymond Aron chercha à comprendre le monde plutôt qu'à le transformer selon des fantasmes bienpensants et révolutionnaires. Doté d'un esprit de raison et de valeurs libérales, cet écrivain-journaliste et conseiller des grands de ce monde, dont le général de Gaulle, ne s'est quasiment jamais trompé sur l'intelligibilité évènementielle du XXème siècle. Qu'on en juge : étudiant en Allemagne, il perçoit d'emblée ce que sera la barbarie nazie, il est contre le compromis honteux munichois en 1930, rejoint la France libre en 1940, met en garde contre l'idéologie communiste et stalinienne ; pro-européen convaincu, il soutient la réconciliation franco-allemande, le marché commun, résiste à l'antiaméricanisme de la gauche française et même de De Gaulle... Bref, que des choix judicieux dont il fait l'humble aveu : « Je n'ai jamais justifié l'injustifiable pour raison dialectique ». Émile Malet reçoit :Sylvie Bermann, ambassadrice de FranceNicolas Baverez, avocat, politologue, chroniqueur au Point et au Figaro Pierre Lellouche, ancien ministre, essayisteJean-Claude Casanova, économiste, professeur des Universités, directeur de la revue CommentairePierre Manent, philosophe, ancien assistant de Raymond Aron au Collège de FrancePrésenté par Emile MALETL'actualité dévoile chaque jour un monde qui s'agite, se déchire, s'attire, se confronte... Loin de l'enchevêtrement de ces images en continu, Emile Malet invite à regarder l'actualité autrement... avec le concours d´esprits éclectiques, sans ornières idéologiques pour mieux appréhender ces idées qui gouvernent le monde.Abonnez-vous à la chaîne YouTube LCP Assemblée nationale : https://bit.ly/2XGSAH5Et retrouvez aussi tous nos replays sur notre site : https://www.lcp.fr/Suivez-nous sur les réseaux !Twitter : https://twitter.com/lcpFacebook : https://fr-fr.facebook.com/LCPInstagram : https://www.instagram.com/lcp_an/TikTok : https://www.tiktok.com/@LCP_anNewsletter : https://lcp.fr/newsletter#LCP
Transcript
00:00 Générique
00:01 ...
00:24 -Bienvenue dans "Ces idées qui gouvernent le monde".
00:27 Raymond Aron, une pensée phare
00:30 pour éclairer les conflits du monde.
00:33 Raymond Aron est né en 1905.
00:35 Il s'est éteint en 1983,
00:38 peu avant la chute du mur de Berlin
00:40 et l'effondrement de l'Union soviétique.
00:42 C'est l'un des plus féconds observateurs
00:45 des relations internationales.
00:47 Il est l'auteur d'une oeuvre considérable
00:49 sur un XXe siècle qui mit en exergue
00:52 les idéologies meurtrières du communisme et du nazisme,
00:56 deux religions séculières sur la classe et la race
01:00 qui causèrent des ravages humains.
01:04 À l'égal d'un Henry Kissinger,
01:07 pour penser diplomatie et stratégie,
01:10 sur les pas de Clausewitz, pour démêler guerre et paix,
01:14 Raymond Aron chercha à comprendre le monde
01:17 plutôt qu'à le transformer
01:18 selon des fantasmes bienpensants et révolutionnaires.
01:22 Doté d'un esprit de raison et de valeur libérale,
01:26 cet écrivain journaliste et conseiller des grands de ce monde,
01:31 dont le général de Gaulle, ne s'est quasiment jamais trompé
01:35 sur l'intégibilité événementielle du XXe siècle.
01:40 Qu'on en juge.
01:41 Étudiant en Allemagne,
01:43 il perçoit d'emblée ce que sera la barbarie nazie.
01:47 Il est contre le compromis honteux et boiteux municois
01:53 en 1938.
01:55 Il rejoint la France libre en 1940.
01:58 Il met en garde contre l'idéologie communiste et stalinienne.
02:02 Il est pro-européen convaincu.
02:05 Il soutient la réconciliation franco-allemande,
02:09 le marché commun.
02:11 Il se rallie à la décolonisation.
02:14 Il résiste même à l'anti-américanisme
02:17 de la gauche française et même du général de Gaulle.
02:21 Bref, des choix judicieux
02:23 dont il fait l'humble aveu, je le cite,
02:26 "je n'ai jamais justifié l'injustifiable
02:30 "pour raison dialectique".
02:32 Avec mes invités,
02:33 nous allons chercher à comprendre ce parcours sans faute.
02:37 Nicolas Baverez, vous êtes avocat, politologue,
02:42 chroniqueur au Point et au Figaro.
02:45 Jean-Claude Casanova, vous êtes économiste,
02:48 professeur des universités
02:51 et directeur de la revue "Commentaires".
02:53 Sylvie Berman, vous êtes ambassadrice de France
02:57 et vous avez occupé
02:59 quelques-uns des plus beaux postes diplomatiques.
03:02 Pierre Lelouch, vous êtes ancien ministre,
03:05 essayiste.
03:06 Pierre Manon, vous êtes philosophe.
03:08 Vous avez été l'assistant de Raymond Aron
03:11 au Collège de France.
03:13 Musique rythmée
03:16 ...
03:21 Pour Raymond Aron, vous venez de voir sa citation.
03:24 "La diplomatie des Etats démocratiques
03:26 "obéit à d'autres règles que la diplomatie
03:29 "des Etats totalitaires.
03:31 "Hors de tout manichéisme idéologique,
03:33 "démocratie et totalitarisme s'opposent radicalement.
03:38 "D'où lui vient cette sagacité politique
03:41 "plutôt qu'à son époque, l'ère du temps
03:43 "épousait plutôt le romantisme sartrien de la violence,
03:48 "dont on sait à quel point il contribua
03:51 "au brouillage de l'histoire."
03:53 Nicolas Baverez.
03:54 -En fait, comme vous l'avez dit,
03:56 ce qui est assez extraordinaire chez Aron,
03:59 c'est trois choses. D'abord, une oeuvre immense
04:01 et qui traverse les frontières des disciplines,
04:04 à la fois philosophique, historique,
04:07 une oeuvre de relations internationales,
04:09 et de sociologie.
04:10 Il y a ce que vous avez rappelé,
04:12 c'est-à-dire que c'est quelqu'un
04:14 qui ne s'est pratiquement jamais trompé,
04:17 qui a toujours été du côté de la liberté.
04:19 Ce qui répond à votre question, c'est que c'est quelqu'un
04:23 qui a été extrêmement courageux et qui a payé durement ses choix.
04:27 Donc, pourquoi est-ce qu'il a compris,
04:29 beaucoup mieux que d'autres, l'histoire du XXe siècle ?
04:33 C'est sûrement le choc de ce qu'il a découvert en Allemagne
04:37 avec le nazisme, qui a été très important.
04:40 Il est allé en Allemagne en 1930,
04:42 il part socialiste, pacifiste,
04:44 et il voit arriver Hitler au pouvoir.
04:47 Et là, il comprend d'emblée
04:49 que ce qui est en train de se passer,
04:52 c'est quelque chose qui va faire basculer l'histoire de l'Europe,
04:56 et il est d'emblée opposant, donc, au nazisme,
05:01 et il abandonne son pacifisme.
05:03 Et à partir de cette expérience fondatrice,
05:06 il découvre aussi la sociologie allemande de l'histoire,
05:12 et il va concevoir, à partir de sa thèse,
05:16 le système intellectuel qui va ensuite le guider
05:19 et qui en fera un peu le professeur d'hygiène intellectuelle
05:22 des Français, c'est-à-dire un système
05:25 où il s'agit d'abord de comprendre,
05:28 de regarder les faits comme ils sont,
05:30 de comprendre l'histoire, de l'interpréter
05:33 et de s'engager dans l'action,
05:35 et ça sera ensuite la fameuse position du spectateur engagé.
05:38 Et c'est ce qu'il a utilisé face à Hitler,
05:42 et c'est pour ça qu'il a été antimunicois,
05:44 c'est pour ça qu'il s'est retrouvé
05:46 aux côtés du général de Gaulle à Londres,
05:49 et c'est aussi pourquoi, contrairement à l'essentiel
05:52 de l'intelligentsia française, il est le seul,
05:54 avec André Malraux, dans les grands intellectuels,
05:57 il est le seul à être d'emblée,
05:59 au moment où la guerre froide se noue,
06:02 c'est-à-dire 46-47,
06:04 il est le seul à être du côté de la liberté.
06:08 -Vous êtes tous d'accord là-dessus ?
06:10 Il s'est jamais trompé sur Claude Casanova ?
06:13 -Comparé à Malraux, il s'est jamais trompé,
06:15 parce que Malraux ne devient raisonnable
06:18 que dans la dernière partie de sa vie.
06:20 Par exemple, Malraux approuve le pacte javano-soviétique,
06:25 ce qui est quand même discutable,
06:27 mais sur les grandes questions politiques,
06:30 non, Aron ne s'est jamais trompé,
06:32 et même il ne s'est jamais trompé avant les autres,
06:35 par exemple sur la nécessité d'indépendance de l'Algérie.
06:38 Il l'a dit très tôt et très clairement,
06:41 et très justement.
06:42 -C'est votre avis, Sylvie Bermade, Pierre Lelouch ?
06:45 -Tout à fait. En plus, il a été très courageux,
06:48 parce que, comme l'a dit Nicolas Baverez,
06:51 la tendance était plutôt à gauche, à l'époque,
06:54 pour ne pas dire gauchiste.
06:55 D'abord, le soutien à l'Union soviétique,
06:59 et puis le soutien également au maoïsme.
07:02 Dans son combat avec Sartre,
07:04 on se souvient que certains avaient dit
07:06 qu'il vaut mieux avoir tort avec Sartre
07:08 que d'avoir raison avec Raymond Aron.
07:11 Mais tous les étudiants en sciences politiques,
07:16 et ensuite les diplomates,
07:18 puisque je représente ici aussi la diplomatie,
07:21 finalement, ne sont pas nés gaulliens ou aroniens,
07:24 mais ils sont devenus de toute façon,
07:27 parce qu'effectivement, c'est non pas le monde
07:30 tel qu'on le désire, mais le monde tel qu'il est,
07:34 et une analyse des situations à côté,
07:37 à partir de cela.
07:39 -Oui, Pierre Lelouch ?
07:40 -Moi, j'ai eu la chance de le rencontrer,
07:44 malheureusement, de façon trop courte,
07:46 car c'était les quatre dernières années de sa vie,
07:49 mais il a joué un rôle important dans ma vie,
07:52 car je revenais de mes études aux Etats-Unis,
07:54 je me suis aperçu que personne ne voulait de moi,
07:57 mon diplôme américain valait rien,
07:59 j'avais pas envie d'aller à l'ENA,
08:01 et il m'a pris avec lui à la maison des sciences de l'homme,
08:05 et il avait une espèce de générosité formidable
08:07 à l'égard d'un jeune.
08:09 Tous les mois, nous déjeunions au récamier,
08:12 et on parlait politique et politique internationale.
08:15 Ce que j'adorais chez lui, et Nicolas, je te l'ai rappelé,
08:18 c'est non seulement le goût de la liberté
08:21 et de la réalité des faits,
08:23 mais surtout l'extraordinaire clarté de l'exposer.
08:28 Ce que nous rêvons tous d'obtenir,
08:30 de commencer sur une feuille blanche
08:32 et d'amener le lecteur à une compréhension des faits
08:35 et à la bonne conclusion.
08:37 Et ça, il savait faire d'une façon extraordinaire,
08:40 et la richesse de sa formation, philosophe, sociologue.
08:43 Moi, je ne connaissais qu'une petite partie du haron,
08:48 celui des armes nucléaires et de la stratégie,
08:51 et il était, à l'égal des plus grands aux Etats-Unis,
08:54 Bernard Brody, à l'époque,
08:56 l'un des pères de ce qui a été la doctrine de la dissuasion,
08:59 de la négociation sur les armes stratégiques.
09:02 Moi, il m'a tout appris, ce que j'avais appris aux Etats-Unis,
09:05 coloré par haron.
09:07 Il a donc joué un rôle très important dans ma vie.
09:09 Après, ça a été la création de l'IFRI,
09:12 Jean-Claude s'en souvient.
09:13 Après, j'ai bifurqué ce qu'il a jamais voulu faire, lui,
09:17 et c'était l'une de nos conversations.
09:19 Pourquoi être un spectateur seulement
09:21 et pas un acteur de la politique ?
09:23 Moi, j'ai bifurqué. Je pense qu'il m'aurait...
09:26 -On va en parler.
09:28 Alors, vous, Pierre Manand, vous l'avez connu également
09:31 comme étudiant, si je puis dire.
09:33 En tout cas, vous avez été son assistant.
09:36 Qu'est-ce qui vous a conduit à être son assistant ?
09:39 C'est vous qui avez choisi ou c'est lui qui vous a choisi ?
09:42 -Euh...
09:43 Ce qui m'a... Je ne sais pas répondre directement à votre question,
09:49 mais ce qui m'a frappé chez Haron
09:52 et ce qui continue de me frapper,
09:55 c'est le sérieux avec lequel il considère la politique,
10:00 parce que c'est très rare.
10:01 Contrairement à ce qu'on pense, tout le monde a son avis
10:05 sur la politique, tout le monde s'enthousiasme,
10:07 mais en fait, les gens ne s'intéressent pas véritablement
10:11 à ce dont il s'agit.
10:12 Si vous prenez Sartre, il a dit n'importe quoi,
10:16 souvent n'importe quoi, avec plus ou moins de brio,
10:19 mais fondamentalement, il ne s'est jamais réellement intéressé
10:22 aux questions politiques.
10:24 Il prenait des positions qui déduisaient
10:26 d'une certaine philosophie morale générale,
10:29 une certaine métaphysique, phénoménologie,
10:31 tout ce qu'on voudra, mais la chose politique
10:34 ne l'intéressait pas.
10:35 Haron, depuis le début, il s'est...
10:39 Il a regardé avec une attention
10:42 et une humilité extrême de quoi il s'agissait,
10:46 et donc, il a...
10:48 Il nous donne à sentir, d'abord,
10:50 le caractère déterminant de la chose politique.
10:53 C'est quelque chose que Haron a en commun
10:56 avec les grands philosophes politiques,
10:59 en commun avec les Grecs, ce qui donne forme à la vie commune,
11:02 c'est d'abord la chose politique.
11:04 Et que la chose politique a sa propre noblesse,
11:07 n'est-ce pas ? C'est pas...
11:09 Les gens, en général, ont tendance à faire tomber
11:12 la morale sur la politique,
11:13 mais il y a une morale de la politique
11:16 qui est, d'une certaine façon, une des plus difficiles,
11:19 parce que la politique doit prendre en compte
11:22 des paramètres très différents.
11:24 -Le philosophe que vous êtes,
11:26 comment explique-t-il cette relation intime
11:29 qu'il avait avec la chose politique,
11:31 dont vous êtes en train de parler ?
11:34 -Je crois que c'était la passion du citoyen.
11:37 Il avait une passion de citoyen
11:40 et une...
11:42 Je dirais une impartialité de philosophe, si vous voulez.
11:47 C'est la jonction des deux,
11:49 entre la partialité inévitable, la passion du citoyen,
11:52 et l'impartialité du philosophe qu'il réussissait à combiner.
11:56 -Jean-Claude Casanova... -Tout se combine chez lui.
11:59 À partir du moment où il choisit comme vocation
12:02 la réflexion sur l'histoire,
12:03 et que l'histoire, c'est à la fois le passé et le présent,
12:07 et que le passé et le présent déterminent
12:09 la façon dont on voit l'avenir,
12:11 il a étudié deux choses très importantes en politique.
12:14 Il ne cesse pas d'étudier, de 1933, la fin de sa vie,
12:18 il a étudié toutes les grandes questions
12:20 qui sont nécessaires au jugement politique.
12:23 Il pouvait parler de la balance des paiements
12:26 et des taux de chance flexibles, de la dissuasion nucléaire,
12:29 du système international, de l'Union soviétique, etc.
12:33 En deuxième lieu, il avait une caractéristique
12:35 très importante qui lui venait d'un incident de jeunesse,
12:39 c'est que quand il critiquait une position politique,
12:43 il disait en même temps ce qu'il serait nécessaire
12:46 ou possible de faire.
12:48 C'est-à-dire que ses critiques étaient toujours accompagnées
12:52 des autres voies possibles
12:55 qui lui paraissaient plus judicieuses ou plus raisonnables.
12:58 -Nicolas ? -Pour prolonger ce qui vient
13:01 d'être dit par Jean-Claude Casanova,
13:03 quand il était en Allemagne, il est revenu,
13:05 et par l'intermédiaire du frère d'un de ses amis,
13:09 il a eu rendez-vous avec M. Paganon,
13:11 sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères,
13:14 et il a interrogé sur l'Allemagne.
13:16 Il a fait un superbe exposé sur la situation de l'Allemagne.
13:19 Ensuite, M. Paganon, qui n'était pas forcément un aigle politique,
13:22 lui a dit "Si vous étiez à ma place,
13:25 "qu'est-ce que vous feriez ?"
13:26 Et là, il s'est retrouvé quoi ?
13:28 Il a toujours retenu ça avec l'idée
13:31 que quand on parle de politique,
13:34 il faut, ce qui a été dit,
13:36 c'est-à-dire qu'il faut évidemment analyser les faits,
13:39 analyser la situation,
13:41 mais ensuite se mettre à la place des acteurs.
13:44 Et effectivement, chez Aron,
13:46 il y a cette rencontre entre un vrai projet intellectuel
13:49 qui était d'analyser, de comprendre l'histoire telle qu'elle se fait
13:54 en en prenant en compte toutes les dimensions,
13:57 économiques, stratégiques,
13:59 politiques, évidemment,
14:01 mais aussi de comprendre, du point de vue des acteurs,
14:05 et de s'engager ensuite,
14:07 donc de prendre toujours le risque de l'engager.
14:10 -Pierre Lelouch... -Oui, mais de s'engager
14:12 sans aller jusque dans l'action politique.
14:15 Je me souviens de cette conversation avec lui,
14:18 où je lui disais avec beaucoup d'admiration dans les yeux
14:21 "Pourquoi vous vous êtes contenté d'un rôle de spectateur,
14:26 "même engagé, mais de spectateur, de commentateur,
14:29 "et jamais de... " Je vais citer Kissinger.
14:32 "Pourquoi vous n'êtes pas devenu le Kissinger de la France ?
14:35 "On aurait besoin de cela en France."
14:39 Je sais que...
14:40 Je vais faire de mauvais commentaires sur le présent,
14:43 mais là, il me dit "Ah non, non, non, non,
14:47 "c'est deux choses très différentes, l'analyse et l'action."
14:51 Et en me disant ça,
14:53 je sensais dans ses yeux quand même le regret.
14:55 Il y a l'action, mais c'est l'action des idées,
14:58 pas l'action par entrée dans l'arène politique
15:01 qui se coltait avec toute la difficulté de l'action politique,
15:05 celle qu'on apprend quand on est dans l'arène
15:07 et on s'aperçoit combien il est difficile d'aller du point A
15:11 au point B. Mais lui, il savait au moins donner
15:13 les moyens d'action politique, après, il fallait être écouté,
15:17 mais il a jamais voulu rentrer dans un rôle actif de conseiller.
15:20 Vous avez dit, dans l'introduction,
15:23 qu'il a été le conseiller du président ou du général de Gaulle.
15:26 Je parle sur le contrôle... -Sauf...
15:28 -Il a influencé de Gaulle sur l'Alliance atlantique.
15:31 On en a des preuves. -Au moment du RPF, oui.
15:34 -Il n'a pas été au quotidien à ses côtés sur ces dossiers-là.
15:37 -Pierre Manand, je vais vous laisser la parole,
15:40 mais je voudrais aussi que vous prolongiez le débat
15:43 parce que dans cette émission, on va faire des allers-retours
15:47 entre Raymond Haron et son siècle et le siècle d'aujourd'hui.
15:51 La question que je voudrais vous poser,
15:53 et vous répondrez par ailleurs à cette dissociation
15:56 entre l'action et la pensée,
15:58 c'est qu'à son époque, déjà,
16:00 André Malraux et Georges Semprun
16:03 pointaient la menace islamiste,
16:05 et Georges Semprun disait même, dès les années 60,
16:09 qu'il s'agissait d'un totalitarisme vert
16:12 qu'il mettait à l'égal du stalinisme et du fascisme.
16:17 Qu'en aurait pensé Haron,
16:20 qui intégrait, ça a été souligné par Jean-Claude Casanova,
16:23 notamment, et Nicolas Baverez,
16:26 dans sa pensée, un spectre très large de connaissances,
16:29 notamment religieuses, économiques et sociologiques ?
16:32 -Alors, là, je vais vous répondre tout de suite,
16:35 car je ne peux pas vous répondre.
16:37 Je ne sais pas ce que Haron dirait.
16:40 Ce dont je me souviens,
16:42 c'est que dans les premières pages d'un texte
16:46 particulièrement intéressant d'Haron,
16:48 des années 60, "L'aube de l'histoire universelle",
16:52 il dit que, finalement,
16:54 ce qui sépare le plus les hommes,
16:56 c'est peut-être l'idée qu'ils se font les uns et les autres
17:00 du sacré.
17:01 Il ne commente pas au-delà,
17:04 mais on peut penser que,
17:06 dès ce moment-là, en quelque sorte,
17:10 il a envisagé les distances
17:14 entre les formes de vie collective.
17:16 Après tout, c'était un grand lecteur de Weber,
17:21 Weber a été particulièrement intéressé
17:24 au rôle des grandes religions
17:26 dans la mise en forme des vies humaines.
17:29 Donc, je pense que les circonstances
17:32 l'auraient conduit à s'y intéresser,
17:34 mais quant à dire ce qu'il a...
17:36 Imaginez ce qu'il en aurait dit, je ne sais pas.
17:39 Je ne suis pas sûr qu'il aurait spécialement apprécié
17:43 l'utilisation du terme de totalitarisme
17:46 pour définir les problèmes qui se posent à nous avec l'islam,
17:50 mais enfin, ça, c'est...
17:52 -Vous voulez dire un mot sur la dissociation
17:54 entre praxis et... -Ce qu'a dit Pierre Lelouch,
17:58 bien sûr, il n'est pas passé dans l'action,
18:01 mais il avait, sur la politique, le point de vue de l'action.
18:04 Il considérait que la politique, c'était d'abord des hommes agissants,
18:08 d'où l'importance qu'il accordait au commandement.
18:11 Ca m'a frappé lors de la thèse d'un de mes étudiants,
18:16 qui rassemblait des éléments sur la politique d'Aron,
18:20 et j'ai mesuré à quel point la notion de commandement
18:24 est fréquente dans l'oeuvre d'Aron.
18:26 Or, cette notion a disparu de la compréhension
18:29 de la chose politique.
18:30 La démocratie ne s'intéresse qu'à l'obéissance à la loi,
18:34 l'obéissance légitime, mais que la politique soit faite
18:38 d'abord par des hommes qui commandent
18:40 et qu'elle est déterminée par ceux qui commandent
18:43 et par le style de leur commandement,
18:46 c'est une expression d'Aron,
18:48 c'est quelque chose qui est spécifique
18:50 et c'est une des raisons pour laquelle il est si pénétrant
18:53 sur la chose politique. -On revient au fondamentalisme vert.
18:56 -Vous poursuivez ce que dit Pierre.
18:59 Je commencerai par une anecdote.
19:01 En novembre 1954, j'étais étudiant
19:04 et j'ai demandé à Aron son avis sur un livre.
19:07 Il m'a dit que les livres de professeurs
19:10 sont parfois utiles pour préparer les examens,
19:12 mais si on s'intéresse à la politique,
19:15 il y a deux livres essentiels,
19:17 "La guerre du Péloponnèse" de Thucydide
19:19 et "La politique d'Aristote".
19:21 Et si je me réfère à ces deux livres
19:24 et à la citation d'Aron que vous avez mise au début,
19:27 Aron trouverait comme parfaitement idiot aujourd'hui
19:30 de considérer que les différences de régime
19:32 n'ont pas d'importance,
19:34 que les Etats sont des monstres froids
19:36 qui ont entre eux des rapports mystérieux
19:39 et que ne comprennent que les réalistes.
19:41 En fait, si vous voulez,
19:43 la différence entre Poutine et l'Occident,
19:45 c'est que la nature du régime politique russe
19:48 est fondamentalement différente des démocraties.
19:51 La différence qui se pose dans le Moyen-Orient,
19:53 c'est que l'islam est en situation complexe
19:56 à l'égard de l'Occident,
19:58 dans lequel le ressentiment se mêle à d'autres.
20:00 Autrement dit, pour comprendre la politique,
20:03 il faut aussi réfléchir sur la nature des régimes politiques,
20:07 sur la différence entre les religions,
20:09 sur les idées des hommes. -Nicolas Baverez ?
20:12 -Alors, il y a un événement
20:14 sur lequel Haron s'est prononcé
20:16 et qui montrait qu'il a bien compris la dimension religieuse,
20:19 c'est la révolution iranienne de 79.
20:21 Parce qu'à l'époque, beaucoup de gens ont pensé
20:24 que c'était la suite de la poussée de l'Union soviétique.
20:28 Et donc, lui n'a pas du tout adhéré à cette analyse.
20:32 Il a bien vu que c'était une révolution religieuse.
20:36 Et Haron a toujours bien fait, à cette occasion,
20:40 le départ dans les idéologies totalitaires.
20:44 Il avait utilisé, notamment, à Londres,
20:47 la notion de ce qu'il appelait les religions séculières,
20:50 parce que c'était la dimension de la foi,
20:53 la déification de la race ou de la classe.
20:55 Il a toujours bien fait la différence
20:57 entre les religions séculières et les régulières.
21:00 Mais il n'a jamais avancé l'idée
21:04 que les religions régulières n'auraient plus de poids
21:07 dans la politique.
21:09 De toute manière, il y a un autre dossier international,
21:14 sur lequel il a écrit, sur lequel il avait perçu,
21:17 c'est le Moyen-Orient,
21:19 sur lequel on ne peut pas, et on le voit,
21:21 évidemment, aujourd'hui,
21:23 il n'y a pas d'analyse possible ni de construction de solution
21:26 si on ne prend pas en compte, également,
21:29 le fait religieux.
21:31 -Alors, Sylvie Bergman, avec vous,
21:33 voyons un aspect diplomatique.
21:35 Haron a dit, dans "Guerre et paix",
21:38 que le déclin historique des nations européennes
21:42 a été précipité par les guerres du XXe siècle.
21:47 Est-ce que vous êtes d'accord avec ce jugement ?
21:50 Et est-ce qu'il était pessimiste toute sa vie
21:54 sur la possibilité que l'Europe devienne une Europe puissance ?
21:59 -Alors, pour l'Europe puissance,
22:01 c'était évidemment un petit peu prématuré,
22:04 mais il était profondément européen, néanmoins,
22:07 même s'il croyait à la souveraineté des Etats,
22:11 il pensait que l'Europe avait un rôle à jouer.
22:15 Maintenant, est-ce que les guerres du XXe siècle,
22:18 c'est-à-dire celles qu'il a connues et qui sont les pires,
22:22 ont précipité le déclin ?
22:23 Je crois qu'après ces guerres,
22:25 il y a eu, au contraire, l'espoir d'un renouveau
22:28 quand ce sont les Occidentaux qui ont créé les Nations unies,
22:33 dont il parle assez peu, si je me souviens bien,
22:36 puisqu'il croit à la puissance essentiellement des Etats
22:40 et non pas à une instance internationale,
22:43 puisqu'à l'époque, c'était la guerre froide
22:47 et que l'ONU était paralysée
22:49 comme il est paralysé aujourd'hui.
22:51 Donc, il croyait plutôt, effectivement,
22:54 au rôle des nations,
22:57 mais, encore une fois,
22:59 ces guerres ont été ravageuses pour l'Europe,
23:02 mais, justement, à partir de là,
23:04 les Européens ont voulu construire un autre système,
23:07 la réconciliation avec l'Allemagne,
23:10 qui l'a soutenue, et un système européen.
23:12 -Pierre Lelouch, vous allez répondre là-dessus,
23:15 mais prolongeant aussi la question, sur ce déclin de l'Europe,
23:18 est-ce qu'il faisait un lien
23:20 entre déclin de l'Europe et décadence de l'Occident ?
23:24 Autrement dit, est-ce qu'il amarrait l'Europe
23:28 complètement à l'Occident ?
23:30 -Complètement, oui.
23:31 Il faut quand même rappeler
23:33 qu'il meurt un an avant la chute du mur de Berlin.
23:36 Donc, le monde qu'il a commenté, c'est un autre monde.
23:39 Je le regarde presque avec nostalgie,
23:43 par rapport à ce que nous vivons aujourd'hui
23:45 et par rapport au choc invraisemblable
23:47 qui sont devant nous.
23:49 Lui, il avait affaire à une Europe
23:51 qui s'était suicidée à deux reprises au 20e siècle.
23:55 Il considérait, avec beaucoup de réalisme,
23:58 contre Sarkhoff et bien d'autres,
24:00 et les communistes, que la solution,
24:02 c'était de s'amarrer aux Etats-Unis,
24:05 sinon l'Union soviétique prendrait la totalité du continent
24:08 et qu'il fallait éviter la neutralisation de l'Allemagne.
24:11 Donc, il prenait les choses réalistes.
24:14 Rappelez-vous, le début des années 80
24:16 est dominé par l'affaire des euromissiles.
24:18 Si les Russes l'avaient emportée, l'Allemagne était neutralisée.
24:22 On a tenu bon jusqu'au moment où le mur tombe,
24:25 l'Union soviétique se désagrège deux ans après,
24:28 et là, on bascule dans tout à fait autre chose,
24:30 et je suis là pour le commenter.
24:32 Par exemple, la montée de toutes sortes d'autres problèmes,
24:36 comme l'islam, qui était...
24:38 j'allais dire couvert par les empires
24:41 pendant la période de la Guerre froide.
24:44 Beaucoup des problèmes que nous connaissons aujourd'hui
24:47 avec le fameux Sud global, la revendication,
24:49 le révisionnisme venu du Sud, de l'islam et d'autres choses,
24:53 n'existaient pas pendant la Guerre froide.
24:55 Il y avait deux empires.
24:57 Il fallait tenir bon face à l'Union soviétique,
25:01 et il a défendu cette thèse de l'alliance avec les Etats-Unis.
25:04 A l'époque, c'était pas facile,
25:06 parce que De Gaulle, lui,
25:08 essayait de dégager des marges d'indépendance
25:10 pour la diplomatie française,
25:12 et vous avez toute une partie de la classe politique française
25:16 qui était à fond anti-américaine et plutôt pro-soviétique.
25:19 Il a tenu ce discours de raison.
25:21 -Nicolas Baverez ?
25:22 -Vous êtes d'accord avec ça ?
25:24 -Haron dit dans "L'opium des intellectuels"
25:27 qu'il montre bien que l'Occident est indissociable
25:30 de deux idées qui lui sont chères,
25:32 l'idée de la liberté et l'idée de la raison.
25:34 C'est quand l'Occident se brouille avec ses idées
25:37 que les problèmes arrivent.
25:40 C'est vrai que le XXe siècle a été celui du suicide de l'Europe,
25:44 et ce sont les Etats-Unis
25:46 qui, effectivement, ont fait la décision
25:49 dans les trois guerres mondiales,
25:51 y compris sur la fin de la Guerre froide.
25:54 Et Haron a vu aussi, j'allais dire, l'apogée de l'Amérique,
25:58 ce qu'il a appelé la République impériale,
26:01 et puis c'est le début de ses difficultés.
26:05 Ce qui est très important,
26:07 c'est qu'il a construit à partir de là
26:09 une défense argumentée et critique de la démocratie
26:15 en ignorant pas ses faiblesses ou ses vulnérabilités,
26:19 mais en expliquant pourquoi elle devait être défendue,
26:23 car c'était le seul moyen d'assurer la dignité des hommes,
26:26 et surtout en gardant l'espoir.
26:28 Ça a été rappelé, Haron meurt en 83,
26:30 donc c'est juste six ans
26:33 avant l'effondrement de l'Union soviétique,
26:36 mais Haron, y compris dans les périodes les plus difficiles,
26:40 a toujours gardé la foi dans la démocratie.
26:42 C'est ce qu'il disait en juin 39,
26:44 "Je crois à la victoire finale des démocraties,
26:47 "mais à une condition, c'est qu'elles le veuillent."
26:49 Il y a toujours cet engagement
26:52 et aussi cette confiance, cet acte de foi dans la liberté
26:55 et dans la capacité des citoyens, finalement, à se mobiliser.
26:59 Il reconnaît que les démocraties
27:01 sont traversées par beaucoup de contradictions.
27:04 Il sait, comme Tocqueville, qu'en cas de guerre,
27:06 ça démarre mal pour les démocraties,
27:08 car ce sont des régimes pacifistes
27:11 et qui sont généralement...
27:12 qui sous-estiment les menaces extérieures,
27:15 mais il a foi dans leurs ressources
27:20 et dans leur capacité à se mobiliser
27:22 au moment où les choses vont mal,
27:25 et c'est évidemment la situation dans laquelle nous nous trouvons.
27:29 -Sylvie Wehrman, je sais qu'on ne peut pas parler
27:32 à la place d'Haron et lui faire commenter le présent,
27:35 mais essayons.
27:37 Henri Kissinger, qui est décédé à la fin de 2023,
27:43 dans une dernière interview dans "The Economist",
27:46 à la question posée "Est-ce que vous seriez favorable
27:50 "à ce que l'Ukraine adhère à l'OTAN ?"
27:52 Il a dit oui.
27:53 -Après avoir dit non très longtemps.
27:56 -Oui, après avoir dit non très longtemps,
27:58 mais il a adhéré à ça.
27:59 A votre avis, qu'aurait pensé Haron,
28:03 parce que c'est quand même...
28:05 Nous sommes là avec une menace en Europe,
28:09 donc je ne vous demande pas de parler à la place d'Haron,
28:12 mais à votre avis, au regard de ce qu'il a écrit,
28:15 de sa défense de l'Europe, de l'Occident, etc.
28:18 -Oui, alors, en même temps, je voudrais ajouter
28:21 à ce qu'a dit Nicolas Baverez,
28:22 qu'il croyait à la force de l'Occident,
28:25 mais qu'en même temps, il ne pensait pas
28:27 que l'Union soviétique allait s'effondrer
28:30 et qu'il prônait le maintien de la communication
28:33 avec l'Union soviétique,
28:34 ce qu'on appellerait aujourd'hui la déconfliction,
28:37 pour éviter... -Rappelons qu'à son époque,
28:40 c'était l'Union soviétique. -Voilà.
28:42 Donc, aujourd'hui, je ne sais pas, c'est très compliqué,
28:46 parce qu'en même temps, pour l'Ukraine,
28:49 adhérer à l'OTAN, alors qu'elle n'a pas de frontière,
28:52 qu'elle a une partie occupée, c'est impossible.
28:54 D'ailleurs, le gouvernement américain ne l'a pas écouté,
28:58 puisqu'il s'est opposé à l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN.
29:01 Un jour, peut-être, effectivement, mais encore une fois,
29:04 je ne peux pas parler à la place de Raymond Haron,
29:07 qui était aussi très largement l'homme de la guerre froide,
29:11 même s'il avait perçu que la géopolitique
29:15 allait s'élargir à d'autres pays,
29:17 et c'était à la suite des colonisations.
29:20 Désolée de vous décevoir,
29:22 mais difficile de parler à la place des morts.
29:24 -Alors, vous venez de voir ce qui s'est inscrit,
29:37 cette citation de Raymond Haron.
29:40 "Si les philosophes ont souvent appelé l'homme
29:42 "un être raisonnable, ils ont rarement appliqué,
29:45 "avec la même assurance, ce qualificatif
29:48 "à l'histoire des hommes."
29:50 Alors, Raymond Haron avait une méfiance
29:54 aussi réfléchie qu'instinctive
29:56 envers l'irrationalité de l'histoire.
29:59 A votre avis, d'où venait cette méfiance chez lui ?
30:03 Est-ce qu'il craignait la puissance des forces irrationnelles,
30:07 la violence, les passions des foules, Nicolas Baverez ?
30:11 -C'est pas qu'il les craignait,
30:13 mais qu'il les reconnaissait pour ce qu'elles sont.
30:16 Quand on regarde "Pensez la guerre",
30:18 on a bien ce mouvement entre, d'un côté,
30:21 on l'a rappelé, le rôle des leaders,
30:24 des dirigeants politiques, des stratèges.
30:26 Ensuite, il y a des processus historiques
30:29 qui sont très longs,
30:30 et puis, il y a les passions des peuples.
30:33 Et ces passions des peuples, il y a la passion nationale,
30:36 il peut y avoir des passions collectives
30:39 qui les embarquent,
30:40 du côté du racisme,
30:43 ce qu'on a vu avec l'Allemagne,
30:46 et aujourd'hui, on le voit aussi
30:48 avec des passions religieuses.
30:50 Donc, en fait,
30:52 Aron nous explique justement comment essayer de réagir
30:57 et comment essayer de préserver la liberté politique
31:01 dans ces environnements
31:04 qui sont, par ailleurs, des configurations qui changent.
31:07 Pour répondre aussi à la question que vous posiez,
31:10 dans le système d'Aron,
31:11 il y a le système international,
31:13 il y a les Etats et les sociétés.
31:15 Les Etats sont les pivots.
31:17 Et donc, il y a bien cette reconnaissance
31:19 du fait que l'histoire,
31:21 elle est faite de projets de vision de raison
31:24 et qu'il faut défendre la raison et la liberté,
31:28 mais qu'elle est faite aussi des passions.
31:30 Et pour revenir à l'époque présente,
31:33 et à cette idée de ce que les hommes sont raisonnables,
31:37 en 1960, à Londres,
31:40 il a prononcé une conférence assez extraordinaire
31:43 sur l'aube de l'histoire universelle,
31:45 où, d'une certaine manière, il anticipe la fin de l'Union soviétique
31:49 en montrant que les hommes vont être dans la même histoire,
31:52 une histoire universelle, celle dans laquelle nous vivons.
31:55 Il termine cette conférence en disant
31:57 que jamais les hommes n'ont eu autant de raisons
32:00 de ne plus s'entretuer,
32:02 ils n'ont eu autant de raisons de travailler ensemble,
32:04 et pourtant, est-ce que l'histoire universelle sera pacifique ?
32:08 Sans doute non.
32:09 Il termine avec cette phrase,
32:12 "L'homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ?"
32:15 Et on a bien cette...
32:17 Cette nature et cet espoir
32:20 que la raison finisse par pouvoir réconcilier les hommes,
32:23 mais que la réalité, c'est que...
32:25 Les passions doivent être reconnues pour...
32:29 -Justement, sur ce point,
32:31 Pierre Manon,
32:32 entre l'homme raisonnable,
32:35 l'histoire irrationnelle,
32:37 est-ce qu'il rejoint en quelque sorte Freud,
32:40 qui disait que l'homme, dès qu'il va vers la multitude,
32:44 il n'y a pas d'autre choix que de s'entretuer
32:48 et aux civilisations de s'autodétruire ?
32:51 Comment vous expliquez... -Je pensais que Haron
32:53 dirait ce genre de choses. -Oui, mais est-ce qu'il est pas
32:57 sur cette même... -Non, mais simplement...
32:59 -Sur cette même lignée ?
33:01 -Non, mais il n'a jamais rêvé de la paix...
33:04 De la paix universelle.
33:07 -Il était kantien, pourtant.
33:09 -Oui, beaucoup moins qu'on le dit.
33:11 Beaucoup moins qu'on le dit.
33:13 Il était plutôt aristotélicien ou...
33:16 -Il espérait. -Ou thucydidéen.
33:18 Il partait de la pluralité des corps politiques,
33:22 donc, nécessairement,
33:23 comme les hommes ne réalisent leur humanité
33:26 que dans des corps politiques distincts,
33:28 nécessairement, ces corps vont être entre eux
33:32 dans des relations soit d'amitié, soit d'hostilité,
33:35 et il pensait que cette fragmentation de l'humanité
33:39 était insurmontable, et d'une certaine façon,
33:42 qu'elle ne doit pas être surmontée, parce que, autrement,
33:45 la seule façon de le surmonter, c'est d'avoir un Etat mondial
33:48 qui serait nécessairement despotique.
33:51 Donc, si l'on désire la liberté,
33:53 on doit accepter le risque de la vie politique,
33:56 le risque de communautés distinctes qui ont chacune
33:59 non seulement des intérêts,
34:01 mais, comme Aron l'a toujours souligné,
34:03 ce sont moins les intérêts qui séparent les hommes
34:07 que leurs idées du bien et que leurs opinions.
34:10 Donc, même si on peut s'accorder sur le fait
34:12 que toute guerre est contre les intérêts de tout le monde,
34:16 mais c'est pas pour ça que ça l'empêchera, les hommes,
34:19 de se battre.
34:20 Donc, les paramètres de la vie humaine
34:23 sont à la fois les intérêts,
34:25 les opinions, les passions,
34:27 l'horizon d'une humanité réconciliée,
34:29 mais la réalité d'une humanité fragmentée.
34:32 C'est avec tout cela que l'homme politique,
34:34 le citoyen, doit se débrouiller.
34:36 Aron ne s'est jamais laissé emporter
34:39 par une solution qui viendrait, malgré nous, en quelque sorte,
34:45 parce que l'histoire nous conduirait à la réconciliation,
34:48 parce que le commerce nous conduirait à la paix.
34:51 Il savait toujours qu'au bout du compte,
34:53 il y avait des opinions distinctes,
34:56 des passions sans lesquelles il ne vivrait pas,
34:59 et puis des incertitudes
35:01 que l'on ne peut ôter de la vie humaine.
35:04 Donc, il gardait une vue dramatique,
35:07 si vous voulez, de l'existence humaine.
35:11 Je reviens d'un mot à l'Europe dont nous parlions.
35:14 Il me semble me souvenir qu'un des points
35:17 qui revenait sous sa plume quand il parlait de l'Europe,
35:21 c'est qu'il était surpris de voir à quel point l'Europe
35:24 était devenue spectatrice de ce qui se passait dans le monde.
35:27 Elle était au balcon de l'histoire et il n'arrivait pas à comprendre,
35:32 en quelque sorte, qu'elle laisse à ce point l'action
35:35 aux Etats-Unis ou aux autres puissances.
35:38 Je crois qu'aujourd'hui, nous nous posons encore cette question.
35:41 -Hérle Lowe, je voulais intervenir.
35:43 -Je partage totalement ce que Pierre Malland a dit.
35:46 J'ajouterais un ou deux éléments.
35:49 Le premier, c'est que c'était l'homme de son époque.
35:52 C'était quelqu'un qui avait connu la guerre,
35:54 qui avait connu la montée du nazi, mais qui avait connu la guerre.
35:58 C'est une très grande différence de cette génération,
36:01 qui est aussi celle de Mitterrand, bien sûr, de Charles de Gaulle,
36:05 quand vous comparez ça aux leaders, aux dirigeants actuels,
36:08 pas seulement en France, mais en Europe,
36:11 que vous les voyez comment ils se comportent
36:14 dans une affaire aussi grave que l'Ukraine,
36:16 comme aujourd'hui. C'est là qu'il y a un problème.
36:19 On a l'impression qu'il n'y a pas de profondeur.
36:22 Ces gens n'ont pas la profondeur historique,
36:24 qui ressemblent au somnambule de Christopher Clarke
36:27 au moment de la Première Guerre mondiale.
36:30 C'est l'impression que ça me donne et qui m'effraie, d'ailleurs.
36:34 Avec des gens comme Aron, ou de Gaulle, ou Mitterrand,
36:37 ou ces gens qui avaient vécu cette période-là,
36:40 ils avaient intériorisé l'idée que les peuples peuvent disjoncter,
36:43 faire la guerre, que ça peut être violent et difficile.
36:46 C'est la réalité. La conséquence de ça,
36:49 c'est qu'il a fabriqué, il a été un de ceux
36:51 qui ont construit ce qu'on appelle l'école réaliste
36:54 des analyses de la politique internationale.
36:57 Kissinger se reconnaît en Aron,
36:59 parce que c'est des gens dont je fais partie,
37:02 je pense que d'autres ici aussi,
37:04 analysent le monde tel qu'il est,
37:06 pas tel que M. Kouchner aimerait qu'il soit
37:09 avec son sac de riz sur l'épaule,
37:11 ou en faisant des... La France n'est pas une ONG,
37:14 on n'est pas dans le monde des bisounours,
37:17 on est devant des rapports de force très complexes,
37:20 avec en plus l'apparition de tout un tas de méchants,
37:23 révisionnistes, qui, profitant de la fin de la guerre froide
37:26 et du ratage de l'après-guerre froide,
37:29 sont en train de faire exploser le système.
37:31 Là, on peut se désespérer de voir dans quel état,
37:34 aujourd'hui, l'Europe se trouve.
37:37 Je pense que Aron, lui,
37:38 multiplierait les papiers extraordinairement durs
37:42 sur "mais qu'est-ce que vous êtes en train de laisser faire ?"
37:46 Ce que certains d'entre nous ici essayent de faire.
37:49 Mais moi, je suis...
37:52 Dans ce que m'a appris Aron lui-même,
37:54 ses lectures, et mes amis autour de lui,
37:57 c'est qu'on doit être extrêmement vigilants sur ce qui se passe
38:01 et essayer de redonner un peu de colonne vertébrale
38:04 à la façon de gérer le monde.
38:07 La principale leçon qu'il faut garder,
38:10 gardée d'Aron dans cette période extrêmement troublée,
38:13 c'est la compréhension réaliste de ce qui est devant nous,
38:18 sans se cacher, en appelant un chat à un chat,
38:21 et, deuxièmement, avoir le courage, ensuite, de dire,
38:24 "Bon, voilà, il faut qu'on fasse ça."
38:26 Un exemple, puis après, je me tais.
38:28 Quand on est dans une situation
38:30 où la guerre est de retour en Europe depuis deux ans,
38:33 que c'est catastrophique,
38:35 que les...
38:36 On tire des milliers d'obus tous les jours,
38:39 6 000 par jour, en Ukraine.
38:42 L'Ukraine, les Russes, beaucoup plus.
38:44 Quand on voit l'état de notre industrie d'armement,
38:48 des lois, des budgets de défense qui ont été votés,
38:51 y compris la loi de programmation militaire française...
38:55 -On n'est pas préparé.
38:56 -Mais on a l'impression de mettre des lunettes noires,
38:59 juste pas voir, et pas se préparer au monde tel qu'il est.
39:03 Et ça, c'est grave.
39:04 Et là, je pense qu'Aron aurait écrit des trucs très durs,
39:07 comme il avait écrit au moment de la crise de Cuba,
39:10 et voilà, ça, la réalité.
39:12 -Jean-Claude Casado. -Oui, mais je suis...
39:14 Nous avons publié dans "Le Commentaire"
39:16 un article d'Aron, une conférence qu'il a prononcée en 1969,
39:21 et que je trouve d'une remarquable actualité.
39:24 En 69,
39:25 Pompidou vient de prendre le pouvoir en France.
39:29 Aron a critiqué la politique étrangère du général de Gaulle
39:32 à l'égard de l'Union soviétique,
39:34 de 64 à la mort du général de Gaulle.
39:37 Et politique qui avait d'ailleurs été indulée, si j'ose dire,
39:40 par la réinvasion de la Tchécoslovaquie en 1968.
39:44 Alors, que dit Aron en 69 ?
39:47 Aron dit en 69
39:49 que la puissance nucléaire soviétique
39:53 oblige l'Europe à être protégée
39:55 par la puissance nucléaire américaine.
39:58 L'Europe peut se satisfaire de cette situation,
40:01 mais elle est confortable, mais regrettable.
40:04 Elle est confortable parce qu'on dépense moins pour l'armement,
40:08 puisque les Etats-Unis le font à notre place.
40:10 Regrettable parce que, d'une certaine façon,
40:13 l'Europe perd sa souveraineté et son existence historique.
40:16 Et si vous transposez à la situation actuelle,
40:19 dans la situation actuelle, l'Europe, vis-à-vis de la Russie,
40:23 est faible conventionnellement,
40:25 alors que nous sommes quatre fois plus peuplés,
40:28 que nous avons une puissance industrielle
40:30 supérieure à celle de la Russie.
40:32 Nous pourrions avoir une dissuasion conventionnelle
40:36 supérieure à celle de la Russie,
40:38 et Aron a toujours soutenu le nucléaire militaire français
40:42 et le nucléaire militaire anglais,
40:45 et explicitement, dans son article,
40:47 il laisse entendre que l'Europe pourrait également
40:50 se donner une dissuasion nucléaire,
40:53 c'est-à-dire que l'Europe sera souveraine
40:55 lorsqu'elle aura une dissuasion nucléaire
40:57 et une dissuasion conventionnelle.
41:00 Il y a dans cet article un profond regret.
41:02 Est-ce que l'Europe veut rester au balcon de l'histoire,
41:06 c'est une expression d'Aron,
41:07 ou être, pour partie, protégée par des puissances extérieures,
41:13 qui peut-être, d'ailleurs, puisque se profilent
41:16 les élections de Trump, cesseront d'être protectrices ?
41:19 -Sylvie Bergman, à qui la faute ?
41:21 Et en même temps, est-ce qu'Aron a influencé
41:24 la diplomatie française ?
41:26 -Comme je le disais tout à l'heure,
41:28 effectivement, je crois que beaucoup de diplomates
41:31 sont devenus arronniens,
41:33 parce que c'était la raison, c'était la logique, effectivement.
41:37 Oui, c'est une vision du monde, maintenant,
41:40 en ce qui concerne l'action.
41:42 Il y a une faiblesse européenne.
41:44 C'est pas le fait de la France.
41:46 Même le président Macron a voulu pousser
41:49 pour une défense européenne, une autonomie stratégique,
41:53 mais on se heurte à d'autres pays.
41:55 Quant à la dissuasion nucléaire,
41:57 il avait été évoqué, la possibilité pour la France
42:00 de partager, justement, la dissuasion nucléaire,
42:03 mais vous avez des pays profondément antinucléaires,
42:07 même antinucléaires civils, donc...
42:09 Ca, c'est...
42:10 -C'est changerant.
42:11 -Ils changeront, on l'espère,
42:13 mais en tout cas, ça prendra du temps.
42:16 On voit arriver Trump,
42:18 ce qui est une probabilité très forte.
42:20 On ne sait pas si, in fine, c'est ce qui se passera.
42:23 Est-ce qu'on s'y prépare ? Non.
42:25 On commente, on déplore, mais on ne s'y prépare pas.
42:28 -Mais qu'est-ce que ça veut dire,
42:30 "s'y préparer" ? D'avoir un budget de défense
42:33 beaucoup plus important ? -D'avoir un budget
42:35 de défense plus important, d'avoir une base industrielle
42:38 de la défense également, des capacités d'action.
42:43 -Est-ce que vous savez qu'on en est réduit, aujourd'hui ?
42:46 Pardon, je coupe, mais juste un mot.
42:48 La France, l'Angleterre, l'Allemagne,
42:50 aujourd'hui, c'est moins de 200 chars de combat
42:53 en état de marche.
42:55 Chacun.
42:56 -On le voit, puisqu'ils n'ont pas la possibilité
42:59 d'armer l'Ukraine.
43:01 -Voilà. On en est réduit à ça
43:03 au bout de 30 ans de désarmement budgétaire, unilatéral.
43:07 -Oui. -Vous voulez un exemple ?
43:09 -La décision a été prise de fournir un million d'obus
43:14 à l'Ukraine. On en a fourni 300 000 seulement.
43:17 -Un an. -Donc, il y a...
43:19 -On devait fabriquer un million en un an.
43:21 -Absolument. Et on en a fabriqué 300 000.
43:24 Et donc, il y a ce problème-là.
43:27 -Pourquoi est-ce qu'on en a fabriqué 300 000 ?
43:29 Parce qu'une industrie de défense,
43:32 pour engager des chaînes de production d'obus
43:36 ou quoi que ce soit d'autre, a besoin de contrats à long terme
43:39 pour acheter les équipements, pour engager des gens.
43:42 Or, tous les budgets de l'Europe actuelle
43:45 sont insuffisants pour relancer les sites de production.
43:48 C'est pour ça qu'on a plus d'industrie de défense.
43:51 -Tout ce que vous entendez, c'est du pipeau.
43:54 Par rapport à la gravité de ce qui se passe en face
43:57 et de ce qui peut arriver demain aux Etats-Unis,
44:00 l'Europe est encore plus faible qu'elle n'a jamais été.
44:03 -Je peux dire, retournant à Aron,
44:06 le constat, vous l'avez fait,
44:08 sur l'insuffisante préparation de l'Europe,
44:11 qui explique par ailleurs pourquoi cette Europe
44:14 n'est pas une puissance,
44:16 Raymond Aron disait, à l'époque de la guerre froide,
44:20 "Paix impossible, guerre improbable",
44:22 j'aimerais que vous expliquiez ce que ça veut dire
44:25 et est-ce qu'on est dans un retour à la guerre froide,
44:28 parce qu'on se retrouve devant un contexte
44:32 plus conflictuel que jamais ?
44:34 -C'est effectivement la formule qu'il avait utilisée
44:37 dans un livre qui date de 1947,
44:39 et pour définir la situation,
44:41 et avant même, j'allais dire, l'équilibre de la terreur,
44:44 qui a rendu cette formule encore plus juste.
44:47 Donc, paix impossible, pourquoi ?
44:49 Parce que les deux systèmes idéologiques et politiques
44:52 étaient irréductiblement opposés
44:54 et qu'il n'y avait pas de compromis ou d'accords possible.
44:58 Et guerre improbable, pourquoi ?
45:00 Parce qu'effectivement... -Oui, mais la guerre est là.
45:03 -Oui, mais ça, c'est l'explication
45:06 de la situation de la guerre froide
45:09 fin des années 40, début des années 50.
45:12 Ensuite, après la chute de l'Union soviétique,
45:15 on s'est retrouvés dans un système
45:17 où on a cru, pour le coup, que la paix était perpétuelle
45:20 et la guerre était impossible.
45:22 C'était une illusion pure, il suffisait de voir
45:25 ce qui se passait dans la réalité,
45:27 notamment avec une Russie
45:28 sous l'autorité de Vladimir Poutine,
45:31 qui a été en réalité en guerre permanente.
45:33 La guerre fait partie de...
45:35 est au principe du régime de Vladimir Poutine,
45:41 et Aaron ne se serait certainement pas trompé
45:43 sur la nature réelle, en tout cas, du régime russe.
45:47 Aujourd'hui, nous sommes dans un système,
45:49 j'allais dire, qui est le système que je définirais ainsi.
45:52 La paix est de nouveau impossible.
45:54 Nous avons de nouveau une irréductible...
45:57 Des systèmes politiques qui sont en guerre,
46:00 en lutte à mort,
46:01 avec la Chine de Xi Jinping,
46:04 avec la Russie de Poutine,
46:06 avec aussi des théocraties, on l'oublie toujours,
46:09 mais l'Iran, l'Afghanistan,
46:10 et les djihadistes qui vont avec.
46:13 Donc, la paix est impossible,
46:14 mais la guerre est omniprésente.
46:16 On sous-estime le fait que, depuis 1945,
46:19 il n'y a jamais eu autant d'Etats en guerre qu'aujourd'hui.
46:23 Les Européens ne veulent pas voir ce qui a été rappelé par...
46:26 Et qui est une... C'est incroyable.
46:29 On a un président de la République
46:31 qui utilise les mots de réarmement,
46:33 mais qui n'en fait rien.
46:35 Là, c'est une autre chose que nous dit Aaron.
46:37 Quand les mots jurent autant
46:40 avec les choses et avec la réalité de ce qu'on fait,
46:44 ça se finit toujours très mal.
46:46 Et donc, il est très important,
46:48 pour les Européens, mais aussi pour la France,
46:51 de remettre les mots en face
46:54 avec les faits et avec la politique.
46:57 L'économie de guerre, pour le coup,
46:59 existe en Russie, elle n'existe pas chez nous.
47:02 -Merci. Pierre Lelouch, là-dessus ?
47:04 -Sur "paix impossible, guerre improbable",
47:06 je crois que l'équation demeure.
47:09 C'est-à-dire que ni la Russie ni les Etats-Unis
47:11 veulent d'un affrontement direct.
47:13 D'ailleurs, ils se gardent bien
47:15 de dépasser le seuil d'une guerre par procuration en Ukraine.
47:20 En revanche, ce qui est beaucoup plus problématique,
47:23 c'est que maintenant, il y a beaucoup d'acteurs
47:26 dans le système. Une des conséquences
47:28 de cette guerre en Ukraine, que, personnellement,
47:31 je trouve absurde depuis le début.
47:33 On aurait pu l'éviter, on a choisi de ne pas l'éviter,
47:36 les Américains ont hésité, finalement, ils sont allés.
47:39 On est dans un système qui, en effet...
47:42 -C'est un pays occupé, Pierre Lelouch.
47:44 -C'est ni le premier, ni le premier, ni le dernier.
47:47 -C'est un pays occupé qui a près de 20 % de son territoire,
47:51 et vous savez bien que l'impérialisme russe
47:54 est d'abord territorial. C'est une leçon de l'histoire.
47:57 -La question, c'est de savoir... -C'est pas le sujet
48:00 de notre émission. -Justement, Aaron aurait
48:03 probablement essayé de comprendre
48:05 le pourquoi du comment de cette guerre.
48:07 C'est ce qui n'a pas été fait. Je dis que cette guerre
48:10 est d'abord une guerre émotionnelle,
48:12 on est engagé dedans pour un tas de raisons.
48:15 -Des milliers de morts. -Mais...
48:17 Alors...
48:18 L'Ukraine est une ligne de fracture.
48:22 -On va pas cristalliser là-dessus,
48:24 mais plutôt parlons sur ce que vous disiez.
48:28 -Ce qu'allait sans doute dire Pierre Lelouch,
48:30 et sur lequel on est tous d'accord, c'est que cette guerre d'Ukraine,
48:34 avec ce qui s'est passé le 7 octobre,
48:36 c'est un effet de libération de la violence.
48:39 -C'est ce que nous avons réussi à faire avec cette affaire.
48:42 Tout le monde, Poutine compris,
48:44 je suis pas là pour dire qu'il a pas envahi, il l'a envahi.
48:47 La façon dont cette affaire a été gérée,
48:50 c'est qu'à la fin de la journée, nous, nous avons réalisé
48:53 le cauchemar de Kissinger et sans doute de Aaron,
48:56 qui est de fabriquer une alliance entre la Russie et la Chine
48:59 avec deux autres puissances nucléaires potentielles
49:03 encore plus dingues, l'Iran et la Corée du Nord.
49:05 Du point de vue des intérêts stratégiques de l'Europe,
49:09 cette situation est probablement la pire possible.
49:11 A partir de là, un jour ou l'autre,
49:13 il va falloir essayer de désescalader
49:16 et trouver la solution. -Je vais revenir à Aaron,
49:18 parce qu'il nous reste très peu de temps,
49:21 que chacun dise un mot là-dessus, si vous voulez.
49:24 Je sais que c'est... Le cosmopolitisme d'Aaron
49:27 en faisait un lecteur aussi passionné
49:30 de Tussi, d'Hyde que de Marx.
49:33 Est-ce qu'à votre avis, Raymond Aaron
49:37 est-il aussi sujet aux doutes
49:39 et réceptif aux contradictions
49:42 dont Nietzsche disait que c'était un principe de sagesse ?
49:45 Pierre Malland, très brièvement, là-dessus,
49:48 c'est une question importante, mais ça nous permet de conclure
49:51 et que chacun dise un mot sur la personnalité d'Aaron
49:54 qu'on voudrait, disons, être trop raisonnable
49:57 par rapport au côté trop rêveur de Jean-Paul Sartre.
50:02 En un mot. Je sais que c'est difficile,
50:06 mais ça nous permet de cerner le personnage.
50:08 Est-ce qu'il était sujet aux doutes ?
50:10 -Je pense qu'il...
50:12 Il avait toujours peur de se tromper.
50:17 C'est pourquoi il se trompait moins que les autres.
50:20 -C'est une très bonne formule.
50:22 -Mais il était passionné,
50:25 et il le savait.
50:26 C'est pourquoi il faisait un si grand effort
50:29 pour surmonter sa passion.
50:32 Donc, pour moi, Aaron, c'est... Comment dire ?
50:35 Si j'ose dire,
50:37 c'est le citoyen par excellence, le grand citoyen par excellence,
50:42 qui est mu par la passion du bien commun
50:45 et par un désir, alors l'impassionné,
50:49 de comprendre les ressorts de l'histoire humaine,
50:52 comment nous nous débrouillons
50:56 pour conduire ces vies qui sont à la fois calamiteuses
51:00 et parfois splendides.
51:02 C'est ainsi que...
51:04 que je le vois.
51:07 -Jean-Claude Casanova, un homme qui doute aussi ?
51:10 -Il a beaucoup étudié Marx,
51:12 mais il aurait préféré étudier autre chose.
51:15 Il a beaucoup étudié Marx parce que, à partir de Marx,
51:19 étrangement, d'ailleurs, l'Union soviétique
51:22 était devenue une puissance impérialiste
51:25 qui dominait la moitié de l'Europe,
51:27 la moitié de Berlin, la moitié de l'Europe.
51:31 Absolument, le grand vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale,
51:35 c'est Staline, qui a, d'une certaine façon,
51:38 donné à la Russie une puissance qu'elle n'avait jamais connue
51:41 dans son histoire, et tout ça au nom d'une religion
51:45 créée à partir de Marx. -Et qui ne devait pas s'appliquer.
51:48 -Donc, il a beaucoup étudié,
51:50 mais il aurait préféré autre chose.
51:52 -Un mot là-dessus, l'homme qui doute ?
51:54 -L'homme du doute, oui, puisque la plupart des gens
51:57 font de leur mémoire un exercice d'autocélébration.
52:01 La ronce, c'est la manière dont il utilise son esprit critique
52:04 pour revoir sa trajectoire et sa pensée.
52:06 L'autre mot, c'est générosité, y compris avec ses adversaires.
52:10 Non seulement il les respecte, mais si on regarde Sartre,
52:13 c'est celui qui réhabilite le vrai Sartre face à Béni-Lévy.
52:17 -Absolument. -Merci.
52:19 Écoutez, je suis désolé d'interrompre
52:22 cette conversation fort intéressante,
52:24 notamment sur un personnage aussi passionnant que Rémy Aron,
52:28 mais le temps imparti est écoulé.
52:30 Je voudrais vous présenter une brève bibliographie.
52:34 Alors, évidemment, on peut retrouver
52:36 toute l'oeuvre de Rémy Aron,
52:38 "Paix et guerre entre les nations",
52:40 qui a été publiée chez Calman Levy,
52:43 ses mémoires chez Robert Laffont,
52:46 "L'opium des intellectuels", enfin, tout ce que vous voulez.
52:49 Nicolas Baverez, vous avez également publié
52:53 une biographie de Rémy Aron,
52:56 un moraliste au temps des idéologies,
52:58 c'est paru chez Perrin.
53:01 En un mot, qu'est-ce que vous avez voulu montrer ?
53:04 En un mot.
53:06 -J'ai voulu montrer précisément que, j'allais dire, le courage,
53:10 et le fait que le courage n'est pas réservé aux hommes d'action,
53:13 il peut aussi être celui des intellectuels.
53:16 C'est le discours de Solzhenitsyn, le déclin du courage.
53:19 Avec Aron, on a quelqu'un qui a montré
53:21 qu'il n'y avait pas de déclin du courage.
53:24 -Vous avez été ambassadeur à Pékin et à Moscou,
53:27 vous avez publié "Une vie de diplomate".
53:30 Ca vous a servi beaucoup d'être à la fois à Pékin et à Moscou
53:35 pour comprendre le monde ?
53:36 -Oui, bien sûr. -Comme spectatrice engagée ?
53:39 -Ce sont des... -Diplomate engagée ?
53:41 -Ce sont des acteurs déterminants,
53:44 et surtout, j'ai connu des périodes charnières.
53:47 J'ai connu la fin de l'Union soviétique,
53:49 à l'époque de Gorbatchev, la fin de la guerre froide,
53:53 j'ai connu la période Poutine.
53:55 Ensuite, j'ai été étudiante, même en Chine, en 76,
53:58 à la fin de la révolution culturelle.
54:00 -Vous racontez ça merveilleusement dans votre livre.
54:04 -Et puis Xi Jinping aussi,
54:05 donc c'est fondamental pour comprendre le monde.
54:08 -Voilà. Jean-Claude Casanova,
54:10 vous avez publié de nombreux livres,
54:12 dont un livre de Giscard à Mitterrand,
54:14 donc là, c'est contemporain, presque contemporain de Mitterrand.
54:18 Vous trouvez que les hommes politiques
54:21 ont été influencés par Raymond Aron ?
54:24 Un peu, passionnément, pas du tout ?
54:27 -Un peu, je crois, dans la période, certainement,
54:30 si vous voulez, Giscard, d'une certaine façon,
54:33 il lisait beaucoup Aron,
54:35 et Pompidou, d'une certaine façon aussi,
54:37 et de Gaulle, au moment de l'Alliance atlantique,
54:40 mais je voudrais rappeler un mot d'Aron,
54:43 parce que Sartre avait dit un jour,
54:46 "Aron est admirateur."
54:48 Et Sartre disait ça avec mépris,
54:51 parce qu'il n'était pas spontanément admirateur.
54:54 Et Aron invoquait toujours la formule d'Alain,
54:58 l'admiration et la consolation des forts,
55:01 c'est-à-dire que la capacité d'admirer
55:03 est une forme de générosité,
55:05 tandis que le ressentiment crée le besoin...
55:09 -Merci de rappeler cette chose-là.
55:11 Pierre Manon, votre dernier livre,
55:13 c'est "Pascal et la proposition chrétienne".
55:16 On n'a pas le temps d'en parler,
55:18 mais vous diriez qu'Aron était pascalien.
55:22 Ca vous choque de dire ça ?
55:26 -Non, ça ne me choque pas.
55:28 Tocqueville, qui était quand même
55:30 une de ses grandes lectures,
55:32 était explicitement pascalien.
55:35 Non, en même temps, je pense qu'Aron avait respect
55:39 pour la religion, respect pour le christianisme,
55:43 mais en même temps, ce n'était pas une âme naturellement religieuse.
55:47 Je ne dirais pas que c'est un homme
55:49 qui était tourmenté par la question religieuse,
55:52 mais, à coup sûr, comme il le dit
55:55 de façon assez mémorable,
55:58 sa détestation des religions séculières
56:01 lui a donné un certain respect
56:03 pour les religions régulières dont parlait Nicolas.
56:06 -Merci, Pierre Manon. Pierre Leloup,
56:08 vous avez écrit "Une guerre sans fin".
56:11 Il semblerait que nous soyons
56:13 dans une conflictualisation sans fin.
56:16 Vous êtes... Vous partagez ce pessimisme-là ?
56:19 -Sur un autre livre, oui, en ce moment,
56:21 sur la phase suivante, mais malheureusement,
56:24 l'Institut stratégique de Londres, l'an dernier, en 2023,
56:28 a dénombré 183 conflits.
56:31 Hors la guerre de Gaza, 183 conflits.
56:35 Donc on est en plein dedans. -Merci.
56:37 Alors, je voudrais vous remercier,
56:40 madame, messieurs, d'avoir participé à cette émission.
56:44 Je voudrais remercier l'équipe de LCP.
56:47 Et avant de nous quitter,
56:50 je vous soumets cette pensée de Raymond Aron,
56:54 "La liberté est l'essence de la culture occidentale,
56:58 "le fondement de sa réussite,
57:00 "le secret de son étendue et de son influence."
57:04 Merci.
57:06 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
57:09 Générique
57:11 ...
57:12 [Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org]

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