Soirée de finissage de l'exposition de Laurent Chaouat avec le saxophoniste Philippe Di Betta et l'écrivain Hocine Tandjaoui.
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00:00Donc, je suis très très heureux qu'on partage tous ensemble un croisement entre les arts.
00:09L'équipe d'Ibeta saxophone, qui est mon partenaire en musique et en échange d'idées,
00:18il va nous proposer d'abord quelques morceaux, et puis après aussi il dira des textes.
00:29Et il y aura un croisement entre musique et littérature.
00:32Donc, je vais dire merci d'être là, ça me fait vraiment chaud au cœur,
00:37parce que c'est toujours, voilà, terminer l'expo, c'est un petit moment triste,
00:42et là c'est que l'on rejoie.
00:51Quelqu'un qui passe son temps à se poser des questions.
00:55Ma littérature porte cette marque-là.
00:57Les textes que je vais vous présenter aujourd'hui, le premier d'entre eux s'appelle Clameur,
01:03et c'est un texte qui dit mon initiation musicale.
01:08Et le second texte est un peu plus récent, un peu plus collé à l'actualité,
01:15et qui s'appelle Traversière.
01:27Traversière
01:57Clameur
02:27Traversière
02:57Traversière
03:28Traversière
03:50Traversière
03:57Traversière
04:28Traversière
04:32Traversière
04:52Traversière
05:02Traversière
05:22Traversière
05:32Traversière
05:44Traversière
05:47Traversière
06:18Traversière
06:37La scène première est celle-là.
06:41Un bloc de maison, en face d'une rue,
06:46et, disposé en étoiles, cinq établissements.
06:51En face, à gauche, le Bar Negre.
06:55À droite, le Tout va bien.
06:58Au bout du bloc, à gauche, le Café El Benja.
07:02En face de ce dernier, le Café des Ores.
07:05Et à l'autre bout du bloc, la Brasserie de l'Etoile.
07:10Raconter oblige à les distinguer, les évoquer séparément.
07:15Alors qu'en réalité, les haut-parleurs se font une concurrence féroce.
07:21Poussés à fond, projetant aux alentours un magma sonore,
07:27de la fin de la matinée jusqu'à l'après-midi,
07:30un vacarme douloureux fait de chants, d'instruments, d'orchestres et de solistes.
07:38De beuglantes et de mélopées, interminablement,
07:43jusqu'à devenir un magma sonore, une surimposition de scie.
07:49Une guerre polyphonique, la clameur du monde.
07:55Les voix traversent l'espace, volent de murs en terrasse,
08:00puis pénètrent dans ta tête.
08:02Ta tête est anti-chambre, caisse de résonance.
08:06Les voix percutent les fenêtres, la pénètrent et se retrouvent piégées.
08:10Elles tournent dans un espace confiné, ta tête, la chambre,
08:14et s'emmêlent, se mélangent, toutes harmonies confondues,
08:18modulées seulement par la volonté de cet opérateur que tu ne verras jamais
08:22et qui doit tourner le bouton vers la droite, monter le volume,
08:25ou vers la gauche, baisser le volume,
08:27selon une logique aussi aléatoire qu'incompréhensible.
08:32Mais ces sons, ces voix, ces mélodies peuvent être aussi bien modulées par le vent,
08:41les vibrations de l'air, ou la surchauffe du soleil.
08:46Dans ta mémoire, qui fait sûrement une sorte de tri,
08:51des voix dominent, surpassent toutes les autres,
08:54comme Piaf, qui elle, lâche tout et gueule,
08:58excepté dans « Mon homme » ou dans « L'humain à la mort »,
09:01une phrase évidemment, Abdelwahab, qu'on entend neurasthénique et sans voix,
09:06et encore plus le bielleux Hafez.
09:09Et ces mots d'amour, « Je t'aime », « Ahibbek »,
09:15« Mon amour », « Toi pour toujours », ressassés, sirupés, déglutis,
09:20enphasés, redits, gémis ou meuglés à l'infini.
09:24Étrangeté.
09:26Plus la langue, plus la chanson est en langue locale,
09:30moins il est question d'amour.
09:32Ou alors si discrètement, de façon si elliptique, si détournée,
09:37que tu te demanderas longtemps si ce mot n'est audible qu'à partir d'un certain âge.
09:43L'as-tu entendu prononcé dans cette langue ? Jamais.
09:46Et de quelle langue parles-tu, puisque ta langue, alors,
09:50n'est plus que celle de tous ces chants.
09:54Musique, bar et lupinard.
09:56Oui, on verrait bien ça en lettres de néons, sur un porche monumental
10:01qui aurait pu marquer, comme une barrière d'octroi,
10:04l'entrée du centre-ville, comme l'entrée d'une enceinte de cirque.
10:08Pourquoi ce retour à cette ville où tu n'es jamais revenu,
10:12qui ne sera jamais ta ville ? Pourquoi ce carrefour,
10:16cet angle reste-t-il le carrefour où se joueront tous tes cauchemars ?
10:20Et quoi que racontent tes rêves, immanquablement,
10:23tes personnages se projettent sur cette géométrie-là.
10:27Cette topographie comme un calque supportant toutes les scènes,
10:31les douces, les violentes, les paraboles, les à peine esquissées.
10:36C'est en réalité une scène, un support remisé dans un coin de ta mémoire
10:43que tu convoques à Merci, une boîte à outils qu'on traîne avec soi
10:49parce qu'on n'éprouve pas le besoin d'en changer.
10:52Ce n'est pas une scène primordiale, pas la scène vitale,
10:57c'est la scène première. Peut-on parler de la siluité d'un lieu ?
11:22Celle tant de fois revécue. C'est un enfant qui n'a pas encore 10 ans,
11:47mais qui connaît la radio avec laquelle il est né et a grandi.
11:52Il en connaît les sons, les voix, les sifflements,
11:57les gros boutons et l'oeil vert qui maigrit ou grossit
12:03au fur et à mesure qu'on approche de la station choisie,
12:06les crachotements, les notes de musique et parfois
12:09les moritages angoissants des pièces de théâtre.
12:12Oui, l'enfant connaît tout ça.
12:14C'est pour ça que ce matin-là, probablement parce que ses parents
12:18interdisaient d'allumer la radio le jour,
12:21ce jour-là l'enfant se trouve chez la voisine.
12:25L'enfant s'approche de la grosse radio à oeil vert,
12:30une chenelle grande, de taille respectable,
12:34un meuble avec ses parures de bois vernis et ses baguettes de lait endoré
12:40et qu'il entend ce chant, cette voix, cette musique
12:44qui le cloue littéralement au sol, qui le transperce.
12:49Une voix de femme entre pleurs et cris de fête,
12:53un illument fait d'amour, de désespoir et de tendresse.
12:57Tu es figé par la force de la révélation.
13:01Tu es inondé d'un sentiment que tu ne comprends pas
13:05mais auquel tu ne résistes pas.
13:07Tu es dans la radio, tu es avec elle, avec cette voix,
13:11tu es avec ce personnage, son malheur est le tien,
13:15comme le tien est le sien.
13:17Il n'y a pas d'autre posture possible, rien d'autre n'est envisageable.
13:23Tu viens d'intégrer cette voix dans le plus profond de ton être,
13:27même si c'est la voix la plus mystérieuse
13:30qui t'ait jamais été donnée d'entendre.
13:37...
14:03Tu m'aideras plus de dix ans
14:06à l'entendre pour la deuxième fois.
14:08Non, pour être précis,
14:10tu devrais dire que tu la chercheras vainement
14:14pendant dix longues années,
14:16sans jamais cesser d'y penser,
14:18sans jamais écouter
14:20quelque musique que ce soit sans penser à cette voix-là,
14:24sans que ce chant se surimpose,
14:27domine ce que tu entends,
14:29puis petit à petit s'y substitue,
14:33le cannibalise.
14:35Un chant obsédant.
14:38Est-ce le miracle de la musique,
14:41ou faut-il dire celui de la voix humaine,
14:43la voix chantée ?
14:45Est-ce donc ce miracle qui fait qu'un chant,
14:47un ensemble de notes,
14:49puisse frapper une personne de façon si juste,
14:51si précise,
14:53qu'elle en est à ce point bouleversée,
14:55qu'elle restera définitivement bouleversée
14:58sa vie durant,
15:00par ce chant-là,
15:01avec la même intensité
15:03que la première fois ?
15:06Plus encore,
15:08chaque fois que tu entends la voix
15:10de Dorothy D'Andridge,
15:12le miracle se renouvelle
15:14dans ses retrouvailles,
15:16mais il a opéré une autre transformation dans ton esprit.
15:20Jamais aucune voix de femme
15:22ne te sera indifférente.
15:24Tu pleures en entendant
15:26Janis Joplin, La Calasse,
15:28Billie Holiday.
15:30Tu es le frère et l'amant
15:32de Nina Simone,
15:34et toujours sur le point de te mettre à genoux
15:36en écoutant Strange Fruit,
15:38Little Girl Blue,
15:40ou Don't Let Me Be Misunderstood.
15:43Tu n'as pas sept ans,
15:45et le monde t'explose à la figure.
15:47Tu n'as pas sept ans
15:49que tu as déjà senti le souffle de la bombe
15:51que tu apprendras à nommer plastique.
15:53Le souffle, l'onde,
15:55les débris, l'odeur,
15:57les odeurs mêlées de la chair humaine,
15:59de sang, de terre et de merde.
16:01Tu n'as pas sept ans,
16:03et tu comprends que le monde
16:05est peuplé de tortionnaires et de victimes,
16:07les derniers pouvant devenir les premiers
16:09et vice-versa.
16:11Tu sauras.
16:13Tu apprendras à les connaître,
16:15les reconnaître immédiatement,
16:17à l'instant même où ils rentrent
16:19dans ton champ de vision.
16:2910 ans plus tard,
16:31une cinémathèque,
16:33un festival de cinéma,
16:35tu es devant une affiche
16:37qui annonce un film musical,
16:39ce qui n'est pas vraiment
16:41une bonne nouvelle
16:43quand on a été traumatisé
16:45par les films égyptiens.
16:47Tu es devant une affiche
16:49qui annonce un film musical,
16:51ce qui n'est pas vraiment
16:53une bonne nouvelle
16:55quand on a été traumatisé
16:57par les films égyptiens.
16:59Fleuves sirupeux
17:01et desservelants de l'époque.
17:03Aux Etats-Unis,
17:05le mouvement des droits civiques est à son apogée.
17:07Les Black Panthers
17:09fuyant l'Amérique
17:11ne sont pas loin.
17:13Myriam Makeba vient de donner un concert
17:15et s'affiche aux bras de Stockley Carmichael,
17:17flanqué de deux gardes du corps
17:19échappés d'un roman de Chester Himes.
17:21Et puis,
17:23ce réalisateur,
17:25Rémi Guerre, est un blanc,
17:27plus blanc que les blancs américains,
17:29car d'origine allemande, double-tard.
17:31Certains critiques disent
17:33que sa représentation du noir alcoolique
17:35Macron infirme aux marchands de fraises
17:37ambulants,
17:39tu hésiteras longtemps entre les fraises et la framboise,
17:41que cette image serait
17:43aux limites de l'acceptable, pas loin de l'esclavagiste.
17:47Tu hésites donc,
17:49mais Sidney Poitier
17:51et Sammy Davis Jr.
17:53viennent à bout de tes réticences.
17:55Plus qu'un choc,
17:57c'est un bouleversement
17:59qui se produira en toi.
18:01Tu restes cloué
18:03dans ton fauteuil, sans voix, en apnée.
18:05Il suffira des premiers plans
18:07pour que tu réalises
18:09que c'est ton chant,
18:11ta voix, celle après laquelle
18:13tu cours depuis tant d'années.
18:15C'est « Summertime »
18:17de Georges-Édouard Garchu,
18:19les premières notes de la bande originale
18:21de Paul Gaine Best.
18:23Plus tard,
18:25tu glamoureras tes premiers mots d'anglais
18:27de ce texte forcément sublime
18:29« And your mama is good-looking ».
18:31Plus tard,
18:33encore, tu finiras par admettre
18:35que ce n'est pas Best
18:37qui chante « Summertime »,
18:39mais Clara, interprétée par
18:41Diane Carroll.
18:43Pendant
18:45le même festival,
18:47« West Side Story », encore un film musical,
18:49encore un cinéma
18:51qui te guérira
18:53de la soupe égyptienne.
18:55« West Side Story »
19:17Longtemps,
19:19tu as pensé avoir découvert la musique
19:21grâce au fond sonore
19:23de cette rue du Panard,
19:25avec
19:27le reste de ce qu'il y avait
19:29à apprendre, à découvrir.
19:31Grâce
19:33aux haut-parleurs poussés
19:35à fond
19:37des cinq cafés
19:39brassés.
19:41Qui te dit
19:43que tu ne les entendais pas
19:45in utero ?
19:47Qui te dit
19:49qu'avant même ton premier souffle,
19:51tu n'en étais pas déjà
19:53imprégné ?
19:55Oui, forcément,
19:57tu étais déjà relié au monde
19:59avant de naître.
20:01L'utérus, bénédiction.
20:03Vénis dans la plus belle
20:05des chambres d'enregistrement,
20:07le corps de ta mère.
20:13Traversière.
20:15Qui, par cours de longues distances,
20:17se repose
20:19comme s'il devait s'enfoncer dans le sol
20:21et marche
20:23comme s'il devait s'envoler.
20:27C'est à la nuit d'arbitrer
20:29les longues conversations
20:31et l'onction du silence.
20:35Je me réveille, m'ébroue.
20:37La lumière m'envahit
20:39et retrouve mes douleurs.
20:41Le monde a changé.
20:43Ce n'est plus le même paysage.
20:45Le monde n'a pas changé.
20:47Un migrateur
20:49reprend sa route.
20:51Pas seulement cette bande marquée.
20:53Elle erre, divague, bifurque
20:55et méandre, rétive à la trace
20:57et à la mémoire. Cette route
20:59n'est pas la sienne.
21:01Elle ne lui appartient pas.
21:03Pas plus qu'il ne lui appartient.
21:05Grands ouverts,
21:07mes yeux s'emplissent du paysage.
21:09Un jour nouveau,
21:11une poussière différente,
21:13des pierres empilées
21:15par nos tribus et les mesures du temps.
21:17Rêve
21:19et bercelez
21:21ces oiseaux de nuit,
21:23aux champs
21:25saturant le firmament,
21:27tandis que de sales gueules de rapaces
21:29moissonnent des passeports
21:31à remplir des canots pneumatiques.
21:35L'oubli court.
21:37Réveille-toi.
21:39Écris. Marche.
21:41Relève le défi.
21:43Tout temps perdu
21:45manquera à quelqu'un.
21:47Inévitablement.
21:49Alors même que le roulis
21:51des marchandises, des balleaux du troc et de la houle
21:53parasitent les paysages
21:55et créent des vagues
21:57devenues festons,
21:59guettées par des
22:01fossoyeurs et des statisticiens.
22:07Merci.
22:13Applaudissements.