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Xerfi Canal a reçu Sylvain Bureau, professor à l'ESCP Business School, Scientific Director of the Improbable Chair by Galeries Lafayette, Head of the Art Thinking Network, pour parler du sérieux de l'humour.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.

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Transcription
00:00Bonjour Sylvain Bureau, Sylvain Bureau, professeur SCP Business School, directeur scientifique de la
00:14chère improbable Galerie Lafayette. Vous avez conçu, vous animez collectivement un séminaire
00:20improbable qui mobilise l'art, l'art thinking, pour quand le probable est inacceptable, comment
00:28construire de l'improbable. Il y a un point qui, je sais, vous tient à cœur, la place de l'humour,
00:33voilà, et quelle leçon peut tirer de l'art thinking, de l'art tout court, pour penser l'humour
00:39dans un monde où on en aurait tellement besoin, des organisations qui ont tellement de mal.
00:44L'actualité n'est pas toujours très simple et réjouissante, donc quand je parle de l'humour,
00:48c'est absolument pas, je dirais, un humour qui serait purement instrumental, qui serait pour
00:54faire une bonne ambiance, pour être dans une positive attitude, c'est pas du tout ça le propos.
00:58En fait, c'est que l'humour qui m'intéresse, c'est ce qui se rapprocherait de ce qu'on appelle le
01:04canular en français ou la prank, le prank pour prendre le terme américain ou anglais, et donc
01:10en fait c'est quelque chose qui est intéressant, parce que c'est aussi un rapport à la vérité,
01:15et dans ce monde où le faux devient tellement présent avec les fake news, on est un peu
01:22effrayé dès qu'on parle de fake news en fait et de faux, mais les grands créateurs manipulent le
01:27faux pour nous révéler du vrai, et donc c'est tout l'intérêt en fait de la fiction, de se décaler,
01:32et vous avez dans l'histoire de l'art ou dans l'histoire de l'entreprise en fait des moments
01:36clés sur l'usage du canular, donc l'exemple le plus emblématique de l'histoire de l'art c'est 1917,
01:41avec Marcel Duchamp, donc un artiste qui est considéré par les historiens de l'art comme
01:45un des plus importants du XXe siècle, qui va en fait se venger un petit peu, ou en tout cas
01:50remettre en question ces fameuses sociétés d'artistes qui s'organisent en fait pour s'opposer
01:58aux jurys, à l'organisation des jurys avec les salons, et donc qui créent des sociétés autonomes
02:04en fait, qui vont être en fait là pour dire on vous accepte, à partir du moment où vous payez
02:10votre cotisation, il n'y a pas de jury, et donc Duchamp en 1913 en France va exposer un tableau
02:18« Le nu descendant de l'escalier », et ses frères qui sont aussi dans la mouvance artistes cubistes
02:23lui expliquent que certains, André Gleize et d'autres, trouvent que le titre est problématique parce
02:29que c'est pas vraiment cubiste, ça respecte pas, lui il est outré, il dit bah attendez, la règle c'est,
02:33voilà, donc il prend son tableau, il s'en va, il l'exposera à l'Armoire et Chaux un an plus tard,
02:36ça fait d'ailleurs assez scandale, et puis il va recréer, en fait il va répliquer le format de la
02:43société des artistes indépendants en France aux Etats-Unis, et il est responsable de l'accrochage,
02:48et là en fait il veut un peu tester jusqu'à quel point ces gens qui se disent ouverts le sont
02:54véritablement, et il va avec deux trois amis proposer une oeuvre qu'il va pas signer, parce
03:00que sinon il est biaisé, la réception sera biaisée, donc il signe « Ermute » 1917 et
03:05puis il l'achète dans un urinoir en fait, alors à l'époque c'est quand même, ça a comme une
03:11composante esthétique, parce que c'est des appareils qui sont assez inédits, et la salle de
03:16bain devient un univers esthétique pour les... mais bon, ça reste un urinoir, n'est-ce pas ? Donc on est
03:20assez loin quand même des matériaux nobles et travaillés, donc il remet en cause tout un tas
03:24d'éléments, et ça c'est intéressant sur la puissance du désapprentissage et d'être mauvais
03:32pour peut-être être meilleur en créant de nouveaux cadres en fait, c'est-à-dire que beaucoup de nos
03:37élèves ou de nos participants sont excellents, et en fait l'excellence elle a un point d'arrivée
03:42finalement, et donc les grands créateurs vont penser d'autres points d'arrivée en créant de
03:46nouveaux cadres d'évaluation, et donc là Duchamp nous dit « ben voilà, je vous jette un urinoir,
03:51qu'est-ce que ça donne ? » Évidemment, ben ça donne que les gens sont outrés, et c'est bien
03:54normal, il trouve ça inacceptable, donc comme il fait pas le rejeter, puisque la règle c'est qu'il
03:59n'y a pas de jury, il le met derrière un rideau, et heureusement Alfred Stiglitz, un photographe,
04:03va pouvoir immortaliser cette œuvre qui restera donc dans l'histoire, donc ce canular fait un peu
04:09un petit effet, mais c'est finalement un peu oublié, et grâce aux réseaux, aux liens entretenus par
04:14Duchamp, ça refait surface en fait, parce que le monde se transforme, et ça c'est aussi important,
04:19c'est-à-dire que vous pouvez pas être un héros permanent face au monde, le monde souvent change
04:23avec vous, ou grâce à vous, mais enfin pas grâce à vous justement, il change au-delà de vous,
04:26et tout d'un coup le monde va vous rencontrer et inversement, et donc quand les Warhols et
04:33autres, Liechtenstein, commencent à avoir des propositions, ben ça fait écho à ce que proposait
04:39Duchamp, et entre, le lien est fait aussi par André Breton, qui va beaucoup soutenir, enfin en tout cas
04:44qui va formaliser la notion de « ready-made » de Duchamp, tout d'un coup ce canular qui était
04:49juste une blague, devient un concept, que Duchamp parle d'art anti-rétinien, on n'est plus sur le
04:55regard, l'esthétique, on est sur le sens et le concept, et les idées proposées par Duchamp
04:59viennent des dialogues, des réactions, de l'outrage en fait, et donc c'est un processus
05:05qui prend du temps. Retrouver le sens de l'humour au premier moment des besoins,
05:09y compris dans le monde académique. Exactement. Merci à vous.

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