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"Qu’est-ce qui se passe si nous, les autrices, on se met à écrire des livres qu’on ajuste à notre sensibilité ?"

Julia Kerninon raconte la vie d’Ottavia dans son nouveau roman "Sauvage" publié chez Éditions de L'Iconoclaste. Une histoire de cuisine et d'amour en pleine Italie. L'occasion de discuter avec elle de sa conception de la littérature.

Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains racontent à Brut pourquoi et comment ils ont écrit leur nouveau roman publié à l’occasion de la rentrée littéraire.
Transcription
00:00Il y a 9 ans, je suis allée à Florence avec la copine avec qui j'habitais à Rome avant.
00:08On est parti en une semaine pour se rappeler ça.
00:10Et on a loué un Airbnb chez l'habitant.
00:12Et c'est moi qui l'ai choisi parce que l'endroit avait l'air incroyable.
00:15Et le propriétaire aussi était incroyable.
00:17C'était un peintre avocat extrêmement séduisant qui faisait des tableaux.
00:23Et tout son appartement était décoré de choses.
00:25Il y avait un escalier qui ne menait nulle part.
00:27Enfin, c'était dingo.
00:28Et le jour où on est arrivé chez lui, il était dans son appartement avec la plus belle femme du monde, je pense.
00:33Qu'il venait de rencontrer.
00:35Et ils sont tombés fous amoureux.
00:37Et je crois qu'ils sont toujours ensemble aujourd'hui d'après Instagram.
00:39Et elle s'appelait Ottavia.
00:41Et c'est comme ça que vous avez choisi le prénom de votre héroïne.
00:43Exactement.
00:45Je m'appelle Julia Carninon. Je suis autrice.
00:47Je viens de faire paraître un nouveau roman qui s'appelle Sauvage aux éditions de l'Iconoclast.
00:51Sauvage, ça raconte l'histoire d'Ottavia Selvaggio qui est une cuisinière romaine que j'invente.
00:57C'est un livre qui parle de cuisine, de famille, d'héritage, d'amitié féminine, d'anciens partenaires, d'enfants,
01:07de comment est-ce qu'on arbitre entre sa liberté et celle des autres.
01:13J'ai lu un essai, je suis incapable de me rappeler de qui, qui parlait de comment est-ce que, en fait,
01:19les femmes se saisissant de la littérature, ça ne veut pas seulement dire qu'elles vont y faire rentrer des sujets de femmes,
01:26mais qu'elles peuvent aussi en changer la structure même.
01:29Et découvrir ça à 36 ans, quand on écrit depuis un certain temps, c'est une épiphanie incroyable.
01:35Parce qu'effectivement, la structure du roman telle qu'on la connaît,
01:38elle a été faite principalement par les hommes, puisque c'est les hommes qui ont créé la littérature, si on peut dire.
01:44Et donc cette structure qu'on a apprise à l'école, situation initiale, événement perturbateur,
01:48et même l'idée d'épopée, l'idée de...
01:51Vous voyez, tout ça, c'est quelque chose de plutôt masculin.
01:55Et donc, qu'est-ce qui se passe si, nous, les autrices, on se met à écrire des livres qu'on ajuste à notre sensibilité ?
02:03C'est hors de la question du féminisme.
02:05C'est juste, comment est-ce qu'on fait si on veut se représenter honnêtement dans la littérature qu'on produit ?
02:11Quel genre de femmes, nous, on va raconter là-dedans ?
02:13Cette idée de, il va se passer une grande chose,
02:16ça, par exemple, moi, ça ne correspond pas du tout à la vision que j'ai de la vie, à la façon dont la vie m'apparaît.
02:25Les histoires que je vois, les histoires que je me raconte, en fait, elles ne ressemblent pas à ça.
02:29Elles ressemblent davantage à la structure de Sauvage,
02:31où les événements se suivent sans qu'on puisse vraiment dire lequel est le plus important que l'autre,
02:37parce que ça, on le saura seulement à la fin, d'une certaine façon.
02:40Avec elle, je me sentais en sécurité, comprise, estimée.
02:44On partageait des sujets légers et d'autres profonds, et surtout, on reprenait notre respiration dans la nuit.
02:49Entre femmes, on n'avait plus besoin de faire semblant, d'être attentive à ne pas froisser les hommes.
02:54On pouvait parler librement, décrire la vie exactement comme on la voyait.
02:58L'héroïne a des amis femmes, elle discute, elle parle de ça.
03:02C'est clairement, la sororité, comme on dit aujourd'hui, c'est une des choses qui est dans votre livre.
03:09Oui, mais est-ce que ce mot de sororité, qui est très bien,
03:12est-ce que ce n'est pas un mot qui nous vole, un truc qu'on avait depuis le début, qui s'appelle l'amitié féminine ?
03:16Mes copines, c'est mes copines, ma sœur, c'est ma sœur.
03:19Ça n'a rien à voir, d'une certaine façon.
03:22Non, ça, c'était un truc que je voulais faire dans ce livre-là.
03:24Parce que dans mes livres d'avant, les héroïnes, elles n'ont jamais de copines.
03:27Alors que moi, je pense que c'est hyper important, mais je n'arrivais pas à raconter ça.
03:30Et je pense que je n'arrivais pas à raconter ça,
03:32parce que typiquement, ce n'est pas quelque chose qu'il y a dans la littérature telle qu'on la connaît,
03:35parce que les hommes ne racontent pas les amitiés entre filles.
03:38Parce qu'ils ne les connaissent pas.
03:40Parce qu'ils ne les connaissent pas, c'est ça.
03:42Et donc, du coup, moi, en tout cas, je suis sûre qu'il y avait des exemples à droite à gauche,
03:46mais pas non plus pléthore, j'ai dû inventer une façon de raconter ça,
03:50où ça fasse quand même littérature, même si ça semblait quelque chose d'extrêmement trivial.
03:54Quand je suis descendue, ils étaient tous les trois autour de la table.
03:57Mon enfant Fan, mon enfant Ruby et mon enfant Symphonie.
04:01J'ai bu la petite tasse de café brûlant que Bench m'attendue.
04:04J'ai donné des baisers, j'ai enfilé des bottes, mon manteau et je suis sortie.
04:10Je ne sais pas exactement pourquoi vous avez choisi ce passage-là.
04:13Alors, je vais vous dire, parce que c'est le début du livre,
04:15et parce qu'on ne sait pas dans quoi on tombe, par définition.
04:18Et je trouve que dans ce passage, il y a un mélange d'extrême poésie
04:21dans le qualificatif qu'elle fait de ses enfants.
04:23Un enfant Fan, évidemment, il y a le son qui joue,
04:27mais il y a des qualificatifs très poétiques.
04:29Et la structure, par contre, est dans l'action très concrète.
04:32Et ce mélange-là, moi, quand je l'ai lu, je me suis dit,
04:35mais alors, où je suis ? Est-ce que je suis dans le domaine de la poésie ?
04:38Est-ce que je suis dans le domaine de l'action ?
04:40Est-ce que vous comprenez ma réaction ?
04:42Est-ce que c'était une volonté de votre part ?
04:43Ou est-ce que ce que je vous dis vous surprend ?
04:45Moi, j'ai une théorie qui n'est pas absolue,
04:47c'est que c'est assez élégant quand la première page d'un livre,
04:52ou sa première partie, son premier chapitre,
04:55est une sorte de miniature de ce qui va suivre.
04:58J'aime bien, quand j'écris, et sûrement aussi quand je lis,
05:01que la première page me donne un aperçu de ce qui va se passer après.
05:04Et donc, c'est ce que j'ai essayé de faire avec l'ouverture de ce livre-là.
05:09Et ce que vous êtes en train de dire, ça, c'était un début du livre.
05:12C'est-à-dire, c'est ça que je voulais raconter.
05:14Je veux raconter cette façon dont on est, je trouve,
05:17toujours équilibré ou écartelé entre les choses extraordinaires
05:24qui se produisent tous les jours, les choses sublimes qu'on voit,
05:28le lilas, l'odeur de tabac froid, un jour on a envie de sentir ça,
05:33nos enfants à la table du petit-déjeuner,
05:35et le fait que c'est pourtant une journée où on va de nouveau
05:37mettre des chaussures et mettre son manteau,
05:39et y aller, et boire un café comme toujours.
05:41En fait, ça, c'est quelque chose que j'aime dans la vie
05:45et que j'ai envie de mettre dans mes livres.
05:47Et les enfants, l'enfant fan, l'enfant rubis et l'enfant symphonie,
05:52oui, c'est peut-être un des endroits les plus poétiques du livre.
05:55Et cette expression, l'enfant fan, ça vous est venu comment ?
06:00Et vous n'avez pas eu un doute sur l'aspect trivial de cette formule ?
06:03Ou au contraire, il y a un côté surprenant, marrant ?
06:06Je n'avais jamais pensé que j'aurais à le prononcer à voix haute
06:09et je viens de me rendre compte que ce n'est pas très pratique.
06:13Non, en fait, je trouve que des trois, c'est le plus logique.
06:16Les enfants ressemblent souvent à des fans.
06:18Le lien avec un rubis ou une symphonie est plus difficile à trouver.
06:21Vous ne lisez pas vos livres à haute voix, même dans votre tête ?
06:24Moi, ça me semble évident, mais je me trompe alors ?
06:27Si, je le fais, je les lis à haute voix dans ma tête,
06:30mais celui-là, je suis passée à côté. Je ne sais pas pourquoi.
06:33Comment on fait pour caractériser un personnage, c'est-à-dire pour le décrire ?
06:37On a coutume de dire qu'il faut le décrire par l'action plutôt que par le physique.
06:42Est-ce que c'est des questions que vous posez, j'imagine, et comment vous faites ?
06:48Le physique, évidemment. Dans aucun de mes livres, je ne décris le physique des personnages.
06:52Je le faisais beaucoup quand j'étais adolescente.
06:54En fait, je pense que ça ne sert à rien. On ne voit pas bien les choses comme ça.
06:57Je préfère que tout le monde puisse imaginer. C'est beaucoup plus...
07:00Après, décrire les gens à travers leurs actions, c'est le principe du behaviorisme.
07:03C'est toute l'école de Ernest Hemingway. Moi, ça me passionne.
07:06Mais on met un moment à comprendre comment faire ça.
07:08Je me pose des questions comme, OK, ça se passe en quelle année ?
07:11Elle a quel âge ? Donc, ça veut dire qu'elle est née en quelle année ?
07:14Pour voir s'il va falloir que je prenne en compte certains trucs historiques ou quelque chose comme ça.
07:17Après, je me demande, le couple de ses parents, c'est quoi ?
07:20Que j'en parle ou pas dans le livre ? Moi, j'ai besoin de le savoir.
07:23Après, il faut que je sache quelle est sa place dans la fratrie.
07:26Et combien il y a d'autres enfants.
07:29Mais ça, c'est vraiment des trucs de poser l'origine du personnage.
07:32Là, les premiers retours, les gens disent qu'est-ce qu'elle est égoïste.
07:34Et il y a des gens qui sont en colère qu'une héroïne soit égoïste.
07:37Alors moi, je vais vous dire, je l'ai trouvée désagréable.
07:39Voilà, c'est ça.
07:41Ça vous ennuie ?
07:42Je ne sais pas si ça m'ennuie.
07:44Parce que je ne peux pas dire non plus que j'écrive en me disant que j'ai envie que mon personnage soit agréable.
07:48Ça aussi, c'est un peu moral. Ce n'est pas quelque chose que je me demande.
07:51Mais je me demande ce que ça signifie.
07:53Est-ce que ce qui est désagréable, ce n'est pas qu'elle s'octroie la même liberté qu'un homme ?
07:57En réalité, elle ne fait rien qu'un grand nombre d'hommes fassent depuis toujours.
08:01C'est-à-dire privilégier son envie, son désir, son ambition, son travail.
08:07Étant le mot très digne qu'on peut mettre sur tout ça,
08:10qui permet de se débarrasser de toutes les choses chiantes à faire.
08:14C'est juste une femme qui fait ça.
08:16Est-ce que vous pensez être une meilleure autrice aujourd'hui qu'il y a 5 ans ?
08:20Oui. Sinon, pourquoi faire ça ?
08:23J'écris des livres en espérant à chaque fois qu'ils sont meilleurs que celui qui les a précédés.
08:29Alors en quoi vous avez progressé ?
08:35Techniquement, il n'y a que moi qui le sais.
08:39Mais je sais que je sais faire des choses, des opérations sur ma page dont j'étais incapable quand j'ai commencé.
08:45J'avais des gros problèmes de structure.
08:47J'avais des problèmes de dialogue.
08:49J'avais des problèmes de description.
08:51J'étais incapable de faire un livre où il n'y ait plus de deux personnages.
08:53Écrire, c'est quelque chose qui est effrayant à faire.
08:56Parce qu'on a peur de ne pas y arriver.
08:58On a peur de s'arrêter.
08:59On a peur d'échouer.
09:00On a peur de ne plus savoir le faire.
09:01Et quand on passe un peu trop de temps à regarder ce qu'on est en train d'écrire,
09:03tout d'un coup, ça n'a plus aucun sens.
09:05Donc, approfondir, ça veut dire prendre le courage de remettre en question ce que j'ai posé,
09:12au lieu de me dire, ça fonctionne, je n'y touche plus.
09:14C'est le contraire des Mikado.
09:16C'est de me dire, non, je pense que ce que je suis en train de faire est suffisamment solide,
09:19et moi aussi, pour complexifier, essayer d'aller chercher un peu plus loin.
09:23Ça, c'était une grande aventure avec ce livre-là.

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