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BRUT BOOK. Un roman policier, historique et épistolaire : c'est Perspective(s), le nouveau livre de Laurent Binet publié chez Editions Grasset et Fasquelle. Il nous raconte comment il l'a pensé, ses partis pris et en quoi Game of Thrones et 24 Heures chrono l'ont influencé.

Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains racontent à Brut pourquoi et comment ils ont écrit leur nouveau roman publié à l’occasion de la rentrée littéraire.
Transcription
00:00En exergue de votre livre, il y a deux citations, il y en a une que vous attribuez à Michel-Ange.
00:04Les temps sont durs pour l'art. Pourquoi vous l'avez mise ?
00:07Au moment où j'ai décidé de mettre cette citation en exergue,
00:12je pense que j'étais très énervé par les histoires de Agatha Christie, Roald Dahl, les réécritures,
00:18pas simplement la censure de textes qu'on juge offensants et inadmissibles aujourd'hui, mais vraiment le...
00:26Pour le dire, Agatha Christie avait écrit « 10 petits nègres », on a changé le titre.
00:31On a changé le titre, mais on s'est dit « oui, mais de toute façon, elle était plus ou moins d'accord, etc. »
00:37mais sauf qu'on a ouvert la porte vers quelque chose dont on ne sait pas jusqu'où ça va aller, où ça va s'arrêter.
00:43Maintenant, on change carrément à l'intérieur du texte, on supprime.
00:46On supprime des phrases, on en rajoute, on en explicite, Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie,
00:52on explique « oui, alors, le personnage est chauve, mais ce n'est pas grave qu'il soit chauve,
00:56il a le droit de porter une perruque, etc. » On réécrit vraiment l'œuvre.
00:59Si vous voulez qu'on arrête de lire tel ou tel livre, ne les lisez pas.
01:02À la limite, même, je préfère qu'on les interdise, parce que de toute façon,
01:05ils ressurgiront toujours un jour où on se les passera sous le menton,
01:08plutôt qu'on les trafique, parce que là, trafiquer le passé, c'est compliqué.
01:12Je connais vos engagements de gauche. En fait, c'est public, vous vous êtes même engagé politiquement à plusieurs reprises.
01:20Il y a le reproche qui est fait que les personnes, aujourd'hui, qui veulent, justement,
01:24quelque part censurer ces livres écrits dans le passé, on dit que c'est le « wokisme », c'est des « wokes ».
01:29Et on attribue ça à une partie de la gauche. Qu'est-ce que ça vous évoque, vous, ça ?
01:33Je dois effectivement reconnaître qu'il y a une partie de mon camp politique
01:37qui est pour ce type de procédé, ce type de censure, de réécriture,
01:42au nom d'arguments dans lesquels, moi, je ne me retrouve pas du tout.
01:46Je vois bien les bonnes intentions qui sont derrière cette volonté de nettoyer les textes.
01:52Mais le problème, c'est que c'est la porte ouverte.
01:55Là, je viens d'entendre que Ron DeSantis, candidat républicain à la présidentielle américaine,
02:02en Floride, il a décidé que dans les bibliothèques de son État,
02:06on allait expurger toutes les allusions sexuelles dans Shakespeare.
02:09La question, c'est que, voilà, c'est-à-dire qu'une fois que la boîte de Pandore de la censure est ouverte,
02:13elle ne s'arrêtera pas.
02:15Et donc, les bonnes intentions initiales, elles vont être très, très vite débordées.
02:21Effacer les gens des photos ou effacer ce qui nous dérange sur une photo,
02:25ou effacer les sexes des hommes sur la chapelle Sixtine, ça n'a jamais été une bonne idée.
02:32Je suis Laurent Binet et je viens de sortir un roman qui s'appelle Perspective,
02:36qui est un roman policier qui se déroule à la cour des Médicis, à Florence, au XVIe siècle.
02:42Et c'est l'enquête sur la mort d'un peintre qui s'appelle Pontormon.
02:47Alors, c'est un bouquin un peu particulier, notamment par sa forme.
02:51Pour le résumer, on peut dire que c'est un roman policier, historique et épistolaire,
02:57ce qui fait quand même beaucoup pour un livre.
02:59Ça vous est venu comment, cette forme ?
03:01J'avais envie de faire un roman policier dans sa forme la plus classique, de type Agatha Christie.
03:09Comme j'aime l'histoire, j'avais envie de rester au XVIe siècle,
03:12parce que mon précédent livre se déroulait au XVIe siècle.
03:16Et je me suis dit que la forme épistolaire, ça pouvait être intéressant de la croiser avec le roman policier,
03:21parce que dans mon livre, il y a une vingtaine de correspondants.
03:24Et pour une vingtaine de correspondants, ça voulait dire une vingtaine de points de vue,
03:30une vingtaine de versions et une vingtaine de mensonges possibles, de fausses pistes, de faux semblants.
03:36Et donc je me suis dit que cette démultiplication de l'énonciation
03:41pouvait très bien coller avec l'investigation policière.
03:45À la base, mon goût pour les chapitres courts est peut-être lié au fait que je suis un produit de mon époque
03:50et que pour moi, il y a eu une grande révolution dans les séries télévisées, c'est 24 heures chrono.
04:00Ce rythme, ce montage alterné, cette multiplication des foyers narratifs.
04:08Alors il y a un rythme effréné dans 24 heures chrono,
04:10mais cette multiplication des foyers narratifs, on la retrouve aussi dans Game of Thrones.
04:14On suit tel personnage, puis tel personnage, tel événement.
04:18Il y a une demi-douzaine, voire parfois une dizaine d'intrigues qui s'entrelacent, bien sûr, qui se croisent.
04:27Mais enfin, il y a quand même un effet zapping, c'est vrai,
04:30qu'on retrouve d'une certaine manière dans mon roman.
04:37Dans votre livre Perspective, ce que j'ai noté, c'est qu'il y a pas mal d'ellipses.
04:40Je pense que l'ellipse est un procédé littéraire absolument capital.
04:44L'art de l'ellipse, c'est vraiment une science, c'est un art duquel il faut savoir jouer.
04:50L'effet peut être très très puissant.
04:53Vasari, mon enquêteur, avec son ami Borghini, ils se donnent rendez-vous à la taverne.
04:57Rendez-vous à la taverne, lettre suivante, Borghini qui écrit à Vasari,
05:01« Je ne viendrai pas au bureau ce matin parce que là, j'ai vraiment une trop grosse gueule de bois. »
05:07Entre les deux, le lecteur reconstitue très facilement ce qui s'est passé.
05:12Une bonne soirée bien arrosée.
05:23J'ai choisi ce passage parce que j'avais une question à vous poser,
05:26c'est comment vous avez fait pour exprimer la langue des personnages,
05:31qui est une langue qui relève de lointaines années.
05:34Comment vous avez travaillé ça ?
05:36J'avais la chance d'avoir des sources primaires.
05:39J'avais la Correspondance de Michel-Ange, par exemple, les œuvres complètes de Vasari,
05:44l'histoire des peintres de Vasari.
05:46Pour chacun de ces personnages, il y avait une histoire.
05:49J'essayais de trouver une tonalité qui soit XVIe siècle,
05:52mais pas que XVIe siècle, un peu XVIIIe aussi,
05:54parce qu'à partir du moment où c'est un roman épistolaire,
05:57il est un peu influencé par les grands romans épistolaires du XVIIIe,
06:01au premier rang desquels Les Liaisons Dangereuses.
06:04J'essayais de trouver cette tonalité globale.
06:07Là, par exemple, j'ai trouvé une tonalité qui s'applique à l'histoire de Vasari.
06:11J'ai trouvé une tonalité qui s'applique à l'histoire de Vasari.
06:14J'ai trouvé une tonalité qui s'applique à l'histoire de Vasari.
06:18Et là, par exemple, dans les quelques lignes que vous m'avez fait lire,
06:22c'est presque une citation de Roméo et Juliette de Shakespeare.
06:26C'est le XVIe tardif.
06:28Mais Roméo et Juliette, c'est écrit au XVIe.
06:31« La peste soit de vos deux maisons. »
06:33C'est Mercutio qui dit ça à Roméo avant de mourir.
06:37J'ai lu énormément de Machiavel,
06:42et puis j'ai truffé mon livre de citations.
06:45C'est-à-dire que Marco Moro, par exemple,
06:48parfois il parle comme Machiavel
06:51parce que c'est Machiavel qui racontait une révolte
06:54des ouvriers à Florence au XVe siècle.
06:59Donc là, j'avais la garantie d'être dans la bonne tonalité,
07:03dans le bon style, puisque c'était carrément les mots mêmes.
07:06Et puis parfois, je me permettais des anachronismes.
07:08Ça m'a amusé pour Marco Moro
07:10de commencer comme le manifeste du Parti communiste.
07:14Un spectre hante l'Italie, le spectre des Tchompis.
07:16Les Tchompis, c'est les ouvriers qui ont fait cette révolte.
07:18Ça se veut réaliste puisque vous avez quand même
07:20regardé des lettres de l'époque, etc.
07:22Et en même temps, comme vous le dites,
07:24vous vous en êtes détaché.
07:25Oui, c'est-à-dire que là, le pack de lecture,
07:28il est clair, c'est un jeu.
07:29Le roman policier, c'est un jeu.
07:31Je vais vous proposer une énigme.
07:32Vous allez jouer avec moi.
07:34Je vais vous donner les éléments pour essayer de la résoudre.
07:36Et je vais essayer de vous surprendre à la fin.
07:38Mais en même temps, dans un cadre historique
07:40que je voulais le plus fidèle possible.
07:42Parce que sinon, quel intérêt ?
07:44Quel intérêt de mettre une histoire au XVIe siècle
07:46si ça ne ressemble pas au XVIe siècle ?
07:48Pensez-vous que, parce qu'on est fils de personne,
07:51on doit être dénué de la moindre ambition ?
07:53Pouvez-vous me blâmer d'essayer, en partant de rien,
07:56de me faire une place, une toute petite place,
07:58à peine une niche sous quelques retables
08:00dans la chapelle d'une église obscure,
08:02parmi tous les grands maîtres de Florence ?
08:04Et si j'y arrivais, ne serait-ce pas la preuve de quelques mérites ?
08:06Chacun essaie de s'arracher à son destin comme il peut.
08:08Ce qui m'intéressait dans cette enquête policière
08:11dans le milieu des peintres,
08:12c'est que les peintres avaient affaire
08:14à toutes les couches de la société.
08:15Comment est-ce qu'on s'en sort dans une société donnée ?
08:17Et là, en l'occurrence, ce personnage-là
08:19m'a beaucoup intéressé.
08:20C'est l'assistant du peintre
08:22qui, pour s'en sortir, lui, choisit
08:24une solution individuelle.
08:26Il y a le broyeur de couleurs qui, lui,
08:28tente quelque chose de collectif
08:30en étant une espèce de proto-syndicaliste
08:32et en essayant de fédérer les ouvriers de Florence.
08:35Lui, c'est une solution individuelle
08:37qui passe, s'il le faut,
08:39par la dénonciation de ses camarades,
08:41par des moyens qui sont tout à fait répréhensibles.
08:44Mais en même temps, je me mettais à sa place
08:46et je pouvais lui trouver des excuses.
08:48Il balance ses petits copains,
08:49mais quand on est orphelin,
08:51qu'on a grandi dans un orphelinat à Florence
08:53et qu'on a eu la chance de se retrouver
08:55assistant d'un grand peintre,
08:59on ne peut pas lui reprocher
09:01d'essayer de s'en sortir.
09:02La chose la plus difficile du monde,
09:04c'est de changer de catégorie sociale.
09:06Combien il y a d'écrivains
09:09qui sont nés dans une belle famille bourgeoise
09:13avec une grande bibliothèque chez eux ?
09:15Très peu, en fait.
09:17Ce n'est pas impossible, mais c'est très difficile.
09:19Vous êtes fils de prof et vous avez enseigné
09:21une dizaine d'années en Seine-Saint-Denis.
09:23Absolument.
09:25Que vous portez, je pense.
09:27Oui, évidemment que c'est une réalité.
09:29Intellectuellement, le bourdieu
09:31m'a toujours interpellé et inspiré.
09:33Mais j'ai aussi connu la réalité
09:35de ces problématiques
09:37quand j'ai fait mes dix ans de prof
09:39en Seine-Saint-Denis,
09:41remplaçant en Seine-Saint-Denis.
09:43Je voyais que c'était très compliqué.

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