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"La représentation qu'on fait des femmes dans la sexualité et dans l'amour est étouffante"
BRUT BOOK — C'est une autofiction sous fond de passion amoureuse et de sexe dans laquelle elle livre le récit détaillé d'une relation adultère qu'elle a réellement vécue. Pour Brut, Emma Becker raconte les conséquences de la publication de son dernier roman "Le mal joli" sur son amant, son mari, ses enfants.
Transcription
00:00Je vais le dire de manière très simple.
00:01Il y a une scène qui est assez marrante.
00:03Vous, en l'occurrence, l'héroïne, a envie de péter.
00:05Oui.
00:06Elle hésite à péter parce que son amant est à côté et que ce n'est pas très sexy.
00:09Et elle finit par lui dire.
00:10Elle lui dit, à un moment donné, « j'avais envie de péter ».
00:13Et lui, il lui dit « ah, mais ce n'est pas grave ».
00:14C'est très drôle.
00:15Moi, je n'avais jamais lu ça.
00:17Cette scène-là, précisément, pourquoi vous l'écrivez ?
00:19J'écris cette scène parce que justement, la façon dont vous la décrivez,
00:22je trouve qu'il y a là-dedans un romantisme fou et peut-être un peu contre-intuitif.
00:26On m'a dit « est-ce qu'il y a vraiment besoin de raconter ça ? »
00:30Mais je crois qu'il y a vraiment besoin de raconter ça.
00:32Parce que ce sont le genre de petites exigences physiques qui nous contrecardent
00:36dans notre espèce de recherche de l'être toujours belle, toujours disponible, toujours désirable.
00:41Et je crois que le moment où l'homme vient casser ça en disant
00:44« je t'aime, même comme tu es, avec ton ventre plein d'air »,
00:48c'est d'un romantisme échevelé.
00:50Et je crois qu'on a besoin de ça parce que la représentation qu'on fait des femmes
00:54dans la sexualité et dans l'amour est étouffante.
00:57Et je crois qu'on a besoin de respirer.
01:00Je m'appelle Emma Becker, je suis écrivain et je viens vous présenter mon sixième roman,
01:04« Le mal je lis », publié chez Albert Michel,
01:07où je dissèque le processus de la passion amoureuse qui m'est tombée dessus il y a quelque temps.
01:12C'est l'histoire d'une femme qui écrit le fait qu'elle ait une passion adultère avec un homme.
01:16Toutes les scènes de sexe que vous racontez en détail avec votre amant, votre mari,
01:22comment il peut lire ça ? C'est très dur, je pense, à lire.
01:25Mon mari a l'intelligence de ne pas lire mes livres.
01:30Mon mari est, je pense, dans un sens, un parfait mari d'écrivain,
01:35en ceci qu'il sait qu'il ne doit pas mettre son nez dans ce que je fais, dans mon travail.
01:42Il le respecte complètement.
01:44Il y a une chose dont il est parfaitement au courant,
01:48c'est que lui et moi sommes inséparables.
01:50C'est, dans un sens, l'homme de ma vie que j'aimerais jusqu'à la fin de mes jours,
01:55avec qui je partage deux enfants merveilleux.
01:58Et il n'y a pas de haine dans ce livre.
02:01Et ce qui est le plus insupportable dans cette situation, et je crois que je le dis à un moment,
02:06c'est de voir cette personne que vous aimez et qui ne vous veut aucun mal
02:10devenir un ennemi par sa simple présence, par sa simple existence.
02:14Le fait d'aimer un autre homme transforme cet homme aimé en obstacle et en empêchement.
02:20Et le dire, l'écrire, effectivement, ce n'est pas facile pour moi,
02:24ce n'est pas facile à verbaliser, ce n'est pas facile à écrire.
02:27Mais je crois que c'est quand même une preuve d'amour,
02:30dans le sens où j'ai choisi de dire tout ça,
02:33même ce qui est indicible, même ce qui est indigne.
02:37Parce que je me dis, si je dis tout, alors peut-être que je suis pardonnable.
02:44Je fais ce choix-là d'écrire un livre où je dis que j'aime un autre homme que mon mari,
02:54parce que j'ai suffisamment d'amour pour mon mari
02:57pour savoir qu'il ne confondra pas cet amour et celui que j'ai pour lui.
03:00Vous avez deux enfants, vous le racontez dans le livre, vous dites que vous les aimez évidemment.
03:05Mais néanmoins, est-ce que vous vous posez la question de eux,
03:10ce qu'ils pourront ressentir s'ils lisent votre livre ?
03:13Vous savez, c'est très drôle, parce que quand je sortais mes premiers livres,
03:17on me demandait toujours ce que mes parents en pensaient.
03:19Et maintenant que j'ai des enfants, on me demande ce que mes enfants en penseront plus tard.
03:25En fait, finalement, j'ai un peu la sensation
03:27qu'être une femme qui écrit sur l'amour et sur la sexualité et qui écrit sur sa propre vie,
03:32c'est constamment passer de bras en bras.
03:34Donc d'abord, j'appartenais à mes parents.
03:36Et maintenant, j'appartiens à mes enfants qui sont encore trop petits pour me lire,
03:39mais qui me liront dans quelques années.
03:41Et à cette question-là, je vous ferai une réponse toute simple.
03:44J'aimerais éduquer mes deux petits garçons de telle manière à ce qu'ils aient envie de savoir
03:49qui est leur mère au-delà de cette figure monolithique,
03:55au-delà de cette divinité qu'est la maman.
03:58Je n'ai pas peur que mes enfants sachent que dans une vie et dans la vie de leur mère,
04:04il y a plusieurs histoires d'amour, que leur mère a été traversée par plein de choses.
04:08Si c'est la question de la sexualité qui anime cette question,
04:12je n'ai pas peur non plus que mes enfants sachent que j'ai eu une sexualité.
04:16Isidore shoot dans une pomme de pin.
04:18Hésite en déballant sa sucette.
04:20Ingénieur, acteur, chanteur, champion de karaté, rappeur.
04:25En tout cas, je ne serai jamais écrivain, lâche-t-il.
04:28Et bien sûr, je prends ça pour une attaque personnelle.
04:31Et pourquoi pas ?
04:33Je veux dire, tu feras bien ce que tu veux, mais pourquoi pas écrivain ?
04:36Parce que quand tu es écrivain, tu n'es jamais chez toi,
04:38tu n'as jamais le temps de t'occuper de tes enfants.
04:42J'ai failli ne pas écrire cette scène, ni à quel point quand j'y pense, je me sens sale.
04:47Cette scène a vraiment eu lieu.
04:48Ce que je dis dans ce passage, c'est que ce n'est pas tellement l'amant
04:52qui m'éloigne de mes enfants, c'est mon métier dans le fond.
04:55Manifestement, vous avez une foi énorme dans la littérature
04:58pour la vivre avec autant d'honnêteté quelque part.
05:01Et en même temps, il y a un grand doute.
05:02La preuve quand vous dites j'ai failli ne pas écrire cette scène,
05:04c'est qu'il y a un doute quand même en vous.
05:07J'ai failli ne pas l'écrire, mais je l'ai écrite quand même.
05:11Je crois que la vie d'une mère,
05:13elle est émaillée de pensées qui nous font honte parfois,
05:17notamment les moments où on peut se dire
05:20mais là, tout de suite, je n'ai pas envie d'avoir des enfants,
05:23là tout de suite, je regrette d'avoir fait des enfants.
05:25C'est une chose atroce à dire pour une mère, c'est une chose atroce à penser.
05:29Mais si on peut l'écrire, alors on s'en débarrasse.
05:33Et on s'aperçoit que ce n'est pas dramatique d'avoir ces pensées-là.
05:36L'important, c'est qu'elles passent.
05:37Et quand on les écrit, elles passent.
05:39L'amant en question, qui s'appelle Antonin dans le livre,
05:41est lui aussi écrivain.
05:42Oui.
05:43Dans quelle mesure, à votre avis, ça joue sur la relation,
05:45le fait qu'Antonin, votre amant, soit un écrivain ?
05:49Pour moi, ça joue un rôle absolument énorme
05:52parce que ce métier, c'est plus qu'un métier.
05:55Je ne dis pas que c'est un sacerdoce,
05:56mais je dis que c'est une disposition d'esprit.
05:59Et que c'est une disposition d'esprit qui est compliquée à...
06:03souvent à expliquer, à communiquer.
06:06Surtout quand on fait comme moi de l'autofiction,
06:08c'est-à-dire quand on se sert de sa propre vie pour en faire des livres.
06:11C'est très compliqué d'expliquer comment on travaille, comment on réfléchit.
06:17Donc le fait de rencontrer soudain un écrivain
06:20qui, certes, ne fait pas du tout les mêmes choses que moi,
06:22mais qui utilise aussi les mots,
06:25c'est plus que rencontrer un collègue,
06:27c'est rencontrer quelqu'un qui me comprend
06:30sans que j'ai besoin réellement de me lancer dans des explications à rallonge.
06:34Il a eu un portrait dans Libération, donc on connaît son nom maintenant.
06:36Comment il le vit ?
06:38Bah écoutez, avec la même allégresse
06:42qu'à l'époque où je lui disais que j'écrivais un livre sur lui.
06:44C'est-à-dire que, et c'est aussi ce que j'aime chez lui,
06:46c'est qu'il y a quelque chose de très enfantin chez lui.
06:51C'est-à-dire, il est tout à fait capable de trouver merveilleux
06:55le fait d'être devenu un personnage de livre,
06:57d'un livre qu'il trouve beau en plus.
06:59Et ça suffit à sa joie.
07:01Et je crois qu'il n'y a d'ailleurs pas d'autre joie à chercher que celle-ci.
07:05Non pas que ça se fasse sans difficulté
07:07pour tout un certain nombre de personnes qui le connaissent.
07:09Ça peut lui poser des soucis quand même dans sa vie.
07:12En quels ?
07:13Le regard des proches.
07:15D'étant que vous révélez des choses,
07:17peut-être qu'il n'a pas forcément envie que ce soit public.
07:19Je pense que s'il n'avait pas eu envie que ce soit public,
07:21il aurait mis tout de suite un holà au processus d'écriture.
07:25Et encore une fois, les hostilités de certains de ses proches,
07:29je pense, sont le témoin d'une pudeur placée au mauvais endroit.
07:34Cette idée de le voir décrit pendant qu'on est en train de faire l'amour,
07:39passe pour ces gens-là pour de la maléveillance de ma part.
07:43Je pense que quand on regarde le livre
07:45et quand on se détache un petit peu de ces scènes très graphiques,
07:48on voit une chose, c'est que c'est une déclaration d'amour.
07:51Et que je décris cet homme sous toutes les coutures
07:53parce que quand on aime un homme,
07:55on aime tous les plis de cet homme,
07:57on aime toutes les odeurs de cet homme.
07:59Ce qu'il faudrait que ces gens voient,
08:01au-delà de ces scènes qui les mettent mal à l'aise,
08:03c'est à quel point cet homme est aimé.
08:07C'est justement parce que j'écris un roman d'amour
08:10que je suis tenue par une exigence de vérité
08:12pour contrebalancer la nigauderie des propos
08:15que je tiens à la sortie des bras d'Antonin.
08:18Obligé d'écrire ce que je ne pourrais jamais lui dire en face.
08:21Et qu'il sait sans doute, mais noir sur blanc,
08:24c'est toujours plus vrai, toujours plus strident.
08:27À l'écrit, on fait le choix d'être cruel.
08:30À l'oral, on se reprend, on surexplique,
08:32on transforme la vérité.
08:34Est-ce que vous vous êtes, dans ce livre,
08:36auto-censurée sur quelque chose ?
08:39Non, je me suis auto-censurée sur rien.
08:44La seule chose que je me suis forcée à faire,
08:48c'est d'avoir un semblant de délicatesse, tout de même,
08:51pour les gens dans ma vie et ceux dans la vie d'Antonin.
08:56Et ça, ça passe, je pense, par une certaine...
09:00Comment dire ?
09:03Par un traitement du personnage qu'il représente,
09:05c'est-à-dire mon mari comme la conjointe d'Antonin,
09:08à ce moment-là.
09:10J'ai essayé d'en faire des personnages
09:11auxquels je n'ai pas donné de nom,
09:13pas de caractéristiques physiques.
09:16J'ai essayé d'en faire des archétypes
09:18du mari et de la femme de l'autre.
09:20Parce que je crois que si ce processus d'autofiction
09:24contient en lui-même beaucoup de cruauté,
09:27beaucoup de cruauté en ceci qu'on dévore,
09:31quand même, malgré nous, les gens dans notre vie,
09:33il y a quand même possibilité d'être délicat,
09:37d'être précautionneux.
09:39Et ça fait partie des filtres que je me suis imposé
09:45de ne pas pointer de doigt sur qui que ce soit.
09:50Sous-titrage Société Radio-Canada

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