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Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Vendredi 2 mai 2025 : l'écrivain et explorateur Sylvain Tesson. Le 2 avril, il a publié "Les piliers de la mer", aux éditions Albin Michel.

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Transcription
00:00Bonjour Sylvain Tesson. Bonjour Elodie.
00:02Vous êtes avant tout un voyageur passionné par la nature, la mer, ces endroits indomptables qui sont des marqueurs forts de ce que la vie nous a offert finalement de plus puissant.
00:10Cet amoureux des grands espaces naturels que vous êtes est aussi un admirateur d'une littérature qui dépeint le beau, parfois l'indescriptible,
00:17au point d'ailleurs de prendre vous-même aussi la plume pour nous conter le monde, vos aventures humaines et récits de voyage,
00:22avec, en guise de carte et de route, un petit traité sur l'immensité du monde, une incursion dans les forêts de Sibérie,
00:28avec comme compagnon, parfois, une panthère des neiges et des fées.
00:32Il faut aussi dire que votre père, journaliste et patron de presse, a été un élément clé dans cette attirance pour les mots
00:38et ce besoin de traduire le réel en restant juste, avant de vous lancer dans de longues études et de devenir géographe et écrivain
00:45pour parfaire votre culture, votre savoir et être encore une fois au plus près de ce qui s'apparente à la vérité.
00:51Aujourd'hui, vous poussez encore le curseur de l'intime un peu plus loin dans votre dernier ouvrage,
00:56« Les piliers de la mer » aux éditions Albain Michel, un livre qui nous présente ces immenses piliers de pierres, de roches
01:02qui sortent de l'eau, de la mer, qui sont détachés de la côte, donc de tout,
01:06systématiquement basés en face des falaises côtières, tout aussi immenses et majestueuses.
01:11Ces piliers sont une belle métaphore et un beau symbole de ce qu'est la vie, de l'importance des attaches que nous créons avec les nôtres.
01:18Vous dédicacez ce livre à votre père, Philippe Tesson, disparu en 2023, qui avait horreur du vide.
01:24Il était un pilier de ce petit garçon que vous étiez et de l'homme que vous êtes devenu ?
01:29En tout cas, mon père m'a transmis un goût extrême de la liberté qu'il plaçait au-dessus de toutes les vertus
01:39et qu'il déclinait et exprimait sous différentes formes et versions
01:45auxquelles il associait la fantaisie, une certaine légèreté, un goût du paradoxe, un goût de la spontanéité et du naturel.
01:57C'est pour ça qu'il nous a toujours conseillé, il a toujours conseillé à ses enfants d'aller vers leurs penchants, les immédiats,
02:07mais à chaque fois en prenant soin d'associer à ces penchants un goût profond pour la culture, la beauté, le théâtre et la littérature.
02:22Il y a une énorme dualité dans ces piliers de la mer, c'est d'ailleurs le fil rouge de tout cet ouvrage.
02:28À la fois, nous avons envie de les admirer, ils nous fascinent et en même temps, ils nous font peur, ils nous hantent.
02:33La liberté et l'invulnérabilité qu'ils dégagent font de nous bien peu de choses, finalement, Sylvain Tesson.
02:40Mais ils font peur parce que les piliers de la mer, pour exprimer en deux mots géographiques ce dont il s'agit,
02:49ce sont des aiguilles rocheuses qui se tiennent à quelques encablures des falaises littorales, des côtes elles-mêmes rocheuses,
02:58parce que la côte recule sous les effets de l'érosion et de la houle et pour des raisons qui sont liées au courant et au substrat géologique,
03:07il y a des chandelles qui restent en place, comme l'aiguille des trottins, par exemple, qu'on connaît bien, ou à Belle-Île aussi.
03:14Au sud de Belle-Île, il y a les aiguilles de porc-coton qui ont été peintes par Monet.
03:19Alors, évidemment que ça nous fascine parce que c'est des formes de reliefs très belles, lugubres, dures, splendides,
03:27qui semblent comme ça échapper du plateau continental, comme une sorte d'arrière-garde un peu désespérée.
03:35Et puis, en même temps, vous avez raison de le dire, ils sont très effrayants parce qu'ils n'appartiennent ni à la terre ni à la mer,
03:42ils n'appartiennent pas au ciel mais pas encore à l'océan, ils sont en voie d'effondrement, ils ont refusé,
03:48dans une certaine manière, ils ont fait sécession, ils ont décidé de ne plus appartenir à notre ensemble terrestre.
03:57Alors, la mer vient se fracasser contre leurs pieds, ils sont très difficiles d'accès parce qu'il faut jouer la technique amphibie,
04:06mi-poisson, mi-crabe, mi-oiseau pour pouvoir grimper dessus.
04:10Tout ça est très dangereux et c'est pour ça que vous avez raison de dire qu'on est tout le temps écartelé
04:16entre la fascination esthétique et la panique alpinistique.
04:20– Le point de départ, c'est les aiguilles d'étretat, en fait c'est l'aiguille creuse de Maurice Blanc,
04:26vous avez vu cette pochette, là on parle du livre de poche des années 70, l'originelle,
04:32mais vous avez eu ce besoin finalement d'aller vous confronter à cette aiguille d'étretat,
04:39d'aller la rencontrer, d'aller regarder ce qui s'y passait,
04:42avec quand même les gendarmes de la mer qui n'étaient pas très loin de vous.
04:45– Oui, c'est-à-dire que comme tout voyageur normalement constitué,
04:52j'adore le personnage de Maurice Blanc qui avait inventé Arsène Lupin,
04:57cet espèce de gentleman cambrioleur qui est un mélange d'insolence, d'acrobatie,
05:01de drôlerie, de fantaisie, enfin de toutes ces qualités qui me plaisent beaucoup,
05:06et que Maurice Blanc appelait le primso.
05:09Il voyait dans le primso une espèce de qualité parfaite,
05:12un attribut qu'il fallait absolument exprimer.
05:14Alors qu'est-ce que ça veut dire le primso ?
05:16C'est un mélange de gaieté, de spontanéité, de provocation.
05:19Alors c'est pour ça que j'avais grimpé cette aiguille.
05:21Mais ce n'est pas que pour ça, c'est parce que alpinistiquement,
05:24ça présente quand même un intérêt, c'est très difficile d'accès,
05:29le rocher est plus ou moins friable, il faut faire très attention qu'on grimpe dessus.
05:33Et mon camarade Daniel Dulac, guide de haute montagne,
05:36champion du monde d'escalade des années 2004-2005,
05:38m'avait proposé d'y monter.
05:42Et alors, quand on est arrivé au sommet,
05:45on a été tellement frappé par la beauté du lieu,
05:48et le sentiment d'extrême liberté,
05:50et de très grande poésie,
05:52qu'on éprouve quand on est au sommet.
05:55Et bien qu'on s'est dit ce jour-là,
05:57pourquoi est-ce qu'on n'essaierait pas de faire un passage en revue
06:00de tous ces piliers de la mer qui existent autour du monde,
06:03devant les côtes ?
06:03– Elle est assez folle cette histoire,
06:06parce que quand vous avez effectivement gravi,
06:10vous avez aussi ressenti quelque chose de très fort,
06:13qui fait partie de votre personnalité,
06:15c'est la rébellion.
06:16Vous avez toujours été rebelle, à votre manière.
06:20– J'ai l'impression que ces piliers de la mer incarnent ça,
06:23ce que vous dites, c'est-à-dire que c'est un symbole,
06:25que l'œil voit, la simple contemplation esthétique de ces piliers
06:29nous ramène à l'idée symbolique du moins de la sécession
06:33plus que de la rébellion, c'est-à-dire de la séparation.
06:36Le pilier se tient droit dans l'eau, battu par la houle,
06:39devant la côte, et il ne veut pas bouger.
06:42Il reste là et il ne veut pas non plus,
06:43il ne veut plus appartenir au plateau continental.
06:46– Et il ne ploie pas d'ailleurs.
06:48– Il ne ploie pas, il s'écroule.
06:49– Il y a de l'érosion certes, mais il ne ploie pas.
06:51– Non, mais il est premier à s'écrouler un jour,
06:53c'est là sa noblesse.
06:54Mais si vous voulez, il dit, il y avait une très belle phrase
06:56de Walt Whitman, le poète américain du début du XXe siècle,
06:59qui résume exactement la théorie philosophique du stack.
07:03Whitman disait,
07:04« Je n'ai rien à voir avec ce système,
07:07pas même assez pour m'y opposer. »
07:09Ça, c'est la sécession.
07:11C'est-à-dire, je veux, c'est la posture esthétique.
07:13Le stack reste dans les eaux,
07:15il vit dans la liberté, couronné d'oiseaux,
07:17à un mille marins de la côte,
07:20et puis il ne veut plus, absolument plus appartenir
07:24à la force de masse de l'île de laquelle il s'est séparé.
07:29C'est ça que, moi, j'ai bien aimé.
07:31Alors, évidemment, c'est des analogies philosophiques de comptoir.
07:34N'empêche que je les ai éprouvées physiquement, intensément.
07:39– Vous les avez effectivement cartographiées.
07:42Vous avez défleuré la moitié de ces piliers de la mer,
07:47Sylvain Tesson.
07:48Et en même temps, vous les avez rebaptisées.
07:52Elles sont déjà baptisées, rebaptisées.
07:54Il y a toujours soit une divinité, soit une personnalité
07:56qui représente ces stacks.
07:58Et ce qui est assez intéressant, c'est que chacune d'entre elles
08:01a justement s'est écartée du monde,
08:05a fait ce choix-là.
08:07C'est ça qui est aussi assez perturbant,
08:10assez fort dans toute cette symbolique.
08:12– C'est pour ça qu'on avait beaucoup de plaisir
08:14à leur donner un nom de baptême.
08:15D'abord, c'est une sorte d'acte d'affection et d'amitié,
08:18de baptiser une colonne d'enrochers.
08:20Et par exemple, en Afrique du Sud, on en a grimpé un
08:23qui était assez branlant, un stack de grès
08:26au large des côtes du Transval.
08:29On l'a appelé Cédar Senghor.
08:31On aimait bien donner un nom de poète
08:32ou d'artiste qui, parfois, s'est réfugié
08:38dans sa propre douleur ou sa propre pensée.
08:41Je pense par exemple à un stack des Açores
08:43que nous avons baptisé le Fernando Peshoa,
08:47du nom du poète de l'intranquillité
08:48qui nous a donné ces tellement beaux textes
08:51sur la tristesse intérieure et la mélancolie.
08:54Mais il y a des peuples qui ont vu ça,
08:57ce que nous sommes en train de dire,
08:59notamment les peuples des marquises,
09:02beaucoup de peuples polynésiens.
09:04Dans la culture maori, ce genre de motou,
09:07ce qu'on appelle les motou, les piliers de la mer,
09:09disent quelque chose aux maoris.
09:10C'est la trace du combat que se menaient les dieux
09:14sur les îles qui, en se fracassant,
09:16laissaient tomber des débris de leur corps
09:18déchiquetés dans les grands combats en plein océan.
09:23Et ils donnent des noms, eux aussi,
09:25à ces grands fuseaux de rochers
09:27qui montent dans le ciel et qui sont très effrayants.
09:30Quand vous arrivez comme un pauvre petit baigneur
09:33au pied de ces espèces de structures
09:35de 100 mètres de haut au milieu des vagues,
09:38je peux vous dire que vous n'êtes pas très fiers.
09:40C'est étonnant parce que vous semblez
09:44n'avoir peur de rien, Sylvain Tesson.
09:47Vous avez pourtant eu un très grave accident
09:49il y a très longtemps.
09:52Vous êtes tombé d'un toit à Chamonix.
09:54Ça vous a privé d'un certain nombre de choses.
09:56Ça vous a vécu une rééducation absolument contraignante
10:00et difficile.
10:01Et en même temps, là, vous vous attaquez encore
10:03à une dangerosité,
10:06à quelque chose qu'on ne maîtrise pas, finalement,
10:08qui ne nous appartient pas.
10:10Quel est votre moteur ?
10:12D'abord, je me permets de vous corriger,
10:15moi, j'ai eu très souvent peur,
10:19notamment dans le passage entre l'eau
10:21et le rocher et le pilier,
10:24ce que j'appelle le passage amphibie,
10:26le changement de milieu,
10:27qui est la chose la plus effrayante
10:28qu'on puisse imaginer.
10:29Dans les Shetland, quand un jour,
10:31avec Daniel Dulac, le guide d'Haute-Montagne,
10:34on s'afferminait en kayak gonflable
10:36vers un stack dans les eaux des Shetland,
10:38et qu'on a croisé trois orques à la chasse.
10:42On avait beau savoir que les orques
10:43ne s'attaquent pas aux petits baigneurs
10:44dans leurs canaux de plage,
10:46on est quand même très saisis.
10:49J'ai eu peur, j'étais plein d'angoisse.
10:52Mais ma grande peur,
10:53je vais vous dire la vérité,
10:55après cet accident dont j'ai pu,
10:57grâce à la rééducation,
10:59me relever,
11:00ma grande peur serait de ne plus jamais
11:02me donner les moyens d'avoir peur.
11:03Je trouve que l'angoisse est un extraordinaire moteur,
11:07à la fois pour l'action,
11:08et puis parce qu'elle décuple le goût de la vie.
11:11Et ça me chagrinerait
11:13de ne plus jamais me mettre
11:14dans ces états d'angoisse.
11:16Ça serait ça, ma vraie peur.
11:18La fin de la peur.
11:19Il y a une forme de nostalgie
11:21dans cet ouvrage
11:23et de besoin, justement,
11:25effectivement, d'aller l'affronter
11:26à une conquête.
11:28Vous parlez de cette cartographie
11:30qui a été créée,
11:31effectivement,
11:32avec les outils numériques d'aujourd'hui.
11:34Tout est cartographié
11:35sur l'ensemble du globe.
11:37Vous dites que c'est très difficile,
11:38aujourd'hui,
11:38de découvrir des territoires.
11:40Tout est déjà connu.
11:42Et en même temps,
11:44on comprend que vous avez créé
11:46votre cartographie du cœur.
11:47Vous l'écrivez, d'ailleurs.
11:48J'ai écrit...
11:49L'important, c'est de créer
11:50sa cartographie du cœur.
11:51Elle est comment,
11:52cette cartographie du cœur ?
11:53La vôtre ?
11:54Mais tout le monde
11:55peut se la constituer.
11:56Moi, j'ai appelé
11:57la cartographie de mon cœur
11:58le stachisme.
12:00C'est-à-dire qu'à partir du moment
12:01où vous décidez
12:02que vous serez heureux
12:03dans un endroit très précis
12:05dont vous avez établi
12:06les caractéristiques,
12:07ça peut être
12:08un cabinet d'artiste,
12:09une bibliothèque,
12:10une clairière,
12:12l'alcôve
12:12où vous attend
12:14une personne aimée.
12:16C'est ça, la cartographie.
12:17Il faut connaître
12:18les lieux
12:19qui sont susceptibles
12:20de recevoir
12:20votre émotion,
12:22votre profondeur,
12:25vos pensées,
12:26votre esprit,
12:27votre récollection,
12:28comme on disait autrefois,
12:30ce qui est un terme
12:30très beau,
12:31qui est le rassemblement
12:32de toutes ces énergies
12:34physiques et intérieures
12:35au sein de soi-même.
12:37Tout le monde
12:37peut se forger
12:38ses cartographies.
12:39Et moi,
12:39il se trouve que
12:40j'en ai fait
12:41un lieu précis
12:42qui est la colonne
12:43de la haute mer.
12:43Et quand vous parliez
12:45du mot mélancolique,
12:46le stack,
12:47le pilier
12:48est mélancolique
12:48par lui-même,
12:50par nature,
12:52par constitution,
12:53puisqu'il se sépare.
12:55Et au sommet,
12:56il conserve
12:57l'écosystème
12:58de la côte
12:59dont il s'est séparé.
13:00Donc vous arrivez
13:00dans un conservatoire
13:01en Terre-Neuve.
13:03On est arrivé
13:04sur une petite forêt
13:05avec six pains
13:07qui étaient exactement
13:09de la même essence
13:10que ceux de la côte,
13:11150 mètres plus loin.
13:12et ils étaient là.
13:14Comment faisaient-ils
13:15pour se reproduire
13:16depuis des millénaires ?
13:19Et même un jour,
13:19en Irlande,
13:20on est arrivé
13:20au sommet d'un pilier
13:22qui était à 180 mètres
13:24de la côte
13:25et il y avait
13:26des colonies
13:26de cloportes
13:27qui visaient
13:28sur ce petit plateau
13:29grand comme la table
13:30de ce studio.
13:31Comment avait-il fait
13:33pour rejoindre
13:34ce pilier
13:35et pour survivre ?
13:36Ça, c'est un mystère
13:36pour moi.
13:37Vous dites que c'est
13:37un endroit précieux
13:38et rare
13:39où se croise l'éternité
13:40des patries de l'enfance
13:41et le refus
13:42des encerclements
13:43modernes.
13:45Finalement,
13:46n'êtes-vous pas
13:46éternellement
13:47un enfant
13:48qui garde ses yeux
13:50d'enfant
13:50avec ce besoin
13:52finalement
13:53de découverte
13:55et de naïveté
13:56en quelque sorte ?
13:58Pourtant,
13:58vous gardez les pieds
13:59sur terre.
13:59Je crois que ça constitue
14:01assez banalement
14:02l'être humain
14:04la part d'enfance.
14:05Sauf qu'elle est
14:06plus ou moins ensevelie,
14:07plus ou moins engloutie,
14:08plus ou moins cimentée
14:10sous tout ce que
14:12la vie ensuite
14:13apporte
14:13dans son charroi
14:15d'obligations,
14:16de nécessités,
14:17d'urgences,
14:18de conventions.
14:20Alors,
14:20je crois qu'il y a
14:21deux catégories d'êtres.
14:22Il y a ceux
14:22qui ont oublié
14:25l'enfant qu'ils étaient
14:26et ceux qui sont
14:27relativement fidèles
14:28à leur serment d'enfance.
14:29Or, moi,
14:30mon serment d'enfance,
14:31c'est exactement
14:32ce que j'ai vécu
14:32sur les piliers de la mer,
14:34c'est-à-dire
14:34fantaisie,
14:35liberté,
14:36danger.
14:37C'est un peu
14:37une manière
14:38de jouer aux cow-boys
14:39et aux indiens,
14:40sauf qu'il n'y a pas
14:40de cow-boys,
14:41il n'y a pas d'indiens,
14:42il y a des espèces
14:42de tours lugubres
14:43de la haute mer
14:44sur lesquelles
14:45il s'agit de grimper.
14:46Mais c'est la même chose.
14:47Il y a toujours
14:48cette écriture poétique,
14:50Sylvain Tesson,
14:51qui fait partie de vous,
14:52cet amour de la littérature.
14:54Vous vous êtes sentie,
14:55je cite,
14:55en contact avec le temps,
14:57l'espace
14:57et votre propre cœur.
14:59Ça veut dire quoi, ça ?
15:01Ça veut dire
15:02que l'écriture,
15:04notamment romanesque,
15:08consiste précisément
15:09à vous arracher
15:10de vous-même.
15:11L'écrivain qui invente
15:12des royaumes
15:13sur la lune
15:14ou des univers
15:16très lointains,
15:17il crée quelque chose
15:19qui est extérieur
15:19à lui-même.
15:20Et moi,
15:21ce que j'aime
15:21dans le récit
15:22de voyage
15:22et d'aventure,
15:23c'est qu'il y a
15:24cette coexistence
15:25parfaite
15:25où les goûts
15:29du cœur intérieur,
15:31la pensée
15:32et l'action physique
15:33très âpre
15:34et très difficile
15:35se rejoignent.
15:37Vous avez l'envie
15:38de grimper
15:39sur une tour,
15:40votre esprit
15:41met tout en œuvre
15:42pour essayer
15:43de comprendre
15:43comment vous allez arriver
15:44et établir la stratégie
15:45et après,
15:46de manière très animale
15:47et primitive,
15:48vous allez mettre
15:50toutes vos forces
15:50dans l'ascension.
15:51Voilà la rencontre
15:52des trois ordres
15:54de l'esprit
15:55du cœur
15:55et du corps.
15:56Moi,
15:56je le vis davantage
15:57dans le récit
15:58de voyage
15:59que dans le roman
16:00d'imagination.
16:01On parle de liberté,
16:02il s'agit de la liberté.
16:04Ces textes
16:04représentent la liberté.
16:08Le refus
16:09effectivement
16:09de soumission,
16:10le refus
16:10d'appartenance
16:11n'appartiennent
16:13qu'à eux-mêmes,
16:14ces piliers de la mer.
16:15Oui,
16:15ils n'appartiennent
16:16qu'à eux-mêmes.
16:17Ils n'ont pas
16:18non plus
16:18l'intention
16:19de changer le monde,
16:23c'est-à-dire
16:23de revenir
16:23sur la Terre.
16:24Le stack
16:25ne revient pas.
16:26Le pilier,
16:26quand ils se séparent,
16:28c'est pour mourir.
16:29C'est donc
16:29une posture
16:30esthétique
16:32plutôt qu'une position
16:33politique.
16:33C'est pour ça
16:34que si on les compare
16:35aux êtres humains
16:35et dans tous les noms
16:37qu'on leur donnait,
16:39on prenait bien soin
16:40de faire cette distinction,
16:42ils n'appartiennent pas
16:43à la catégorie
16:45des résistants.
16:46Parce que le résistant,
16:48il veut combattre.
16:49Vous comprenez,
16:50le général de Gaulle
16:51ou Zelensky,
16:53quand ils rentrent
16:55en lutte
16:56et en résistance
16:57contre une puissance
16:58d'assaut,
17:00ils ont un projet
17:01qui est la reconquête
17:02de ce qui a été perdu.
17:04Tandis que le stack,
17:05il ne reconquérera
17:05jamais rien.
17:07Il reste en arrière
17:07et il va s'écrouler.
17:09C'est donc davantage
17:10un dandy,
17:11un artiste,
17:12un ermite,
17:13je ne sais pas,
17:13ça peut être un moine,
17:15un punk,
17:16enfin quelqu'un
17:16qui fait sécession,
17:19mais sans espoir
17:20de retour.
17:20– L'êtes-vous libre ?
17:22– En tout cas,
17:24je cherche,
17:25je place la liberté
17:27de mouvement,
17:30d'esprit,
17:31de pensée,
17:32je place la vie
17:33en biais,
17:35je place la géographie
17:36des contournements,
17:38des parallèles,
17:39des issues de secours,
17:40des voies d'échappée,
17:41des contre-escarpes,
17:43des escaliers de sortie,
17:44au sommet de tout.
17:46Je ne sais pas
17:46si je suis bien conforme
17:48à mon vœu
17:48et à mon souhait
17:49d'être libre,
17:50mais j'y travaille.
17:51C'est ça,
17:51ça m'intéresse.
17:52– Ce qui est intéressant aussi,
17:54c'est la notion
17:54avec le pouvoir.
17:56Les pilliers de la mer
17:57nous dégagent
17:57d'un revers de main
17:58cette notion de pouvoir.
17:59C'est-à-dire que si on cherche
18:00le pouvoir,
18:01on ne peut pas
18:01s'émerveiller devant
18:03ces pilliers de la mer.
18:04Et vous écrivez
18:05qu'ils ne voulaient pas
18:07le pouvoir,
18:08mais simplement
18:08gagner leur empire à eux.
18:10Et c'est ce qui vous anime.
18:12– Oui, je trouve que
18:13l'idée de l'empire
18:14sur soi-même,
18:16c'est déjà
18:17une magnifique autorité.
18:19– Parce que là,
18:19c'est un voyage initiatique.
18:20– Mais complètement.
18:21Mais moi,
18:21je suis toujours épaté
18:22par l'énergie
18:24que les êtres humains
18:25mettent à conquérir
18:27des pouvoirs
18:28sur tout ce qui n'est pas eux-mêmes,
18:29mais tout en se laissant
18:30en friche.
18:32C'est incroyable
18:32de voir qu'on est dirigé
18:33par des types
18:34qui sont en jachère totale
18:35d'eux-mêmes,
18:36avec une espèce d'anarchie,
18:38de brouillonne,
18:40absolument pas conduite
18:41intérieurement,
18:42ni sur le plan physique,
18:44ni sur le plan moral,
18:45mais qui prétendent,
18:47depuis leur terrain vague,
18:48personnel,
18:50faire de votre société
18:51un château de Versailles
18:52parfaitement aligné.
18:53Alors ça,
18:53ça m'a toujours surpris.
18:55Et c'est ça que j'aime,
18:55moi,
18:56dans l'idée de l'alpinisme,
18:57notamment,
18:58du voyage
18:58dans des terrains
19:00un peu difficiles,
19:01c'est qu'on ne demande
19:02rien d'autre
19:03qu'avoir une grande liberté
19:04de mouvement
19:05et un empire
19:05sur soi-même.
19:06Ne pas nuire,
19:08ne pas subir,
19:09mais réussir
19:09à atteindre
19:10l'endroit
19:11où on avait rêvé
19:12d'aller.
19:12Ça suffit,
19:13c'est un programme
19:13qui est modeste,
19:15c'est pas grand-chose,
19:16mais c'est déjà pas mal.
19:18Pour terminer,
19:19vous dites
19:19l'intelligence
19:19s'artificialise,
19:21l'esprit recule,
19:22la côte aussi,
19:23le béton gagne,
19:24les vagues continuent,
19:25peu importe,
19:26il y a les miettes,
19:26ce sont elles
19:27qu'il faut aimer,
19:28sur la côte,
19:29regardez les piliers,
19:30ils vibrent.
19:31À qui appartiennent-ils ?
19:32À eux-mêmes ?
19:33Tout va bien ?
19:34Oui,
19:34je finis ce passage
19:36en revue des stacks,
19:37ces deux années
19:38d'aventure incroyables
19:39dans les vagues
19:40et le danger,
19:41en disant
19:41tant qu'il y a
19:42des débris libres,
19:44couronnés de mouettes,
19:46tout va bien.
19:46Pourquoi ?
19:47Parce que c'est
19:48complètement inutile,
19:50ces rochers ne servent à rien.
19:52Regardez,
19:53Trump ne veut pas annexer
19:54les stacks,
19:55ils s'en fichent,
19:55puisque ça ne sert à rien.
19:57Ça n'est pas réductible
19:58à la comptabilité statistique
19:59du profit.
20:00Mais il n'empêche
20:01que leur simple présence
20:02dans leur beauté,
20:04leur splendeur solitaire
20:05est utile.
20:07Parce que ça nous console,
20:08ça nous vivifie,
20:09ça nous forcifie.
20:10Le fait de savoir
20:10qu'ils sont là
20:11nous rend un peu plus heureux
20:14et c'est déjà quand même
20:15un beau programme.
20:16Merci beaucoup,
20:17Sylvain Tasson,
20:17d'être passé dans le monde
20:18des lieux de 10 sur France Info.
20:19Les Piliers de la mer
20:20est sorti aux éditions
20:22Albin Michel.
20:22Merci beaucoup.
20:23Merci, Elodie.

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